"Nouveau millénaire, Défis libertaires"
Licence
"GNU / FDL"
attribution
pas de modification
pas d'usage commercial
Copyleft 2001 /2014

Moteur de recherche
interne avec Google
Frantz Fanon, une lumière dans la psychiatrie coloniale (extrait du nouveau livre de B. Doray)
Extrait du livre de Bernard Doray La Dignité : les debouts de l’utopie, Editions La Dispute, sept. 2006, 416 pages

Origine : http://www.espaces-marx.eu.org/article.php3?id_article=201

Des boursouflures d’indignité : eugénisme et « psychiatrie indigène »

Ainsi, sous l’occupation nazie, notre société a-t-elle suscité l’extermination rampante de quarante milles « malades mentaux » sur les cent vingt milles personnes qui peuplaient les asiles français pour aliénés, au début de la seconde guerre mondiale. L’ordre n’en avait pas été donné. Il ne provenait explicitement d’aucune autorité, mais c’était plutôt l’effet mécanique d’une accumulation d’abominations interstitielles.

Comme le soulignent les présentateurs du livre Le train des fous, de Pierre Durand, « sous l’occupation, pour pouvoir survivre, il fallait avoir recours au marché noir, les tickets de carte d’alimentation ne suffisant pas. Ce système de marché noir excluait de fait les hospitalisés. »

Dans ce contexte, il a suffi pour cette hécatombe que cette situation de fragilité s’accorde avec une conjonction de nuisances : « une opinion fort répandue parmi l’élite Vichyste que les fous étaient des malades sans intérêt », le fait que « beaucoup de Français pensaient qu’ils étaient [...] dangereux pour la race et économiquement nuisibles [1] » , et enfin une ambiance médicale faisandée par une théorie courante de la dégénérescence qu’exaltaient les obsessions eugénistes d’un Alexis Carrel que son Prix Nobel semble d’ailleurs toujours protéger du jugement de l’histoire [2].
Races dangereuses [3] ?

C’est cependant dans les situations coloniales que le poison de l’intégrisme du gène a trouvé plus durablement sa terre d’élection. Ainsi, dans l’Algérie française, jusque dans des années 1950, s’est développée l’école de la psychiatrie raciste dite « d’Alger ». Le véritable inspirateur en fut Antoine Porot, qui, soulignons-le au passage, écrivit en ce temps-là des œuvres croisées avec le Docteur Angelo Hesnard [4], parfois salué comme l’introducteur de la psychanalyse en France (il a eu un échange de courriers avec Freud dès 1912), et comme un tenant d’une psychanalyse biologique qui mérite encore le détour [5].

Antoine Porot eut un héritier intellectuel de son sang, Maurice Porot, et aussi des élèves. Pierson, introduisit ainsi le “concept“ de « paléophrénie réactionnelle » pour rendre compte de « l’impulsion morbide en milieu nord-africain » (dans cette race d’homme, c’est le cerveau reptilien qui commande, notamment dans les situations de violence...). Il y eut aussi Arii, avec lequel Porot Senior publia un article sur L’impulsivité criminelle chez l’Indigène algérien, inspiré de la thèse de cet élève. Cet article fut une référence obligée pour l’édification des plus jeunes : Jean Sutter et Bardenat, pour citer ceux qui ont laissé des écrits consultables [6].

L’idée qui traverse ces soi-disant travaux scientifiques est monotone : l’impulsivité notoire de “l’indigène“ est la démonstration d’un défaut biologique attaché à sa race, laquelle est dénuée d’un cortex aussi moelleux que celui de la fière cervelle européenne [7]. Au fond, ces psychiatres qui réalisèrent souvent ensuite de belles carrières universitaires et constituèrent un groupe de pression politico-professionnel, influant en France jusqu’à la fin des années 1980, s’étaient attachés à donner des arguments “scientifiques“ non seulement pour justifier le statut de sous-citoyenneté appliqué aux « Musulmans », mais aussi pour légitimer une répression armée des aspirations émancipatrices, repression qui avait débuté bien avant les premiers feux de la révolution algérienne. Cette psychiatrie raciste fut aussi une psychiatrie mercenaire.

