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Origine http://www.acontresens.com/contrepoints/histoire/32.html
« je t’énonce
Tu rayes le fer
Tu rayes le barreau des prisons
Tu rayes le regard des bourreaux
Guerrier-silex
Vomi
Par la gueule du serpent de la mangrove »
Aimé Césaire, « Par tous mots guerrier-silex
», Moi laminaire (Gallimard, 1981)
« Je veux ma voix brutale, je ne la veux pas belle, je ne
la veux pas pure, je ne la veux pas de toutes dimensions. Je la
veux de part en part déchirée, je ne veux qu’elle
s’amuse car enfin, je parle de l’homme et de son refus,
de la quotidienne pourriture de l’homme, de son épouvantable
démission. » [1]
Frantz Fanon est parmi les grands du 20e siècle. Né
en 1925 à Fort-de-France, ce psychiatre martiniquais est
mort membre du Front de Libération Nationale algérien,
en 1961. Il avait 36 ans. Sa trajectoire d’un enfant du siècle
pourrait se résumer en quelques termes lapidaires : anticolonialisme,
violence, libération. Mais l’œuvre de celui qui
fut trop vite oublié ou trop mal entendu est rétive
à la simplification : elle ne peut être lissée
sans être trahie. Alors, il faudra retracer un parcours [2],
où travail et engagement sont synonymes, où écriture
et action se confondent. Nulle question d’en faire un roman
: la vie et l’œuvre de Frantz Fanon sont riches, utiles
à la connaissance du passé, à la compréhension
du présent et – dans une certaine mesure – à
des luttes actuelles.
Tâchons d’en dessiner les lignes de force, en retraçant
dans un premier temps les principales étapes de la vie d’un
homme qui n’aurait pas accepté qu’on le désigne
par une couleur, mais dont la plume demeure, malgré son universalité,
plongée dans des veines noires – et chauffée
à blanc.
En Résistance
« Chaque fois que la dignité et la liberté
de l’homme sont en question, nous sommes concernés,
Blancs, Noirs ou Jaunes, et chaque fois qu’elles seront menacées
en quelque lieu que ce soit, je m’engagerai sans retour. »
[3]
1939. A 14 ans, Frantz Fanon vit à Fort-de-France l’arrivée
des troupes métropolitaines et de leur amiral pétainiste.
Des soldats français polluent l’île de leur mépris
et de leur racisme, tandis que la Martinique, coupée de la
métropole, sombre dans la disette et la crise sociale. Pour
Fanon, c’est l’heure du premier engagement : en mars
1944, la Martinique est libérée et le jeune homme
s’engage dans les Forces Française Libres, pour libérer
la France. Ce combat est vécu avant tout par le jeune homme
comme un engagement antiraciste, antinazi. Paradoxe ou pure logique,
le racisme est pourtant à l’œuvre au sein même
de l’armée française, hiérarchisée
entre troupes « indigènes » et métropolitaines
; il est à l’œuvre en Maroc et en Algérie,
où les FFL stationnent quelques temps et qui offrent à
Fanon sa première image des colonies africaines ; il est
à l’œuvre en France métropolitaine, dans
la population – et même dans la liesse des villes libérées.
Volant la place à l’enthousiasme humaniste, écoutons
l’aigreur du combattant :
« Un an que j’ai laissé Fort-de-France. Pourquoi
? Pour défendre un idéal obsolète (…)
Si je ne retournais pas, si vous appreniez un jour ma mort face
à l’ennemi, consolez-vous, mais ne dites jamais : il
est mort pour la belle cause (…) ; car cette fausse idéologie,
bouclier des laïciens et des politiciens imbéciles,
ne doit plus nous illuminer. Je me suis trompé ! Rien ici,
rien qui justifie cette subite décision de me faire le défenseur
des intérêts du fermier quand lui-même s’en
fout. » [4]
Une psychiatrie engagée (1) : aliénation
mentale et contexte socio-politique
A son retour en Martinique, Fanon prépare le baccalauréat
et l’obtient en 1945. Son professeur de philosophie est Aimé
Césaire, avec qui les affinités intellectuelles sont
fortes, mais dont les idées alors assimilatoires et départementalistes
déplaisent à Fanon. Après le bac, il part en
métropole, à Lyon, où il entre en faculté
de médecine tout en suivant des cours de philosophie. Il
est alors relativement distant de l’engagement communiste
de ses camarades antillais parisiens, mais sans affiliation à
un parti, il participe aux manifestations anticolonialistes, et
fréquente des associations et cercles militants.
Fanon se spécialise en psychiatrie et devient docteur en
1951. Il travaille alors en Lozère, dans l’équipe
du Dr Tosquelles, réfugié catalan antifranquiste.
