|
Origine : http://www.cairn.info/article.php?ID_REVUE=CM&ID_NUMPUBLIE=CM_064&ID_ARTICLE=CM_064_0285
Frantz Fanon (Fort-de-France, 1925 – Washington, 1961) psychiatre
né antillais, mort algérien, fut responsable de l’hôpital
psychiatrique de Blida, en Algérie et militant politique
de la lutte contre la colonisation an Algérie d’abord,
puis également pour l’Afrique sub-sahélienne.
On sait que Fanon fut un homme engagé. Il rejoignit le FLN
au printemps 1957, après avoir dénoncé et théorisé
la violence physique et culturelle perpétrée par le
colonialisme. Il assumera auprès du Gouvernement provisoire
de la République algérienne des fonctions très
importantes d’information et de représentation (il
sera ambassadeur du gpra à Accra, au Ghana et caressait l’espoir
d’unifier une forme de résistance africaine à
la colonisation).
De son vivant, deux textes Peau noire, masques blancs (1957) et
Les Damnés de la terre (1961) s’imposent comme les
deux jalons majeurs d’une pensée qui prend en compte
la dimension actuelle, politique et stratégique dudit tiers-monde.
Le débat avec O. Mannoni aura aussi des échos, Fanon,
revendiquant autre chose pour situer les formes de subjectivation
de la violence coloniale qu’un vague ralliement des outils
à un universalisme européanocentré.
De nos jours, on parle beaucoup de Fanon aux États-Unis,
où il est mort, et peu en France métropolitaine et
antillaise, ou au Maghreb.
Il est notable qu’aux Antilles ce soient surtout les écrivains
qui se situent par rapport à Fanon, ou, du moins, qui l’évoquent.
Les courants intellectuels bougeant assez vite, là-bas, il
m’a semblé, toutefois, que de jeunes cliniciens ne
faisaient plus l’impasse sur les textes « cliniques
» de Fanon, mais, aux Antilles, encore il semble douloureux
de vouloir tout à la fois se présenter comme un clinicien
conforme à une orthodoxie apolitique, alors que la question
du discours et de la parole empêchée insiste tous les
jours, dans la clinique. D’où une surestimation parfois
sidérante d’un psychologisme dont n’est pas exempte
le premier Mannoni, et qui fait non seulement l’impasse sur
les avancées dues à Fanon, mais aussi sur les hypothèses
de F. Gracchus [2]. Il n’est pas injustifié de dire
que les trajets et l’œuvre de Fanon sont méconnus
– au sens où avec Lacan, on parle de la passion de
méconnaître.
Souvent relégué dans un passé dont on voudrait,
à tort, qu’il ne pose plus question, ni ne fasse plus
présence, Fanon apparaîtrait donc trop souvent comme
une figure dépassée, que les excès de style
et de « parti pris », les forces de colères condamnent
aux musée de l’histoire.
Or c’est bien parce que nous refusons ce genre de jugements
que nous avons trouvé avec le Frantz Fanon, Portrait, d’Alice
Cherki, de quoi nous instruire et nous redonner le goût de
débattre des liens entre histoire, politique et inconscient.
Le livre d’Alice Cherki était donc attendu. Nous lui
demandions de nous instruire, et nous voulions aussi qu’il
soit tenu par un vrai désir d’historien. Non pas dresser
un monument d’archivage, mais permettre une transmission,
redonner le sens et le goût d’un concernement médité
à propos des trajectoires de Fanon. Frantz Fanon. Portrait,
nous offre un portrait de cet homme, de ses engagements, de ses
actions, de son style. Il comble une lacune : il n’y avait
pas à ce jour, pour un lecteur francophone d’essai
satisfaisant disponible à propos de Fanon [3] et bien des
préjugés accablaient ici ou là la mémoire
de cet homme et de ses parcours. Sans doute, plus qu’un portrait
Alice Cherki nous gratifie d’un livre, qui sans jamais céder
sur la discipline de l’historien, est soutenu par un projet
: rendre sensible le lecteur à l’actualité de
la pensée de Fanon et de là, l’amener à
penser (ou à repenser) une articulation entre psychanalyse
et politique, aujourd’hui. S’il est vrai que le temps
historique de Fanon et, de même, le contenu de ses interrogations
et la nature de ses actes et de ses engagements, sont liés
au monde de la guerre froide et de l’effondrement violent
des mainmises et des certitudes coloniales, il n’en demeure
pas moins exact que les livres de Fanon ne sont, en aucun cas, des
documents obsolètes et désuets qui n’arracheraient
qu’aux archivistes des soupirs d’intérêt.
