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Origine :http://www.espaces-marx.eu.org/article.php3?id_article=196
Intervention de Christiane Chaulet Achour, Professeure de littérature
comparée à l’Université de Cergy-Pontoise,
auteure de Frantz Fanon l’importun (Montpellier, éd.
Chèvre-feuille étoilée, 2004)
La lecture des œuvres de F. Fanon a commencé pour moi,
tout naturellement, à l’université d’Alger,
en 1963 alors qu’il était une référence
constante dans mon environnement, liée, bien évidemment,
à son implication profonde dans la guerre de libération
algérienne. On a beaucoup parlé depuis du côté
stérilisant pour les écrivains et leurs textes des
commémorations et hommages qui ont une nette tendance à
niveler tout ce qui pourrait gêner un discours dominant. C’est
en partie vrai. Mais lorsqu’on met entre les mains de jeunes
étudiants -ce qui fut mon cas - les textes de Fanon, ils
ne peuvent pas ne pas faire effet par eux-mêmes et contourner
les discours figés.
Y revenir aujourd’hui alors qu’il est tellement oublié
en France et connu de nom en Algérie mais pas vraiment étudié,
pourquoi ?
En ce qui me concerne, j’avancerai trois raisons :
- La première est le carrefour que représente la
personnalité même de Fanon. Antillais, originaire de
Martinique, il fait ses études de médecine à
Lyon et, après une tentative de travail en tant que psychiatre
en Martinique (cf. Joby Fanon, Frantz Fanon - De la Martinique à
l’Algérie et à l’Afrique, L’Harmattan,
2004), il demande un poste en Afrique et il obtient une nomination
à l’hôpital psychiatrique de Blida-Joinville
près d’Alger. Il s’engage avec les Algériens
dans la guerre de résistance au colonialisme pour l’accession
du pays au statut de nation et, à partir de 1958, il est
ambassadeur du GPRA en Afrique sub-saharienne où il côtoie
et se lie souvent avec les grands acteurs de la décolonisation
(cf. Alice Cherki, Frantz Fanon - Portrait, Le Seuil, 2000). Au
carrefour donc des Antilles, du Maghreb et de l’Afrique, Fanon
est un intellectuel absolument central pour ces années de
la décolonisation dont il fut un des penseurs.
- La seconde raison est le retentissement que son œuvre a
eu et qu’elle semble retrouver, pour toutes les situations
de domination et de violence, de racisme et de réflexions
identitaires, nourrissant des écritures littéraires
majeures et informant des analyses depuis plus de quarante années.
- La troisième raison enfin est que Fanon est un écrivain.
Ses textes ne sont pas seulement ceux d’un brillant militant
et polémiste, d’un psychiatre attentif à tout
ce qui entrave la libération du sujet dans des situations
de violence, il est aussi et conjointement, un écrivain à
étudier. Comme le déclarait l’Angolais, Mario
de Andrade, en 1982 : « Il nous faut réentendre, ici
en Martinique et partout ailleurs, la parole de Frantz Fanon toujours
apte, comme dirait le poète, à capturer les colères
du monde » (Mémorial International Frantz Fanon, 31
mars-3 avril 1982, Fort-de-France).
Qu’y ai-je trouvé ? Que pouvons-nous y trouver aujourd’hui
?
- L’apprentissage d’un regard distant et impliqué
sur une société
L’An V de la Révolution Algérienne, insuffisamment
lu actuellement, est un des exemples du positionnement de Fanon,
à la fois dedans et dehors. On pourrait lui appliquer la
si belle formule d’Aimé Césaire pour Lafcadio
Hearn, de « questionneur étrange ». Et cela vaut
par cercles concentriques depuis, pour d’autres sociétés
et d’autres temps que l’Algérie en processus
de libération de la domination coloniale. Parce qu’il
est, dans la guerre de libération algérienne, à
la fois impliqué et distant, il est parvenu à pointer
les lieux essentiels où la société est touchée
dans ses structures profondes et les passages par lesquels elle
peut accéder à une modernité véritable
ou à une régression. Parce qu’il est un psychiatre,
il a une attention extrême à tout ce qui produit l’aliénation
de l’individu et les processus qui lui permettent de s’en
libérer.
- Fanon et les littératures sous domination
Fanon est un psychiatre, un penseur politique, un militant de la
libération. Il n’est pas critique littéraire.
