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Origine : http://www.psychiatrie-francaise.com/psychiatrie_francaise/2000/Utopies/PsyFr400envies.htm
Ce livre est l'itinéraire de Frantz Fanon, psychiatre bien
connu comme penseur révolutionnaire, tracé par Alice
Cherki, un témoin qui l'a connu lorsqu'elle était
son interne à Tunis. Cette vie brève et flamboyante
se raconte en plusieurs épisodes.
Avant la vocation psychiatrique, Fanon né à la Martinique
fait la découverte de sa négritude à la guerre.
Utopiste, engagé volontaire dans les troupes de la France
libre à 18 ans, il quitte la Martinique et y revient quand
de Gaulle y rétablit la légalité républicaine.
C'est l'engagement gaulliste antinazi d'un jeune noir qui va défendre
la liberté mais découvre la discrimination raciale
dès son arrivée à Casablanca. Il ne reniera
jamais son admiration pour un autre grand Antillais, Aimé
Césaire, mais ne suivra pas sa politique départementaliste
et intégrative.
Frantz Fanon commence médecine à Lyon (l'auteur renvoie
à sa biographie par Jacques Postel) mais, avide de connaissances,
il lit Freud, Marx et Lacan (à ce dernier il fera de nombreuses
références dans "Peau noire masques blancs").
Il garde toujours ses distances avec l'idéologie communiste
et sa vocation psychiatrique se dessine tôt, dès la
quatrième année d'étude et malgré l'enseignement
très organiciste lyonnais. C'est aussi à Lyon qu'il
rencontre pour la première fois l'exil nord-africain. Il
est ensuite interne à St Ylie, à Dole, où il
écrit "Le syndrome nord africain" sur le thème
de l'isolement et de l'insécurité du Maghrebin exilé.
Ce texte sera publié dans Esprit, en 1952. Sa thèse
de médecine : "Peau noire masques blancs" est refusée
par la faculté ; il se rabat alors sur un sujet plus conventionnel.
Ensuite, Il fait une expérience décisive chez Tosquelles
à St Alban et devient un disciple engagé de la psychiatrie
institutionnelle. Son maître dira de lui que sa vigilance
paranoïde est en fait une méfiance à l'égard
de tous les discours normatifs. A la différence des élèves
de Tosquelles de l'époque, il se refuse à l'expérience
psychanalytique mais prépare le médicat des hôpitaux
psychiatriques.
En novembre 1953, un poste se libère en Algérie,
à Blida. Dans l'hôpital qui porte maintenant son nom,
il va faire l'expérience de l'impasse identitaire dans laquelle
sont plongés les colonisés, ici les Algériens,
ailleurs les Antillais : "Parler une langue, c'est assumer
un monde et sa culture." Dans cet hôpital sous-équipé,
il va pourtant inventer un travail commun : il sera le rassembleur
passionné de ce qui lie les hommes entre eux malgré
leurs différences, en mettant en œuvre ce qu'il a appris
à St Alban. Il aura pour alliés les internes et les
infirmiers, à une époque où la psychiatrie
officielle (représentée par le Pr Porot) voyait en
"l'indigène nord africain un être primitif à
l'évolution cérébrale défectueuse et
génétiquement fixée". Il pratique à
Blida une psychiatrie ouverte mais il fait aussi l'expérience
de l'échec d'une sociothérapie à base occidentale
dans ce pays musulman dont il tentera sans cesse de prendre en compte
la culture, et cet échec relatif nourrira sa pensée
théorique.
L'auteur fait un tableau de l'Algérie juste avant l'insurrection
de novembre 1954 et des contacts de Fanon avec les intellectuels
juifs. Lorsque l'insurrection débute, Blida sera tout naturellement
en sympathie et de nombreux médecins et infirmiers rejoignent
les rangs des insurgés. A partir de 1956, le soutien de l'institution
est actif à la révolution (des blessés y sont
soignés et cachés), puis des contacts se développent
avec les dirigeants de la lutte armée. Après la répression
de la grève des infirmiers, Fanon doit démissionner
de Blida considéré comme un nid de fellaghas. La réponse
à sa lettre de démission sera, en janvier 57, un arrêté
d'expulsion d'Algérie, qui lui sauvera probablement la vie.
Protégé par le F.L.N., dont il devient membre du service
de presse, Fanon obtient un poste à l'hôpital de la
Manouba, à Tunis. En 1960, il est ambassadeur pour l'Afrique,
il participe à l'épopée de l'Algérie
en renonçant à la pratique psychiatrique pour ne plus
se consacrer qu'à la pratique révolutionnaire et à
sa théorisation.
L'œuvre qui va le rendre célèbre "Les damnés
de la terre" paraît en 1961. La même année,
une affection leucémique va l'emporter quelques jours après
la publication de ce livre salué par la presse de gauche.
Il a 36 ans.
Une bonne partie du livre d'Alice Cherki est consacrée à
une étude des "Damnés de la terre" et donne
envie de se replonger dans un texte dérangeant, trop vite
considéré comme démodé. Elle y montre
à quel point l'inspiration révolutionnaire et psychiatrique
se confondent, et elle essaie de synthétiser ce qu'il reste
de Fanon dans la pensée actuelle. A côté de
l'actualité politique de ce penseur pour comprendre les violences
urbaines de notre monde post-colonial, elle insiste sur son actualité
pour la clinique psychanalytique moderne. Fanon aurait pressenti
qu'au-delà du refoulement il y a des éléments
du réel qui n'arrivent pas à "s'inconscientiser"
selon sa formule désuète, qui n'arrivent pas à
se transformer en traces susceptibles de naviguer dans l'oubli.
Ce réel concerne les traumatismes d'avant le langage que
sont les maltraitances, mais aussi les traces des guerres et des
exterminations et encore celles du passé d'esclave, situation
que Fanon portait dans sa chair. L'auteur termine alors en citant
Primo Levi : "Le réel c'est le camp, la vie d'après
est un rêve." Fanon luttait pour transformer le réel
du camp, pour rendre à la vie le rêve (p. 308). Tout
au long de ce livre passionné, vivant, bien écrit,
plein d'anecdotes, l'affection et l'admiration de l'auteur pour
cet homme au parcours exceptionnel ne se démentent pas, sans
jamais virer à l'hagiographie.
Enfin en ce début de siècle, les souvenirs de la
guerre d'Algérie reviennent en mémoire et la lecture
de Frantz Fanon que fait le livre d'Alice Cherki peut aussi aider
à comprendre un aspect profond et mal connu de la révolte
Algérienne.
Monique BYDLOWSKI
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