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FRANTZ FANON, PORTRAIT
CHERKI (A.)
Éd Seuil, 2000, 313 p.,
PSYCHIATRIE ET RÉVOLUTION

Origine : http://www.psychiatrie-francaise.com/psychiatrie_francaise/2000/Utopies/PsyFr400envies.htm

Ce livre est l'itinéraire de Frantz Fanon, psychiatre bien connu comme penseur révolutionnaire, tracé par Alice Cherki, un témoin qui l'a connu lorsqu'elle était son interne à Tunis. Cette vie brève et flamboyante se raconte en plusieurs épisodes.

Avant la vocation psychiatrique, Fanon né à la Martinique fait la découverte de sa négritude à la guerre. Utopiste, engagé volontaire dans les troupes de la France libre à 18 ans, il quitte la Martinique et y revient quand de Gaulle y rétablit la légalité républicaine. C'est l'engagement gaulliste antinazi d'un jeune noir qui va défendre la liberté mais découvre la discrimination raciale dès son arrivée à Casablanca. Il ne reniera jamais son admiration pour un autre grand Antillais, Aimé Césaire, mais ne suivra pas sa politique départementaliste et intégrative.

Frantz Fanon commence médecine à Lyon (l'auteur renvoie à sa biographie par Jacques Postel) mais, avide de connaissances, il lit Freud, Marx et Lacan (à ce dernier il fera de nombreuses références dans "Peau noire masques blancs"). Il garde toujours ses distances avec l'idéologie communiste et sa vocation psychiatrique se dessine tôt, dès la quatrième année d'étude et malgré l'enseignement très organiciste lyonnais. C'est aussi à Lyon qu'il rencontre pour la première fois l'exil nord-africain. Il est ensuite interne à St Ylie, à Dole, où il écrit "Le syndrome nord africain" sur le thème de l'isolement et de l'insécurité du Maghrebin exilé. Ce texte sera publié dans Esprit, en 1952. Sa thèse de médecine : "Peau noire masques blancs" est refusée par la faculté ; il se rabat alors sur un sujet plus conventionnel.

Ensuite, Il fait une expérience décisive chez Tosquelles à St Alban et devient un disciple engagé de la psychiatrie institutionnelle. Son maître dira de lui que sa vigilance paranoïde est en fait une méfiance à l'égard de tous les discours normatifs. A la différence des élèves de Tosquelles de l'époque, il se refuse à l'expérience psychanalytique mais prépare le médicat des hôpitaux psychiatriques.

En novembre 1953, un poste se libère en Algérie, à Blida. Dans l'hôpital qui porte maintenant son nom, il va faire l'expérience de l'impasse identitaire dans laquelle sont plongés les colonisés, ici les Algériens, ailleurs les Antillais : "Parler une langue, c'est assumer un monde et sa culture." Dans cet hôpital sous-équipé, il va pourtant inventer un travail commun : il sera le rassembleur passionné de ce qui lie les hommes entre eux malgré leurs différences, en mettant en œuvre ce qu'il a appris à St Alban. Il aura pour alliés les internes et les infirmiers, à une époque où la psychiatrie officielle (représentée par le Pr Porot) voyait en "l'indigène nord africain un être primitif à l'évolution cérébrale défectueuse et génétiquement fixée". Il pratique à Blida une psychiatrie ouverte mais il fait aussi l'expérience de l'échec d'une sociothérapie à base occidentale dans ce pays musulman dont il tentera sans cesse de prendre en compte la culture, et cet échec relatif nourrira sa pensée théorique.

L'auteur fait un tableau de l'Algérie juste avant l'insurrection de novembre 1954 et des contacts de Fanon avec les intellectuels juifs. Lorsque l'insurrection débute, Blida sera tout naturellement en sympathie et de nombreux médecins et infirmiers rejoignent les rangs des insurgés. A partir de 1956, le soutien de l'institution est actif à la révolution (des blessés y sont soignés et cachés), puis des contacts se développent avec les dirigeants de la lutte armée. Après la répression de la grève des infirmiers, Fanon doit démissionner de Blida considéré comme un nid de fellaghas. La réponse à sa lettre de démission sera, en janvier 57, un arrêté d'expulsion d'Algérie, qui lui sauvera probablement la vie. Protégé par le F.L.N., dont il devient membre du service de presse, Fanon obtient un poste à l'hôpital de la Manouba, à Tunis. En 1960, il est ambassadeur pour l'Afrique, il participe à l'épopée de l'Algérie en renonçant à la pratique psychiatrique pour ne plus se consacrer qu'à la pratique révolutionnaire et à sa théorisation.

L'œuvre qui va le rendre célèbre "Les damnés de la terre" paraît en 1961. La même année, une affection leucémique va l'emporter quelques jours après la publication de ce livre salué par la presse de gauche. Il a 36 ans.

Une bonne partie du livre d'Alice Cherki est consacrée à une étude des "Damnés de la terre" et donne envie de se replonger dans un texte dérangeant, trop vite considéré comme démodé. Elle y montre à quel point l'inspiration révolutionnaire et psychiatrique se confondent, et elle essaie de synthétiser ce qu'il reste de Fanon dans la pensée actuelle. A côté de l'actualité politique de ce penseur pour comprendre les violences urbaines de notre monde post-colonial, elle insiste sur son actualité pour la clinique psychanalytique moderne. Fanon aurait pressenti qu'au-delà du refoulement il y a des éléments du réel qui n'arrivent pas à "s'inconscientiser" selon sa formule désuète, qui n'arrivent pas à se transformer en traces susceptibles de naviguer dans l'oubli. Ce réel concerne les traumatismes d'avant le langage que sont les maltraitances, mais aussi les traces des guerres et des exterminations et encore celles du passé d'esclave, situation que Fanon portait dans sa chair. L'auteur termine alors en citant Primo Levi : "Le réel c'est le camp, la vie d'après est un rêve." Fanon luttait pour transformer le réel du camp, pour rendre à la vie le rêve (p. 308). Tout au long de ce livre passionné, vivant, bien écrit, plein d'anecdotes, l'affection et l'admiration de l'auteur pour cet homme au parcours exceptionnel ne se démentent pas, sans jamais virer à l'hagiographie.

Enfin en ce début de siècle, les souvenirs de la guerre d'Algérie reviennent en mémoire et la lecture de Frantz Fanon que fait le livre d'Alice Cherki peut aussi aider à comprendre un aspect profond et mal connu de la révolte Algérienne.

Monique BYDLOWSKI