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Alice Cherki, Frantz Fanon. Portrait.
Paris, le Seuil, 2000, 314 pages

Origine : http://www.cairn.info/article.php?ID_REVUE=CM&ID_NUMPUBLIE=CM_064&ID_ARTICLE=CM_064_0285


Frantz Fanon (Fort-de-France, 1925 – Washington, 1961) psychiatre né antillais, mort algérien, fut responsable de l’hôpital psychiatrique de Blida, en Algérie et militant politique de la lutte contre la colonisation an Algérie d’abord, puis également pour l’Afrique sub-sahélienne. On sait que Fanon fut un homme engagé. Il rejoignit le FLN au printemps 1957, après avoir dénoncé et théorisé la violence physique et culturelle perpétrée par le colonialisme. Il assumera auprès du Gouvernement provisoire de la République algérienne des fonctions très importantes d’information et de représentation (il sera ambassadeur du gpra à Accra, au Ghana et caressait l’espoir d’unifier une forme de résistance africaine à la colonisation).

De son vivant, deux textes Peau noire, masques blancs (1957) et Les Damnés de la terre (1961) s’imposent comme les deux jalons majeurs d’une pensée qui prend en compte la dimension actuelle, politique et stratégique dudit tiers-monde. Le débat avec O. Mannoni aura aussi des échos, Fanon, revendiquant autre chose pour situer les formes de subjectivation de la violence coloniale qu’un vague ralliement des outils à un universalisme européanocentré.

De nos jours, on parle beaucoup de Fanon aux États-Unis, où il est mort, et peu en France métropolitaine et antillaise, ou au Maghreb.

Il est notable qu’aux Antilles ce soient surtout les écrivains qui se situent par rapport à Fanon, ou, du moins, qui l’évoquent. Les courants intellectuels bougeant assez vite, là-bas, il m’a semblé, toutefois, que de jeunes cliniciens ne faisaient plus l’impasse sur les textes « cliniques » de Fanon, mais, aux Antilles, encore il semble douloureux de vouloir tout à la fois se présenter comme un clinicien conforme à une orthodoxie apolitique, alors que la question du discours et de la parole empêchée insiste tous les jours, dans la clinique. D’où une surestimation parfois sidérante d’un psychologisme dont n’est pas exempte le premier Mannoni, et qui fait non seulement l’impasse sur les avancées dues à Fanon, mais aussi sur les hypothèses de F. Gracchus [2]. Il n’est pas injustifié de dire que les trajets et l’œuvre de Fanon sont méconnus – au sens où avec Lacan, on parle de la passion de méconnaître.

Souvent relégué dans un passé dont on voudrait, à tort, qu’il ne pose plus question, ni ne fasse plus présence, Fanon apparaîtrait donc trop souvent comme une figure dépassée, que les excès de style et de « parti pris », les forces de colères condamnent aux musée de l’histoire.

Or c’est bien parce que nous refusons ce genre de jugements que nous avons trouvé avec le Frantz Fanon, Portrait, d’Alice Cherki, de quoi nous instruire et nous redonner le goût de débattre des liens entre histoire, politique et inconscient.

Le livre d’Alice Cherki était donc attendu. Nous lui demandions de nous instruire, et nous voulions aussi qu’il soit tenu par un vrai désir d’historien. Non pas dresser un monument d’archivage, mais permettre une transmission, redonner le sens et le goût d’un concernement médité à propos des trajectoires de Fanon. Frantz Fanon. Portrait, nous offre un portrait de cet homme, de ses engagements, de ses actions, de son style. Il comble une lacune : il n’y avait pas à ce jour, pour un lecteur francophone d’essai satisfaisant disponible à propos de Fanon [3] et bien des préjugés accablaient ici ou là la mémoire de cet homme et de ses parcours. Sans doute, plus qu’un portrait Alice Cherki nous gratifie d’un livre, qui sans jamais céder sur la discipline de l’historien, est soutenu par un projet : rendre sensible le lecteur à l’actualité de la pensée de Fanon et de là, l’amener à penser (ou à repenser) une articulation entre psychanalyse et politique, aujourd’hui. S’il est vrai que le temps historique de Fanon et, de même, le contenu de ses interrogations et la nature de ses actes et de ses engagements, sont liés au monde de la guerre froide et de l’effondrement violent des mainmises et des certitudes coloniales, il n’en demeure pas moins exact que les livres de Fanon ne sont, en aucun cas, des documents obsolètes et désuets qui n’arracheraient qu’aux archivistes des soupirs d’intérêt. Le temps de l’histoire est un des lieux de l’écriture de Fanon, et la moindre des choses est ici de reconnaître que bien des « prévisions », des craintes et des alertes qu’il exprimait ont, de l’histoire, reçu leur triste confirmation, notamment en Algérie. Les incertitudes et les échecs des décolonisations sont annoncés par Fanon qui voit se mettre en place ce qu’il redoutait le plus, un post-colonialisme encore complice des colonialismes passés : constitution de gouvernement de compromis, luttes de pouvoir, corruption, idéologies ethnicistes. De sorte que le relire maintenant permet aussi de mieux comprendre pourquoi la lutte anti-coloniale est encore loin d’être terminée.

