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Origine http://www.elwatan.com/spip.php?page=article&id_article=1549
Le 20 juillet dernier, il aurait eu 79 ans, il est mort à 36
ans. Tragique fin prématurée de la remarquable destinée
de ce fils adoptif de l’Algérie combattante. L’inlassable
avocat des damnés de la terre : Frantz Fanon.
Le fringant jeune homme qui se présente ce matin du 29 novembre
1953 devant M. Boumati, directeur de l’hôpital psychiatrique
de Blida-Joinville, vient de loin. Nulle pythonisse, aucun oracle
n’aurait prédit à Casimir Fanon, fonctionnaire
des Douanes, plutôt aisé, de Fort-de-France que l’un
de ses six rejetons, plus précisément le troisième
des garçons, celui qui se prénomme Frantz allait un
jour embrasser la cause algérienne et devenir une figure
hors du commun qui marquerait d’une empreinte profonde l’histoire
de la décolonisation et la pensée politique du XXe
siècle. La vie de Fanon a commencé à se construire
dans sa Martinique natale, comme celle de tous les gamins de l’époque
qui, comme lui, avaient l’heur de jouir d’un certain
confort social, donc à l’abri du besoin dans la sécurité
d’un foyer familial douillet et chaleureux, entouré
de l’affection des siens, mais loin d’être indifférent
au sort peu enviable de ses voisins. Les biographes, qui ont épluché
l’enfance et l’adolescence de Frantz Fanon et qui mentionnent
que sa mère, Eléonore, était une métisse
fille d’une Alsacienne et d’un Antillais, le décrivent
comme un enfant volontiers chapardeur et raisonnablement jouette.
Néanmoins, ils ne signalent pas dans sa prime jeunesse des
faits ou des événements susceptibles d’affirmer
qu’il avait subi des agressions, pas même les quolibets
ou des manifestations de « racisme ordinaire ». Si les
ouvriers des exploitations ployaient encore sous le joug des héritiers
des créoles, les békés, ces monarques, de ce
qu’il désignera comme « la royauté du
sucre », il est utile de rappeler que sous l’action
conjuguée des luttes populaires et le combat politique de
Victor Schoelcher, parlementaire français (1) du XIXe siècle,
l’esclavage avait été aboli mais demeuraient
le système, les usages et la terrible misère endémique.
Les Antilles françaises étaient historiquement, un
défi tragique à la raison, comme l’était,
d’ailleurs tout le reste de l’empire.
A cet effet il écrira dans El Moudjahid (2) un article intitulé
« Aux Antilles, naissance d’une nation ? », qu’il
a consacré à la création de la Fédération
des Indes occidentales (ex-Antilles britanniques) dans lequel il
relève : « Face à la puissance extraordinaire
des planteurs blancs, l’abolition de l’esclavage au
XIXe siècle se révéla-t-elle inefficace à
provoquer l’amélioration réelle de la situation
des travailleurs noirs. Ceux-ci durent rester ouvriers agricoles
sur les plantations et, encore aujourd’hui, leurs misérables
cases voisinent la luxueuse maison du planteur. » Sa rencontre,
encore adolescent, avec Marcel Manville (3), Antillais comme lui,
autre figure amie, familière de la révolution algérienne,
semble avoir marqué le jeune Frantz, au point d’être
soulignée par tous ceux qui ont eu à s’intéresser
à son itinéraire. Il devait avoir une quinzaine d’années,
c’est-à-dire au début de la Seconde Guerre mondiale.
Cette amitié aura pour pivot le poète et professeur
de philosophie, Aimé Césaire (4) un des cofondateurs
du mouvement de la négritude (5).
Evoquant cette période, Manville parlera de « deuxième
naissance ». Mais il y avait la guerre et son corollaire :
l’aggravation de la misère, l’exacerbation de
la ségrégation et de l’intolérance. Fragiles
et vulnérables, les populations indigènes seront les
premières à pâtir de la situation créée
par le conflit. La faim, les disettes, le rationnement, l’équivalent
chez nous en Algérie des années du ticket ou du bon
d’alimentation. En 1943, il quittera la maison familiale avant
de s’engager en 1944 avec son ami Manville comme volontaire
alors que la révolte grondait en Martinique contre les pétainistes.