Le temps de l’histoire est un des lieux de l’écriture
de Fanon, et la moindre des choses est ici de reconnaître
que bien des « prévisions », des craintes et
des alertes qu’il exprimait ont, de l’histoire, reçu
leur triste confirmation, notamment en Algérie. Les incertitudes
et les échecs des décolonisations sont annoncés
par Fanon qui voit se mettre en place ce qu’il redoutait le
plus, un post-colonialisme encore complice des colonialismes passés
: constitution de gouvernement de compromis, luttes de pouvoir,
corruption, idéologies ethnicistes. De sorte que le relire
maintenant permet aussi de mieux comprendre pourquoi la lutte anti-coloniale
est encore loin d’être terminée.
Mais pour les cliniciens, psychologues, psychiatres, qui se sont
orientés dans la pratique psychanalytique, lire Fanon apporte
autre chose. Pendant longtemps le silence s’est fait –
et il assourdit – sur les violences de l’histoire coloniale
et sur les conséquences psychiques, reconduites de génération
en génération, des traumatismes et des mises à
la casse des références et des généalogies,
exercés et subis pendant les pages les plus sombres de cette
histoire coloniale – en particulier, la guerre d’Algérie.
Or ces incidences subjectives, qui ne trouvent pas, en raison de
la mise en silence qui s’opère dans le social, de points
d’appui pour se déplacer, se traduire et se transmettre
autrement, sont bien ce que nous, clinicien, entendons et rencontrons,
dans nos cabinets, ou, plus encore parfois, dans notre travail dans
les institutions des secteurs dits de « banlieue ».
Poser la dimension politique des rapports du sujet à l’inconscient,
c’est déjà, aux yeux des dévots, attenter
à la sacralité de Freud et de la psychanalyse. Le
jugement n’est pas tranché. L’œuvre de Freud,
résultat de près d’un demi-siècle d’activité
intellectuelle, institutionnelle et clinique, ne se prête
pas à une lecture univoque. Plutôt que de choisir de
vénérer un Freud apolitique – ce que dément
la lecture du tiers de ses œuvres et une bonne part de se correspondance
avec R. Rolland, A. et S. Zweig et avec, surtout, S. Ferenczi –
nous préférons, dans le droit fil du texte d’Alice
Cherki non pas expertiser le freudisme de Fanon, mais mettre en
valeur en quoi les écrits et les actes de Fanon interrogent
notre propre rapport au freudisme. Alice Cherki a tracé une
voie nouvelle et différente dans l’écriture
biographique. Nous pouvons nous laisser instruire par autre chose
que par des considérations vindicatives ou des hagiographies
harassantes.
On mesure sans mal qu’un choix actuel est ici à faire
qui met un frein à ontologisation de l’inconscient
afin de le définir aussi comme une scène marquée
par les dénis d’existences des peuples, des mémoires,
et par les dispositifs d’écritures de la mémoire.