Mais pour les cliniciens, psychologues, psychiatres, qui se sont orientés dans la pratique psychanalytique, lire Fanon apporte autre chose. Pendant longtemps le silence s’est fait – et il assourdit – sur les violences de l’histoire coloniale et sur les conséquences psychiques, reconduites de génération en génération, des traumatismes et des mises à la casse des références et des généalogies, exercés et subis pendant les pages les plus sombres de cette histoire coloniale – en particulier, la guerre d’Algérie. Or ces incidences subjectives, qui ne trouvent pas, en raison de la mise en silence qui s’opère dans le social, de points d’appui pour se déplacer, se traduire et se transmettre autrement, sont bien ce que nous, clinicien, entendons et rencontrons, dans nos cabinets, ou, plus encore parfois, dans notre travail dans les institutions des secteurs dits de « banlieue ».

Poser la dimension politique des rapports du sujet à l’inconscient, c’est déjà, aux yeux des dévots, attenter à la sacralité de Freud et de la psychanalyse. Le jugement n’est pas tranché. L’œuvre de Freud, résultat de près d’un demi-siècle d’activité intellectuelle, institutionnelle et clinique, ne se prête pas à une lecture univoque. Plutôt que de choisir de vénérer un Freud apolitique – ce que dément la lecture du tiers de ses œuvres et une bonne part de se correspondance avec R. Rolland, A. et S. Zweig et avec, surtout, S. Ferenczi – nous préférons, dans le droit fil du texte d’Alice Cherki non pas expertiser le freudisme de Fanon, mais mettre en valeur en quoi les écrits et les actes de Fanon interrogent notre propre rapport au freudisme. Alice Cherki a tracé une voie nouvelle et différente dans l’écriture biographique. Nous pouvons nous laisser instruire par autre chose que par des considérations vindicatives ou des hagiographies harassantes.

On mesure sans mal qu’un choix actuel est ici à faire qui met un frein à ontologisation de l’inconscient afin de le définir aussi comme une scène marquée par les dénis d’existences des peuples, des mémoires, et par les dispositifs d’écritures de la mémoire. Détail piquant : la psychiatrie et l’anthropologie ont pu très récemment fonctionner en bonne entente pour accoucher de la nébuleuse du Post-traumatic-strees-disorder qui concerne l’immédiat d’un tableau clinique fait, comme le rappelle A. Young, de bric et de broc pour agréer aux politiques commerciales des compagnies d’assurance. Il est à noter, en revanche, que la question des incidences subjectives du politique et de l’histoire sur la dimension inconsciente de ce qui passe d’une génération à une autre, fait peut se parler entre eux psychiatres, anthropologues et psychanalystes. Or, cette question surgit et fulgure dans notre pratique quotidienne. Elle rend compte d’inhibitions graves, de bouffées délirantes souvent trop médiquées, ou d’actings, pourtant, elle n’est pas considérée comme une des pierres de touche de la théorisation psychanalytique par la majorité des psychanalystes. C’est, au fond, la possibilité d’un usage non métaphysique et politique de la notion de Réel qui nous divise. Et le livre d’Alice Cherki a pour lui de placer ladite « communauté » psychanalytique devant cette dimension du Réel et de l’Histoire. Dès lors toute réception en clivage de son texte, et de même tout jugement clivant les trajets de Fanon, voyant en lui un clinicien trop soucieux de l’actuel pour être intégralement freudien n’est plus qu’une incongruité… tenace.