C’est de cette époque que date sa première rencontre
avec cette terre qui allait devenir la sienne un peu moins de dix
années après, l’Algérie. Il est, en effet,
affecté dans une école d’officiers à
Béjaïa où il aura un avant-goût de la situation
dans laquelle pataugent les indigènes. Il gagnera ensuite
Oran avant d’embarquer avec les forces françaises libres
d’Afrique du Nord vers ce qui était la métropole
où il fait toute la campagne depuis Toulon jusqu’en
Alsace, pays de sa grand-mère maternelle. Il sera blessé.
Cette période d’action sera également celle
de la désillusion du jeune idéaliste qui avait quitté,
un an auparavant, le confort de son adolescence et les certitudes
de la grandeur de son combat. Dans son remarquable portrait de Frantz
Fanon, Alice Cherki (6) reprend les termes d’une lettre adressée
à sa famille dans laquelle il observe : « Un an que
j’ai laissé Fort-de-France. Pourquoi ? Pour défendre
un idéal obsolète (...). Je doute de tout, même
de moi. Si je ne retournais pas, si vous appreniez un jour ma mort
face à l’ennemi, consolez-vous, mais ne dites jamais
: il est mort pour la belle cause (...) ; car cette fausse idéologie
bouclier des laïciens et des politiciens imbéciles,
ne doit plus nous illuminer. Je me suis trompé ! Rien ici
ne justifie cette subite décision de me faire le défenseur
des intérêts du fermier quand lui-même s’en
fout. » Les jours qui allaient suivre la victoire des Alliés
sur le nazisme allaient conforter le jeune Fanon, récipiendaire
de décorations, de même que son ami Manville, dans
ses nouvelles convictions et ancrer pour toujours ce sentiment amer
que quelles que soient sa vaillance, son intrépidité,
sa hardiesse, il sera toujours le second du Blanc.
On évalue aisément la mesure de sa déception
quand on songe qu’il répondait, juste avant qu’il
ne s’engageât, à ses professeurs, sceptiques
qui soutenaient que cette guerre est une guerre de Blancs : «
Chaque fois que la dignité et la liberté de l’homme
sont en question, nous sommes concernés, Blancs, Noirs ou
Jaunes, et chaque fois qu’elles seront menacées en
quelque lieu que ce soit, je m’engagerai sans retour. »
Mais cette douloureuse meurtrissure mentale n’altérera
jamais ses sentiments antinazis ou antifascistes. Il a vingt ans,
lorsque s’achève la guerre et qu’il rejoint,
après une traversée pénible, sa ville natale
dans un rafiot aménagé en négrier, pour «
les héros » qui reviennent de la guerre. Il aura tout
le loisir de ruminer, mais de contenir courageusement, avec longanimité,
sa colère contre tous ces gestes discriminatoires, ces regards
méprisants sinon condescendants et pis encore, l’indifférence
à sa personne humaine, au combat qu’il vient de livrer
contre le racisme et l’injustice. Le sourire des jeunes filles
qui ornaient les artères de la ville portuaire de Toulon
qu’il venait de quitter n’était pour eux les
Antillais ou les autres, Africains du Nord et du Sud-Sahara. Il
reprendra le cœur lourd, sans rien laisser transparaître,
sinon dans ses écrits quelques années plus tard, le
chemin des études. Ses biographes notent que c’est
à cette époque qu’il se pique d’écriture
au contact de son professeur Aimé Césaire qui influencera
ses premiers textes, particulièrement Peau noire et masques
blancs. Il fera également, durant cette période, ses
premiers pas en politique puisqu’il milite pour la candidature
de Césaire au Parlement. En 1946, le bac en poche, il se
rendra en France, plus précisément à Lyon où
il s’inscrit en fac de médecine et en fac de lettres
pour un diplôme de philosophie, c’est là qu’il
rencontrera celle qui allait devenir son épouse : Josie,
également étudiante en lettres. Sa vie d’étudiant
sera marquée, rapportent ses biographes, par une formidable
boulimie intellectuelle. Insatiable, éclectique, il ingurgite
tout ce qu’il rencontre et s’essaie à tous les
genres littéraires y compris le théâtre et le
journalisme où il excellera dans El Moudjahid quelques années
plus tard. Ses études de médecine l’amènent
à s’intéresser à la psychiatrie.
