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Origine : http://www.algeria-watch.org/farticle/tribune/fanon.htm
Frantz Fanon, portrait d'Alice Cherki. Alice Cherki retrace l'itinéraire
de l'auteur des « Damnés de la Terre », psychiatre
et militant tiers-mondiste, mort à la vieille de l'indépendance
algérienne pour laquelle il lutta.
François Maspero,Le Monde, 21 septembre 2000
Aux premières lignes du « portrait » qu'elle
lui consacre, Alice Cherki l'indique bien : prononcer le nom de
Frantz Fanon, « c'est toujours se risquer en terre inconnue
». Que reste-t-il de lui dans les mémoires, en l'an
2000 ?
Je n'ai vu Frantz Fanon qu'une fois, à Paris en septembre
1956. J'assistais, étudiant, au premier congrès des
Ecrivains et Artistes noirs. J'entends encore sa voix : il y avait,
dans son intervention sur « Racisme et culture », une
alliance de l'argumentation fondée non sur le théorique
mais sur le vécu, avec une efficacité dialectique
qui emportait un auditeur, en principe lointain, dans une proximité
de pensée soudain chaleureuse. Le propos de Fanon était
de démontrer que le racisme était contenu dans l'affirmation
de « la valeur normative de certaines cultures décrétée
unilatéralement ». Que, loin d'être une tare
psychologique accidentelle, il s'inscrivait dans la culture (cet
« être psychique collectif », selon Freud) de
la société qui le produisait. Lutter contre lui était
voué à l'échec si l'on ne luttait contre l'oppression
dont cette société était porteuse. Pour moi
qui sortais d'un enseignement de l'ethnologie encore imprégné
d'ethnocentrisme, c'était décapant. Et si j'ai ressenti,
comme Alice Cherki le note pour son compte, cette « impression
de résonance pour les jeunes gens que nous étions
alors », c'est que cela s'inscrivait, et sur le mode le plus
brûlant, au coeur des événements de cette année
1956, où la répression en Algérie prenait définitivement
sa forme de guerre faite à tout un peuple. Ma génération,
appelée (c'était la formule officielle) à aller
faire cette guerre, était aussi appelée à se
déterminer face à elle.
En écoutant ce jour-là Frantz Fanon, je ne pouvais
imaginer que, trois ans plus tard, je deviendrais son éditeur.
Que son livre L'An V de la révolution algérienne serait
l'un des premiers ouvrages que je publierais. Qu'il n'avait plus
que cinq ans à vivre, puisqu'il est mort à l'automne
1961, quelques jours après avoir reçu à la
fois le premier exemplaire des Damnés de la Terre et la nouvelle
de leur interdiction en France. Et qu'enfin il me faudrait attendre
plus d'un tiers de siècle pour lire, avec le travail d'Alice
Cherki, une analyse qui rende compte avec lucidité de l'homme,
de l'action et de l'oeuvre brisés en plein élan. Un
travail qui a l'inestimable valeur de les prendre comme un ensemble
indissociable. D'inscrire cet ensemble dans son époque. De
le situer dans la nôtre. Car dès le lendemain d'une
mort à un âge où la plupart en sont encore aux
fondations d'une oeuvre, les écrits et la figure de Frantz
Fanon se sont vus figés en quelques formules.
Pour les uns, condamnation sans appel de l'Europe, apologie de
la violence, manifeste d'une « chouannerie rouge »,
selon les termes de Jean Lacouture. Pour les autres, classiques
de la décolonisation et « bible du tiers-mondisme »,
et même manifeste du « fanonisme », synonyme de
révolte violente et spontanée des masses paysannes
du tiers-monde prenant le relais du prolétariat ouvrier de
Marx. Une oeuvre totalitaire, annonçant les Pol Pot à
venir, selon Pascal Bruckner, qui appelait dans Le Sanglot de l'homme
blanc à réagir contre la culpabilisation infondée
de l'Européen qu'elle était censée contenir.