Frantz Fanon, une lumière dans la psychiatrie coloniale

Tous les psychiatres qui travaillaient dans l’Algérie coloniale n’étaient certes pas à la solde de l’ordre en place. Certains d’entre eux étaient même fort lucides. Mais un seul, Frantz Fanon qui travaillait au même moment dans l’hôpital psychiatrique de Blida qui porte aujourd’hui son nom, a incarné puissamment la résistance à ce colonial-aliénisme. Je renvoie ici le lecteur à la riche biographie de lui [8] que nous a donnée Alice Cherki, qui fut son élève. Fanon était Martiniquais. À 19 ans, avec quelques autres jeunes garçons bouillants, il s’était engagé dans les forces de la France Libre [9], et il a participé à divers combats, notamment à la Bataille d’Alsace. Puis, ça avait été son retour au pays, dans l’indifférence totale des autorités civiles et militaires. Moment formateur de désillusions. Par la suite, il vint à Lyon comme boursier, pour entamer des études de médecine. Il découvrit Merleau-Ponty et Leroi-Gourhan, alors professeur d’ethnologie à la Faculté de lettres. Cet étudiant en médecine non conventionnel avait proposé en 1950 ou 1951 une thèse de médecine jugée exécrable et irrecevable par l’Université. Cela donnera un livre célèbre, Peau noire et masque blanc. Puis ce fut l’hôpital de Saint Alban et la rencontre avec François Tosquelles, que « Fanon reconnaîtra comme son maître, dans la différence et non l’obéissance [10] ». Fanon n’allait pas tarder à avoir l’occasion de mettre en pratique à l’hôpital psychiatrique de Blida-Joinville où il sera nommé en 1953, les principes des sociothérapies instistutionnelles pratiquées à Saint Alban. Une psychiatrie accessible au doute, respectueuse des personnes, et dont les difficultés allaient témoigner qu’elle se mettaient à l’épreuve du contexte colonial de son exercice car elle s’adressait aux femmes et aux hommes réels [11].

Mais surtout, ces innovations furent menées alors que, sur la grande scène de l’Histoire, les enjeux plus décisifs de la révolution algérienne se dessinaient d’une manière de plus en plus exigeante pour un Fanon qui allait s’engager pleinement dans la lutte pour la libération d’un peuple qui n’était pas le sien. On conçoit que dans ce contexte il ait pensé qu’il y avait mieux à faire que d’entrer dans une controverse “scientifique“ qui aurait inutilement fait honneur aux thèses de l’école d’Alger. De fait, Fanon ne s’est exprimé qu’une seule fois à ce propos : pour rapprocher les thèses racistes algéroises de celle de John Colin Carothers, improbable expert de l’O.M.S., qui a écrit un livre bien coté pour expliquer que les Africains noirs sont comparables à des hommes européens lobotomisés [12].

Cette discrétion sur les exactions psychiatriques coloniales ne signifie pourtant pas que le psychiatre Fanon était un autre homme que le révolutionnaire au destin flamboyant qui est passé dans l’histoire en rejoignant la direction du FLN en exil à Tunis, puis en devenant Ambassadeur itinérant du GPRA dans une période de grande effervescence émancipatrice animée par de grandes figures historiques (Patrice Lumumba, Kwame Nkrumah...).

C’est ce qu’exprimait récemment François Maspero, le premier éditeur des Damnés de la terre, interviewé dans le film Frantz Fanon, mémoire d’asile [13], en s’étonnant que les commentateurs de ce livre-culte prêtent en général très peu d’attention au fait que son auteur ait mis dans sa réflexion politique toute la richesse de son expérience professionnelle des situations psychiques engendrées par la guerre coloniale.

Fanon est resté psychiatre jusqu’au bout de sa vie. Et c’est en psychiatre que, dans son testament politique [14], il a théorisé la violence émancipatrice comme un moment de resymbolisation majeur [15]. La violence émancipatrice est à l’exact opposé de la décharge épileptique à quoi de Professeur Sutter réduisait ladite « violence indigène ». La violence émancipatrice, comme tout processus de symbolisation, comporte un moment de triomphe où l’autre tout puissant apparaît comme une chose relative et pensable. Mais elle est surtout maîtrise de la violence subie, structuration d’un point de vue sur elle, élaboration symbolique de l’acte plus que simple recherche du rapport de force.

