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Origine : http://www.espaces-marx.eu.org/article.php3?id_article=201
Des boursouflures d’indignité : eugénisme
et « psychiatrie indigène »
Ainsi, sous l’occupation nazie, notre société
a-t-elle suscité l’extermination rampante de quarante
milles « malades mentaux » sur les cent vingt milles
personnes qui peuplaient les asiles français pour aliénés,
au début de la seconde guerre mondiale. L’ordre n’en
avait pas été donné. Il ne provenait explicitement
d’aucune autorité, mais c’était plutôt
l’effet mécanique d’une accumulation d’abominations
interstitielles.
Comme le soulignent les présentateurs du livre Le train
des fous, de Pierre Durand, « sous l’occupation, pour
pouvoir survivre, il fallait avoir recours au marché noir,
les tickets de carte d’alimentation ne suffisant pas. Ce système
de marché noir excluait de fait les hospitalisés.
»
Dans ce contexte, il a suffi pour cette hécatombe que cette
situation de fragilité s’accorde avec une conjonction
de nuisances : « une opinion fort répandue parmi l’élite
Vichyste que les fous étaient des malades sans intérêt
», le fait que « beaucoup de Français pensaient
qu’ils étaient [...] dangereux pour la race et économiquement
nuisibles [1] » , et enfin une ambiance médicale faisandée
par une théorie courante de la dégénérescence
qu’exaltaient les obsessions eugénistes d’un
Alexis Carrel que son Prix Nobel semble d’ailleurs toujours
protéger du jugement de l’histoire [2].
Races dangereuses [3] ?
C’est cependant dans les situations coloniales que le poison
de l’intégrisme du gène a trouvé plus
durablement sa terre d’élection. Ainsi, dans l’Algérie
française, jusque dans des années 1950, s’est
développée l’école de la psychiatrie
raciste dite « d’Alger ». Le véritable
inspirateur en fut Antoine Porot, qui, soulignons-le au passage,
écrivit en ce temps-là des œuvres croisées
avec le Docteur Angelo Hesnard [4], parfois salué comme l’introducteur
de la psychanalyse en France (il a eu un échange de courriers
avec Freud dès 1912), et comme un tenant d’une psychanalyse
biologique qui mérite encore le détour [5].
Antoine Porot eut un héritier intellectuel de son sang,
Maurice Porot, et aussi des élèves. Pierson, introduisit
ainsi le “concept“ de « paléophrénie
réactionnelle » pour rendre compte de « l’impulsion
morbide en milieu nord-africain » (dans cette race d’homme,
c’est le cerveau reptilien qui commande, notamment dans les
situations de violence...). Il y eut aussi Arii, avec lequel Porot
Senior publia un article sur L’impulsivité criminelle
chez l’Indigène algérien, inspiré de
la thèse de cet élève. Cet article fut une
référence obligée pour l’édification
des plus jeunes : Jean Sutter et Bardenat, pour citer ceux qui ont
laissé des écrits consultables [6].
L’idée qui traverse ces soi-disant travaux scientifiques
est monotone : l’impulsivité notoire de “l’indigène“
est la démonstration d’un défaut biologique
attaché à sa race, laquelle est dénuée
d’un cortex aussi moelleux que celui de la fière cervelle
européenne [7]. Au fond, ces psychiatres qui réalisèrent
souvent ensuite de belles carrières universitaires et constituèrent
un groupe de pression politico-professionnel, influant en France
jusqu’à la fin des années 1980, s’étaient
attachés à donner des arguments “scientifiques“
non seulement pour justifier le statut de sous-citoyenneté
appliqué aux « Musulmans », mais aussi pour légitimer
une répression armée des aspirations émancipatrices,
repression qui avait débuté bien avant les premiers
feux de la révolution algérienne. Cette psychiatrie
raciste fut aussi une psychiatrie mercenaire.
Frantz Fanon, une lumière dans la psychiatrie coloniale
Tous les psychiatres qui travaillaient dans l’Algérie
coloniale n’étaient certes pas à la solde de
l’ordre en place. Certains d’entre eux étaient
même fort lucides. Mais un seul, Frantz Fanon qui travaillait
au même moment dans l’hôpital psychiatrique de
Blida qui porte aujourd’hui son nom, a incarné puissamment
la résistance à ce colonial-aliénisme. Je renvoie
ici le lecteur à la riche biographie de lui [8] que nous
a donnée Alice Cherki, qui fut son élève. Fanon
était Martiniquais. À 19 ans, avec quelques autres
jeunes garçons bouillants, il s’était engagé
dans les forces de la France Libre [9], et il a participé
à divers combats, notamment à la Bataille d’Alsace.