Ce dernier développe alors des pratiques à contre-courant
de la psychiatrie française. Pour lui, comme pour Fanon dès
cette époque, il faut avant toute chose désaliéner
l’institution psychiatrique : un vivre-ensemble est possible
au sein de l’établissement entre soignants et patients
à qui on rend leur dignité ; surtout, il s’agit
d’intégrer la réflexion sur la folie à
une interrogation sur l’aliénation sociale et culturelle
– l’histoire singulière d’un individu étant
liée au contexte historique dans lequel il évolue.
Ce jeu d’échelles entre psychisme individuel et contexte
global est essentiel dans le premier ouvrage de Frantz Fanon publié
en 1952 : Peau noire, masques blancs se propose de « désaliéner
» l’homme noir, étant bien entendu qu’une
simple analyse psychologique ne saurait suffire : « la véritable
désaliénation du Noir implique une prise de conscience
abrupte des réalités économiques et sociales
». Les analyses de la situation coloniale et de l’aliénation
du colonisé que mènera le psychiatre dans L’an
V de la révolution algérienne comme dans Les damnés
de la terre ne perdront jamais de vue cette double dimension, fil
directeur de son action professionnelle et militante.
Une psychiatrie engagée (2) : « révolution
psychiatrique » à Blida
« La vérité est que la colonisation, dans son
essence, se présentait déjà comme une grande
pourvoyeuse des hôpitaux psychiatriques » [5]
En novembre 1953, Fanon est nommé médecin chef à
l’hôpital de Blida-Joinville, en Algérie. Située
à l’est d’Alger, la ville est une des bases militaires
de l’Algérie française. Le psychiatre, qui s’intéresse
depuis Peau noire, masques blancs aux conséquences psychologiques
individuelles d’une situation de domination, trouve en Algérie
un terrain d’investigation et d’action particulièrement
riche. Quand il se penche sur ses patients « indigènes
», Fanon se rend compte qu’il doit adapter ses méthodes,
car il ne peut faire abstraction du contexte historique, culturel
et social dans lequel ils évoluent ; face à la réticence
des patients devant les méthodes habituelles, le psychiatre
impulse la création de lieux et d’évènements
spécifiques : un café maure est mis en place, les
fêtes musulmanes sont célébrées, des
artistes algériens sont conviés, etc. Dès cette
époque, Fanon s’intéresse aux cultures algériennes,
et à leur écrasement par la colonisation ; il ne fait
pas de doute pour lui que la subjectivité des Algériens
est profondément marquée par ce contexte de domination
coloniale – domination absolue et dévastatrice.
Le travail de Fanon et de certains de ses collègues à
Blida s’inscrit alors contre celui de nombre de ses collègues
en Algérie. A Alger, une école de pensée psychiatrique
fait en effet autorité : elle s’appuie sur le primitivisme,
pseudo théorie qui fait des « indigènes »
algériens des êtres intellectuellement inférieurs
(caractérisés par un développement incomplet
des connexions entre les différentes aires cérébrales),
et servant de légitimation à la domination coloniale.
C’est également contre le caractère carcéral
de l’institution psychiatrique que travaille Fanon : il s’agit
non « seulement [d’] humaniser l’institution,
mais [d’] en faire un lieu thérapeutique dans lequel
soignants et malades recomposent ensemble un tissu social où
peut s’exprimer le fil rompu d’une subjectivité
en souffrance » [6]. Ainsi, le médecin favorise par
exemple des activités culturelles et créatrices pour
ses patients.
Progressivement, il parvient à mettre en place un «
service ouvert », mélangent Européens et Algériens
; il impulse par ailleurs la création d’une école
d’infirmiers spécialisés en psychiatrie, et
organise des séminaires et conférences. Selon les
termes d’Alice Cherki, qui fut collègue de Fanon à
Blida, le psychiatre est à l’origine d’une «
véritable révolution psychiatrique », qui fait
des émules mais aussi des contradicteurs, qui ne se privent
pas de racisme à son égard.
Frantz Fanon et le FLN (1) : Blida
Très vite après son arrivée en Algérie,
Frantz Fanon est sensibilisé aux questions politiques qui
bouillonnent dans le pays sans que les autorités et la plupart
des habitants européens n’osent les regarder en face.
Socialisé parmi des Juifs et des Européens de gauche,
Fanon rencontre petit à petit des militants algériens.
Il croise des personnalités comme André Mandouze,
ancien résistant et tenant de positions « libérales
» sur l’Algérie, c’est-à-dire défendant
les droits des Algériens face au régime colonial.
