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NEGRITUDE FRANTZ FANON LE NOIR ET LE LANGAGE
(extrait de Peau Noire, Masques Blancs, 1962)

Origine : http://perso.orange.fr/yjohri/Negritude_Fanon_texte.html

Texte et Fiche de lecture Methodique

Le noir et le langage

Le problème que nous envisageons dans ce chapitre est le suivant: le noir antillais sera d'autant plus blanc, c'est-à-dire se rapprochera d'autant plus du véritable homme, qu'il aura fait sienne la langue française.

Nous n'ignorons pas que c'est là l'une des attitudes de l'homme en face de l'Etre. Un homme qui possède le langage possède par contre le monde exprimé et impliqué par ce langage. On voit où nous voulons en venir: il y a dans la possession du langage une extraordinaire puissance. Paul Valéry le savait qui faisait du langage "le dieu dans sa chair égaré".

Dans l'ouvrage en préparation, nous nous proposons d'étudier ce phénomène.

Pour l'instant, nous voudrions montrer pourquoi le noir antillais quel qu'il soit, a toujours à se situer en face du langage. Davantage, nous élargissons le secteur de notre description, et par-delà l'antillais, nous visons tout homme colonisé.

Tout peuple colonisé -c'est-à-dire tout peuple au sein duquel a pris naissance un complexe d'infériorité, du fait de la mise au tombeau de l'originalité culturelle locale- se situe vis-à-vis du langage de la nation civilisatrice, c'est-à-dire de la culture métropolitaine. Le colonisé se sera d'autant plus échappé de sa brousse qu'il aura fait siennes les valeurs culturelles de la métropole. Il sera d'autant plus blanc qu'il aura rejeté sa noirceur, sa brousse. Dans l'armée coloniale, et plus spécialement dans les régiments de tirailleurs sénégalais, les officiers indigènes sont avant tout les interprètes. Ils servent à transmettre à leurs congénères les ordres du maître, et ils jouissent eux aussi d'une certaine honorabilité.

La bourgeoisie aux Antilles n'emploie pas le créole, sauf dans ses rapports avec les domestiques. A l'école, le jeune martiniquais apprend à mépriser le patois. On parle de créolismes. Certaines familles interdisent l'usage du créole et les mamans traitent leurs enfants de "tibandes" quand ils l'emploient.

"Ma mère voulant un fils memorandum
Si votre leçon d'histoire n'est pas sue
vous n'irez pas à la messe dimanche
avec vos effets du dimanche
Cet enfant sera la honte de notre nom
cet enfant sera notre nom de dieu
taisez-vous, vous ai-je dit qu'il vous fallait parler français
le français de France
le français du français
le français français"

Oui, il faut que je surveille mon élocution, car c'est un peu à travers elle qu'on me jugera...On dira de moi, avec beaucoup de mépris: il ne sait même pas parler français...

Dans un groupe de jeunes antillais, celui qui s'exprime bien, qui possède la maîtrise de la langue, est excessivement craint; il faut faire attention à lui, c'est un quasi-blanc. En France, on dit parler comme un livre. En Martinique: parler comme un blanc.

Le noir entrant en France va réagir contre le mythe du martiniquais qui mange-les-R. Il va s'en saisir, et véritablement entrera en conflit ouvert avec lui. Il s'appliquera non seulement à rouler les R, mais à les ourler. Epiant les moindres réactions des autres, s'écoutant parler, se méfiant de la langue, organe malheureusement paresseux, il s'enfermera dans sa chambre et lira des heures, s'acharnant à se faire une diction.

Dernièrement, un camarade nous racontait une histoire. Un martiniquais arrivant au Havre entre dans un café. Avec une parfaite assurance, il lance: "Garrrçon, un vè de biè". Nous assistons là à une véritable intoxication. Soucieux de ne pas répondre à l'image du nègre-mangeant-les-R, il en avait fait une bonne provision, mais n'a pas su répartir son effort.