Puis, ça avait été son retour au pays, dans
l’indifférence totale des autorités civiles
et militaires. Moment formateur de désillusions. Par la suite,
il vint à Lyon comme boursier, pour entamer des études
de médecine. Il découvrit Merleau-Ponty et Leroi-Gourhan,
alors professeur d’ethnologie à la Faculté de
lettres. Cet étudiant en médecine non conventionnel
avait proposé en 1950 ou 1951 une thèse de médecine
jugée exécrable et irrecevable par l’Université.
Cela donnera un livre célèbre, Peau noire et masque
blanc. Puis ce fut l’hôpital de Saint Alban et la rencontre
avec François Tosquelles, que « Fanon reconnaîtra
comme son maître, dans la différence et non l’obéissance
[10] ». Fanon n’allait pas tarder à avoir l’occasion
de mettre en pratique à l’hôpital psychiatrique
de Blida-Joinville où il sera nommé en 1953, les principes
des sociothérapies instistutionnelles pratiquées à
Saint Alban. Une psychiatrie accessible au doute, respectueuse des
personnes, et dont les difficultés allaient témoigner
qu’elle se mettaient à l’épreuve du contexte
colonial de son exercice car elle s’adressait aux femmes et
aux hommes réels [11].
Mais surtout, ces innovations furent menées alors que, sur
la grande scène de l’Histoire, les enjeux plus décisifs
de la révolution algérienne se dessinaient d’une
manière de plus en plus exigeante pour un Fanon qui allait
s’engager pleinement dans la lutte pour la libération
d’un peuple qui n’était pas le sien. On conçoit
que dans ce contexte il ait pensé qu’il y avait mieux
à faire que d’entrer dans une controverse “scientifique“
qui aurait inutilement fait honneur aux thèses de l’école
d’Alger. De fait, Fanon ne s’est exprimé qu’une
seule fois à ce propos : pour rapprocher les thèses
racistes algéroises de celle de John Colin Carothers, improbable
expert de l’O.M.S., qui a écrit un livre bien coté
pour expliquer que les Africains noirs sont comparables à
des hommes européens lobotomisés [12].
Cette discrétion sur les exactions psychiatriques coloniales
ne signifie pourtant pas que le psychiatre Fanon était un
autre homme que le révolutionnaire au destin flamboyant qui
est passé dans l’histoire en rejoignant la direction
du FLN en exil à Tunis, puis en devenant Ambassadeur itinérant
du GPRA dans une période de grande effervescence émancipatrice
animée par de grandes figures historiques (Patrice Lumumba,
Kwame Nkrumah...).
C’est ce qu’exprimait récemment François
Maspero, le premier éditeur des Damnés de la terre,
interviewé dans le film Frantz Fanon, mémoire d’asile
[13], en s’étonnant que les commentateurs de ce livre-culte
prêtent en général très peu d’attention
au fait que son auteur ait mis dans sa réflexion politique
toute la richesse de son expérience professionnelle des situations
psychiques engendrées par la guerre coloniale.
Fanon est resté psychiatre jusqu’au bout de sa vie.
Et c’est en psychiatre que, dans son testament politique [14],
il a théorisé la violence émancipatrice comme
un moment de resymbolisation majeur [15]. La violence émancipatrice
est à l’exact opposé de la décharge épileptique
à quoi de Professeur Sutter réduisait ladite «
violence indigène ». La violence émancipatrice,
comme tout processus de symbolisation, comporte un moment de triomphe
où l’autre tout puissant apparaît comme une chose
relative et pensable. Mais elle est surtout maîtrise de la
violence subie, structuration d’un point de vue sur elle,
élaboration symbolique de l’acte plus que simple recherche
du rapport de force.
Bernard Doray
[1] Cf. Présentation de Pierre Durand, Le train des fous,
Syllepse, réédition 2001. Voir aussi : Max Lafont,
L’Extermination douce. Éditions Latresne, 272 pages,
2 000, et également à propos du nazisme et des malades
mentaux, Alice Ricciardi Von Platten, L’extermination des
malades mentaux dans l’Allemagne nazie, Érès,
2001.