En effet, à partir du moment où il est entendable et démontrable que les noyaux de réel (ces noyaux que le fantasme enveloppe d’une rigueur que déplie le fantasque) insistent à mesure que les trames sociales de leurs figurations sont déniées et mises sous silence, alors il n’y a plus à réclamer des psychanalystes apolitiques et pieusement désintéressés de cette question. Qu’on me permette un parallèle provocateur. Jamais nous n’écouterons ni se soignerons valablement quelqu’un en sortant nos drapeaux, nos manifestes et nos journaux favoris afin de les lui agiter sous le nez. Je n’ai, pour ma part, jamais abordé un ouvrier maghrébin « sinistrosé » en le réifiant dans l’icône du travailleur injustement spolié par l’occident capitaliste, même s’il n’est point faux de penser ainsi. Mais sur un autre plan, nous sommes presque tous les jours en face des enfants de ces hommes et de ces femmes marqués par le traumatisme historique. Leurs enfants héritent de ces violences. À l’adolescence, ils tentent de se situer vis-à-vis et avec ces pères brisés, humiliés, parfois traîtres trop stigmatisés, parfois héros trop discrets. Dans l’actuel de la cité, ils tentent de nouer ces fragments d’histoires, ces objets de mémoire, ces hontes mal et trop vites bues, ces colères rentrées ou ces apathies anonymes, à des faisceaux de représentations qui diraient enfin comment l’alter est à son tour affecté par le passé et par les traces de ce passé.

Le pari d’Alice Cherki aura-t-il été aussi de nous permettre de rester solidaire et proche de certaines interrogations de Fanon relatives aux systèmes d’écriture de l’histoire dans la psyché ? Je me plais à penser que oui.

Elle sait mettre en valeur le fait que la langue et l’écriture qu’invente Fanon nous tirent dans une extraterritorialité doctrinale. C’est sans doute parce que Fanon est un des auteurs les moins « psychologiques » qui soit. Une dimension insiste qui est celle du sujet réduit au silence ou à la dignité possible de la folie quant il est en prise avec un réel oppressif qui le dénie. De sorte que, le reproche fait à Fanon d’ignorer la dimension fantasmatique au profit de l’événement, nous semble non seulement une injustice, mais pire, une bévue. Seule une lecture psychologique de l’inconscient fera de ce dernier un noyau intime et secret enfoui au-dedans de notre intériorité psychique ou neuronale. Idéaliser l’inconscient comme le fond de l’âme (ce qui reste très romantique et très pré-freudien) ou comme le petit branchement cérébral et neuronal, c’est au fond participer du même déni. Et si je me sens bien aise à manier le paradoxe qui renvoie dans le même bain les idéalistes et les prétendus matérialistes, ce n’est qu’en fonction d’un seul motif : l’inconscient est de l’ordre de l’entre-deux, il est lieu et force de déplacement des traces qui s’ombiliquent autour d’un réel. Si, dans les cures, il n’est guère supportable de refuser à un analysant de parler de l’actuel de ses difficultés sociales et de ses positionnements culturels, au vague motif qu’il résisterait, alors on voit mal pourquoi on refuserait à quelqu’un qui pense avec Freud, comme le fait Fanon, de tenter de situer les points de réel qui se jouent entre colonisés et colons. Il faut créditer Fanon d’avoir encore sur ce point – et sur quelques autres – d’incontestables bonnes longueurs d’avance. Il ne réduit pas la scène coloniale à une scène fantasmatique, et il élabore ses analyses cliniques et psychopathologiques sans réduire les conduites des uns et des autres à des expressions « culturelles » qu’une pauvre psychologie des intemporalités ethniques ne manque guère de fourbir (que pourrait faire d’autre cette piètre discipline ?)

Lire aujourd’hui le livre qu’Alice Cherki a consacré à Fanon devrait permettre de cheminer à nouveau avec l’auteur des Damnés de la terre. Il est vrai que d’une part, Alice Cherki nous informe sur des contextes, il est également vrai qu’elle nous rend sensibles à une certaine actualité des préoccupations et des engagements de Fanon. Le milieu des années cinquante est un tournant au plan de la psychiatrie, de l’anthropologie, au registre enfin des luttes politiques. Pour Fanon, rien n’est séparable de sa passion pour la psyché et pour la folie, de son courage humaniste à rénover l’institution psychiatrique, de sa lutte politique, qui ne céda jamais aux sirènes de l’identitarisme ou du retour à l’origine. C’est bien à partir de cette convergence, que nous pouvons préciser ce que furent pour Fanon le lieu et le pari de son écriture.

