Origine : http://www.ldh-toulon.net/spip.php?article515
Le texte qui suit est une présentation sommaire de la vie
et de la pensée de Frantz Fanon [1], très largement
inspirée d’un chapitre de l’ouvrage "Petits
moments de la psychiatrie en France" de Patrick Clervoy et
Maurice Corcos, publié aux éditions EDK, en janvier
2005.
Les parties de ce livre qui ont été reprises sont
encadrées par des guillemets « ... », et suivies
du numéro de la page. Merci à Patrick Clervoy [2]
de nous avoir autorisé cette "utilisation" de son
texte.
"Chaque fois qu’un homme a fait triompher la dignité
de l’esprit,
chaque fois qu’un homme a dit non à une tentative d’asservissement
de son semblable,
je me suis senti solidaire de son acte."
Frantz Fanon - Peau noire, masques blancs
À Fort de France
Frantz Fanon est né le 20 juillet 1925. Ceux qui l’ont
connu jeune décrivent un garçon intrépide,
un meneur. Il a dix ans lorsqu’il assiste, avec sa classe,
à une cérémonie devant le monument dédié
à Victor Schœlcher, le héros célébré
pour avoir libéré les esclaves de leurs chaînes
; Fanon dira plus tard son bouleversement lorsque lui fut révélée
l’histoire de l’esclavage et la déshumanisation
dans laquelle la France avait tenu ses ancêtres.
"Je me suis trompé !"
En 1940, l’Europe est en guerre et la France sous le régime
de Vichy. Les Antilles accueillent l’Amiral Robert qui a quitté
Brest avec une partie de la flotte de guerre française. A
la fierté des Martiniquais succède vite le désenchantement
: l’Amiral Robert applique avec rigueur les directives de
Pétain (suppression des élections, interdiction des
syndicats et des mouvements politiques ...) En 1943, faisant sien
le NON gaullien, Fanon rejoint les Forces Françaises Libres.
Le fils d’esclave s’engage pour libérer les fils
de ceux qui avaient fait enchaîner ses aïeux. À
ses amis qui lui disent que cette guerre n’est pas la leur,
que les Nègres n’ont rien à y faire, Frantz
Fanon répond :
"Chaque fois que la dignité et la liberté de
l’homme sont en question, nous sommes concernés, Blancs,
Noirs ou Jaunes, et chaque fois qu’elles seront menacées
en quelque lieu que ce soit, je m’engagerai sans retour."
Il le fit, mais fut vite déçu. Sur le théâtre
de guerre métropolitain, il constate l’indifférence
des Français à l’engagement des siens. Il est
Nègre et considéré comme tel. Profondément
blessé, il s’écrie : "Je me suis trompé
!".
Peau noire, Masques blancs.
Fanon survit aux épreuves de la guerre. Démobilisé,
il retourne aux Antilles, passe son bac, et revient à Lyon
s’inscrire en Faculté de médecine. C’est
une période de lectures et de rencontres.
Le sujet de sa thèse, "Essai pour la désaliénation
du Noir", reflète ses propres interrogations : «
quel peut être pour le Nègre un destin qui ne soit
pas celui du Blanc ? Son travail se construit comme un essai anthropologique
et psychologique, développant la perspective phénoménologique
d’un "exister" du Nègre qui peut être
autonome et distinct des valeurs posées comme universelles
par les Blancs. La thèse est refusée, pour des raisons
autant de fond que de forme. Frantz Fanon change alors de sujet
et rédige une thèse insipide sur "un cas de dégénérescence
spino-cérébelleuse ou maladie de Friedrich".
»
« Il reprend ensuite le texte de sa thèse initiale,
change son titre qui devient "Peau noire, masques blancs"
et fait publier l’essai aux éditions du Seuil grâce
au soutien de Francis Jeanson. C’est un texte dense, lapidaire,
fait de courts énoncés dont chacun mériterait
un long développement. » [3]
En voici la conclusion en forme de profession de foi :
"Moi, l’homme de couleur, je ne veux qu’une chose
:
Que jamais l’instrument ne domine l’homme. Que cesse
l’asservissement de l’homme par l’homme. C’est-à-dire
de moi par un autre. Qu’il me soit permis de découvrir
et de vouloir l’homme, où qu’il se trouve. [...]
Mon ultime prière : mon corps, fais de moi toujours un homme
qui interroge !"
La souffrance du colonisé en métropole
En 1951, en même temps qu’il termine ses études
de médecine, Fanon fait publier dans la revue Esprit un court
essai intitulé "le syndrome Nord-Africain". «
Il a probablement eu à rédiger des expertises sur
des situations qui mettaient au premier plan l’expression
somatique du mal-être de l’immigré maghrébin
et les problèmes posés par sa sexualité. De
cette expérience, il livre le constat d’une relation
de soin où le médecin métropolitain reçoit
le consultant maghrébin avec un préjugé racial.
Il indique que le comportement du Nord-Africain - par son inadaptation
au monde dans lequel il vit - provoque souvent de la part du personnel
médical une attitude de défiance quant à la
réalité de sa maladie, que celui-ci est perçu
avec un a priori de "race feignante", qu’il triche
sur ses symptômes pour n’en chercher que des bénéfices
et que l’attitude préalable des soignants est avant
tout de le pousser hors de l’hôpital où il est
soupçonné de vouloir trouver refuge pour ne pas travailler.
