Origine : http://perso.orange.fr/yjohri/Negritude_Fanon_texte.html
Texte et Fiche de lecture Methodique
Le noir et le langage
Le problème que nous envisageons dans ce chapitre est le
suivant: le noir antillais sera d'autant plus blanc, c'est-à-dire
se rapprochera d'autant plus du véritable homme, qu'il aura
fait sienne la langue française.
Nous n'ignorons pas que c'est là l'une des attitudes de
l'homme en face de l'Etre. Un homme qui possède le langage
possède par contre le monde exprimé et impliqué
par ce langage. On voit où nous voulons en venir: il y a
dans la possession du langage une extraordinaire puissance. Paul
Valéry le savait qui faisait du langage "le dieu dans
sa chair égaré".
Dans l'ouvrage en préparation, nous nous proposons d'étudier
ce phénomène.
Pour l'instant, nous voudrions montrer pourquoi le noir antillais
quel qu'il soit, a toujours à se situer en face du langage.
Davantage, nous élargissons le secteur de notre description,
et par-delà l'antillais, nous visons tout homme colonisé.
Tout peuple colonisé -c'est-à-dire tout peuple au
sein duquel a pris naissance un complexe d'infériorité,
du fait de la mise au tombeau de l'originalité culturelle
locale- se situe vis-à-vis du langage de la nation civilisatrice,
c'est-à-dire de la culture métropolitaine. Le colonisé
se sera d'autant plus échappé de sa brousse qu'il
aura fait siennes les valeurs culturelles de la métropole.
Il sera d'autant plus blanc qu'il aura rejeté sa noirceur,
sa brousse. Dans l'armée coloniale, et plus spécialement
dans les régiments de tirailleurs sénégalais,
les officiers indigènes sont avant tout les interprètes.
Ils servent à transmettre à leurs congénères
les ordres du maître, et ils jouissent eux aussi d'une certaine
honorabilité.
La bourgeoisie aux Antilles n'emploie pas le créole, sauf
dans ses rapports avec les domestiques. A l'école, le jeune
martiniquais apprend à mépriser le patois. On parle
de créolismes. Certaines familles interdisent l'usage du
créole et les mamans traitent leurs enfants de "tibandes"
quand ils l'emploient.
"Ma mère voulant un fils memorandum
Si votre leçon d'histoire n'est pas sue
vous n'irez pas à la messe dimanche
avec vos effets du dimanche
Cet enfant sera la honte de notre nom
cet enfant sera notre nom de dieu
taisez-vous, vous ai-je dit qu'il vous fallait parler français
le français de France
le français du français
le français français"
Oui, il faut que je surveille mon élocution, car c'est un
peu à travers elle qu'on me jugera...On dira de moi, avec
beaucoup de mépris: il ne sait même pas parler français...
Dans un groupe de jeunes antillais, celui qui s'exprime bien, qui
possède la maîtrise de la langue, est excessivement
craint; il faut faire attention à lui, c'est un quasi-blanc.
En France, on dit parler comme un livre. En Martinique: parler comme
un blanc.
Le noir entrant en France va réagir contre le mythe du martiniquais
qui mange-les-R. Il va s'en saisir, et véritablement entrera
en conflit ouvert avec lui. Il s'appliquera non seulement à
rouler les R, mais à les ourler. Epiant les moindres réactions
des autres, s'écoutant parler, se méfiant de la langue,
organe malheureusement paresseux, il s'enfermera dans sa chambre
et lira des heures, s'acharnant à se faire une diction.
Dernièrement, un camarade nous racontait une histoire. Un
martiniquais arrivant au Havre entre dans un café. Avec une
parfaite assurance, il lance: "Garrrçon, un vè
de biè". Nous assistons là à une véritable
intoxication. Soucieux de ne pas répondre à l'image
du nègre-mangeant-les-R, il en avait fait une bonne provision,
mais n'a pas su répartir son effort.