Ce livre a un projet et il soutient des enjeux. Alice Cherki veut réveiller les mémoires de certains, transmettre aux plus jeunes collègues. Elle affirme, avec raison, que la façon dont notre mémoire s’est débarrassé de l’héritage de Fanon est un symptôme de la difficulté actuelle de la clinique psychanalytique à penser le sujet aux prises avec l’histoire. Érudit, engagé, fourmillant de témoignages irremplaçables et très divers (Nono, Azoulay, Manville, etc.), son livre est censé s’adresser à un public large.

L’auteur nous dit clairement ce que Fanon n’était pas : plus question maintenant de réduire Fanon à un culturaliste, chantre d’une identité essentielle qu’elle soit antillaise ou maghrébine. Il ne peut être davantage question d’ignorer l’ampleur du dialogue de Fanon avec Freud.

Mais je crois que l’enjeu d’un tel livre va plus loin encore. Alice Cherki ne fait pas que rectifier avec un tact qui fait mouche les erreurs qui fleurissent dès qu’un orateur ou un essayiste se mêlent de vouloir ramener les leçons tirées de Fanon à de « justes proportions » (quelle chimère !). Elle ne lâche pas un fil rouge qui, selon moi, se définirait ainsi : les trajets de Fanon mettent au clair jour des pans oubliés de l’histoire antillaise et, surtout, de l’histoire algérienne.

Fanon a connu le racisme, l’espoir fraternel, la trahison, la tension historique, la révolution. Sa pensée en mouvement ne pouvait jamais se satisfaire par la description d’un monde clos au sein duquel chaque opposition devait être tenue pour essentielle voire éternelle. Son sens du tragique ne l’a jamais conduit à des sentiments de fatalisme.

En témoignerait assez nettement son opposition aux thèses d’Octave Mannoni. Il n’est pas impossible de considérer que les thèses de Fanon, qui ne furent donc jamais prisonnières du carcan étriqué et vétuste du culturalisme, ont non seulement influencé l’hypothèse d’un discours spécifique à la situation de la société antillaise – hypothèse systématisée et portée à de hautes conséquences mais parfois esthétisée par Glissant, mais qu’elles ont eu le pouvoir de déplacer la psychologie de la colonisation des jeux de miroirs, dont le premier, Mannoni, n’avait que trop besoin pour situer sa réflexion sur les incidences subjectives du colonialisme. La première impression que le lecteur peut retirer de la controverse Mannoni-Fanon est qu’il y entend un récent et curieux « dialogue des morts ». Les dialogues des morts sont ces formes de rhétoriques où l’imagination déférente d’un auteur fait se parler entre eux des hommes que l’éducation, la culture, l’époque séparent. Ne les rassemble que le souci qu’ils eurent, chacun en leur temps, d’un même objet. Mannoni se rattache à l’Universel des Universaux dont il regrette qu’il soit si mal servi dans les situations historiques de colonisation, « mal servi » d’un côté comme de l’autre, du côté colon, comme du côté colonisé. Fanon quant à lui, semble mu par un savoir aigu et contemporain, et il n’est pas question que ce savoir soit négligé, il en prend acte. Il parle à partir d’une réalité dont il est un des rares à prendre et donner la mesure : la brisure de deux visions idéologiques. Pas de nostalgie possible. Soit d’abord son refus de l’imaginaire du dialogue en miroir moi-autrui, dialogue idéalement désubjectivé : un sujet et son antithèse qui le révélerait enfin à lui-même dans l’apaisement d’un retour possible et réuni à sa rationalité, à coup sûr éprouvée alors comme valable pour tous. Par bien des points le Mannoni avec qui Fanon croisait des arguments, se fait le porte parole de cet imaginaire dix-huitièmiste. Ensuite, Fanon ne me semble pas tant que ça adhérer à une perspective de complète dialectisation des antagonismes culturels et historiques. Fanon mise sur le renouvellement, voire sur la naissance, d’expressions stylistiques et culturelles nouvelles, soucieuses moins de respecter la bonne forme que d’accoucher de nouvelles formes. Il était solidaire (et attentif) de la façon dont des exigences « militantes » de style se donnaient comme enjeu ou, du moins, avaient comme effet d’initier de nouveaux modes d’expression écrite ou orale. Une dernière remarque : cet anachronisme entre le gentilhomme des Lumières et l’enfant du siècle est complètement actuel, complètement conséquent avec l’époque, et sans nul doute avec la nôtre.