Frantz Fanon: Peau noire, masques blancs 1952


FICHE DE LECTURE METHODIQUE PROPOSEE PAR UN ELEVE

Le noir et la langage in Peau noire masques blancs, Frantz fanon

1/ Contexte historique et littéraire

Décédé à New-York, à l'âge de 36 ans, Frantz Fanon d'origine martiniquaise reste l'emblème des philosophes en lutte contre le colonialisme. Son nom est associé à la révolution algérienne. Il a fondé à Tunis en 1957 l'anticolonialisme avec des données sociologiques et psychologiques. C'est pourquoi il invite ses frères de couleur à se méfier des mythes et images de la Négritude défendue par Césaire, Damas et Senghor. Ce qui importe c'est le combat pour l'indépendance politique. Il a laissé à la postérité 3 livres-clefs. Dans le premier, c'est surtout en médecin et sociologue qu'il parle: Peau noire masques blancs paru en 1952: dans les 2 autres, c'est plutôt le militant, l'idéologue qui s'exprime dans Les damnés de la terre (1961- année de son décès) et Pour la révolution Africaine (œuvre posthume de 1969).

Dans Peau noire masques blancs, il se propose d'étudier les complexes ressentis par les noirs antillais ayant subi une soumission plus ou moins consciente à la culture blanche, européenne, française. Ce livre lui a aussitôt assuré une notoriété en France et aux Antilles. Il y dénonce, avec talent et humour, les tentatives inespérées de ses frères noirs pour se blanchir, se "lactifier", se conformer aux modes et coutumes de l'univers des blancs imposé comme un monde supérieur.

Dans cet extrait, c'est au combat pour sauvegarder, par le langage, l'identité noire que se livre F.Fanon. Il reconnaît le pouvoir des verbes et des valeurs qu'il véhicule = vaste entreprise d'asservissement subtil du néo-colonialisme dénoncé avec vigueur par le philosophe apôtre de l'indépendance africaine et du peuple noir.

Nature et composition

C'est une réflexion philosophique qui pose clairement le problème du langage dans un peuple colonisé, réflexion linguistique et psychologique qui n'exclut pas l'humour, ni la référence littéraire au poème de la négritude: Hoquet de Damas. L'anecdote finale ressemble d'ailleurs à une de ces histoires drôles à tonalité xénophobe visant tour à tour les noirs, les belges, les suisses...

Néanmoins le problème posé est grave pour apprécier et comprendre l'image du nègre dans la littérature et dans la vie quotidienne (à Paris ou aux Antilles).

L'antillais nourrit-il un complexe à l'égard de la langue française? Epouse-t-il la culture européenne en adoptant son langage? Le problème de la langue est un symptôme du problème plus général de l'aliénation, de l'assimilation d'un peuple dominé.

La réflexion commence par une définition de la puissance absolue du verbe à partir de la formule de Paul Valéry, elle se poursuit par une analyse sociologique de l'attitude de l'homme colonisé face à la langue du colon, ici le français.

Fanon en profite pour esquisser une satire de la bourgeoisie antillaise face à l'usage du créole. Elle s'achève par une anecdote drôle et révélatrice du complexe éprouvé par l'antillais débarquant en France et soucieux de dissimuler son accent ( = signe extérieur de sa peau noire!) par un masque d'une articulation "à la parisienne".

Méthode de lecture (nous retiendrons le mouvement de ce texte en nous intéressant aux formes de lactification dénoncées par Fanon).

* L'homme colonisé face à la langue du colon

C'est une longue phrase affirmative au présent qui commence la réflexion de Fanon: "tout peuple colonisé....".

Il part d'un constat, d'une situation indéniable: le rapport dominant (Europe, civilisation blanche) et dominé (la race noire déportée d'Afrique vers les colonies d'Amérique) installe forcément un complexe d'infériorité dont le symptôme, pour employer le vocabulaire médical cher à la formation scientifique de Fanon, est son aliénation linguistique: respect abusif pour le langage du colon et par conséquent: "mise au tombeau" = expression forte ( = mise en sommeil) de la spécificité culturelle de tout un peuple et de ses traditions.