Pourtant, très souvent, en particulier dans Peau noire masques
blancs et dans Les Damnés de la terre, il a sollicité
des oeuvres littéraires ou fait référence à
tel ou tel écrivain. Il l’a fait de façon suffisamment
avertie pour que ses propos puissent être source d’enseignement
et de réflexion pour la critique littéraire des pays
qui ont connu une domination coloniale ou un pouvoir autoritaire
monochrome. Ce fait ne peut nous étonner lorsqu’on
sait l’importance pour le psychiatre de la verbalisation ou
du silence.
Dès son premier ouvrage, et surtout dans le chapitre IV
des Damnés de la terre, Fanon proposait une analyse du parcours
des écrivains sous domination coloniale et issus du groupe
des colonisés, de l’assimilation totale à la
prise de conscience de la nécessité de la revendication
nationale. Toute classification a les défauts de la schématisation
et les qualités de la clarification. Elle permet néanmoins
une appréhension rapide et structurée de l’histoire
littéraire sous domination coloniale.
- Fanon et la violence
Le relire aussi pour en finir avec des clichés qui ont la
vie dure comme celui de Fanon, « théoricien »
de la violence. Il a décrit avec une lucidité extrême
l’espace colonial avec ses coupures entre deux mondes que
l’on peut retrouver ici dans d’autres situations de
domination et d’exclusion.
La réponse de contre-violence des colonisés était
inévitable dans la mesure où le colonialisme a été
une agression violente : « La violence qui a présidé
à l’arrangement du monde colonial, qui a rythmé
inlassablement la destruction des formes sociales indigènes,
démoli sans restrictions les systèmes de références
de l’économie, les modes d’apparence, d’habillement,
sera revendiquée et assumée par le colonisé
au moment où, décidant d’être l’histoire
en actes, la masse colonisée s’engouffrera dans les
villes interdites. »
La question n’est pas de « faire la part des choses
» entre un bon et un mauvais colonialisme mais d’appréhender
l’ampleur d’un phénomène d’agression
et de violence. Mais Fanon n’en reste pas là. S’immobiliser
dans cette protestation continentale mène à l’impasse.
Il est nécessaire de dépasser cette étape pour
lutter pour l’émergence de cultures nationales qui
ne peuvent s’affirmer qu’avec la nation.
- Lui redonner sa place dans l’Histoire des idées au
XXes. : Décolonisation/ domination/ violence - Un nouvel
humanisme.
Ses écrits ne peuvent être considérés
comme formant un système clos et ne sont pas un manuel de
certitudes. Fanon questionne, s’interroge, avance des propositions.
Si son « œuvre s’est voulue critique généralisée
de la situation coloniale [...] elle est aussi un instrument modulable
en fonction d’un certain contexte de temps et de lieu »
comme le déclare Roland Thesauros (Memorial 1982).
Appuyant cette affirmation aussi d’absence de système
mais d’un dispositif ouvert par/dans les textes, Michel Giraud
revient sur cette question essentielle au Colloque de Brazzaville
: « La plupart des analyses fanoniennes restent ouvertes,
se terminent sur des questions non résolues. C’est
précisément en cela, parce que l’œuvre
de Fanon ne constitue pas un système (c’est-à-dire
un ensemble parfaitement clos de propositions), qu’il n’existe
pas - selon nous - de théorie fanonienne à proprement
parler. Loin d’être une carence, cette caractéristique
de la pensée de Fanon nous paraît en garantir la richesse.
C’est en effet l’absence d’esprit de système
qui lui permet de rendre compte, avec tant de force, des contradictions
de la réalité sociale, selon une logique qui n’est
pas celle du dogmatisme mais [...] celle de ‘l’interpellation’.
» (L’Actualité de F. Fanon, Brazzaville, 1984).
Un bel exemple du nouvel humanisme qu’il propose peut être
donné à travers les pages qu’il a consacrées
à la torture et qui ne sont quasiment jamais citées
chez les historiens (ex : Stora, Remaoun/Manceron, etc.). Il faut
lire pour cela les « cas » du chapitre V des Damnés,
« Guerre coloniale et troubles mentaux ». Dans sa courte
vie, l’obsession de Fanon a été de traquer l’aliénation
dans toutes ses dimensions et qu’il n’a cessé
d’être à l’écoute de la maladie
mentale. Pour lui, deux attitudes étaient laissées
au colonisé : « la pétrification soumise »
ou « la violence ». Face aux névroses de guerre
et particulièrement aux troubles profonds engendrés
par la torture, Fanon cherchait à inventer des dispositifs
de reconstruction en tenant compte du somatique, du psychique, de
l’histoire et de la société. Il fallait sortir
l’individu de la répression. Il écrit, au début
de son chapitre : « Nous aurons à panser des années
encore les plaies multiples et quelquefois indélébiles
faites à nos peuples par le déferlement colonialiste.