Une oeuvre ne pouvant aujourd'hui, de toute manière, que
nous apparaître « lointaine et déphasée
», à en croire Gérard Chaliand qui a rédigé
pour la dernière réédition des Damnés
de la Terre une manière de prépréface à
la préface de Jean-Paul Sartre, à l'usage des nouvelles
générations. Ainsi le verdict était rendu,
l'affaire classée, au rayon des documents historiques, voire
préhistoriques. Au placard, Fanon, comme toutes ces utopies
qui nous ont fait tant de mal. « Utopies : toujours sanglantes
», aurait pu ajouter Flaubert à son Dictionnaire des
idées reçues, s'il avait été notre contemporain.
Pourtant, à se remémorer les débats de l'époque,
on est frappé de ce qu'ils n'abordaient pour la plupart qu'un
aspect, une face de l'oeuvre. Et surtout, de ce qu'ils la prenaient
comme la formulation d'une pensée définitive. Toutes
ces années, j'ai gardé présente à l'esprit
une lettre où il évoquait la rédaction en cours
des Damnés de la Terre : « Les événements
vont à une telle rapidité qu'il faudrait voir ça
sur le plan du journal. La quotidienneté, même si elle
est interprétée à travers une méthode,
impose quand elle est explosive des recoupements et des recouvrements
d'ordre dialectique bien sûr, mais aussi psychologique et,
pourquoi le cacher, d'ordre psycho-pathologique. Je sais que certains
critiques m'ont reproché mon »jargon«. »
Un jour, ajoutait-il, il leur répondrait. A défaut,
l'analyse vivante et chaleureuse d'Alice Cherki, nous apporte les
éléments de cette réponse qu'il n'a pu donner.
Deux moments importants dans la formation de Frantz Fanon. D'abord
son engagement en 1943, au sortir du lycée de Fort-de-France,
dans la Ire Armée française. Un an plus tard, il écrit
: « Je me suis trompé ! Rien ici, qui justifie cette
subite décision de me faire le défenseur des intérêts
du fermier quand lui-même s'en fout. » Entre-temps,
il a connu l'Algérie, a débarqué en Provence,
été blessé au combat, a libéré
l'Alsace. Et il a vécu le racisme. Il a assisté au
« blanchiment » de l'armée, remplacement brutal,
le gros du travail fait, des troupes coloniales noires par des blancs
bon teint. Lui-même n'était pas concerné, les
Antillais étant considérés comme des métropolitains.
Mais qu'est-ce qui le différenciait, dans le quotidien, de
ces soldats « indigènes » bafoués à
qui l'on parlait « petit-nègre » ?
Le second moment sera, à la fin de ses études de
médecine, son passage de quinze mois à l'hôpital
psychiatrique de Saint-Alban en Lozère et sa rencontre avec
ce praticien exceptionnel que fut le docteur François Tosquelles,
pionnier de la psychothérapie institutionnelle. A Saint-Alban
sont passés et ont appris des hommes comme Lacan, Jean Oury,
Fernand Deligny, Roger Gentis. Là ont commencé à
tomber les « murs de l'asile ». Dès 1944, Tosquelles,
Catalan antifranquiste, avait déjà entrepris leur
démolition : plutôt que de voir ses pensionnaires crever
de faim du fait de leur abandon par une administration peu soucieuse
de ravitailler ces bouches inutiles, il avait préféré
leur faire prendre le maquis. Au sortir de l'apocalypse de la guerre
mondiale, sa thèse française de doctorat est consacrée
à Gérard de Nerval, Le Vécu de la fin du monde
dans la folie.
Fanon trouve là « un point de rencontre où
l'aliénation est interrogée dans tous ses registres,
au lieu de jonction du somatique et du psychique, de la structure
et de l'histoire ». Il publie l'un de ses premiers articles,
« Le syndrome nord-africain ». Qui n'est pas la description,
précise Alice Cherki, d'une maladie que « l'attitude
raciste et rejetante du corps médical français devant
un patient nord-africain qui se présente avec sa douleur
» traite comme spécifiquement nord-africaine, mais
« une extraordinaire interrogation sur le rejet et la chosification
d'un autre baptisé bicot, bougnoule, raton, melon ».