Détail piquant : la psychiatrie et l’anthropologie
ont pu très récemment fonctionner en bonne entente
pour accoucher de la nébuleuse du Post-traumatic-strees-disorder
qui concerne l’immédiat d’un tableau clinique
fait, comme le rappelle A. Young, de bric et de broc pour agréer
aux politiques commerciales des compagnies d’assurance. Il
est à noter, en revanche, que la question des incidences
subjectives du politique et de l’histoire sur la dimension
inconsciente de ce qui passe d’une génération
à une autre, fait peut se parler entre eux psychiatres, anthropologues
et psychanalystes. Or, cette question surgit et fulgure dans notre
pratique quotidienne. Elle rend compte d’inhibitions graves,
de bouffées délirantes souvent trop médiquées,
ou d’actings, pourtant, elle n’est pas considérée
comme une des pierres de touche de la théorisation psychanalytique
par la majorité des psychanalystes. C’est, au fond,
la possibilité d’un usage non métaphysique et
politique de la notion de Réel qui nous divise. Et le livre
d’Alice Cherki a pour lui de placer ladite « communauté
» psychanalytique devant cette dimension du Réel et
de l’Histoire. Dès lors toute réception en clivage
de son texte, et de même tout jugement clivant les trajets
de Fanon, voyant en lui un clinicien trop soucieux de l’actuel
pour être intégralement freudien n’est plus qu’une
incongruité… tenace.
En effet, à partir du moment où il est entendable
et démontrable que les noyaux de réel (ces noyaux
que le fantasme enveloppe d’une rigueur que déplie
le fantasque) insistent à mesure que les trames sociales
de leurs figurations sont déniées et mises sous silence,
alors il n’y a plus à réclamer des psychanalystes
apolitiques et pieusement désintéressés de
cette question. Qu’on me permette un parallèle provocateur.
Jamais nous n’écouterons ni se soignerons valablement
quelqu’un en sortant nos drapeaux, nos manifestes et nos journaux
favoris afin de les lui agiter sous le nez. Je n’ai, pour
ma part, jamais abordé un ouvrier maghrébin «
sinistrosé » en le réifiant dans l’icône
du travailleur injustement spolié par l’occident capitaliste,
même s’il n’est point faux de penser ainsi. Mais
sur un autre plan, nous sommes presque tous les jours en face des
enfants de ces hommes et de ces femmes marqués par le traumatisme
historique. Leurs enfants héritent de ces violences. À
l’adolescence, ils tentent de se situer vis-à-vis et
avec ces pères brisés, humiliés, parfois traîtres
trop stigmatisés, parfois héros trop discrets. Dans
l’actuel de la cité, ils tentent de nouer ces fragments
d’histoires, ces objets de mémoire, ces hontes mal
et trop vites bues, ces colères rentrées ou ces apathies
anonymes, à des faisceaux de représentations qui diraient
enfin comment l’alter est à son tour affecté
par le passé et par les traces de ce passé.
Le pari d’Alice Cherki aura-t-il été aussi
de nous permettre de rester solidaire et proche de certaines interrogations
de Fanon relatives aux systèmes d’écriture de
l’histoire dans la psyché ? Je me plais à penser
que oui.
Elle sait mettre en valeur le fait que la langue et l’écriture
qu’invente Fanon nous tirent dans une extraterritorialité
doctrinale. C’est sans doute parce que Fanon est un des auteurs
les moins « psychologiques » qui soit. Une dimension
insiste qui est celle du sujet réduit au silence ou à
la dignité possible de la folie quant il est en prise avec
un réel oppressif qui le dénie. De sorte que, le reproche
fait à Fanon d’ignorer la dimension fantasmatique au
profit de l’événement, nous semble non seulement
une injustice, mais pire, une bévue. Seule une lecture psychologique
de l’inconscient fera de ce dernier un noyau intime et secret
enfoui au-dedans de notre intériorité psychique ou
neuronale. Idéaliser l’inconscient comme le fond de
l’âme (ce qui reste très romantique et très
pré-freudien) ou comme le petit branchement cérébral
et neuronal, c’est au fond participer du même déni.
