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Frantz Fanon, "inventeur d’âmes"

Origine : http://www.humanite.presse.fr/journal/2000-09-05/2000-09-05-230857

Alice Cherki livre un " portrait " majeur de l’auteur des Damnés de la terre, dont les réflexions sur le racisme, la violence, la folie ou l’universel ont encore à voir avec le monde d’aujourd’hui.

Son nom ne dit presque plus rien, ou tant, mais pour si peu, qu’il semble ne circuler que dans le souterrain des utopies rangées dans quelque passage secret dont on aurait oublié la clé. Frantz Fanon, tout ensemble " l’Antillais, l’Algérien, le psychiatre, le militant, l’écrivain ", mort à trente-six ans en 1961 - pratiquement à l’âge de Rimbaud et d’Apollinaire -, fut celui qui " engageait son corps dans sa pensée au risque de l’excès et à partir de l’excès ". Belle formule contenue dans le beau Portrait (1) que signe Alice Cherki, psychanalyste, qui le fréquenta en Algérie à partir du milieu des années cinquante, et dont l’approche - " le témoignage distancié ", dit-elle - a pour premier mérite, non de perpétuer le mythe du " maudit " ou de " réécrire l’histoire en fonction de valeurs préétablies ", mais de faire revivre tout un parcours, une sorte d’itinérance, dans le temps même où se déconstruisait, de Fort-de-France à Blida, et de Tunis à Dakar, la structure même de l’empire colonial français. Frantz Fanon fut de ce temps : combattant volontaire en 1944 contre " l’intolérable " du IIIe Reich et d’une doctrine prônant l’élimination d’êtres humains au nom de la supériorité raciale, il se trouva confronté, avec ceux-là même qu’il côtoya dans cette lutte, à la discrimination...

Scène constitutive d’une manière de penser le monde, dont témoignerait, peu après, Peau noire, masques blancs ? (2), Alice Cherki y situe, en tout cas, le point de départ de " ce mouvement constant (qui l’habitera à tous les moments de son existence), entre être déçu par les hommes et ne cesser de croire en eux, entre se méfier des politiciens et s’engager malgré tout ". Ou, si l’on veut, entre le " non " de la désobéissance et celui du refus des recours identitaires, et la recherche d’un " oui " de dépassement des dominations de toutes sortes. Pour Frantz Fanon, en effet, vouloir s’identifier au concept de " négritude " est un leurre. Au temps même où il énonce son expérience subjective d’homme noir plongé dans un monde blanc sûr de sa suprématie - ce monde blanc devenu référence exclusive pour ce qui est de la politique, de l’économie, du langage, de la culture... -, il écrit : " Il n’y a pas de mission nègre, il n’y a pas de fardeau blanc. Le Nègre n’est pas, pas plus que le Blanc. Tous deux ont à s’écarter des voix inhumaines qui furent celles de leurs ancêtres respectifs afin que naisse une véritable communication. "

Cette tension - " Fais de moi toujours un homme qui interroge " - ne le quittera pas : penseur de " la violence " (et non " apôtre " de celle-ci), Fanon, qu’il s’agisse de la folie, du racisme ou de l’" universalisme " confisqué par les puissants, ne cesse pas, au fond, de tenter de poser " un vivre ensemble ", à la manière d’une transformation en actes des situations où dominés et dominants ont, chacun, tout à perdre de la pérennisation des ordres et désordres existants. De l’hôpital de Saint-Alban, en Lozère, où, " fous et pas fous " pourraient construire, dans l’institution même, des dispositifs permettant que se " représente " et se rejoue ce qui a été mal ou non joué, à l’inouï d’un monde fondé sur une " ségrégation tranquille " qu’il découvre en Algérie, il s’agit toujours de modifier les lignes de force du paysage de l’altérité. De " décoloniser l’être ", et pas seulement les structures, politiques ou administratives. Pour l’auteur des Damnés de la terre (3), l’être humain accède à l’universel à partir de sa différence, pour peu qu’il puisse prendre la parole, qu’il puisse être sujet en prise sur l’histoire. Tout le contraire d’un " culturalisme " ou d’un " ethnicisme "...

Désenkyster la culture, justement, la refaire vivante et en mouvement, est un élément fondamental de la libération du colonisé et du colonisateur. Dit autrement : il faut se séparer de l’origine sans la renier, promouvoir la vision d’une " révolution ", non plus seulement comme phénomène politique au sens événementiel du terme, mais au sens d’un bouleversement, dans et par la lutte, de toute une société. Alice Cherki excelle à repérer - jusqu’aux controverses que ses écrits ont suscitées - la façon dont Frantz Fanon s’efforce de penser possible un homme dont on ne cliverait plus " les muscles " du " cerveau ", qui puisse participer à tout le processus d’une entreprise d’autolibération, depuis sa conception jusqu’à sa réalisation, et qui aurait le droit de travailler selon le rythme de son propre corps, et non par rapport à " la productivité " imposée par la bureaucratie, la routine et la mort. " Répondre de ", dit-il ; répondre " de sa propre violence intériorisée et de sa propre limite ". La mort du colonialisme doit être à la fois celle du colonisé et celle du colonisateur : et par exemple, à l’hôpital psychiatrique de Blida en 1955, la fin de la ségrégation hommes-femmes se superposant à celle existant entre Européens et indigènes...

Utopie ? Sans doute. Encore que. Ce que souligne Frantz Fanon, à partir de son implication dans la lutte pour l’indépendance algérienne, d’un possible au-delà des relations oppresseurs-opprimés, ce qu’il évoque de la nature même des aliénations à interroger, des discours et des actes visant à " chosifier " les êtres humains, de la façon dont la réduction " à moins d’humain " génère la violence, ne semble pas sans rapport avec la " pensée Mandela ", en ceci que nul ne peut jamais s’abstraire de sa propre responsabilité en se pensant seulement comme le rouage d’un système " inexorable ", mais que remise en question et travail sur soi valent déjà " manifestes " d’un autre futur possible. A-t-on assez dit que ce Portrait, en interrogeant ce que le monde d’aujourd’hui peut dire à la pensée de Frantz Fanon, est beaucoup plus qu’une biographie, plutôt une invitation à aller (re)voir du côté de celui qui disait : " Politiser, c’est ouvrir l’esprit, l’éveiller, le mettre au monde, inventer des âmes "...

Jean-Paul Monferran


(1) Alice Cherki, Frantz Fanon, portrait, Éditions du Seuil, 322 pages, 130 francs.

(2) Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, Éditions du Seuil, 1952, réédition 1965.

(3) Frantz Fanon, les Damnés de la terre, Éditions Maspéro, 1961.

Article paru dans l'édition du 5 septembre 2000.