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Y a-t-il une clinique de l'exil? (2)
Qu'est-ce qui se transmet aux enfants de l'exil?
(Journée d'étude du 2 février 2001)

Origine :http://ecoledevilleevrard.free.fr/Affiches/EVE02022001.htm


Argument de la journée Les interventions

Qu'est-ce qui se transmet aux enfants de l'exil? - Argument

Nous étions partis, lors de la journée d'étude du 22 juin dernier, d'un exposé d'O. Douville rappelant les conditions théoriques d'une réflexion psychiatrique et psychanalytique sur les étrangers et les exilés d'Afrique et notamment du Maghreb, si nombreux en Seine Saint-Denis. Faut-il vraiment, comment on le suggère parfois, modifier radicalement l'approche "traditionnelle" des pathologies mentales de cette population? Or, si nous avons plutôt conclu que non, nos travaux ont pour finir mis l'accent sur les enfants, et sur les difficultés exemplaires qu'ils nous posent. Dans la situation d'exil où ils sont plongés par force, sans pouvoir s'abriter comme parfois leurs parents derrière une rationalité économique ou un choix, qu'est-il transmis à ces enfants de l'exil, et transmis au sens fort: autrement dit, comme un point de départ pour une existence qui leur soit propre, et autorise le déploiement d'une subjectivité? On ne peut pas poser la question de la transmission, d'autre part, sans s'interroger sur ce qui ne se transmet pas (ce qui se perd, dans cet exil, de la tradition des pères). Est-ce d'ailleurs un mal que quelque chose ne se transmette pas? Pour qu'un nouveau sujet prenne son essor, pose ses choix de vie, en particulier sexuels, ne faut-il pas au contraire qu'un interdit, un "pas", se transmette? L'échec à transmettre n'est-il pas à cet égard un succès méconnu, malgré la douleur qui s'y attache, tandis que certaines transmission apparemment bien réussie, car sans reste, seraient finalement bien plus pathogènes qu'on ne l'aurait imaginé?

Les pathologies multiples des enfants de l'exil, enfant "missionné", enfant "paquet", enfant "adopté", enfant "transplanté", etc., dont les noms évocateurs dans les propos de nos patients ne peuvent que nous frapper, soulèvent ainsi une série de questions, posées aux intervenants de cette journée d'étude:

* Qu'est-ce qui se transmet avec une valeur subjectivante dans le destin d'un enfant? Faut-il que ce soit nécessairement ce que les adultes idéalisent au titre de leur culture ou de leur tradition? Certes. Mais on ne peut négliger le fait que les traumatismes aussi se transmettent, consciemment ou pas, ou dans un registre plus abstraits, des symboles universels et transculturels qui ont aussi leur importance.
* Qui transmet ensuite aux enfants de l'exil? Les parents, à cet égard, ne sont pas les seuls agents, loin de là: ils font même, bon gré malgré, un sacrifice en abandonnant au pays d'accueil des tâches essentielles, par exemple à l'école, aux nouveaux camarades, peut-être aussi à une langue qui n'est pas la langue maternelle. Quelle en est l'incidence sur les familles?
* Qui sont les enfants de l'exil? On pense bien sûr aux descendants directs , et l'on néglige la troisième génération. Or cette troisième génération présente des difficultés spécifiques, qu'il faut explorer. L'ambivalence de cette jeunesse face aux idéaux assimilationnistes, comme aux revendications identitaires, est-elle son ambivalence, ou une ambivalence transmise, mais sur un mode refoulé, et qui fait retour à long terme?
* Comment pouvons-nous à ce point oublier notre propre histoire? Au moment où l'idéal d'assimilation est mis en avant, on devrait aussi s'interroger sur une formidable méconnaissance: comment arrivons-nous ainsi à oublier que le tiers des Français à un grand-parent d'origine étrangère? Et comment faire comme si pour nombre de "Français de souche", d'origine provinciale, le français n'est une langue parfaitement maîtrisée que depuis deux générations, voire moins? Nous sommes ainsi tous ou presque des assimilés: qu'en conclure pour la pratique? Quel fantasme de l'exotisme nous agite, face à des étrangers qui ne le sont guère plus que nos ancêtres proches?
* Quelle est la langue maternelle à la deuxième puis à la troisième génération? La question de la langue maternelle a déjà fait l'objet des réflexions de notre première journée. Il faut les poursuivre. Car il ne suffit pas de transmettre la langue, il faut transmettre la parole, ou la possibilité de parler dans la langue transmise. Une combinatoire dérangeante s'esquisse ici: il se pourrait bien qu'on parle parfois mieux dans la langue apprise que dans la langue transmise.

En général, nous voudrions attirer l'attention sur l'excuse que représente l'idéalisation des origines à transmettre. N'y a-t-il pas souvent derrière une semblable idéalisation la tentative d'esquiver l'altérité, et de maintenir les dépendances presque incestueuse à l'égard des valeurs imaginaires et des objets parentaux. N'y a-t-il pas enfin confusion entre "transmission de", et "retour imposé à"? Pourquoi ne faudrait-il donc pas changer, et pourquoi économiser l'altération, autrement dit le destin réel des sujets dans une histoire? Sur quoi, dès lors, repose la capacité d'y faire dignement face?

Les intervenants prévus, leurs arguments et leurs textes en ligne

Fethi Benslama, Lila Boutaleb, Pierre-Henri Castel, Alice Cherki, Olivier Douville, Séverine Mathelin, Bernard Vandermersch

Présentation de la journée par Alain Bellet

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Alice Cherki, psychiatre, psychanalyste.

Empêchements d'exil (retranscription complète de l'exposé)

Résumé

Les descendants ont pour tâche de porter sur la scène de la représentation le traumatisme des parents qui n'ont pu vivre l'exil territorial autrement que sur le mode du déni et du clivage. C'est une tâche insensée. Si la langue d'accueil et les symptômes symboliques régulant le social se fondent sur l'exclusion ou la dévalorisation des traces ou tout au moins de repères qui font tenir le père, si ces pères sont assignés à l'ordre du besoin et non du désir, ces enfants auront de grandes difficultés à trouver les lieux fictionnels et métaphoriseurs leur permettant un mouvement de réappropriation subjecive. Celui-ci en effet ne peut se faire qu'en instaurant une relation ternarisée entre eux leurs ascendants et le monde ou, pour le dire autrement, de trouver un espace de médiation entre soi, les générations silenciées et les agencements symboliques régulateurs. Ils n'y arrivent pas toujours. Ils peuvent alors se sentir jetés sur terre comme s'ils en étaient, chacun, le premier habitant. Mais chez celui qui se prend pour le premier homme, les ancêtres redoublent de férocité et prient dans la croyance absolue au dieu obscur, ce figé-errant s'abolit comme sujet pour ne pas s'anéantir. Il peut finir, comme nous le voyons dans notre clinique quotidienne, par se soumettre à la croyance en une origine originelle, sans écart et sans perte."