Et si je me sens bien aise à manier le paradoxe qui renvoie
dans le même bain les idéalistes et les prétendus
matérialistes, ce n’est qu’en fonction d’un
seul motif : l’inconscient est de l’ordre de l’entre-deux,
il est lieu et force de déplacement des traces qui s’ombiliquent
autour d’un réel. Si, dans les cures, il n’est
guère supportable de refuser à un analysant de parler
de l’actuel de ses difficultés sociales et de ses positionnements
culturels, au vague motif qu’il résisterait, alors
on voit mal pourquoi on refuserait à quelqu’un qui
pense avec Freud, comme le fait Fanon, de tenter de situer les points
de réel qui se jouent entre colonisés et colons. Il
faut créditer Fanon d’avoir encore sur ce point –
et sur quelques autres – d’incontestables bonnes longueurs
d’avance. Il ne réduit pas la scène coloniale
à une scène fantasmatique, et il élabore ses
analyses cliniques et psychopathologiques sans réduire les
conduites des uns et des autres à des expressions «
culturelles » qu’une pauvre psychologie des intemporalités
ethniques ne manque guère de fourbir (que pourrait faire
d’autre cette piètre discipline ?)
Lire aujourd’hui le livre qu’Alice Cherki a consacré
à Fanon devrait permettre de cheminer à nouveau avec
l’auteur des Damnés de la terre. Il est vrai que d’une
part, Alice Cherki nous informe sur des contextes, il est également
vrai qu’elle nous rend sensibles à une certaine actualité
des préoccupations et des engagements de Fanon. Le milieu
des années cinquante est un tournant au plan de la psychiatrie,
de l’anthropologie, au registre enfin des luttes politiques.
Pour Fanon, rien n’est séparable de sa passion pour
la psyché et pour la folie, de son courage humaniste à
rénover l’institution psychiatrique, de sa lutte politique,
qui ne céda jamais aux sirènes de l’identitarisme
ou du retour à l’origine. C’est bien à
partir de cette convergence, que nous pouvons préciser ce
que furent pour Fanon le lieu et le pari de son écriture.
Ce livre a un projet et il soutient des enjeux. Alice Cherki veut
réveiller les mémoires de certains, transmettre aux
plus jeunes collègues. Elle affirme, avec raison, que la
façon dont notre mémoire s’est débarrassé
de l’héritage de Fanon est un symptôme de la
difficulté actuelle de la clinique psychanalytique à
penser le sujet aux prises avec l’histoire. Érudit,
engagé, fourmillant de témoignages irremplaçables
et très divers (Nono, Azoulay, Manville, etc.), son livre
est censé s’adresser à un public large.
L’auteur nous dit clairement ce que Fanon n’était
pas : plus question maintenant de réduire Fanon à
un culturaliste, chantre d’une identité essentielle
qu’elle soit antillaise ou maghrébine. Il ne peut être
davantage question d’ignorer l’ampleur du dialogue de
Fanon avec Freud.
Mais je crois que l’enjeu d’un tel livre va plus loin
encore. Alice Cherki ne fait pas que rectifier avec un tact qui
fait mouche les erreurs qui fleurissent dès qu’un orateur
ou un essayiste se mêlent de vouloir ramener les leçons
tirées de Fanon à de « justes proportions »
(quelle chimère !). Elle ne lâche pas un fil rouge
qui, selon moi, se définirait ainsi : les trajets de Fanon
mettent au clair jour des pans oubliés de l’histoire
antillaise et, surtout, de l’histoire algérienne.
Fanon a connu le racisme, l’espoir fraternel, la trahison,
la tension historique, la révolution. Sa pensée en
mouvement ne pouvait jamais se satisfaire par la description d’un
monde clos au sein duquel chaque opposition devait être tenue
pour essentielle voire éternelle. Son sens du tragique ne
l’a jamais conduit à des sentiments de fatalisme.