VISION D'UN DÉPASSEMENT
Publié par Francis Jeanson en 1952 dans la collection d'Esprit,
Peau noire, masque blanc répond à une double exigence
: transmettre, sans méconnaître les aspects économiques
et politiques, une expérience subjective « d'homme
noir plongé dans un monde blanc dominant et sûr de
sa suprématie » ; mais aussi, en s'appuyant sur des
données sociologiques, politiques et psychanalytiques essayer
de « rendre compte de cette condition dans l'espoir de la
dépasser ». A ce moment, Fanon n'est pas un militant
au sens de l'appartenance à une organisation. Appelé
à recourir davantage à la pratique de Freud qu'à
la théorie de Marx (il ne lira jamais Le Capital), intéressé
par l'étude de Wilhelm Reich sur la psychologie de masse
du fascisme, il est un lecteur assidu des Temps modernes, il a suivi
les cours de Merleau-Ponty à Lyon et sa démarche peut
se rapprocher de la phénoménologie existentialiste.
Lié aussi à la revue Présence africaine, son
procès de l'idéologie coloniale annonce celui d'Aimé
Césaire dans le Discours sur le colonialisme. Mais il réfute
le recours au concept de négritude comme à un miroir
qui opposerait le « monde noir » au « monde blanc
» : « Tous deux ont à s'écarter des voix
inhumaines qui furent celles de leurs ancêtres respectifs
afin que naisse une véritable communication. » Vision
d'un dépassement qui parcourt son oeuvre jusqu'aux dernières
lignes des Damnés de la Terre, même si cette vision
s'est, entre-temps, radicalisée dans le combat politique
à tel point que beaucoup lui ont trouvé un accent
messianique : « Nous ne voulons rattraper personne. (...)
Mais si nous voulons que l'humanité avance d'un cran, si
nous voulons la porter à un niveau différent de celui
où l'Europe l'a manifestée, alors il faut inventer...
»
En 1953, il est nommé médecin-chef à l'hôpital
de Blida. Sa sociothérapie s'oppose à une école
psychiatrique d'Alger qui voyait dans l'indigène nord-africain
« un homme primitif dont l'évolution cérébrale
est anatomiquement défectueuse, différence raciale
génétiquement fixée » Il mobilise les
soignants en une équipe solidaire à l'écoute
des soignés, sans distinguer entre les infirmiers «
arabes » et les autres, fait participer personnel et pensionnaires
à des activités communes, ateliers, journal, qui débordent
de l'hôpital. Cela, dans une atmosphère qui est d'abord
celle d'une « ségrégation tranquille »,
puis explose après l'insurrection de novembre 1954. C'est
dans cette période qu'Alice Cherki, qui l'avait déjà
rencontré à Lyon, intègre avec son mari, le
docteur Géronimi, son équipe hospitalière.
Ils suivront la même trajectoire, tant médicale que
politique. Fanon fera d'ailleurs appel à Charles Géronimi
pour témoigner dans L'An V de la révolution algérienne.
Fanon, en osmose avec la société algérienne
par ses malades et leurs familles, son équipe, ses amis,
se voit confier des combattants du maquis malades, par l'intermédiaire
de l'association Amitiés algériennes qu'animent notamment
des chrétiens progressistes. Avec le refus du gouvernement
de Guy Mollet de toutes négociations et l'intensification
de la guerre à outrance, il s'engage dans une aide plus active
au Front de libération nationale. Vient la rupture. Dans
sa lettre de démission, il affirme qu'il lui est impossible
de poursuivre « le pari absurde de vouloir coûte que
coûte faire exister quelques valeurs alors que le non-droit,
l'inégalité, le meurtre multi-quotidien de l'homme
sont érigés en principes législatifs ».