[2] Lorsqu’en mars 2003, la Mairie de Paris a proposé
au Conseil d’arrondissement du XVème arrondissement
de débaptiser la discrète rue Alexis Carrel pour lui
donner le nom plus glorieux de Jean-Pierre Bloch, grand résistant,
antifasciste et l’un des fondateurs de la Licra, seuls quatre
élus de droite ne se sont pas abstenus.
[3] Allusion au livre de Louis Chevalier Classes laborieuses et
classes dangereuses à Paris pendant la première moitié
du XIXème siècle, Plon 1958.
[4] Cf. Angelo Hesnard, La Neuropsychiatrie ethnique dans la Revue
de neurologie, 1917 et dans le même numéro, Maurice
Porot, Quelques notes de neuropathologie indigène. Ou encore,
Angelo Hesnard, Antoine Porot, Psychiatrie de Guerre et expertise
mentale militaire. Dans une thèse peu critique sur l’œuvre
d’Angelo Hesnard Le Dr A. Hesnard et la naissance de la psychanalyse,
1983, Madame E. Hesnard-Félix souligne l’intérêt
commun des deux hommes pour l’étude comparée
« des races » dans leurs pathologies.
[5] Hesnard avait l’idée d’une psychanalyse
fournisseuse de morale pour « une humanité qui tend
à rester ignorante de sa propre animalité foncière
» (Alain Ehrenberg, La fatigue d’être soi, Poches
Odile Jacob, 1998, page 273). Pour Alain Ehrenberg, l’œuvre
de Hesnard devrait être remise en valeur aujourd’hui
dans un débat psychanalytique mondial qui opposerait principalement
une psychanalyse française plutôt ringarde, qui serait
« une science de l’homme coupable » et la gaillarde
psychanalyse américaine présentée comme «
une science du développement personnel (qui) utilise les
penchants naturels de l’homme pour son propre bien et pour
celui de la société. » (Alain Ehrenberg., Idem)
[6] À propos de ces auteurs : Maurice Porot. et J. Gentile,
Alcoolisme et troubles mentaux chez l’indigène algérien,
Bulletin sanitaire de l’Algérie, mai 1941 ; C. A. Pierson,
Paléophrénie réactionnelle, Psychopathologie
de l’impulsion morbide en milieu nord-africain, Maroc médical
1955, n° 360 ; Antoine Porot, D.C. Arii, L’impulsivité
criminelle chez l’Indigène algérien. Ses facteurs,
Annales médico-psychologiques N°5, 12, 1932 ; D.C. Arii,
De l’impulsivité criminelle chez l’indigène
algérien, Thèse Alger, 1928 ; Jean Sutter, L’épilepsie
mentale chez l’indigène nord-africain, Thèse
Alger, 1937 ; Antoine Porot, C. Bardenat., Psychiatrie médico-légale,
Maloine, 1959, page 301.
[7] Dans sa thèse de Médecine de 1932 publiée
en livre en 1937, Jean Sutter lie la question de ladite «
impulsivité criminelle » avec celle de l’épilepsie,
forme pure de la décharge qui ramène l’affect
à un processus primaire. Le tout est censé trahir
un mode d’être constitutionnel des Indigènes
qui s’exprime au quotidien dans les comportements et la moralité
: « Dans le caractère indigène, l’impulsivité
tient une grande place et contraste de façon assez singulière
avec une apathie, une “sérénité constitutionnelle“
qui mettent ces sujets à l’abri des accidents affectivo-émotifs.
Il faut noter aussi “l’inexistence d’une échelle
des valeurs morales en dehors de quelques concepts imposés
par la religion ou enracinés dans les habitudes personnelles“
[Porot et Arii]. La vie humaine n’a souvent que peu de valeur
dans la balance morale de cet homme primitif ; il est capable de
devenir un assassin sans que le geste meurtrier se présente
à lui avec le caractère exceptionnel et monstrueux
qu’il revêt aux yeux de l’Européen, même
profondément déchu. » : Jean Sutter, L’épilepsie
mentale chez l’indigène Nord-Africain - étude
clinique, Imprimerie Nord Africaine, Alger, 1937, pages 114 - 115.