L’impérialisme qui aujourd’hui se bat contre
une authentique libération des hommes, abandonne çà
et là des germes de pourriture qu’il nous faut implacablement
détecter et extirper de nos terres et de nos cerveaux. [...]
On trouvera peut-être inopportunes et singulièrement
déplacées dans un tel livre ces notes de psychiatrie.
Nous n’y pouvons strictement rien.
Il n’a pas dépendu de nous que dans cette guerre des
phénomènes psychiatriques, des troubles du comportement
et de la pensée aient pris de l’importance chez les
acteurs de la “pacification ” ou au sein de la population
“pacifiée ”. La vérité est que
la colonisation, dans son essence, se présentait déjà
comme une grande pourvoyeuse des hôpitaux psychiatriques.
»
Dans la note 1 de son introduction à ce chapitre, Fanon
écrit : « Nos actes ne cessent jamais de nous poursuivre.
Leur arrangement, leur mise en ordre, leur motivation, peuvent parfaitement
a posteriori se trouver profondément modifiés. Ce
n’est pas l’un des moindres pièges que nous tend
l’Histoire et ses multiples déterminations. Mais pouvons-nous
échapper au vertige ? Qui oserait prétendre que le
vertige ne hante pas toute existence ? »
Toujours dans cette réflexion sur la violence de la domination
et ses effets pervers, Fanon a montré combien la disparition
de la colonisation était seule à même d’assurer
un rééquilibrage des échanges interculturels
car le statut colonial verrouille l’échange quelle
que soit la bonne volonté des partenaires. Dans la conclusion
de « Racisme et culture », il écrit : «
La culture spasmée et rigide de l’occupant, libérée,
s’ouvre enfin à la culture du peuple devenu réellement
frère. Les deux cultures peuvent s’affronter, s’enrichir
[...] L’universalité réside dans cette décision
de prise en charge du relativisme réciproque de cultures
différentes une fois exclu irréversiblement le statut
colonial. »
Cette affirmation est à mettre en relation avec la conclusion
des Damnés de la terre et avec la volonté de désaliénation
des acteurs de ces cultures en présence, colonisés
et colonisateurs. Se définit alors un nouvel humanisme.
- Lire, assimiler ou réinterpréter les études
faites sur son œuvre
J’en citerai deux récentes : celle d’E.W. Saïd
et celle du N° récent des Temps Modernes.
- Edward W. Saïd, en particulier dans Culture et impérialisme
(Fayard, 2000) et dans Freud et le monde extra-européen (Le
Serpent à plumes, 2004). Comme l’écrit Saïd
si les écrivains des Empires (coloniaux) sont porteurs d’une
« vision européocentriste inflexible » qui leur
« confère (leur) force antinomique », il fallait
en retour « une réponse égale pour les affronter
de face dans une confirmation, une réfutation ou une élaboration
de ce qu’elles ont à dire ». Nul doute que pour
E. Saïd, Fanon fasse partie de ceux qui ont su apporter cette
« réponse égale » par son refus de qualifier
d’universel l’humanisme européen et par le déplacement
que ses écrits obligent à faire par rapport à
l’idée d’un noyau civilisationnel insécable,
européen s’entend. Fanon installe au centre de son
dispositif d’appréciation, les cultures que l’Occident
rejetait en périphérie. Toutefois, contrairement à
la lecture qu’on a faite de la conclusion des Damnés
de la terre, en citant l’appendice, « Guerres coloniales
et troubles mentaux », E. Saïd montre d’une part
l’esprit de l’époque affirmant que l’indigène
est fait « d’un primitivisme interdisant tout développement
» et d’autre part et malgré tout, le refus de
Fanon de l’étanchéité entre « primitifs
» et « civilisés » : il appelle tous les
hommes à collaborer à de « véritables
inventions », en vue de créer ce qu’il nomme
« l’homme total que l’Europe a été
incapable de faire triompher ». E. Saïd souligne que
Fanon a fait le ménage, salutairement, dans les télescopages,
les non-dits et les contre-vérités de la science européenne
qui a hiérarchisé les humains et, parmi eux, les colonisés
et les opprimés, sujets même de ses préoccupations
et de ses analyses, les « subordonnant aussi bien au regard
scientifique qu’à la volonté d’être
supérieur. »
Dans Culture et Impérialisme, Fanon est cité un nombre
de fois assez impressionnant, aux côtés d’autres
écrivains et intellectuels de la décolonisation, ceux
qui ont imposé la résistance à l’impérialisme.