En témoignerait assez nettement son opposition aux thèses
d’Octave Mannoni. Il n’est pas impossible de considérer
que les thèses de Fanon, qui ne furent donc jamais prisonnières
du carcan étriqué et vétuste du culturalisme,
ont non seulement influencé l’hypothèse d’un
discours spécifique à la situation de la société
antillaise – hypothèse systématisée et
portée à de hautes conséquences mais parfois
esthétisée par Glissant, mais qu’elles ont eu
le pouvoir de déplacer la psychologie de la colonisation
des jeux de miroirs, dont le premier, Mannoni, n’avait que
trop besoin pour situer sa réflexion sur les incidences subjectives
du colonialisme. La première impression que le lecteur peut
retirer de la controverse Mannoni-Fanon est qu’il y entend
un récent et curieux « dialogue des morts ».
Les dialogues des morts sont ces formes de rhétoriques où
l’imagination déférente d’un auteur fait
se parler entre eux des hommes que l’éducation, la
culture, l’époque séparent. Ne les rassemble
que le souci qu’ils eurent, chacun en leur temps, d’un
même objet. Mannoni se rattache à l’Universel
des Universaux dont il regrette qu’il soit si mal servi dans
les situations historiques de colonisation, « mal servi »
d’un côté comme de l’autre, du côté
colon, comme du côté colonisé. Fanon quant à
lui, semble mu par un savoir aigu et contemporain, et il n’est
pas question que ce savoir soit négligé, il en prend
acte. Il parle à partir d’une réalité
dont il est un des rares à prendre et donner la mesure :
la brisure de deux visions idéologiques. Pas de nostalgie
possible. Soit d’abord son refus de l’imaginaire du
dialogue en miroir moi-autrui, dialogue idéalement désubjectivé
: un sujet et son antithèse qui le révélerait
enfin à lui-même dans l’apaisement d’un
retour possible et réuni à sa rationalité,
à coup sûr éprouvée alors comme valable
pour tous. Par bien des points le Mannoni avec qui Fanon croisait
des arguments, se fait le porte parole de cet imaginaire dix-huitièmiste.
Ensuite, Fanon ne me semble pas tant que ça adhérer
à une perspective de complète dialectisation des antagonismes
culturels et historiques. Fanon mise sur le renouvellement, voire
sur la naissance, d’expressions stylistiques et culturelles
nouvelles, soucieuses moins de respecter la bonne forme que d’accoucher
de nouvelles formes. Il était solidaire (et attentif) de
la façon dont des exigences « militantes » de
style se donnaient comme enjeu ou, du moins, avaient comme effet
d’initier de nouveaux modes d’expression écrite
ou orale. Une dernière remarque : cet anachronisme entre
le gentilhomme des Lumières et l’enfant du siècle
est complètement actuel, complètement conséquent
avec l’époque, et sans nul doute avec la nôtre.
Lire le Fanon écrit par Alice Cherki, lire Fanon avec Alice
Cherki, remet sur ses pieds les tentatives de dialogue entre anthropologie
et psychanalyse. Au nom de l’universel, il est aisé
de jeter un regard d’ethnographe sur des sujets pris dans
ces violences économiques et psychiques que génèrent
toutes les situations de colonialisme et de post-colonialisme. Et
il est alors possible de psychologiser le tableau et de réifier
des situations humaines concrètes en termes de personnalité
de base ou de personnalité culturelle. C’est là
où le déni du politique ne peut que déboucher
sur des idéologies culturalistes, lesquelles ont la géographie
en passion et l’histoire en horreur. Elles édictent
que les segments de personnalité sont entièrement
régis pas des structures culturelles sises en dehors du temps,
de l’échange ou de la lutte. Le psychologisme et la
psychiatrie coloniale vont le plus souvent cheminer mano a mano.
Une phrase de Mannoni, parmi d’autres et plus que d’autres
fit « sursauter » Fanon [4] : « Tous les peuples
ne sont pas aptes à être colonisés et seuls
le sont ceux qui en possèdent le besoin. » Il est possible
de supposer que la controverse mène Fanon à décider
d’utiliser la psychanalyse autrement que sous la forme d’une
expertise justificatrice. À peu près au même
moment où Georges Balandier décidait d’examiner
les faits ethnographiques non plus en tant qu’expression d’un
fond mythique et symbolique existant depuis toujours, mais en tant
qu’immergés dans les contextes historiques et politiques
actuels, Fanon décide d’utiliser la psychanalyse afin
de mieux situer les incidences subjectives qu’ont de tels
contextes sur les patients qu’il reçoit.
