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Origine : http://multitudes.samizdat.net/article.php3?id_article=905
Il est possible de se livrer à toute une série de
jeux de mots autour du pouvoir, des pouvoirs, de la puissance (que
je laisserai pour l'instant de côté), du potentiel
et du possible. Je m'en tiendrai ici à la réalité.
Constat : la crise du patriarcat
Réalités, potentialités
Au XIXème siècle apparaissent, dans les pays occidentaux
qui s'industrialisent, des "mouvements" de femmes : les
femmes bougent.
Je dis mouvement moins pour évoquer une ou des organisations,
mais pour distinguer ce phénomène nouveau, le déplacement
d'un nombre soudain qualitativement multiplié de femmes,
de transgressions individuelles et exceptionnelles, déplacement
par rapport à une ligne de partage immémoriale tracée
entre les sexes, entre les femmes et les hommes, entre des mondes,
le féminin et le masculin, déplacement dont le caractère
massif renvoie nécessairement à des transformations
qui créent les conditions historiques de sa possibilité.
On peut faire l'hypothèse que le salariat des femmes est
cette réalité historique.
Réalité : événement non concerté
et d'abord immaîtrisé, le salariat des femmes ouvre
une brèche dans la certitude du rangement sexuel. Il dérange
la mise en scène du partage traditionnel des tâches,
des lieux et des temps selon les sexes. Il rompt l'équilibre
de la complémentarité de deux mondes puisqu'il peut
s'interpréter soit comme l'irruption des femmes dans un domaine
réservé aux hommes, celui du travail socialement reconnu,
soit comme l'apparition d'un terrain qu'il faudrait supposer sexuellement
neutre.
S'ouvrent alors des potentialités historiques : que dans
la forme nouvelle prise par la séparation entre le privé
et le public, le domestique et le politique, les femmes, individus
économiquement majeurs et virtuellement indépendants,
cessent d'être assignées aux fonctions réputées
relever du féminin, et que réciproquement les activités
"publiques" ne demeurent pas le monopole du masculin.
Confusion des sexes, mélange des mondes qui justement ne
se réalise pas, car une autre réalité vient
interférer avec la précédente et rend improbable
la neutralité sexuelle dans le travail, dans l'activité
publique.
Cette autre réalité pourrait bien être le rapport
de sexe, les pratiques et les représentations qu'il induit.
Entre ces deux réalités, il y a distorsion, au point
où elles interfèrent.
Interférences
La réalité du travail (effectif ou potentiel) suppose
résolus, effacés les problèmes posés
par une différence entre hommes et femmes : il n'existerait
que des individus économiques et juridiques. Les femmes "travailleuses"
répondent en principe à cette définition.
Mais à cette réalité résistent des
inerties qui en contrecarrent les effets : - inerties juridiques,
car au cœur même du droit, la neutralité quant
au sexe reste incertaine. La minorité, l'incapacité
juridique de l'individu de sexe féminin s'inscrivent au contraire
dans les dispositions du Code Civil qui articulent aussi bien les
droits civiques que le droit au travail à un statut "civil"
: celui de la dépendance de la femme mariée.
inerties juridico-politiques, puisque le droit de vote ne découle
pas de la majorité économique. Les femmes travailleuses
remplacèrent bien les hommes absents pendant la première
Guerre mondiale, mais leurs loyaux services ne furent récompensés
d'aucune inscription politique, et il fallut attendre la fin de
la Seconde Guerre pour que la citoyenneté soit "octroyée"
(pour des raisons d'ailleurs douteuses !)
inerties pratiques : la résistance des hommes au travail
de "leur" femme. L'argument de la concurrence des femmes
sur le marché du travail pèse moins lourd, dans les
discours ouvriers, que les convictions qu'il sert à rationaliser
: une femme incarne le refuge domestique ; sa place est au foyer,
garante du confort du nid familial. En outre elle est fragile et
doit être soustraite à la promiscuité. Dès-
le milieu du XIXème siècle, on voit se développer
cette argumentation, dans les textes de Michelet (L'Amour, La Femme),
dans Le Sublime, de Denis Poulot, mais surtout dans les congrès
ouvriers, syndicaux et politiques.