Il rejoint le gouvernement provisoire algérien à Tunis.
S'ouvrent alors les cinq années intenses du combat politique.
Les dirigeants algériens comprennent le parti qu'ils peuvent
tirer de cette intelligence qui s'engage corps et âme. Il
anime leur journal El Moudjahid. Ambassadeur en Afrique, il est
accueilli chaleureusement au Ghana nouvellement indépendant
par Nkrumah, ardent partisan de l'unité africaine. En 1959
paraît en France L'An V de la révolution algérienne,
bientôt interdit. Ce livre tranche sur ce qui a été
publié jusque-là sur la guerre d'Algérie. Les
quelques voix dissonantes qui s'élevaient (quitte à
être aussitôt interdites) alertaient l'opinion française,
au nom des droits de l'homme bafoués. La voix qui parle dans
L'An V vient de l'autre bord. Elle dénonce le massacreur,
mais elle parle des massacrés, et en leur nom. Elle affirme
la réalité « irréversible » d'une
nation qui se reconstitue dans la lutte. Elle esquisse ce que pourrait
être une Algérie libre, où (rejoignant les positions
de la fédération de France du FLN) les identités
- musulmane, juive, européenne - auraient dépassé
leur antagonisme.
AU NOM DU TIERS-MONDE
Il dicte Les Damnés de la Terre dans l'urgence : gravement
blessé dans un mystérieux accident, il est pris par
la leucémie qui l'emportera. Ici, ce n'est plus au nom du
seul peuple algérien qu'il parle, mais du « tiers-monde
» entier. Ce terme, apparu sous la plume d'Alfred Sauvy et
de Georges Balandier, il le fait passer du démographique
et du sociologique au politique. De ce livre, on l'a dit, il a été
principalement retenu une apologie de la violence, renforcée
par la préface de Sartre. Dans son Siècle de Sartre,
Bernard-Henri Lévy accuse ce texte d'avoir été
utilisé par des mouvements obscurantistes - « des générations
d'assassins logiques » - en justification de leurs crimes.
Mais il en rappelle bien les circonstances premières : «
Réponse insensée à une situation insensée.
On parle d'un million de morts. De deux millions de personnes déplacées.
La République française, une génération
après le nazisme, a restauré les lois d'exception
et réinventé les camps... »
Que la situation de 1961, la violence coloniale à son paroxysme,
appelle une réponse d'une violence libératrice égale,
c'est effectivement le propos de Fanon. Mais entre le texte de Sartre
et le sien, il y a un hiatus qui mène au contresens. Sartre
s'adresse à des lecteurs européens et les provoque.
Fanon s'adresse aux autres, tous les autres, et leur parle de dépassement
vers un avenir dont serait extirpée cette « peur de
l'autre » (que le jargon actuel traduit par « repli
identitaire ») contre quoi il a mobilisé sa pensée.
La violence qu'il invoque est imposée, elle ne porte en soi
aucune valeur rédemptrice. On lui reprochera, certes, sa
surestimation du rôle des masses paysannes dans la révolution
qu'il appelle, mais ce sont bien les masses paysannes qui sont,
à ce moment précis, les forces vives des combattants
algériens. On lui reprochera la sous-estimation du religieux,
mais le FLN qu'il a rallié est, sa « charte de la Soummam
» le montre, majoritairement laïque.
On dira que l'évolution géopolitique a démenti
ses espoirs. Ses amis progressistes africains ont été
éliminés, Nkrumah exilé par un coup d'Etat,
Lumumba assassiné, Modibo Keita mort dans une prison malienne,
tandis que Boumediène, en prenant le pouvoir en Algérie,
a confirmé le bien-fondé des mises en garde du chapitre
« Mésaventures de la conscience nationale ».