Fanon est quant à lui clairement anticolonialiste, et partisan
d’une décolonisation totale – y compris de ses
Antilles natales.
Le 1er novembre 1954, un an environ après l’arrivée
de Fanon en Algérie, l’insurrection algérienne
est déclenchée par un groupe jusqu’alors inconnu
– le Front de Libération Nationale algérien.
Ses revendications sont claires : l’indépendance de
l’Algérie. Frantz Fanon est alors connu pour ses positions
anticolonialistes, et pour son activité médicale.
C’est en tant que médecin qu’il est contacté
– avec une série d’intermédiaires –
par des maquisards du FLN à la recherche d’un psychiatre
pouvant aider les combattants atteints de troubles mentaux. Les
années 1955 et 1956 voient ainsi l’hôpital psychiatrique
de Blida divisé entre tenants de l’Algérie française
– qui sont également les psychiatres conservateurs
–, et partisans de la lutte algérienne regroupés
autour de Fanon, qui mêlent activité psychiatrique
et politique. Pour Fanon, l’activisme politique est inséparable
d’une formation intellectuelle, et il fait s’étoffer
la bibliothèque quand il n’assure par lui-même
des cours. L’hôpital cache des militants nationalistes,
leur prodigue des soins psychiatriques et corporels, mais aussi
chirurgicaux grâce au petit bloc opératoire de l’établissement,
un pharmacien français de Blida assurant des détournements
de médicaments et de morphine. L’hôpital, désigné
comme un « nid de fellagas », devient une cible des
forces répressives. Lorsque fin 1956, la « bataille
d’Alger » impose un climat de terreur en Algérie,
les autorités civiles et militaires françaises décident
de frapper fort contre les soutiens « européens »
au FLN – mais Fanon prend les devants et démissionne
de son poste en décembre 1956. Voici des extraits de sa lettre
de démission, envoyée au ministre résident
Lacoste :
« Le statut de l’Algérie ? Une déshumanisation
systématique (…) Le pari absurde [de mon travail de
psychiatre] était de vouloir coûte que coûte
faire exister quelques valeurs alors que le non-droit, l’inégalité,
le meurtre multiquotidien de l’homme étaient érigés
en principes législatifs.
La structure sociale existant en Algérie s’opposait
à toute tentative de remettre l’individu à sa
place (…) Les évènements d’Algérie
sont la conséquence logique d’une tentative avortée
de décérébraliser un peuple. (…) Une
société qui accule ses membres à des solutions
de désespoir est une société non viable, une
société à remplacer (…) Nulle mystification
pseudo-nationale ne trouve grâce devant l’exigence de
la pensée. » [7]
A cette date, Fanon entre ouvertement en guerre contre la puissance
coloniale. Il reçoit pour toute réponse un arrêté
d’expulsion d’Algérie. Comme beaucoup de militants,
il est acculé à l’exil. Il choisit la France,
où il retrouve des amis qui le renseignent plus précisément
sur le nationalisme algérien, sa diversité et ses
enjeux internes. Son séjour lui permet aussi de constater
qu’il ne faudra rien attendre d’un mouvement populaire
ou politique d’opposition à la guerre en France. Pour
lui, il est indispensable de promouvoir des négociations
avec le FLN – ce que trop peu d’intellectuels français
préconisent. Fanon en vient même sans doute à
déconsidérer l’action des quelques militants
français – comme Francis Jeanson et les réseaux
successifs de « porteurs de valises » – qui prennent
fait et cause en France pour la lutte d’indépendance
algérienne. Finalement, il quitte Paris en mars 1957 et rejoint
Tunis au mois d’avril.
Frantz Fanon et le FLN (2) : Tunis
A Tunis, Fanon devient psychiatre à l’hôpital
de la Manouba, dans la banlieue de Tunis, puis dans le grand hôpital
général de Tunis, Charles-Nicolle ; il est par ailleurs
intégré par Abbane Ramdane dans le service de presse
du FLN. Le psychiatre écrit des articles anonymes dans l’organe
du FLN « Résistance algérienne ». Il est
désormais membre du FLN.
Si dans ses textes, il met en avant l’idée de l’unité
du peuple algérien derrière un FLN lui-même
présenté comme uni, il est cependant loin d’être
dupe sur les lignes de fractures qui parcourent le mouvement nationaliste.