Ces résistances ont à leur tour des conséquences
sur l'effectivité du travail potentiel : à la neutralité
et à l'égalité de principe s'opposent pour
les démentir la réalité de l'inégalité
des salaires et finalement la priorité donnée aux
fonctions familiales des femmes, sous les espèces de la formule
durable de la fameuse "conciliation" entre travail salarié
et devoir maternel. La différence des sexes se réinscrit
alors à l'intérieur même du "terrain neutre",
pour y produire à nouveau ses effets de hiérarchie,
d'exclusion. Le salaire de la femme est par exemple "salaire
d'appoint" ; il alimente le superflu (ou le nécessaire)
domestique. Mais c'est par le salaire de l'homme qu'a lieu la circulation,
la connexion entre social et privé : anneau d'alliance qui
le lie l'extérieur et à la communauté, voire
à l'ordre établi.
La distorsion entre potentialités et réalité
opère la translation de la situation "patriarcale"
au sens strict : en effet il ne s'agit plus du schéma simple
de la domination, mais d'un système complexe où la
domination s'ajuste au terrain "neutre" pour y imprimer
la différence, moins sous la forme du partage que comme inégalité
du même. Ressurgissent ainsi sous des formes transformées
les enjeux du rapport de sexe. On ne peut donc plus parler de "patriarcat"
au sens strict, puisque la brèche demeure ouverte et contraint
non seulement à cette translation, mais à sa justification
par des arguments identitaires.
C'est de l'expérience vécue de cette contradiction,
de l'écartèlement entre potentialités et résistances
que sont nés les mouvements de femmes.
Mais les résistances ont dû avoir recours à
l'argumentation pour maintenir, réinscrire le partage, corriger
la neutralité. La "phallocratie" est nécessairement
polémique, car rien ne va plus de soi.
Polémique : pouvoir et identité
Tirer toutes les conséquences, dans les pratiques et les
représentations, des virtualités portées par
le salariat des femmes équivaudrait à la "perte
d'un monde" (selon la formule de P. Laslett), un monde dans
lequel les enjeux du rapport de sexe se trouvaient par avance et
"naturellement" réglés par un partage traditionnel.
C'est pourquoi les efforts pour maintenir, au sein de la translation,
la domination de sexe opèrent sur fond de nostalgie : celle
de l'évidence et de la stabilité du partage des mondes,
mais aussi d'idéalisation : en ce temps-là les femmes
possédaient du pouvoir, des pouvoirs, "spécifiques".
Les analyses du "travail domestique" fournissent des
symptômes exemplaires de la nostalgie. Pour M. Perrot et A.
Farge (L'histoire sans qualités), le travail domestique est
un effet du capitalisme. Pour I. Illitch (Le travail fantôme,
Le genre vernaculaire) aussi. Mais ils s'accordent surtout pour
le caractériser comme un enfermement des femmes qui contrasterait
avec une liberté dont elles auraient joui auparavant : liberté
de circulation, liberté de mouvement autorisant des activités
commerciales, voire politiques. (M. Perrot La femme populaire rebelle)
Ce qui 'est entendu, et non sous-entendu, c'est que les femmes détenaient
une puissance, des espaces, dont les prive la disparition des structures
traditionnelles : il y a une perte. Des limites, des barrières
se dressent, autrefois absentes. on ne sait d'ailleurs pas très
bien jusqu'où il faut remonter pour leur assigner une date
et une cause : au XIXème siècle avec le capitalisme
? au XVIème siècle avec le capitalisme marchand ?
Quant à lui, G. Duby fait de la situation des femmes dans
le Haut Moyen Âge un tableau qui atteste leur sujétion,
leur réclusion, et Engels datait "la grande défaite
du sexe féminin" du moment (très reculé)
où le "social" se branche sur l'économie.