Il obtient un diplôme de médecine légale et
de pathologie tropicale avant de se spécialiser en psychiatrie
tout en passant une licence de psychologie. Après avoir été
interne à Saint Alban en Lozère (France), dans le
service du docteur Tosquelles, émigré espagnol, républicain,
antifranquiste, pionnier d’une nouvelle psychothérapie
qui va considérablement influer sur Frantz Fanon, il présente
le concours du médicat des hôpitaux psychiatriques.
Josie son épouse indique qu’il souhaitait être
« nommé en priorité chez lui en Martinique ou
à défaut au Sénégal. Il écrira
dans ce sens à Léopold Sédar Senghor. Mais
il a également postulé pour l’Algérie.
» Une de ses premières études, qui sera publiée
par la revue Esprit en 1952, sera consacrée au « Syndrome
nord-africain ». Alice Cherki, psychiatre et psychanalyste,
explique que « cet article n’est pas une description
clinique d’une maladie qui serait spécifiquement nord-africaine,
comme le voudrait l’esprit de l’époque. Mais
une extraordinaire interrogation sur le rejet et la chosification
d’un autre baptisé "bicot", "bougnoule",
"raton", "melon". Il met en évidence
l’attitude raciste et rejetante du corps médical français
devant un patient nord-africain qui se présente avec sa douleur
»... 1952, c’est également l’année
de Peau noire et masques blancs, son premier livre. « Nous
n’étions pas encore mariés, témoigne
Josie Fanon. « Nous étions étudiants... il dictait.
C’est-à-dire qu’il me dictait. Il marchait de
long en large, comme un orateur qui improvise ce qui explique le
rythme de son style, le souffle qui traverse de part en part tout
ce qu’il a écrit. » C’était quelques
mois avant son affectation et son arrivée à l’hôpital
psychiatrique de Blida-Joinville.
Boukhalfa Amazit
Notes :
1- Homme politique français (1804-1893). Député
de la Guadeloupe et de la Martinique. Il contribua à faire
adopter le décret sur l’abolition de l’esclavage
dans les colonies en 1848.
2 - Voir El Moudjahid n° 16 du 15 janvier 1958.
3 - Avocat, militant de la première heure de la cause algérienne.
Ami d’enfance de Frantz Fanon. En décembre 1998, alors
qu’il plaidait pour les victimes du 17 octobre 1961, il s’est
écroulé en plein tribunal dans l’indifférence
de la presse nationale.
4 - Poète, philosophe, dramaturge et homme politique antillais
(La Martinique 1913). Ce révolté, descendant d’esclaves
est un des plus remarquables poètes de son temps. Auteur
notamment de Cahier d’un retour au pays natal (1939), Soleil
cou coupé (1948), Cadastre (1961) Une saison au Congo (1965)
et d’une adaptation de la Tempête de Shakespeare dans
laquelle il s’exclame : « Je pousserai d’une telle
raideur le grand cri nègre que les assises du monde en seront
ébranlées. »
5 - Mouvement culturel qui s’est développé dans
les années 1950 et 1960. Parmi ses défenseurs, on
rencontre entre autres, Léopold Sédar Senghor, de
l’académie française, ancien président
du Sénégal. Ce mouvement a été fortement
critiqué lors du symposium qui s’est tenu lors du premier
Festival culturel panafricain d’Alger en juillet 1969. Wolé
Soyinka écrivain nigérian, prix Nobel de littérature
disait à ce propos que « le tigre ne se soucie pas
de sa tigritude, il saute sur sa proie ».
6 - Psychiatre et psychanalyste, née à Alger. Militante
de la cause nationale. Amie de longue date de Frantz Fanon avec
lequel elle a travaillé, tant à Blida que plus tard
à Tunis.
Bibliographie
- Pour la Révolution africaine (écrits politiques).
Frantz Fanon. Ed. Maspéro. Paris 1964.
- Les Damnés de la terre. Frantz Fanon. Ed. Maspéro.
Paris 1961.
- Frantz Fanon : Portrait. Alice Cherki. Ed. Le Seuil. Paris 2000.
- Collection d’El Moudjahid 1956-1962.
- Hebdomadaire Révolution Africaine : spécial Frantz
Fanon. Décembre 1987.
- Colloque international sur Fanon. Riadh El Feth. Alger-décembre
1987.
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