» [4]
En Algérie
En juin 1953, Fanon est nommé médecin-chef à
l’hôpital psychiatrique de Blida. A son arrivée
l’hôpital est à l’image de la psychiatrie
coloniale avec une séparation radicale des malades mentaux
indigènes [5] et des malades mentaux métropolitains.
« La conception dominante qui prévalait alors en Algérie
était que le malade mental métropolitain était
accessible à la guérison, mais que l’indigène
était incurable, voué à la maladie, sous le
prétexte que ses structures diencéphaliques écrasaient
toute possibilité d’une activité corticale développée.
En dépit de l’hostilité qu’on imagine,
Fanon se lance dans la rénovation institutionnelle de ses
services. Sous son impulsion, le pavillon des femmes européennes
se métamorphose rapidement. » [6]
« Fanon se hâte ensuite d’apporter ces mêmes
orientations dans le pavillon des hommes indigènes. C’est
un échec. Analysant cet échec il comprend que les
indigènes ne peuvent répondre à une approche
socio-thérapique qui se fonderait sur un modèle occidental
: si la chorale ne marche pas c’est parce que les chanteurs
au Maghreb sont des professionnels itinérants qui n’appartiennent
pas au groupe, si l’atelier de vannerie est déserté
c’est parce que c’est une activité réservée
aux femmes, si l’organisation d’une crèche à
Noël n’attire personne, c’est parce que c’est
une fête chrétienne et non musulmane. Il organise le
pavillon autour du modèle culturel indigène et installe
dans le service un café maure, les décorations font
référence au patrimoine et à la culture locale
et non plus aux paysages et aux monuments de France. » [7]
« Parallèlement, Fanon donne une impulsion à
la psychiatrie en milieu ouvert et met en place une unité
qui prend en charge en un même lieu les patients d’origine
métropolitaine et les patients maghrébins. Il organise
la formation des personnels infirmiers ainsi que des rencontres
universitaires. » [8] C’est à cette époque
qu’il noue des contacts avec le FLN.
L’engagement dans le F.L.N.
A Blida, Fanon a donc amorcé un vaste mouvement qui vise
à repenser la psychopathologie en fonction des repères
culturels des Algériens. Mais la vie de l’hôpital
est profondément perturbée par le développement
de la guerre de libération. Fanon reçoit un nombre
important de patients dont la pathologie est directement liée
aux hostilités.
"la colonisation, dans son essence, se [présente]
déjà comme une grande pourvoyeuse des hôpitaux
psychiatriques [...] Il y a donc dans [la] période de calme
de colonisation réussie une régulière et importante
pathologie mentale produite directement par l’oppression.
Aujourd’hui la guerre de libération nationale que mène
le peuple algérien depuis sept ans, [...] est devenue un
terrain favorable à l’éclosion des troubles
mentaux".
Dans ce passage de l’ouvrage Les damnés de la terre,
Frantz Fanon ajoute : "Nous [signalons] que toute une génération
d’Algériens, baignés dans l’homicide gratuit
et collectif avec les conséquences psychoaffectives que cela
entraîne, sera l’héritage de la France en Algérie".
« Fanon va progressivement s’engager totalement avec
le FLN. Bien qu’il conserve une importante activité
clinique, les événements le poussent à un nouvel
engagement pour défendre, comme en 1943, "la liberté
et la dignité de l’homme" ». [9]
La rupture
Précipité par la menace d’une répression,
son hôpital étant considéré comme un
lieu de refuge des combattants du FLN, Fanon présente sa
démission. Le courrier qu’il adresse en 1956 au Ministre
Résident est un bilan :
"[...] Si la psychiatrie est la technique médicale
qui se propose de permettre à l’homme de ne plus être
étranger à son environnement, je me dois d’affirmer
que l’Arabe, aliéné permanent dans son pays,
vit dans un état de dépersonnalisation absolue."
"Le statut de l’Algérie ? Une déshumanisation
systématisée. [...]"
"Les évènements d’Algérie sont
la conséquence logique d’une tentative avortée
de décérébraliser un peuple."
"Il n’était point exigé d’être
psychologue pour deviner sous la bonhomie apparente de l’Algérien,
derrière son humilité dépouillée, une
exigence fondamentale de dignité. Et rien ne sert à
l’occasion de manifestations non simplifiables, de faire appel
à un quelconque civisme."
"La fonction d’une structure sociale est de mettre
en place des institutions traversées par le souci de l’homme.
Une société qui accule ses membres à des solutions
de désespoir est une société non viable, une
société à remplacer."
L’engagement révolutionnaire
Fanon quitte Blida pour rejoindre Paris. Peu après, un arrêté
d’expulsion est émis à son encontre. Il part
pour Tunis où il ménera une double activité,
psychiatrique et politique. Il fonde un centre neuro-psychiatrique
de jour à l’hôpital de La Manouba où il
poursuit son travail de rénovation des pratiques de soin.