Or si l'émergence du "domestique", donc de l'enfermement
"moderne", marque bien une rupture, sinon une nouveauté,
la question demeure de savoir : nouveauté par rapport à
quoi ? par rapport à quel état antérieur ?
et comment définir ce état antérieur ?
Les physiocrates entendent "domestique" en un sens différent
et plus large que l'acception actuelle : gestion du patrimoine qui
comprend aussi bien celle d'une exploitation (ferme, domaine) que
celle de la "maison" et de trousseaux de clefs qui ouvrent
les resserres. De ce domestique-là, dont traitent les manuels
d"'économie domestique" du XIIIème siècle,
les hommes assurent le contrôle global. Ils ont les clefs.
Il reste alors aux femmes les soins intérieurs du linge et
de la nourriture. Et si les formes "domestiques" des production
font place aux formes industrielles, si à cette transformation
correspond une séparation désormais tranchée
entre le monde du travail, productif, et celui de la consommation,
"improductive", ce constat ne permet pas de conclure,
dans l'après-coup, à l'existence antérieure
d'une communauté de production non hiérarchique.
M. Perrot veut pour preuve de la liberté des femmes du peuple
au XVIIIème siècle leur rôle de transmission,
de courrier lors des émeutes de rue, leur participation aux
émeutes des "ménagères". Mais quel
sort sera fait à la révolte des ménagères
marchant sur Versailles avec leur panier par la Convention, dans
les Clubs, sur le terrain proprement politique que les hommes finalement
resteront seuls à occuper ?
Quant à la liberté de circulation dans les villes,
on peut en douter lorsqu'on se réfère aux récits
de Restif de la Bretonne (celui de Césarette, la "fille
culottée" qui sans sa culotte "était frite"
Le spectateur nocturne, Les nuits révolutionnaires) ou aux
rapports de police. Cette liberté ne s'exerce que dans les
limites du partage des lieux et des heures.
Quel est donc le pouvoir traditionnel des femmes dans une société
traditionnelle ? Effectivement le monopole de tâches strictement
localisées, territorialisées, et ce qu'il importe
de préciser c'est
1) quelle place occupe ce "pouvoir" dans un ensemble,
quels rapports entretiennent les activités et prérogatives
des femmes avec la totalité de la structure et notamment
avec celles des hommes ;
2) comment la territorialisation est produite et représentée,
soit comment cette "autonomie" féminine est située
dans le système des représentations du masculin et
du féminin ; comment la délimitation du territoire
féminin s'effectue non par la conquête d'espaces ouverts
et indéterminés, mais par sa circonscription que marquent
les interdits afférents à la féminité.
3) par rapport à quelles identifications essentielles, quelles
définitions (prescriptives) du féminin auxquelles
les femmes doivent se conformer est tracée cette délimitation.
Soulignons que ce fonctionnement est réglé par l'assimilation
femme/féminin.
A la première question, I. Illitch répond, dans Le
genre vernaculaire : à chacun ses tâches, son territoire
"genré", pour concourir au but commun : faire fructifier
le patrimoine, nourrir la famille. La complémentarité
de deux mondes est préférable au développement,
destructeur de l'harmonie. Sur la terre indifférenciée
du salariat, germe la concurrence ; la confusion des sexes engendre
la rivalité. La hiérarchie supplante la complémentarité.
Le thème du "développement contre les femmes"
a d'ailleurs séduit plus d'une, et il convient encore de
s'interroger sur l'usage identitaire du recours à la tradition,
fréquent chez les anthropologues et plus encore dans les
courants écologistes.
Séparation toujours déjà hiérarchique
affirme E. Shorter (La naissance de la famille moderne). La hiérarchie
s'atteste dans l'étendue des territoires : les femmes vont
au marché voisin pour vendre les volailles ; les hommes se
rendent au bourg lointain pour traiter les marchés importants
de terres et de gros bétail. La tradition traverse le temps
et l'espace. La répartition sexuée des outils et des
techniques reste vigoureuse en Afrique (P. Tabet Les outils, les
mains, les armes) et peut provoquer des désastres économiques
lorsque les femmes, privées de technologie adéquate,
se retrouvent avec l'agriculture "sur les bras".