Les images sont très fortes comme s'il s'agissait d'une extermination: les forces coloniales veulent effacer à tout jamais les racines culturelles africaines de l'homme noir et lui créer par la force une autre personnalité avec un autre langage (cf le nègre de Surinam parle spontanément le hollandais!). L'expression "échappé de la brousse" est évidemment ironique. Elle s'inspire de l'image conventionnelle du nègre vivant en pleine nature dans une condition de vie proche de celle de l'animal (Tirolien et Senghor avaient aussi dénoncé cette caricature de l'homme africain telle que la présentent la littérature et le cinéma européen des années 30 à 60.)

Fanon se révèle fin linguiste puisqu'il montre qu'adopter une langue, c'est penser dans cette langue et donc accepter ses valeurs. Il fait référence à l'emploi d'interprète joué par les officiers de l'armée sénégalaise sachant parler le français. La maîtrise de la langue devient un mode de promotion sociale, permet une discrimination au sein d'un peuple. Il y a les dominants blancs (maîtres), les semi-dominants (noirs cultivés) et les dominés (peuple noir soumis aux ordres). René Maran dans Batouala dénoncera l'attitude supérieure des fonctionnaires blancs ou noirs en service dans les colonies d'Afrique profitant de leur supériorité culturelle et sociale pour mieux asservir le peuple souvent analphabète.

* La bourgeoisie antillaise et le créole

Fanon cite le guyanais Damas pour illustrer la dévotion que la classe bourgeoise des Antilles manifeste à l'égard du français de France! = sorte de mot magique qui ouvre les voies de la réussite sociale. Le mot "patois" désigne un parler, un idiome populaire, rural, spécifique à une région et souvent cible de raillerie (cf le patois picard des paysans de Molière dans Dom Juan). Il est donc dépréciatif, dévalorisant, péjoratif pour le créole qui se veut une langue (celle des Seychelles, d'Haïti, de la Dominique...) formée à partir des mots d'origine diverse (espagnol, vieux-français, portugais...)Mais elle n'est pas reconnue comme langue par la bourgeoisie antillaise qui la réprime au profit du français = langue noble ou anoblissante qui permet le respect, la dignité, l'admiration...tandis que l'usage du créole déclasse ("mépris, honte, tibandes"...).

Fanon s'intéresse de plus près à l'élocution et notamment à l'articulation de la consonne R souvent réduite au (w) dans les habitudes orales de l'homme noir. Il nous fait vivre les efforts de ses frères martiniquais pour ourler les R (= langage de la couture pour retenir le tissu par un ourlet), rude apprentissage pour gommer ce que Mme Damas dans Hoquet aurait appelé une tare des nègres. Là encore il use des automatismes de langage: la composition traditionnelle: "parler comme un livre" ( = bien parler!) devient parler comme un blanc ( = sorte "d'étalon" linguistique et culturel par rapport auquel on se situe) et la langue paresseuse (rappel du cliché culturel véhiculé par la culture européenne: paresseux comme un nègre; mais aussi travailler comme un nègre) = idées reçues que Fanon veut démystifier en les nommant, en les analysant de manière critique dans Peau noire masques blancs .

Les dernières lignes reprennent une blague assez connue sur l'arrivée en Métropole d'un noir qui ne réussit pas à dissimuler, dans son élocution, le caractère spontané de son articulation. Le masque blanc s'effrite dès le premier verre de bière ...le naturel revient au galop!

Conclusion

1/ Intérêt linguistique: F.Fanon analyse le langage et sa portée. On ne peut se soumette à une langue sans en accepter les valeurs et les colons le savaient bien en débaptisant les esclaves d'Afrique et en condamnant par substitution, leur dialecte d'origine. Priver un homme de sa langue, c'est le priver de sa culture, de son identité...

2/ Intérêt sociologique: Analyse intéressante du rapport dominant-dominé au sein d'une société coloniale à partir du simple regard critique sur le langage (caractère insidieux de la déculturation subie par les africains des colonies).