Alors, qu’en 1953, il rencontre les antagonismes entre minorité,
et, surtout, le racisme ordinaire des Européens, il prend
la mesure des conséquences subjectives causées par
l’écrasement politique et culturel des Algériens
colonisés. Alice Cherki insiste sur les trajets de Fanon
au sein des communautés qui se côtoient à Alger
; les colons, les Algériens arabes et les communautés
juives. Elle sait montrer comment le pragmatisme et l’idéalisme
de Fanon le menèrent à inventer les bases d’une
psychothérapie institutionnelle autour de la « social
thérapie ». Rien dans les initiatives institutionnelles
que Fanon mit en œuvre ne pouvait reposer sur les théories
racistes de l’école de la psychiatrie universitaire
algéroise, soit les doctrines du primitivisme [5]. Il faut
souligner à quel point cette entame radicale opérée
par Fanon dans le consensus raciste a pour effet de donner consistance
à des figures d’altérité vouées
à prendre la parole. Fanon était tout à fait
en phase avec ce qu’il y avait de plus moderne dans les courants
anthropologiques et il était en plein accord avec le courant
psychiatrique français le plus innovant (représenté
en France par Sivadon, Folin et, surtout, Tosquelles). La dimension
politique est encore présente, dans la mesure où prendre
au sérieux et à cœur la vie de la parole dans
un centre de soin est un acte politique. La puissance de refus d’une
répression s’exerçant contre la folie est un
acte politique d’autant plus net que Fanon n’a jamais
participé du moindre déni de la réalité
de la maladie mentale. Et il ne suffisait pas d’être
mû ou ému par de bons sentiments pour se porter à
la hauteur de la dignité de la folie, il fallait encore et
bien plus mettre en acte une théorie de l’institution
et savoir faire bouger les inerties institutionnelles en clivage
et en hiérarchies de clivages. La pertinence de la parole
du sujet en « décalage », en folie, ne pouvait
être saisie qu’à condition de redéfinir
les bases institutionnelles de la psychiatrie. Comment un tel projet,
dans l’Algérie coloniale et massivement raciste de
l’époque aurait-il pu voir le jour, sans constituer,
en ses effets, un véritable acte d’insurrection contre
les ségrégations sociales, ethniques et culturelles
majoritaires, alors en Algérie ?
La répression contre la lutte d’indépendance
se renforce. Expulsé, Fanon quitte Alger pour Clermont de
l’Oise. La fédération du fnl en France et Francis
Jeanson organisent son départ vers Tunis. C’est ensuite
pour l’Afrique qu’il part comme ambassadeur itinérant
de l’Algérie en guerre. Fin décembre 1960, Fanon
est malade : une leucémie myéloïde, pronostic
fatal à l’époque. Les Algériens l’envoient
se soigner à Moscou. L’activité de Fanon est
encore tout à fait intense. Il continue ses activités
politiques, se rapproche de l’armée des frontières,
donne des cours aux officiers de l’aln, et écrit son
dernier livre, Les Damnés de la terre.
Il accepte de partir aux États-Unis pour subir de nouveaux
soins. Mort à Washington, il est inhumé en terre algérienne
au terme d’une cérémonie, sobre, recueillie
et digne.
C’est, bien sûr, en se plongeant dans le livre d’Alice
Cherki que le lecteur prendra connaissance des faits majeurs et
des péripéties qui jalonnent et scandent la vie de
Fanon.
Alice Cherki écrit juste et bien. Elle arrive à faire
tenir ensemble, d’une plume très vivante, les ambitions
du biographe, les contraintes de l’épistémologue
et l’actualité d’un regard sur les enfants aujourd’hui
marqués par les effets de l’exil et des situations
coloniales dans leurs générations.