Pourtant, selon Illitch, une logique féministe/féminine
consisterait à revenir à cette situation antérieure
où les femmes jouissaient d'un pouvoir assuré par
le partage genré, par la certitude des identités sexuelles.
Cette position a au moins le mérite de désigner une
transformation décisive : le "patriarcat" n'est
plus ce qu'il était. L'analyse des structures patriarcales
ne rend plus compte des modes actuels de la situation des femmes,
de ce qu'on appelle leur oppression. La preuve est qu'elles connaissent
aujourd'hui cette oppression. Cette conscience correspond à
la crise des formes de domination, crise qui met à nu la
réalité du rapport de sexe et contraint à des
suppléments non d'âme mais de protection contre les
invasions, les débordements.
Il y a plusieurs techniques de restriction du mouvement : la plus
radicale, ligoter. C'est celle du tchador intégriste dans
lequel les femmes ne peuvent bouger ni pieds, ni mains, ni pattes.
Entraver, c'est celle qu'on adoptait avant l'écologie pour
les vaches agitées : un morceau de bois, suspendu à
l'encolure, suit les mouvements et en ralentit les excès.
Enfin la plus raffinée, la plus perverse et la plus adaptée
aux exigences actuelles est celle du parcours d'obstacles à
handicap inversé. Celui, ou plutôt celle, à
qui on a omis d'apprendre à sauter doit sauter encore plus
haut : on imagine donc l'aspect d'exploit que revêt une performance
de femme en matière professionnelle ou politique. Les instruments,
ou plutôt les affûtiaux utilisés, font figure
de poteaux indicateurs galanterie, grivoiserie pornographien, autant
de méthodes pour mettre en doute ou annuler la compétence
ou la performance professionnelle de la femme (voir la presse et
E. Cresson).
Le mérite de la thèse de Shorter est en revanche
de mettre l'accent sur le caractère irréversible de
la brèche, de la transformation, du déplacement, irréversibilité
qui explique sans doute la "réaction" systématique,
formulée précocement par A. Comte : "Il y a une
politique du domestique", politique qui consiste à maintenir
fermement, sous des formes nouvelles obligées, la distinction
entre le privé et le public, l'affectif et le rationnel.
Cette version vertueuse du partage sexuel peut se traduire : "ne
pas embroussailler les chemins du désir" (A. Breton)
ou encore "ne pas interdire à l'homme de représenter
la femme sous les espèces de la bête."(D. Laporte,
Art Press), versions libérales de la protection des territoires
où il est dit en clair que l'enjeu concerne en dernière
instance le rapport entre les sexes, comme l'avait si bien vu Spinoza,
qui objectait à la compétence politique des femmes
leur fatal statut de cause de désir, donc pomme de discorde.
Fondements : femmes et civilisation
On pourrait s'arrêter là, mais il reste à examiner
comment a marché et comment marche encore cette "politique",
comment la supposition de pouvoirs sert à éviter,
à contourner les questions actuelles, celles qu'ouvre la
vacillation des certitudes sur le partage sexuel des tâches
et des compétences. Il faut ici faire un détour par
quelques théorisations qui énoncent, légifèrent
sur la place des femmes dans la société, la civilisation.
Civilisation, droit et pouvoir
Curieusement Hobbes introduit dans sa théorie du contrat
(Léviathan) une double rupture avec l'état de nature.
Conformément à toute la philosophie politique des
XVIIème et XVIIIème siècles, le contrat pour
Hobbes laïcise l'état de société et la
forme du pouvoir politique, mais aussi conjure un état de
nature insatisfaisant ou périlleux. Mais alors que, pour
Locke par exemple, le contrat se conclut au plan de la société
civile, tandis que le fil entre nature et culture ne se rompt pas
du côté de la famille, Hobbes introduit la discontinuité
dans le rapport entre les sexes : à un contrat principal,
initial, succède un second contrat, pour ainsi dire par ricochet.