Bernard Doray


[1] Cf. Présentation de Pierre Durand, Le train des fous, Syllepse, réédition 2001. Voir aussi : Max Lafont, L’Extermination douce. Éditions Latresne, 272 pages, 2 000, et également à propos du nazisme et des malades mentaux, Alice Ricciardi Von Platten, L’extermination des malades mentaux dans l’Allemagne nazie, Érès, 2001.

[2] Lorsqu’en mars 2003, la Mairie de Paris a proposé au Conseil d’arrondissement du XVème arrondissement de débaptiser la discrète rue Alexis Carrel pour lui donner le nom plus glorieux de Jean-Pierre Bloch, grand résistant, antifasciste et l’un des fondateurs de la Licra, seuls quatre élus de droite ne se sont pas abstenus.

[3] Allusion au livre de Louis Chevalier Classes laborieuses et classes dangereuses à Paris pendant la première moitié du XIXème siècle, Plon 1958.

[4] Cf. Angelo Hesnard, La Neuropsychiatrie ethnique dans la Revue de neurologie, 1917 et dans le même numéro, Maurice Porot, Quelques notes de neuropathologie indigène. Ou encore, Angelo Hesnard, Antoine Porot, Psychiatrie de Guerre et expertise mentale militaire. Dans une thèse peu critique sur l’œuvre d’Angelo Hesnard Le Dr A. Hesnard et la naissance de la psychanalyse, 1983, Madame E. Hesnard-Félix souligne l’intérêt commun des deux hommes pour l’étude comparée « des races » dans leurs pathologies.

[5] Hesnard avait l’idée d’une psychanalyse fournisseuse de morale pour « une humanité qui tend à rester ignorante de sa propre animalité foncière » (Alain Ehrenberg, La fatigue d’être soi, Poches Odile Jacob, 1998, page 273). Pour Alain Ehrenberg, l’œuvre de Hesnard devrait être remise en valeur aujourd’hui dans un débat psychanalytique mondial qui opposerait principalement une psychanalyse française plutôt ringarde, qui serait « une science de l’homme coupable » et la gaillarde psychanalyse américaine présentée comme « une science du développement personnel (qui) utilise les penchants naturels de l’homme pour son propre bien et pour celui de la société. » (Alain Ehrenberg., Idem)

[6] À propos de ces auteurs : Maurice Porot. et J. Gentile, Alcoolisme et troubles mentaux chez l’indigène algérien, Bulletin sanitaire de l’Algérie, mai 1941 ; C. A. Pierson, Paléophrénie réactionnelle, Psychopathologie de l’impulsion morbide en milieu nord-africain, Maroc médical 1955, n° 360 ; Antoine Porot, D.C. Arii, L’impulsivité criminelle chez l’Indigène algérien. Ses facteurs, Annales médico-psychologiques N°5, 12, 1932 ; D.C. Arii, De l’impulsivité criminelle chez l’indigène algérien, Thèse Alger, 1928 ; Jean Sutter, L’épilepsie mentale chez l’indigène nord-africain, Thèse Alger, 1937 ; Antoine Porot, C. Bardenat., Psychiatrie médico-légale, Maloine, 1959, page 301.

[7] Dans sa thèse de Médecine de 1932 publiée en livre en 1937, Jean Sutter lie la question de ladite « impulsivité criminelle » avec celle de l’épilepsie, forme pure de la décharge qui ramène l’affect à un processus primaire. Le tout est censé trahir un mode d’être constitutionnel des Indigènes qui s’exprime au quotidien dans les comportements et la moralité : « Dans le caractère indigène, l’impulsivité tient une grande place et contraste de façon assez singulière avec une apathie, une “sérénité constitutionnelle“ qui mettent ces sujets à l’abri des accidents affectivo-émotifs. Il faut noter aussi “l’inexistence d’une échelle des valeurs morales en dehors de quelques concepts imposés par la religion ou enracinés dans les habitudes personnelles“ [Porot et Arii]. La vie humaine n’a souvent que peu de valeur dans la balance morale de cet homme primitif ; il est capable de devenir un assassin sans que le geste meurtrier se présente à lui avec le caractère exceptionnel et monstrueux qu’il revêt aux yeux de l’Européen, même profondément déchu. » : Jean Sutter, L’épilepsie mentale chez l’indigène Nord-Africain - étude clinique, Imprimerie Nord Africaine, Alger, 1937, pages 114 - 115.