C’est à cette époque que les théories
de Fanon sur la révolution anticoloniale et la lutte de libération
s’affirment, sur le terrain, et toujours en partant de son
expérience. Ses écrits, en particulier L’an
V de la révolution algérienne (1959), expriment en
fait autant ses observations que ses souhaits pour l’Algérie
– et il faut lire ses mots comme des actes. Ainsi, dans cet
ouvrage saisi à sa sortie en France avec inculpation d’atteinte
à la sûreté intérieure de l’Etat,
Fanon présente ses propres idées et celle d’une
partie – largement affaiblie – du FLN comme celles de
l’ensemble, et il néglige des données importantes
du FLN et de la société algérienne (comme le
poids de l’arabo-islamisme). Il se sent en fait proche d’Abbane
Ramdane, en qui il voit un révolutionnaire, animé
d’une idéologie ne se cantonnant pas à la seule
volonté d’indépendance, et qui souhaite par
exemple la participation d’une partie des Européens
et des Juifs d’Algérie à la nation algérienne
indépendante. Mais Ramdane est affaibli par la perte de la
« bataille d’Alger » et par la montée en
puissance des colonels au sein du FLN, et il est finalement assassiné
par des membres du FLN en décembre 1957.
En juin 1957, Fanon est devenu porte-parole du FLN. Il est de plus
en plus attiré par l’Afrique noire, et souhaite être
missionné par le FLN pour entretenir des liens avec les mouvements
politiques africains. Il insiste sur la nécessité
d’une lutte et d’un devenir communs du continent africain,
et affirme parallèlement sa méfiance voire sa rupture
avec les Français « démocrates », qui
« ne s’inquiètent que pour les Français
», et ne « [s’alarment] qu’à propos
des cas individuels juste bons à arracher une larme ou à
provoquer de petites crises de conscience » [8], en Algérie
ou en France :
« Le silence conjugué de 800 000 Français,
ce silence ignorant, ce silence innocent.
Et 9 000 000 d’hommes sous ce linceul de silence. »
[9]
Il s’agit donc pour les Africains de compter sur leurs propres
forces. C’est en ce sens qu’on ne peut considérer
Frantz Fanon comme un « tiers-mondiste » : il ne pense
pas que les révolutions du tiers monde entraîneront
dans leur lancée celles des prolétariats d’occident.
Pour lui, la lutte à mener est celle des « damnés
de la terre », des colonisés, et elle est indépendante
de toute autre. Son expérience africaine le renforce dans
cette idée.
Frantz Fanon et le FLN (3) : l’Afrique
« Nous nous sommes mis debout et nous avançons maintenant
(…) nous ne pensons qu’il existe quelque part une force
capable de nous en empêcher. » [10]
Fanon est persuadé que ce qui se passe en Algérie
est déterminant pour l’avenir de l’ensemble du
continent africain : « il importe de ne pas isoler le combat
national du combat africain », déclare-t-il à
la conférence africaine d’Accra en 1958, tandis qu’il
constate la solidarité des Africains avec la lutte algérienne
et son importance politique et symbolique, « car, pour la
première fois, un colonialisme qui fait la guerre en Afrique
se révèle impuissant à vaincre. » [11]
Or, l’Algérie est pour lui un « territoire-guide
», à la fois tête de pont du colonialisme occidental…
et de sa destruction [12]. Il rencontre tous les mouvements politiques
africains, les grands leaders comme Patrice Lumumba, organise et
participe à des conférences et congrès. Il
aurait peut-être également rencontré à
cette époque en Afrique le militant noir américain
Malcolm X.
Fanon se dit pour l’unité panafricaine, même
s’il demeure sceptique face aux velléités des
bourgeoisies locales – y compris au Maghreb, comme il le développera
dans Les Damnés de la terre en 1961. Pour lui, l’unité
à venir devrait d’abord se manifester dans une lutte
commune, et il souhaite la constitution de « Brigades internationales
africaines », sur le modèle des Brigades internationales
constituées pour lutter contre le fascisme en Espagne dans
les années 1930. Devenu ambassadeur itinérant du Gouvernement
Provisoire de la République Algérienne en Afrique,
il conçoit l’idée d’un « front transsaharien
» pour acheminer en Algérie via le Sahara des armes
et des munitions, en ralliant les populations au fur et à
mesure. Ce projet, que la direction algérienne soutient,
est décrit dans des notes prises par le psychiatre lors de
sa mission de reconnaissance et d’installation dans le Sud
du Sahara (été 1960) ; il s’agissait d’
« ouvrir le front sud » :
« Abrutir le désert, le nier, rassembler l’Afrique,
créer le continent (…) Que tous grimpent les pentes
du désert et déferlent sur le bastion colonialiste
».