A l'institution de la société politique par les hommes
succède la nécessité de la cession par les
femmes de leurs droits "naturels" et leur entrée
sous la tutelle et la protection matrimoniales. A partir de la rupture
qui institue les républiques, apparaît la différence
juridique des sexes, conception étonnamment moderne en ce
qu'elle suggère que, pas plus que le pouvoir politique n'est
de droit divin, le rapport hommes/femmes n'est naturel. C'est le
droit qui instaure, institue l'inégalité. Sur la question
de savoir, d'expliquer pourquoi ce sont les hommes qui créent
les républiques, Hobbes garde le silence ; il constate un
état de fait. Mais sur les raisons pour lesquelles les femmes
sont contraintes de conclure le contrat privé, il donne une
explication : entretenir les enfants prend un sens économique
et les femmes ne sont plus en mesure d'assurer cet entretien lié
à une production "sociale", conception moderne
puisqu'on la retrouve chez Freud, pour qui les femmes ont la charge
des "tâches sexuelles de l'humanité", qui
s'effectue à côté du processus de civilisation
proprement dit (La morale sexuelle civilisée). Les femmes,
exclues du processus civilisateur, se retournent contre lui en défendant
le privé, l'amour, la sexualité face aux structures
homosexuelles masculines sublimées qui organisent le "social".
(Malaise dans la civilisation).
Mais cette idée était déjà à
l'œuvre chez A. Comte, avec cette formule forte de "politique
du domestique" qui a pour fonction d'assurer le maintien et
la perpétuation de la hiérarchie naturelle entre les
sexes : hiérarchie naturelle menacée par les tendances
métaphysiques et qui doit donc faire l'objet d'une reprise
artificielle et délibérée. Les femmes doivent
rester dans l'affectif et le privé pour servir de point fixe,
de tremplin et de source énergétique aux aspirations
sociales des hommes. Tel est le prix de l'économie d'ensemble
du système social : la structure d'ensemble inclut l'exclusion
du privé.
On la trouve aussi dans La phénoménologie de l'esprit.
Hegel y développe le thème de l'absence du rapport
conscient des femmes à l'universel. A l'universel elles ont
un rapport immédiat, naturel. C'est pourquoi elles ont, conformément
à leur essence, "un mari en général, des
enfants en général". Au contraire, "l'homme
qui possède comme citoyen la force consciente de soi (médiate)
de l'universalité" "achète ainsi le droit
au désir singulier". Et c'est pourquoi Hegel interprète
le geste d'Antigone comme la revendication d'une loi archaïque,
antérieure à la civilisation, ordre de la nature,
de la mort et du sang.
Représentations
On voit alors se dessiner un imaginaire du féminin qui organise
jusqu'aux constructions philosophiques les plus élaborées,
mais qui surtout imprègne les conceptions et les pratiques
les plus ordinaires, imaginaire d'un féminin incontrôlable
qui doit être limité et délimité par
des interdits, de circuler, de décider, de vouloir : autant
de conditions d'incapacité. Et ce sont effectivement ces
caractéristiques qu'on retrouve dans les descriptions des
"cultures féminines" : tout pouvoir considéré
comme positif ne s'exerce qu'à l'intérieur d'un territoire
cerné d'interdits. Une femme peut régner sur la maison,
mais ne peut aller au saloir, ou au cellier, lorsqu'elle a ses règles.
(Y. Verdier Façons de dire, façons de faire) Les exemples
anthropologiques ne manquent pas qui attestent le paradoxe de pouvoirs
redoutés, alors qu'ils ne figurent que l'envers d'un statut
négativement défini.
Exemplaire est à cet égard l'usage souvent fait de
l'énorme ouvrage de Bachofen, Das Mutterrecht. Publié
en 1861, il fut prétexte à de multiples contresens.
Bachofen y raconte et décrit l'époque mythique d'un
"matriarcat" à la fois séduisant et terrifiant.