Parallèlement il est intégré dans le service
de presse du FLN et rédige régulièrement des
articles pour le journal El Moudjahid. Il voit au-delà du
conflit algérien et envisage la question de la décolonisation
pour l’ensemble de l’Afrique. À partir de 1959,
nommé ambassadeur itinérant du Gouvernement provisoire
de la République algérienne, il multiplie les voyages
et les conférences.
En décembre 1960, des examens de santé révèlent
une leucémie. Il a encore beaucoup à dire mais il
sait que le temps lui est désormais compté. Il dicte
dans la hâte le livre qu’il avait en projet et qui s’intitulera
Les damnés de la terre. Il y inclut un long chapitre sur
les troubles mentaux liés aux guerres coloniales qui associent
des observations de troubles mentaux chez les victimes de torture
de la part des forces coloniales, comme des observations de troubles
mentaux chez les personnels des forces de police qui commettent
ces actes de barbarie.
Son état de santé s’aggrave ; il part se faire
soigner aux Etats-Unis. Lors d’une courte escale à
Rome, il rencontre Jean-Paul Sartre qui rédige une préface
pour son livre. Il reçoit les premiers exemplaires trois
jours avant sa mort. Peu avant il avait écrit dans une longue
lettre à un ami : « ... Nous ne sommes rien sur terre
si nous ne sommes d’abord les esclaves d’une cause,
de la cause des peuples, la cause de la justice et de la liberté.
»
Il est enterré en terre algérienne. Aujourd’hui,
l’hôpital de Blida porte son nom.
Racisme et culture [10]
"Le racisme (...) n’est qu’un élément
d’un plus vaste ensemble : celui de l’oppression systématisée
d’un peuple. Comment se comporte un peuple qui opprime ? Ici
des constantes sont retrouvées.
On assiste à la destruction des valeurs culturelles, des
modalités d’existence. Le langage, l’habillement,
les techniques sont dévalorisées. Comment rendre compte
de cette constante ? Les psychologues qui ont tendance à
tout expliquer par des mouvements de l’âme, prétendent
retrouver ce comportement au niveau de contacts entre particuliers
: critique d’un chapeau original, d’une façon
de parler, de marcher ...
De pareilles tentatives ignorent volontairement le caractère
incomparable de la situation coloniale. En réalité
les nations qui entreprennent une guerre coloniale ne se préoccupent
pas de confronter les cultures. La guerre est une gigantesque affaire
commerciale et toute perspective doit être ramenée
à cette donnée. L’asservissement, au sens le
plus rigoureux, de la population autochtone est la première
nécessité.
Pour cela il faut briser ses systèmes de référence.
L’expropriation, le dépouillement, la razzia, le meurtre
objectif se doublent d’une mise à sac des schèmes
culturels ou du moins conditionnent cette mise à sac. Le
panorama social est déstructuré, les valeurs bafouées,
écrasées, vidées.
Les lignes de forces, écroulées, n’ordonnent
plus. En face un nouvel ensemble, imposé, non pas proposé
mais affirmé, pesant de tout son poids de canons et de sabres.
La mise en place du régime colonial n’entraîne
pas pour autant la mort de la culture autochtone. Il ressort au
contraire de l’observation historique que le but recherché
est davantage une agonie continuée qu’une disparition
totale de la culture pré-existante. Cette culture, autrefois
vivante et ouverte sur l’avenir, se ferme, figée dans
le statut colonial, prise dans le carcan de l’oppression.
A la fois présente et momifiée, elle atteste contre
ses membres. Elle les définit en effet sans appel. La momification
culturelle entraîne une momification de la pensée individuelle.
L’apathie si universellement signalée des peuples coloniaux
n’est que la conséquence logique de cette opération.
Le reproche de l’inertie constamment adressé à
"l’indigène" est le comble de la mauvaise
foi. Comme s’il était possible à un homme d’évoluer
autrement que dans le cadre d’une culture qui le reconnaît
et qu’il décide d’assumer."
P.-S.
Les principaux ouvrages écrits par Frantz Fanon sont :
• Peau noire, masques blancs, éd. Seuil, 1952.
• Les damnés de la terre, 1961, rééd.
La Découverte 2002.
• Pour la révolution africaine, éd. Maspéro,
1964 rééd. 1979.
• L’an V de la révolution algérienne,
réédité en 1966 sous le titre "Sociologie
d’une révolution".
Notes
[1] Une biographie Frantz Fanon, portrait par Alice Cherki a été
publiée (éd. Seuil, 2000.
[2] Patrick Clervoy est psychiatre, Chef du service de Psychiatrie
de l’Hôpital d’Instruction des Armées Sainte-Anne
de Toulon.
[3] Page 139.
[4] Page 140.
[5] Le mot "indigène" est utilisé dans
cet article, avec le sens qu’il avait à l’époque
coloniale, pour désigner les Algériens, par opposition
aux "Européens".
[6] Page 141.
[7] Page 141.
[8] Page 142.
[9] Page 142.
[10] Extrait de "Pour la Révolution Africaine"
article de la rubrique histoire et colonies > colonies date de
publication : samedi 5 mars 2005
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