Son nom est ainsi associé à ceux de Césaire,
de Memmi, de Germaine Tillion, de Kateb Yacine, de Jean Genet, de
C.L.R. James, de Neruda, de Tagore, de Cabral... Il peut devenir
aussi un des deux pôles emblématiques de la tension
colonisateur/colonisé comme lorsqu’il est opposé
à Kipling ou Conrad, références incontournables
de Saïd. Plus fondamentalement, il est cité pour son
apport même. Cela advient toujours à des moments significatifs
de l’argumentation car il a été un de ceux qui
a le plus « déconcerté » les Européens.
Trois exemples peuvent être retenus : son interprétation
du « mythe » de Caliban, Ariel et Prospero ; la «
prescience » de Fanon dans l’analyse des « bourgeoisies
nationales et de leurs élites spécialisées
» et son décapage, à l’intérieur
de la culture occidentale, de thématiques intouchables. Une
dizaine de pages donnent une analyse des Damnés de la terre.
E. Saïd conclut : « Si j’ai tant cité Fanon,
c’est parce qu’il exprime en termes plus tranchés
et décisifs que tout autre un immense basculement culturel,
du terrain de l’indépendance nationale au champ théorique
de la libération. [...] Fanon est inintelligible si l’on
ne voit pas que son œuvre est une réaction à
des constructions théoriques produites par la culture du
capitalisme occidental tardif, reçue par l’intellectuel
indigène du tiers monde comme une culture d’oppression
et d’asservissement colonial ».
- Les Temps Modernes, N° 635-636 [Nov-déc.2005/Janv.2006]
propose 130 pages d’un dossier au titre engageant, «
Pour Frantz Fanon. »
Retenons-en, par rapport aux préoccupations du FSM quatre
contributions.
- « Fanon et le recours à la lutte armée en
Afrique » de Robert JC YOUNG qui s’étonne qu’on
ait peu étudié l’action et l’influence
de Fanon sur le mouvement de décolonisation en Afrique et
met en place les pièces de ce dossier : rencontres et conférences
auxquelles prit part Fanon de décembre 1958 à avril
1960 à Accra et écriture des Damés de la terre
(DT). Young plaide pour une remise en situation précise des
textes de Fanon « dans le contexte de la pensée politique
africaine, maghrébine ou tricontinentale et la théorie
anticoloniale » car ils sont le fruit d’une expérience,
d’une observation aiguë et de rencontres avec les grands
acteurs de la décolonisation dont K. Nkrumah ou Patrice Lumumba
; ils font écho aux problèmes soulevés par
Nerhu, Mao Tsé-Toug, Chou En-Lai et d’autres. Cet article
s’appuie surtout sur Les DT et les textes réunis dans
Pour la révolution africaine.
- Jean KHALFA, « Fanon, Corps perdu », s’appuie
sur Peau noire masques blancs (PNMB) et sur la préface de
1952 et la postface de la réédition de 1965 de Jeanson
à cet ouvrage. J.K. part de l’omission d’une
expression de PNMB dans l’épitaphe gravée sur
la plaque commémorative au cimetière de Fort-de-France
des derniers mots de PNMB :
« Mon ultime prière,
Ô mon corps, fais de moi toujours un homme qui interroge ».
La suppression de « ô mon corps » change fondamentalement
la « supplique » car cette expression, comme d’autres
dans l’essai, signale la « limite du discursif »
et les « illusions d’un universalisme humaniste ».
Fanon cherche à dire une éthique nouvelle par sa «
longue réflexion sur le corps, la conscience et l’histoire
». Le colonialisme en annulant, par son racisme inhérent,
« le corps d’un être perçu comme pensant
[...] (en) lui assignant une intentionnalité », explique
l’engagement existentiel de Fanon : « Dans cette situation,
la liberté devait se manifester par des actes pour être
simplement perçue dans son opacité. Il n’est
pas étonnant alors qu’il ait épousé avec
tant d’enthousiasme la lutte qui s’offrait pour la construction
d’une autre nation et qu’il se soit doté d’une
nouvelle ascendance. C’était paradoxalement, pour lui,
le premier pas à faire pour s’affranchir de toute identité
».
- Albert-James ARNOLD répertorie « Les lectures de
Fanon au prisme américain : des révolutionnaires aux
révisionnistes », en montrant comment les déviations
notées proviennent de traductions très insuffisantes
(il en profite pour signaler la traduction nouvelle, en 2004, des
DT par Richard Philcox et sa « lumineuse » postface)
et du contexte américain des lectures faites. Deux moments-phares,
1960 et 1990, dont il étudie plus systématiquement
le premier. A chaque fois, constat est fait d’une «
appropriation essentialiste de la part de ceux qui se sont attaché
à une vision exclusive et anhistorique (quelle soit basée
sur l’ethnie ou le genre) ». Dans les deux cas, Fanon
a été « adapté » et faussé
dans une situation qui n’était pas celle du contexte
de son écriture (la Martinique des années 30, l’Algérie
en guerre). Le premier moment a été caractérisé
par une lecture dominante des DT et le second, encore actuel, par
celle de PNMB.