Mais, comme le pointe Alice Cherki, Fanon n'est « déphasé
» que « si l'on prend ce qu'il écrit à
l'indicatif et non comme un appel à ce qui serait possible
». Que ses espoirs ne se soient pas réalisés
rend-il erronée la réalité à partir
de laquelle il les exprimait ? Une réalité dans laquelle
se sont reconnus dans les années 60, aux Etats-Unis, les
militants du Black Power, qui ont fait des analyses de Fanon, largement
diffusées, une arme dans leur lutte contre la ségrégation.
Une réalité qui ne se dit plus aujourd'hui en termes
d'« oppression coloniale » ni de « tiers-monde
», mais en termes de « fracture sociale », d'«
exclusion », de « laissés-pour-compte de la croissance
» et d'écart grandissant entre le Nord et le Sud.
« Mon ultime prière : Oh mon corps, fais de moi toujours
un homme qui interroge », a-t-il écrit. Le corps de
Frantz Fanon repose en terre algérienne. Ses interrogations,
elles, sont toujours là. Têtues.
FRANTZ FANON, PORTRAIT
d'Alice Cherki. Seuil, 380 p., 130 F (19,82 euros ).
Portrait d'un combattant de la liberté
Fanon, le médecin des âmes
Didier Eribon, Le nouvel Observateur, 2 Septembre 2000
Mort à 36 ans d'une leucémie, Frantz Fanon, né
en Martinique, psychiatre en Algérie et anticolonialiste
partout, a laissé une oeuvre révolutionnaire. A l'auteur
de « Peau noire, masques blancs », Alice Cherki consacre
une belle biographie.
La préface écrite par Sartre pour les « Damnés
de la terre », en 1961, avait donné la gloire à
Fanon, mais elle est sans doute l'une des raisons pour lesquelles
on n'ose plus guère prononcer son nom. Car le livre de Fanon
a sombré avec ce qui est désormais considéré
comme une apologie de la violence (même si le texte de Sartre
est évidemment moins simpliste qu'on ne le dit trop souvent).
Aussi est-ce toujours avec un certain étonnement que l'on
découvre, aux Etats-Unis par exemple, que l'oeuvre de Fanon
n'a rien perdu de son rayonnement, au point d'y être devenue
l'une des références majeures de la réflexion
théorique à l'heure de ce qu'on appelle les «
post-colonial studies ».
Que peuvent donc avoir à nous dire, aujourd'hui, les quelques
livres et articles enflammés que Fanon, mort à 36
ans, eut le temps de nous donner, et qui portent en eux tout le
fracas du moment qui les a vus naître ? Y trouve-t-on autre
chose que le témoignage d'une époque révolue
? Il suffit cependant d'ouvrir « Peau noire, masques blancs
» pour se persuader qu'il s'agit d'un chef-d'oeuvre dont les
analyses sur le racisme n'ont rien perdu de leur pertinence. Et
pourtant, il fut écrit par un jeune homme âgé
de 25 ans, comme nous le rappelle opportunément Alice Cherki
dans la biographie-portrait qu'elle consacre - avec émotion
mais sans hagiographie - à celui qu'elle a connu en Algérie
dans les années 50 et dont elle fut l'amie mais aussi la
collègue, en tant que médecin. Ce qui ne relève
pas de la simple anecdote. Car c'est un des grands mérites
de cet ouvrage qui fera date : il accorde une importance capitale
au métier de Fanon, qui fut d'abord un psychiatre.
Mais commençons par le commencement. Et par la Martinique
où Fanon est né en 1925, dans une famille de la bourgeoisie
noire. Il n'a pas 20 ans quand il s'engage, en 1944, dans les forces
françaises pour combattre les Allemands. Il est blessé
près de Montbéliard mais, refusant de rester à
l'hôpital, il prend part à la bataille d'Alsace. De
cette période, il gardera toute sa vie, nous dit Alice Cherki,
une « culture de la résistance », mais aussi
le souvenir amer d'avoir été confronté au racisme
de ceux-là mêmes auprès de qui il se battait.