Frantz Fanon: Peau noire, masques blancs 1952
FICHE DE LECTURE METHODIQUE PROPOSEE PAR UN ELEVE
Le noir et la langage in Peau noire masques blancs, Frantz
fanon
1/ Contexte historique et littéraire
Décédé à New-York, à l'âge
de 36 ans, Frantz Fanon d'origine martiniquaise reste l'emblème
des philosophes en lutte contre le colonialisme. Son nom est associé
à la révolution algérienne. Il a fondé
à Tunis en 1957 l'anticolonialisme avec des données
sociologiques et psychologiques. C'est pourquoi il invite ses frères
de couleur à se méfier des mythes et images de la
Négritude défendue par Césaire, Damas et Senghor.
Ce qui importe c'est le combat pour l'indépendance politique.
Il a laissé à la postérité 3 livres-clefs.
Dans le premier, c'est surtout en médecin et sociologue qu'il
parle: Peau noire masques blancs paru en 1952: dans les 2 autres,
c'est plutôt le militant, l'idéologue qui s'exprime
dans Les damnés de la terre (1961- année de son décès)
et Pour la révolution Africaine (œuvre posthume de 1969).
Dans Peau noire masques blancs, il se propose d'étudier
les complexes ressentis par les noirs antillais ayant subi une soumission
plus ou moins consciente à la culture blanche, européenne,
française. Ce livre lui a aussitôt assuré une
notoriété en France et aux Antilles. Il y dénonce,
avec talent et humour, les tentatives inespérées de
ses frères noirs pour se blanchir, se "lactifier",
se conformer aux modes et coutumes de l'univers des blancs imposé
comme un monde supérieur.
Dans cet extrait, c'est au combat pour sauvegarder, par le langage,
l'identité noire que se livre F.Fanon. Il reconnaît
le pouvoir des verbes et des valeurs qu'il véhicule = vaste
entreprise d'asservissement subtil du néo-colonialisme dénoncé
avec vigueur par le philosophe apôtre de l'indépendance
africaine et du peuple noir.
Nature et composition
C'est une réflexion philosophique qui pose clairement le
problème du langage dans un peuple colonisé, réflexion
linguistique et psychologique qui n'exclut pas l'humour, ni la référence
littéraire au poème de la négritude: Hoquet
de Damas. L'anecdote finale ressemble d'ailleurs à une de
ces histoires drôles à tonalité xénophobe
visant tour à tour les noirs, les belges, les suisses...
Néanmoins le problème posé est grave pour
apprécier et comprendre l'image du nègre dans la littérature
et dans la vie quotidienne (à Paris ou aux Antilles).
L'antillais nourrit-il un complexe à l'égard de la
langue française? Epouse-t-il la culture européenne
en adoptant son langage? Le problème de la langue est un
symptôme du problème plus général de
l'aliénation, de l'assimilation d'un peuple dominé.
La réflexion commence par une définition de la puissance
absolue du verbe à partir de la formule de Paul Valéry,
elle se poursuit par une analyse sociologique de l'attitude de l'homme
colonisé face à la langue du colon, ici le français.
Fanon en profite pour esquisser une satire de la bourgeoisie antillaise
face à l'usage du créole. Elle s'achève par
une anecdote drôle et révélatrice du complexe
éprouvé par l'antillais débarquant en France
et soucieux de dissimuler son accent ( = signe extérieur
de sa peau noire!) par un masque d'une articulation "à
la parisienne".
Méthode de lecture (nous retiendrons le mouvement de ce
texte en nous intéressant aux formes de lactification dénoncées
par Fanon).
* L'homme colonisé face à la langue du colon
C'est une longue phrase affirmative au présent qui commence
la réflexion de Fanon: "tout peuple colonisé....".
Il part d'un constat, d'une situation indéniable: le rapport
dominant (Europe, civilisation blanche) et dominé (la race
noire déportée d'Afrique vers les colonies d'Amérique)
installe forcément un complexe d'infériorité
dont le symptôme, pour employer le vocabulaire médical
cher à la formation scientifique de Fanon, est son aliénation
linguistique: respect abusif pour le langage du colon et par conséquent:
"mise au tombeau" = expression forte ( = mise en sommeil)
de la spécificité culturelle de tout un peuple et
de ses traditions.