[8] Alice Cherki, Frantz Fanon - Portrait, Seuil, 2000. Voir à propos de cet ouvrage : Bernard Doray, De notre histoire, de notre temps : à propos de « Frantz Fanon portrait » d’Alice Cherki, Sud - Nord N° 14, 2001, pages 145 - 166.

[9] Le film Parcours de Dissidents de Euzhan Palcy (Production JMJ / RFO, janvier 2006) relate très bien le trajet de ces milliers de marins, d’appelés, mais aussi de quelques civils, qui ont bravé l’administration coloniale et vychiste dirigée d’une main de fer par l’amiral Robert pour entreprendre un long et dangereux voyage clandestin vers l’Europe, en réponse à la répression qui s’était abattue sur les Antilles, et à l’appel du Général de Gaulle. Dissidents a été le terme employé par l’amiral Robert pour les désigner.

[10] Dans ce haut lieu de la psychiatrie institutionnelle encore imprégné de la création en résistance des années de guerre, l’espace de la folie, écrit Cherki, « est interrogé dans son rapport étroit avec l’aliénation sociale, culturelle aussi. Il faut désaliéner l’institution psychiatrique, en faire un espace dans lequel les soignants et les pensionnaires, les malades mentaux et ceux qui ne le sont pas inventent des dispositifs [...] L’aliénation est interrogée dans tous ses registres au lieu de jonction du somatique et du psychique, de la structure et de l’histoire ». Alice Cherki, Op. cit., page 35.

[11] Pour cela, Fanon fut rapidement secondé avec passion par le jeune psychiatre Jacques Azoulay. Le succès de la sociothérapie institutionnelle fut immédiat dans le pavillon des femmes européennes : réunions bi-hebdomadaires, fêtes symboliques, commission regroupant infirmières et malades, journal. Lourd échec, par contre, lorsqu’il s’est agi d’appliquer la méthode au pavillon des « hommes indigènes ». Ce fiasco fut l’occasion d’une réflexion féconde rapportées par Azoulay dans sa thèse : « Si nous avions échoué, [...] c’est parce que nous avions cru adapter à une Société musulmane, et, de surcroît, dans une population à majorité paysanne, les cadres d’une société occidentale à évolution technique déterminée. » De cette réflexion autocritique, sortit un ensemble d’initiatives originales et culturellement mieux ajustées..

[12] Le livre principal de Carothers (John Colin Carothers, The African mind in health and disease, a study in ethnopsychiatry, World Health Organization, Geneva, 1953) a trouvé à l’époque des éditeurs prestigieux, y compris en France (Psychologie normale et pathologique de l’Africain : étude ethnopsychiatrique. Paris, Masson, 1954), et il est encore vendu en ligne sur plusieurs sites anglo-saxons.

Ce John Colin Carothers avait été nommé un peu par hasard Directeur du Nairobi’s Mathari Mental Hospital de 1938 à 1950. Sur fond de lobying et de désert de compétences, il était devenu un expert international de l’OMS. Sa découverte partait de l’idée que tout étant dans tout, l’embryologie de la peau et du cortex ont quelques relations. Il avait alors inféré “scientifiquement“ de la différence entre le grain des peaux noires et celui des blanches, que l’Africain est l’équivalent d’un Européen lobotomisé. À propos du contexte de ces élucubrations théoriques, voir en particulier : N. J. Carson, Ethnopsychiatry and Theories of “the African Mind“ : A Historical and Comparative Study, Faculty of Medicine, McGill University.

[13] Frantz Fanon, mémoire d’asile, film réalisé et produit par Abdenour Zahzah et Bachir Ridouh, 52 minutes, 2002.

[14] Frantz Fanon a reçu un premier exemplaire des Damnés de la terre trois jours avant de mourir à 36 ans d’une leucémie myéloïde, et l’écriture de cet ultime livre avait été une course contre la mort.

[15] Bernard Doray, À propos de l’actualité de Frantz Fanon, intervention aux Journées de psychiatrie de Dax : autour de la notion de violence en psychiatrie, 4 et 5 décembre 2003, à paraître dans la revue Sud-Nord.

Espaces Marx
6 Avenue Mathurin Moreau
75167 Paris Cedex 19
Tél : 01.42.17.45.10
Fax : 01.45.35.92.04
espaces_marx at internatif.org