Lire le Fanon écrit par Alice Cherki, lire Fanon avec Alice Cherki, remet sur ses pieds les tentatives de dialogue entre anthropologie et psychanalyse. Au nom de l’universel, il est aisé de jeter un regard d’ethnographe sur des sujets pris dans ces violences économiques et psychiques que génèrent toutes les situations de colonialisme et de post-colonialisme. Et il est alors possible de psychologiser le tableau et de réifier des situations humaines concrètes en termes de personnalité de base ou de personnalité culturelle. C’est là où le déni du politique ne peut que déboucher sur des idéologies culturalistes, lesquelles ont la géographie en passion et l’histoire en horreur. Elles édictent que les segments de personnalité sont entièrement régis pas des structures culturelles sises en dehors du temps, de l’échange ou de la lutte. Le psychologisme et la psychiatrie coloniale vont le plus souvent cheminer mano a mano. Une phrase de Mannoni, parmi d’autres et plus que d’autres fit « sursauter » Fanon [4] : « Tous les peuples ne sont pas aptes à être colonisés et seuls le sont ceux qui en possèdent le besoin. » Il est possible de supposer que la controverse mène Fanon à décider d’utiliser la psychanalyse autrement que sous la forme d’une expertise justificatrice. À peu près au même moment où Georges Balandier décidait d’examiner les faits ethnographiques non plus en tant qu’expression d’un fond mythique et symbolique existant depuis toujours, mais en tant qu’immergés dans les contextes historiques et politiques actuels, Fanon décide d’utiliser la psychanalyse afin de mieux situer les incidences subjectives qu’ont de tels contextes sur les patients qu’il reçoit.

Alors, qu’en 1953, il rencontre les antagonismes entre minorité, et, surtout, le racisme ordinaire des Européens, il prend la mesure des conséquences subjectives causées par l’écrasement politique et culturel des Algériens colonisés. Alice Cherki insiste sur les trajets de Fanon au sein des communautés qui se côtoient à Alger ; les colons, les Algériens arabes et les communautés juives. Elle sait montrer comment le pragmatisme et l’idéalisme de Fanon le menèrent à inventer les bases d’une psychothérapie institutionnelle autour de la « social thérapie ». Rien dans les initiatives institutionnelles que Fanon mit en œuvre ne pouvait reposer sur les théories racistes de l’école de la psychiatrie universitaire algéroise, soit les doctrines du primitivisme [5]. Il faut souligner à quel point cette entame radicale opérée par Fanon dans le consensus raciste a pour effet de donner consistance à des figures d’altérité vouées à prendre la parole. Fanon était tout à fait en phase avec ce qu’il y avait de plus moderne dans les courants anthropologiques et il était en plein accord avec le courant psychiatrique français le plus innovant (représenté en France par Sivadon, Folin et, surtout, Tosquelles). La dimension politique est encore présente, dans la mesure où prendre au sérieux et à cœur la vie de la parole dans un centre de soin est un acte politique. La puissance de refus d’une répression s’exerçant contre la folie est un acte politique d’autant plus net que Fanon n’a jamais participé du moindre déni de la réalité de la maladie mentale. Et il ne suffisait pas d’être mû ou ému par de bons sentiments pour se porter à la hauteur de la dignité de la folie, il fallait encore et bien plus mettre en acte une théorie de l’institution et savoir faire bouger les inerties institutionnelles en clivage et en hiérarchies de clivages. La pertinence de la parole du sujet en « décalage », en folie, ne pouvait être saisie qu’à condition de redéfinir les bases institutionnelles de la psychiatrie. Comment un tel projet, dans l’Algérie coloniale et massivement raciste de l’époque aurait-il pu voir le jour, sans constituer, en ses effets, un véritable acte d’insurrection contre les ségrégations sociales, ethniques et culturelles majoritaires, alors en Algérie ?

La répression contre la lutte d’indépendance se renforce. Expulsé, Fanon quitte Alger pour Clermont de l’Oise. La fédération du fnl en France et Francis Jeanson organisent son départ vers Tunis. C’est ensuite pour l’Afrique qu’il part comme ambassadeur itinérant de l’Algérie en guerre. Fin décembre 1960, Fanon est malade : une leucémie myéloïde, pronostic fatal à l’époque. Les Algériens l’envoient se soigner à Moscou. L’activité de Fanon est encore tout à fait intense. Il continue ses activités politiques, se rapproche de l’armée des frontières, donne des cours aux officiers de l’aln, et écrit son dernier livre, Les Damnés de la terre.