- Le dernier article à signaler en priorité est un
témoignage de Jean AMERY, « L’homme enfanté
par l’esprit de la violence ». Il s’agit du pseudonyme
d’Hans Mayer né à Vienne en 1912 et qui s’est
donné la mort en 1978. Ce texte inédit en français
est extrait de son livre en allemand de 1971. Jean Améry
y raconte sa « rencontre » livresque avec Fanon par
la lecture d’un chapitre de PNMB dans Esprit (1951). Se remémorant
les effets de cette lecture et de ses prolongements, il accompagne
le texte de Fanon de réflexions sur la violence, en particulier
« la violence rédemptrice » affirmée mais
peu développée et la notion de « vengeance »,
refusée par Fanon dans le processus de violence-réponse
du colonisé. Il montre aussi la différence entre PNMB,
« anthropologie raciale d’origine existentialiste et
à portée polémique » et Les DT, «
philosophie sociale radicale d’inspiration principalement
néo-marxiste » : « Toute trace de panique a disparu.
La plainte est ici transformée en action textuelle, certes
également émotionnelle, mais en outre tout à
fait rationnelle, plan d’attaque contre le maître colonial
et non plus le ‘Blanc’ »
- Intégrer Fanon dans le corpus prestigieux des écrivains
du XXe siècle.
Saïd parle, à juste titre de « l’éloquence
subversive de l’écriture de Fanon » : «
Malgré ses obscurités et difficultés, il y
a dans la prose de Fanon assez de suggestions poétiques et
visionnaires pour faire sentir que la libération est un processus,
non un but automatiquement atteint avec l’indépendance
des nouvelles nations. Tout au long des Damnés de la terre
(livre écrit en français), Fanon cherche en fait à
lier l’Europe et l’indigène dans une nouvelle
communauté non antagonique de la conscience et de l’anti-impérialisme.
»
Comme il le dit dans sa conférence sur Freud, « Fanon
est bien l’héritier le plus controversé de Freud
» puisque s’il est le psychiatre compétent et
formé dans la lignée du maître de Vienne, il
n’est pas un disciple soumis et mimétique : il instaure
un dialogue de pairs avec sa formation à partir de sa double
position d’intellectuel et de colonisé (Martiniquais
et Algérien), de sa position d’exilé, exil imposé
(pour des études en Métropole) puis « choisi
» (l’Algérie comme lieu de décolonisation
radicale) : il est dans une remise en cause et un re-dimensionnement.
Il le fait comme un penseur, comme un militant mais aussi comme
un écrivain. Un texte inédit montre bien cette préoccupation
qui était la sienne de faire jaillir du langage une provocation
du réel :
« Pour cela j’ai les mots-arcs, les mots-balles, les
mots-scies, des mots transporteurs d’ions. Des mots qui soient
des mots [...] Car les mots doivent être agiles, malins. Ils
doivent se présenter, s’évader, faire de l’œil,
s’évanouir.
Il me faut des mots qui ont des bottes de sept lieux.
Des mots ? Mais des mots couleur de chair trépidante,
Des mots couleur de montagnes en feu
Des villes en feu
Les mots ressuscités [...] » (cf. l’ouvrage que
lui a consacré son frère, Joby Fanon, à l’Harmattan)
Ce texte inédit s’ajoutant à ses écrits
publiés ne peut que convaincre qu’il est à réinscrire
comme « écrivain » dans la littérature
universelle. Le colloque de Brazzaville en 1984 a donné une
place importante à cet aspect et beaucoup de pistes de travail
à explorer. Langue et langage sont au cœur de la réflexion
fanonienne. Sa poétique doit être cernée par
une étude de l’écriture. L’étude
comparée avec d’autres écrivains est aussi nécessaire
: écrivains antérieurs comme R. Wright dont il était
un fervent lecteur, J-P. Sartre auquel il resta fidèle, Césaire
qui est très présent dans son écriture, L-G.
Damas et d’autres écrivains et philosophes dont il
s’est nourri ; écrivains contemporains comme A. Memmi,
Daniel Boukman, Sonny Rupaire, Mohammed Dib, Kateb Yacine ; écrivains
postérieurs comme G. Lamming, Daniel Maximin, Gerty Dambury,
Rachid Boudjedra.
Christiane Chaulet Achour
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