Les images sont très fortes comme s'il s'agissait d'une
extermination: les forces coloniales veulent effacer à tout
jamais les racines culturelles africaines de l'homme noir et lui
créer par la force une autre personnalité avec un
autre langage (cf le nègre de Surinam parle spontanément
le hollandais!). L'expression "échappé de la
brousse" est évidemment ironique. Elle s'inspire de
l'image conventionnelle du nègre vivant en pleine nature
dans une condition de vie proche de celle de l'animal (Tirolien
et Senghor avaient aussi dénoncé cette caricature
de l'homme africain telle que la présentent la littérature
et le cinéma européen des années 30 à
60.)
Fanon se révèle fin linguiste puisqu'il montre qu'adopter
une langue, c'est penser dans cette langue et donc accepter ses
valeurs. Il fait référence à l'emploi d'interprète
joué par les officiers de l'armée sénégalaise
sachant parler le français. La maîtrise de la langue
devient un mode de promotion sociale, permet une discrimination
au sein d'un peuple. Il y a les dominants blancs (maîtres),
les semi-dominants (noirs cultivés) et les dominés
(peuple noir soumis aux ordres). René Maran dans Batouala
dénoncera l'attitude supérieure des fonctionnaires
blancs ou noirs en service dans les colonies d'Afrique profitant
de leur supériorité culturelle et sociale pour mieux
asservir le peuple souvent analphabète.
* La bourgeoisie antillaise et le créole
Fanon cite le guyanais Damas pour illustrer la dévotion
que la classe bourgeoise des Antilles manifeste à l'égard
du français de France! = sorte de mot magique qui ouvre les
voies de la réussite sociale. Le mot "patois" désigne
un parler, un idiome populaire, rural, spécifique à
une région et souvent cible de raillerie (cf le patois picard
des paysans de Molière dans Dom Juan). Il est donc dépréciatif,
dévalorisant, péjoratif pour le créole qui
se veut une langue (celle des Seychelles, d'Haïti, de la Dominique...)
formée à partir des mots d'origine diverse (espagnol,
vieux-français, portugais...)Mais elle n'est pas reconnue
comme langue par la bourgeoisie antillaise qui la réprime
au profit du français = langue noble ou anoblissante qui
permet le respect, la dignité, l'admiration...tandis que
l'usage du créole déclasse ("mépris, honte,
tibandes"...).
Fanon s'intéresse de plus près à l'élocution
et notamment à l'articulation de la consonne R souvent réduite
au (w) dans les habitudes orales de l'homme noir. Il nous fait vivre
les efforts de ses frères martiniquais pour ourler les R
(= langage de la couture pour retenir le tissu par un ourlet), rude
apprentissage pour gommer ce que Mme Damas dans Hoquet aurait appelé
une tare des nègres. Là encore il use des automatismes
de langage: la composition traditionnelle: "parler comme un
livre" ( = bien parler!) devient parler comme un blanc ( =
sorte "d'étalon" linguistique et culturel par rapport
auquel on se situe) et la langue paresseuse (rappel du cliché
culturel véhiculé par la culture européenne:
paresseux comme un nègre; mais aussi travailler comme un
nègre) = idées reçues que Fanon veut démystifier
en les nommant, en les analysant de manière critique dans
Peau noire masques blancs .
Les dernières lignes reprennent une blague assez connue
sur l'arrivée en Métropole d'un noir qui ne réussit
pas à dissimuler, dans son élocution, le caractère
spontané de son articulation. Le masque blanc s'effrite dès
le premier verre de bière ...le naturel revient au galop!
Conclusion
1/ Intérêt linguistique: F.Fanon analyse le langage
et sa portée. On ne peut se soumette à une langue
sans en accepter les valeurs et les colons le savaient bien en débaptisant
les esclaves d'Afrique et en condamnant par substitution, leur dialecte
d'origine. Priver un homme de sa langue, c'est le priver de sa culture,
de son identité...
2/ Intérêt sociologique: Analyse intéressante
du rapport dominant-dominé au sein d'une société
coloniale à partir du simple regard critique sur le langage
(caractère insidieux de la déculturation subie par
les africains des colonies).
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