Il accepte de partir aux États-Unis pour subir de nouveaux soins. Mort à Washington, il est inhumé en terre algérienne au terme d’une cérémonie, sobre, recueillie et digne.

C’est, bien sûr, en se plongeant dans le livre d’Alice Cherki que le lecteur prendra connaissance des faits majeurs et des péripéties qui jalonnent et scandent la vie de Fanon.

Alice Cherki écrit juste et bien. Elle arrive à faire tenir ensemble, d’une plume très vivante, les ambitions du biographe, les contraintes de l’épistémologue et l’actualité d’un regard sur les enfants aujourd’hui marqués par les effets de l’exil et des situations coloniales dans leurs générations.

Aussi le lecteur se trouve enseigné sur au moins trois plans :

* la complexité, l’hétérogénéité et la fécondité des échanges qui eurent lieu au sein des forces militantes du FLN algérien. Une part de l’histoire de l’Algérie est écrite ici, et on comprendra sans mal qu’il était important que ceci soit écrit au moment où les autismes identitaires opacifient, en les fétichisant, le rapport de chacun à ses origines et à ses métissages ;
* la dimension de la langue maternelle et de la langue de la mémoire reconquise, en conjonction, voire en lutte, dans des situations d’imposition d’un monolinguisme colonial ou post-colonial. Je pense, pour en avoir parlé avec des amis antillais, thérapeutes et/ou écrivains, que Fanon a joué là-bas le rôle bienvenu d’un « pousse au style » ;
* les raisons de notre méconnaissance des trajets et des textes de Fanon.

Il ne me paraît pas excessif d’affirmer que si le livre d’Alice Cherki instruit, c’est aussi et sans doute essentiellement parce qu’il contribue à des effets de levée de refoulement.

Nous ne pouvons plus faire l’impasse, avec Fanon et avec Cherki, sur le fait que toute personne fait partie de plus d’un groupe culturel, mais de tels groupes vivent aussi à l’intérieur du « soi ». Les souffrances identitaires les plus intenses, celles qui mettent réellement à l’ordre du jour ce que c’est que de « faire du mal à l’autre en soi », ont pour horizon l’existence de processus d’amour ou de haine entre ces différents groupes internes. Ce qui produit un conflit d’instance qui dépasse et déborde le sujet. Les fictions identitaires et les stratégies qui en dépendent ont pour but de faire tenir des emblèmes de soi et de son groupe, emblèmes destinés à suturer la souffrance dans l’acculturation. En tant que fiction, elles sont historiquement repérables et elles organisent et ordonnent des idéalités et des affects. Mais les fictions jamais ne canaliseront ni n’endigueront l’affect. L’écoute qui se porte vers le sujet se glisse dans les brisures de ces fictions, non pour les ruiner, mais pour donner droit d’énonciation aux messages inconscients qui les innervent et qui cherchent des points d’adresse, de transfert, des partenaires encore à venir. L’héritage est là pour des héritiers qui inventeront alors les signes et les modalités de ce don de l’histoire, signes et modalités qu’il leur viendra, à leur tour, de transmettre à mesure qu’ils les découvrent.

J’ajoute que j’ai mieux compris le sens de ces critiques faites à Fanon, injustement et de tenace façon, et qui le situent dans le clivage et l’excès. De telles critiques ne sont pas que projectives. Fanon peut être apprécié et relu aussi dans le sens où il ne méconnaissait pas la force de l’excès qui tente de figurer les éléments mis sous séquestre du symbolique des sujets « minorisés », « ségrégés, », « exclus ». Car il s’agit bien pour celui qui vit un rapport sinistré ou ruiné à la parole de pouvoir trouver un point d’adresse et un site pour figurer ces violences faites à ses espaces symboliques. Lorsque des espaces symboliques sont en panne de métaphorisation, de reconnaissance et donc de traduction possible que reste-t-il au sujet pour sortir enfin de la honte, pour s’affranchir de l’assignation à n’être plus qu’un corps, sinon, précisément l’excès.

La conclusion d’Alice Cherki permet de questionner les conséquences de l’exclusion dans le symbolique des éléments de langage et de culture qui disent la dignité du sujet dans son rapport à l’altérité et à sa généalogie.

La proposition peu soutenue par ailleurs, si ce n’est aux usa – du moins pour le moment – d’une actualité de Frantz Fanon s’en trouve en bonne part démontrée.

Olivier Douville