Sa séduction et l'affirmation même de son hypothétique
existence historique alimenteront bien des thèses sur le
pouvoir des femmes, des mères. Pourtant la démonstration
de Bachofen vise à affirmer que ce matriarcat ou gynécocratie
relève d'une période heureusement révolue,
supplantée par le patriarcat triomphant, seul porteur de
progrès. La méthode explicitement adoptée par
Bachofen pour découvrir les caractères du matriarcat
consiste à prendre les mythes, donc les représentations
du féminin, comme un matériau historique témoignant
d'une réalité : "La tradition mythique doit être
considérée comme le témoignage authentique
des époques précédentes." "Le mythe
est l'histoire des temps primitifs." A partir de ce principe
méthodologique, de ce télescopage entre mythe et réalité,
Bachofen déroule la fresque gynécocratique, époque
sans temporalité, donc sans progrès, mais surtout
tableau ambivalent d'une toute-puissance maternelle et du rapport
des femmes, identifiées aux représentations du féminin,
aux puissances de l'ombre, aux forces chtoniennes. Les "propriétés
imaginaires" sont projetées sur écran d'histoire
et c'est évidemment un compte actuel qui se règle
dans les mythes.
La démarche récente d'anthropologues ou d'historiens(nes),
voire les propos sur les vertus spécifiques et spécialisées
des femmes dans les tâches politiques ne sont pas loin de
ces fantasmes. Exhiber la spécificité d'"affaires
de femmes", de "pouvoirs spécifiques" (comme
le fait par exemple A. Weiner dans La richesse des femmes) constitue-t-il
une preuve de la réalité d'un pouvoir ? Pouvoir toujours
adossé à la nature, à l'hypostase du maternel...
Il conviendrait de s'interroger sur ce pouvoir des mères,
sur ses ambiguïtés, ses complicités, comme l'a
d'ailleurs si bien fait C. Lacoste-Dujardin (Des mères contre
les femmes), sur l'ambivalence inéluctablement attachée
aux pouvoirs des femmes : pouvoirs bénéfiques mais
aussi "pouvoirs de l'horreur", de l'abyssal, du réel
infigurable ou indicible, et surtout sur la place de ces fameux
pouvoirs dans la structure d'ensemble.
L'aspect de mise en scène de la différence sexuelle
qui se dégage de ces pseudo-réalités : femme
= nature, femme = mère, femme = magie (ou encore femme =
ministre des affaires sociales, de la médecine douce) incite
à la vigilance. Car les concessions à l'imaginaire,
ne vont pas jusqu'à confier au féminin l'éducation
nationale ou la sécurité intérieure, pas plus
que la défense extérieure. La répartition des
compétences poursuit l'application de l'équivalence
: femmes/féminin, hommes/masculin. Les femmes réelles
sont-elles identiques à ces images ? Et le pouvoir, pouvoir
de, notamment de décider des affaires publiques, peut-il
encore, à la faveur d'une confusion entretenue sur les sens
et les lieux d'exercice, rester l'apanage, ou l'empennage de certains,
ou certaines ? Car le sexe biologique ne fait rien à l'affaire,
et, comme chacun le sait aujourd'hui, une femme peut bien faire
l'homme. Si le pouvoir politique s'érige sur l'exclusion,
des femmes mais aussi bien des étrangers, des sous-hommes,
esclaves ou prolétaires qui ne possèdent rien ou ne
se possèdent pas eux-mêmes, on peut faire une hypothèse
: les femmes seraient exclues en tant que porteuses, représentantes
par excellence de ce dehors, et constituées comme telles
pour que le dedans consiste. Le rapport du pouvoir, notamment politique,
aux femmes serait donc finalement constitutif autant que fantasmatique.
Post-scriptum
Ce texte est certes daté. Il a été écrit
en 1984 pour une rencontre féministe franco-grecque, à
Athènes.