Pour lui, cette lutte commune serait une étape pour l’unité
africaine, qui « est un principe à partir duquel on
se propose de réaliser les Etats-Unis d’Afrique sans
passer par la phase nationale chauvine bourgeoise avec son cortège
de guerres et de deuils » [13]. Il évoque alors dans
des lignes prophétiques son inquiétude pour les années
à venir, face aux « ennemis extérieurs et intérieurs
» [14] du tiers-monde : « Le colonialisme et ses dérivés
ne constituent pas à vrai dire les ennemis actuels de l’Afrique.
A brève échéance, ce continent sera libéré.
Pour ma part, plus je pénètre les cultures et les
cercles politiques, plus la certitude s’impose à moi
que le grand danger qui menace l’Afrique est l’absence
d’idéologie. (…) Le peuple, le peuple qui avait
tout donné aux heures difficiles de la lutte de libération
nationale, s’interroge mains et ventres vides sur le degré
de réalité de sa victoire. » [15]
Alors qu’il est dans cet élan, Fanon tombe malade
: il apprend qu’il a une leucémie. Il demande alors
à rejoindre le maquis, à prendre les armes pour mourir
en risquant sa vie ; le FLN refuse. Fanon se rapproche à
cette époque du colonel Houari Boumediene et de son armée
des frontières (Tunisie), constituée de paysans à
qui Fanon donne des cours – cette expérience est essentielle
pour comprendre l’importance qu’il prête au rôle
des masses paysannes dans la lutte de libération. Fanon qui,
selon Alice Cherki, recherche « chez des dirigeants, en se
trompant souvent, des vertus révolutionnaires auxquelles
il [essaie] de plus en plus de s’identifier », voit
en Boumediene un révolutionnaire.
Il dicte Les Damnés de la terre dans l’urgence ; les
pages sont transmises à l’éditeur François
Maspero ; Fanon demande une publication rapide, ainsi qu’une
préface de Jean-Paul Sartre, qu’il a rencontré
à Rome, et qu’il fascine. Après avoir été
à l’hôpital à Moscou, il est envoyé
près de Washington pour se faire soigner, et reçoit
un exemplaire de son livre-testament trois jours avant de mourir.
Le texte est interdit dès sa sortie. Fanon meurt. Des funérailles
nationales ont lieu clandestinement en Algérie et son corps
est enterré dans un cimetière de martyrs tombés
au combat, en territoire algérien récemment libéré.
« Je veux que vous sachiez que même au moment où
les médecins avaient désespéré je pensais
encore, oh dans le brouillard, je pensais au peuple algérien,
aux peuples du Tiers-Monde et si j’ai tenu, c’est à
cause d’eux. » [16]
Plus de quarante ans plus tard, la vie et l’œuvre de
Frantz Fanon fascinent.
Il nous reste à pénétrer dans certains axes
de sa pensée, de l’analyse au lyrisme, de la prophétie
au marteau.
PJ
[1] Frantz Fanon, « Lettre à un Français »
in Pour la révolution africaine, écrits politiques
(Maspero, 1964)
[2] Voir l’excellent ouvrage d’Alice Cherki, Frantz
Fanon, portrait (Seuil, 2000)
[3] Propos de Frantz Fanon quand il décide de rejoindre la
Résistance, cité par son ami martiniquais Marcel Manville
(avocat)
[4] Lettre écrite de métropole par Frantz Fanon à
ses parents en 1945
[5] Frantz Fanon, Les damnés de la terre, « Guerre
coloniale et troubles mentaux » (Maspero, 1961)
[6] Alice Cherki, Frantz Fanon, portrait (Seuil, 2000)
[7] in Frantz Fanon, Pour la révolution africaine, écrits
politiques (Maspero, 1964)
[8] Frantz Fanon, « A propos d’un plaidoyer »
(El Moudjahid, n°12, 15 novembre 1956)
[9] Frantz Fanon, « Lettre à un Français »
in Pour la révolution africaine, écrits politiques
(Maspero, 1964)
[10] Frantz Fanon, L’An V de la révolution algérienne
(Maspero, 1959)
[11] Frantz Fanon, « L’Algérie à Accra
» (El Moudjahid n°34, 24 décembre 1958)
[12] Frantz Fanon, « La guerre d’Algérie et la
libération des hommes » (El Moudjahid n°31, 1er
novembre 1958)
[13] Frantz Fanon, « Cette Afrique à venir »
in Pour la révolution africaine, écrits politiques
(Maspero, 1964)
[14] Mohammed Harbi, postface aux Damnés de la terre de Frantz
Fanon (La découverte, 2002)
[15] Frantz Fanon, « Cette Afrique à venir »
in Pour la révolution africaine, écrits politiques
(Maspero, 1964)
[16] Lettre à Roger Taïeb, citée par Alice Cherki,
Frantz Fanon, portrait (Seuil, 2000)
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