[8] Alice Cherki, Frantz Fanon - Portrait, Seuil, 2000. Voir à
propos de cet ouvrage : Bernard Doray, De notre histoire, de notre
temps : à propos de « Frantz Fanon portrait »
d’Alice Cherki, Sud - Nord N° 14, 2001, pages 145 - 166.
[9] Le film Parcours de Dissidents de Euzhan Palcy (Production
JMJ / RFO, janvier 2006) relate très bien le trajet de ces
milliers de marins, d’appelés, mais aussi de quelques
civils, qui ont bravé l’administration coloniale et
vychiste dirigée d’une main de fer par l’amiral
Robert pour entreprendre un long et dangereux voyage clandestin
vers l’Europe, en réponse à la répression
qui s’était abattue sur les Antilles, et à l’appel
du Général de Gaulle. Dissidents a été
le terme employé par l’amiral Robert pour les désigner.
[10] Dans ce haut lieu de la psychiatrie institutionnelle encore
imprégné de la création en résistance
des années de guerre, l’espace de la folie, écrit
Cherki, « est interrogé dans son rapport étroit
avec l’aliénation sociale, culturelle aussi. Il faut
désaliéner l’institution psychiatrique, en faire
un espace dans lequel les soignants et les pensionnaires, les malades
mentaux et ceux qui ne le sont pas inventent des dispositifs [...]
L’aliénation est interrogée dans tous ses registres
au lieu de jonction du somatique et du psychique, de la structure
et de l’histoire ». Alice Cherki, Op. cit., page 35.
[11] Pour cela, Fanon fut rapidement secondé avec passion
par le jeune psychiatre Jacques Azoulay. Le succès de la
sociothérapie institutionnelle fut immédiat dans le
pavillon des femmes européennes : réunions bi-hebdomadaires,
fêtes symboliques, commission regroupant infirmières
et malades, journal. Lourd échec, par contre, lorsqu’il
s’est agi d’appliquer la méthode au pavillon
des « hommes indigènes ». Ce fiasco fut l’occasion
d’une réflexion féconde rapportées par
Azoulay dans sa thèse : « Si nous avions échoué,
[...] c’est parce que nous avions cru adapter à une
Société musulmane, et, de surcroît, dans une
population à majorité paysanne, les cadres d’une
société occidentale à évolution technique
déterminée. » De cette réflexion autocritique,
sortit un ensemble d’initiatives originales et culturellement
mieux ajustées..
[12] Le livre principal de Carothers (John Colin Carothers, The
African mind in health and disease, a study in ethnopsychiatry,
World Health Organization, Geneva, 1953) a trouvé à
l’époque des éditeurs prestigieux, y compris
en France (Psychologie normale et pathologique de l’Africain
: étude ethnopsychiatrique. Paris, Masson, 1954), et il est
encore vendu en ligne sur plusieurs sites anglo-saxons.
Ce John Colin Carothers avait été nommé un
peu par hasard Directeur du Nairobi’s Mathari Mental Hospital
de 1938 à 1950. Sur fond de lobying et de désert de
compétences, il était devenu un expert international
de l’OMS. Sa découverte partait de l’idée
que tout étant dans tout, l’embryologie de la peau
et du cortex ont quelques relations. Il avait alors inféré
“scientifiquement“ de la différence entre le
grain des peaux noires et celui des blanches, que l’Africain
est l’équivalent d’un Européen lobotomisé.
À propos du contexte de ces élucubrations théoriques,
voir en particulier : N. J. Carson, Ethnopsychiatry and Theories
of “the African Mind“ : A Historical and Comparative
Study, Faculty of Medicine, McGill University.
[13] Frantz Fanon, mémoire d’asile, film réalisé
et produit par Abdenour Zahzah et Bachir Ridouh, 52 minutes, 2002.
[14] Frantz Fanon a reçu un premier exemplaire des Damnés
de la terre trois jours avant de mourir à 36 ans d’une
leucémie myéloïde, et l’écriture
de cet ultime livre avait été une course contre la
mort.
[15] Bernard Doray, À propos de l’actualité
de Frantz Fanon, intervention aux Journées de psychiatrie
de Dax : autour de la notion de violence en psychiatrie, 4 et 5
décembre 2003, à paraître dans la revue Sud-Nord.
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