Je le livre tel quel, à quelques remarques près,
ajoutées après-coup. Il peut sembler obsolète
puisqu'il n'intègre pas les références à
de nombreux travaux-savants- qui ont vu le jour dans la dernière
décennie. J'y trouve cependant, en le relisant, les traces
d'une pratique et de questions qui animaient alors le Mouvement
de Libération des femmes, en deçà ou au-delà
de réflexions plus académiques, qui n'ont pas peu
contribué à aseptiser le terrain.
J'y vois le symptôme d'une série d'oublis, sans doute
pas innocents. Il suffit de rappeler les débats, parfois
confus mais toujours passionnés et acharnés, autour
du projet de loi anti-sexiste qu'avait proposé Yvette Roudy,
projet naïf, qui prenait pourtant acte d'une réalité
qu'on peut au choix nommer sexisme ou misogynie.
Nous sommes aujourd'hui loin de ces utopies.
La Real-Politik actuelle se doit de faire "comme si"
ces problèmes n'existaient pas, n'existaient plus, comme
si un écran blanc avait soudainement recouvert le décor,
comme si tout avait été résolu à coup
de réglementations, comme si la parité allait de soi.
Pourtant regardons les derniers numéros de "Elle"
(novembre 1994) : il n'y est question et image que de mode pornographique,
avec un reportage sur les fesses des top- models, des propositions
de guêpières dans le style sado- maso. Ce n'est pas
par hasard que je cite volontiers le numéro spécial
d'Art Press consacré à l'éloge de la pornographie
en 1984 (sans doute suscité par le projet de loi anti-sexiste).
L'éditorial exemplaire signé par Dominique Laporte
revendique, au nom de la liberté d'expression, le droit de
"représenter la femme sous les espèces de la
bête" et glisse ainsi allégrement du droit au
fantasme (privé) aux droits du fantasme (publics et relevant
de la publicité des écrits, des images et des pratiques
qui s'ensuivent fatalement.) La France reste, il est vrai, une des
terres d'élection pour ces évidences misogynes. Il
ne faut donc pas oublier qu'elles perdurent, qu'elles rongent et
hypothèquent les stratégies optimistes, égalitaires
et paritaires, que les droits réclamés par les femmes
ne s'inscrivent pas sur une page blanche, mais sur le fond de ces
"droits" imprescriptibles forgés sur les fantasmes
du féminin. A en laisser le point aveugle, les femmes courent
le risque de déceptions graves et de malentendus.
Bibliographie
Michelet, La femme poche, Flammarion.
Denis Poulot, Le sublime, Maspero 1980.
L'histoire sans qualités, Galilée 1979.
Georges Duby, Le chevalier, la femme et le prêtre, Flammarion.
Engels, L'origine de la famille, de la propriété
privée et de l'État.
Restif de la Bretonne, Les nuits de Paris, 10/18 1963.
I Illitch, Le genre vernaculaire, Seuil 1983.
E. Shorter, La naissance de la famille moderne, Seuil 1977.
P. Tabet, Les outils, les mains les armes, L'Homme 1979.
A. Comte, Cours de Philosophie positive, La Physique sociale 50ème
leçon.
D. Laporte, Art Press, Février 1984 n° spécial
sur la pornographie.
F. Duroux, De l'inopportunité du gouvernement des femmes,
Cahiers du Grif 1992.
Hobbes, Leviathan, II, XX.
G. Conti Odorisio, Matriarcat etlou pouvoir des femmes, Des Femmes
1983.
Freud, La morale sexuelle civilisée (1910) in La vie sexuelle,
PUF.
Malaise dans la civilisation (1929) PUF.
Hegel, Phénoménologie de l'esprit, Ch VI Aubier 1977.
F. Duroux, Antigone encore, les femmes et la loi, Côté
femmes 1993.
C. Lacoste Dujardin, Des mères contre les femmes, La Découverte
1991.
Bachofen, Du règne de la mère au patriarcat, Ed De
L'Aire 1980.
A. Weiner, La richesse des femmes, Seuil, 1983.
Y. Verdier, Façons de dire, façons de faire, Gallimard,
1983.
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