Aussi le lecteur se trouve enseigné sur au moins trois plans
:
* la complexité, l’hétérogénéité
et la fécondité des échanges qui eurent lieu
au sein des forces militantes du FLN algérien. Une part de
l’histoire de l’Algérie est écrite ici,
et on comprendra sans mal qu’il était important que
ceci soit écrit au moment où les autismes identitaires
opacifient, en les fétichisant, le rapport de chacun à
ses origines et à ses métissages ;
* la dimension de la langue maternelle et de la langue de la mémoire
reconquise, en conjonction, voire en lutte, dans des situations
d’imposition d’un monolinguisme colonial ou post-colonial.
Je pense, pour en avoir parlé avec des amis antillais, thérapeutes
et/ou écrivains, que Fanon a joué là-bas le
rôle bienvenu d’un « pousse au style » ;
* les raisons de notre méconnaissance des trajets et des
textes de Fanon.
Il ne me paraît pas excessif d’affirmer que si le livre
d’Alice Cherki instruit, c’est aussi et sans doute essentiellement
parce qu’il contribue à des effets de levée
de refoulement.
Nous ne pouvons plus faire l’impasse, avec Fanon et avec
Cherki, sur le fait que toute personne fait partie de plus d’un
groupe culturel, mais de tels groupes vivent aussi à l’intérieur
du « soi ». Les souffrances identitaires les plus intenses,
celles qui mettent réellement à l’ordre du jour
ce que c’est que de « faire du mal à l’autre
en soi », ont pour horizon l’existence de processus
d’amour ou de haine entre ces différents groupes internes.
Ce qui produit un conflit d’instance qui dépasse et
déborde le sujet. Les fictions identitaires et les stratégies
qui en dépendent ont pour but de faire tenir des emblèmes
de soi et de son groupe, emblèmes destinés à
suturer la souffrance dans l’acculturation. En tant que fiction,
elles sont historiquement repérables et elles organisent
et ordonnent des idéalités et des affects. Mais les
fictions jamais ne canaliseront ni n’endigueront l’affect.
L’écoute qui se porte vers le sujet se glisse dans
les brisures de ces fictions, non pour les ruiner, mais pour donner
droit d’énonciation aux messages inconscients qui les
innervent et qui cherchent des points d’adresse, de transfert,
des partenaires encore à venir. L’héritage est
là pour des héritiers qui inventeront alors les signes
et les modalités de ce don de l’histoire, signes et
modalités qu’il leur viendra, à leur tour, de
transmettre à mesure qu’ils les découvrent.
J’ajoute que j’ai mieux compris le sens de ces critiques
faites à Fanon, injustement et de tenace façon, et
qui le situent dans le clivage et l’excès. De telles
critiques ne sont pas que projectives. Fanon peut être apprécié
et relu aussi dans le sens où il ne méconnaissait
pas la force de l’excès qui tente de figurer les éléments
mis sous séquestre du symbolique des sujets « minorisés
», « ségrégés, », «
exclus ». Car il s’agit bien pour celui qui vit un rapport
sinistré ou ruiné à la parole de pouvoir trouver
un point d’adresse et un site pour figurer ces violences faites
à ses espaces symboliques. Lorsque des espaces symboliques
sont en panne de métaphorisation, de reconnaissance et donc
de traduction possible que reste-t-il au sujet pour sortir enfin
de la honte, pour s’affranchir de l’assignation à
n’être plus qu’un corps, sinon, précisément
l’excès.
La conclusion d’Alice Cherki permet de questionner les conséquences
de l’exclusion dans le symbolique des éléments
de langage et de culture qui disent la dignité du sujet dans
son rapport à l’altérité et à
sa généalogie.
La proposition peu soutenue par ailleurs, si ce n’est aux
usa – du moins pour le moment – d’une actualité
de Frantz Fanon s’en trouve en bonne part démontrée.
Olivier Douville
|
|