De retour à la Martinique, il suit les cours d'Aimé
Césaire, dont il admire l'oeuvre poétique engagée,
mais dont il ne partage pas la politique « départementaliste
», c'est-à-dire d'intégration à la politique
parlementaire française. En 1946, Fanon se retrouve à
Lyon. Il est étudiant en médecine. Mais il se passionne
aussi pour la philosophie et va écouter Merleau-Ponty à
la Faculté des lettres. Et, bien sûr, il lit Sartre.
C'est alors que, tout en préparant sa thèse sur «
les Troubles mentaux et les syndromes psychiatriques dans l'hérédo-dégénérescence
spinocérébelleuse », il écrit «
Peau noire, masques blancs » (qu'il voulait présenter
comme thèse, mais qui fut refusé), dans lequel il
mobilise ses lectures philosophiques, psychanalytiques et psychiatriques
pour penser ce que signifie la colonisation pour les esprits colonisés.
Peu de temps après, il est nommé en Algérie,
pour être l'un des cinq médecins-chefs de l'hôpital
psychiatrique de Blida. Quand il arrive, la doctrine régnante
en psychopathologie est celle du « primitivisme », qui
considère que les Nord-Africains peuvent être caractérisés
par un « développement psychique primitif ».
Fanon va bousculer ce discours pseudo-scientifique en mettant l'accent,
au contraire, sur les effets produits dans les consciences par la
situation coloniale et la « dépersonnalisation »
qu'elle entraîne. Il révolutionne aussi la pratique
médicale : il se veut à l'écoute des malades
et s'intéresse aux « subjectivités souffrantes
». Les articles qu'il écrit à ce moment-là
puisent dans cette expérience. Le racisme biologique a cédé
la place, analyse-t-il, à un racisme culturel. Ce n'est plus
la couleur de la peau ou la forme du nez qui sont stigmatisées,
mais « une certaine forme d'exister ».
Bientôt, le médecin des âmes et l'analyste de
la situation coloniale est happé par la guerre qui commence
de faire rage. Son hôpital devient un refuge pour les maquisards
blessés, et il est de plus en plus sollicité pour
soigner les troubles mentaux des combattants. Il en arrive très
vite à la conclusion qu'il est impossible de continuer à
travailler comme psychiatre payé par l'Etat : comment essayer
de « désaliéner », quand toute la réalité
extérieure constitue un démenti quotidien au travail
que l'on essaie de mener à bien ? Et puis il sait que son
hôpital est sous haute surveillance et qu'il est lui-même
menacé. Il démissionne de son poste. La direction
du FLN a pris contact avec lui. Et, à partir de l'année
1957, c'est à Tunis qu'il continue son combat. Tunis où
sont installées les instances dirigeantes de la rébellion
qui vont se constituer en gouvernement provisoire de la République
algérienne. Fanon devient l'un des porte-parole du FLN, et
son représentant auprès des pays d'Afrique noire.
Son parcours se confond alors avec l'histoire de la décolonisation.
Mais s'il exprime déjà ses inquiétudes sur
la réalité des régimes qui vont se mettre en
place, Fanon n'aura pas le temps de voir l'indépendance de
l'Algérie pour laquelle il a combattu. Il est malade. Et
le verdict laisse peu d'espoir : une forme grave de leucémie.
Il a accepté d'aller se faire soigner à New York,
dans ce pays qu'il déteste et qui incarne à ses yeux
l'horreur de l'impérialisme. Mais il est trop tard. Il sera
enterré dans une enclave libérée du territoire
algérien, son cercueil porté à travers la forêt
par les soldats de l'Armée de Libération nationale.
Il faut savoir gré à Alice Cherki d'avoir rendu à
cet intellectuel éminent, à sa figure et à
ses livres, toute la place qu'ils méritent, non seulement
dans notre histoire mais aussi dans notre présent.
« Frantz Fanon, portrait », par Alice Cherki, Seuil,
316 p., 130 F.
ALICE CHERKI,
Psychiatre et psychanalyste, née à Alger, a bien connu
Frantz Fanon, travaillé à ses côtés et
partagé son engagement politique durant la guerre d'Algérie
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