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Origine : Echanges de mails fin 2006 et début 2007
Une écologie de la liberté
Note de lecture sur "Daniel CEREZUELLE, Ecologie et liberté.
Bernard Charbonneau, précurseur de l’écologie
politique"
A la fois brillant, cultivé, lucide, sensible et sincère,
Bernard Charbonneau (1910-1996) est le grand oublié des théories
écologistes et des critiques de la modernité industrielle
; son œuvre foisonnante, complexe est actuellement très
peu éditée cependant que sa pertinence, son angle
d’analyse tout à fait original du processus d’industrialisation
et ses constats prophétiques mériteraient une attention
infiniment plus grande. Charbonneau est, avec son camarade bordelais
Jacques Ellul, que l’on redécouvre enfin sur le vieux
continent, l’un des pères de l’écologisme
français et l’un des inspirateurs des thèses
d’Ivan Illich. A ce titre, et à bien d’autres,
Daniel Cérézuelle propose, dans son ouvrage paru aux
très audacieuses éditions Parangon, de découvrir
à la fois l’homme et l’œuvre, avec le parti
pris que l’un et l’autre sont indissociables. En effet,
Monsieur Cérézuelle montre que l’angle d’analyse
des faits et des idées de Charbonneau est toujours, méthod(dolog)iquement
lié à son expérience personnelle, charnelle,
affective, intuitive, en somme, existentielle, puisque, selon lui,
transmettre un savoir, c’est aussi partager une expérience
d’intériorité du sujet – celle-ci étant
très précisément ce que la modernité
industrielle remet en cause.
La réflexion de Charbonneau s’enracine, comme celle
d’Ellul, dans le personnalisme des années trente (celui
de Denis de Rougemont plutôt que de Mounier) mais ne s’y
compromet, ne s’y perd pas. Pour l’essentiel, elle en
garde une grande défiance vis-à-vis d’un libéralisme
qui prétend défendre la liberté individuelle
avec la multiplication d’institutions seulement efficaces
dans l’accroissement de leur pouvoir, et une ligne humaniste
- bien loin des thèses anglo-saxonnes du wilderness et de
la deep ecology - où le sujet, l’individu, mérite
plus d’attention que l’espèce ou qu’une
nature sacralisée, ainsi qu’une tendance spiritualiste
(que le personnalisme officiel perdit vite) qui ne deviendra jamais,
à l’inverse de celle d’Ellul, un engagement dans
le christianisme, ni une sorte de mystique éthérée.
Comme tous les penseurs de son époque, Charbonneau est bien
entendu marqué par le phénomène totalitaire,
mais il est l’un des rares (avec, bien sûr, Ellul, mais
aussi Gunther Anders et, dans une moindre mesure, Heidegger) à
pressentir qu’il ne peut être réduit à
ses émanations fasciste et communiste. La Grande Guerre est
pour lui la première manifestation (vécue) d’une
tendance des sociétés industrialisées vers
une totalisation sociale, une organisation impersonnelle fonctionnant
de manière autonomie (quoique le terme automatique soit plus
approprié), sans limites et sans objectifs autres que sa
propre efficacité, au sein de laquelle l’individu,
d’une part, devient une ressource humaine et perd la maîtrise
de son destin, cela du point de vue collectif comme du point de
vue individuel, et, d’autre part, voit son intériorité
même menacée - l’intuition est ici très
bergsonienne - par la déréalisation à laquelle
il est soumis, voire à laquelle il participe activement –
thème largement travaillé par un Ellul traitant de
la propagande. L’individu perd de fait le contact sensible,
physique avec le réel. En ce sens, quand Daniel Cérézuelle
invoque la nécessité pour Charbonneau d’une
sorte de réincarnation de l’homme, d’une recherche
de ce qui est à taille humaine, à proportion des sens
et de l’imaginaire de l’individu, il saisit tout à
fait le centre de son œuvre, dont on trouve la logique accomplie
dans le travail d’Illich sur les seuils de contre-productivité
des institutions de la société industrielle. Peut-être
aurait-il par contre dû l’envisager en regard de la
philosophie d’un Epicure et pas seulement de son indéniable
origine chrétienne.
Malgré de multiples tentatives, rappelle l’auteur,
Charbonneau échoua à créer un mouvement structuré
– d’intellectuels comme d’activistes – à
partir de ses thèses, dont il avait pourtant tiré
(contrairement à Ellul) une pensée politique concrète,
voire programmatique. Peut-être est-ce dû à sa
critique des sciences, et des sciences humaines en particulier,
laquelle ne pouvait que déplaire à des mouvements
écologistes très vite soumis aux logiques techniciennes
ou aux expertises ? Ou bien son style, exigeant autant qu’élégant,
et au fond très intimiste, ne correspondait-il plus aux canons
et aux attentes du dernier tiers du XXe siècle ? Cet échec
fut une grande déception pour un homme qui était persuadé
– à juste tire – d’avoir touché
le cœur du problème. Au lecteur de lui faire justice.
Daniel CEREZUELLE, Ecologie et liberté. Bernard Charbonneau,
précurseur de l’écologie politique, Coll. L’Après-développement,
Parangon, Lyon, 2006 , 202 pages
Orwell : de l’anticolonialisme à l’antistalinisme.
Note de lecture sur "John NEWSINGER, La politique selon Orwell"
Sur le vieux continent, Georges Orwell est essentiellement connu
pour deux ouvrages, La ferme des animaux et 1984 – fictions
mettant en procès le stalinisme et décrivant, pour
l’un, l’avènement d’un système totalitaire,
pour l’autre, son fonctionnement pathologique. Or, en Grande
Bretagne, non seulement Orwell, écrivain prolixe, est bien
plus que l’auteur de ces deux romans, mais il est aussi une
des plus importantes figures de la gauche littéraire de la
première moitié du XXe siècle, ce qui lui vaut
d’être l’objet de diverses controverses quant
au sens de son antistalinisme et de son engagement socialiste.
La biographie politique de John Newsinger a pour objectif de remettre
cet engagement socialiste en perspective afin de montrer que, loin
d’être un ventre mou de la gauche ou un tory honteux,
Orwell est demeuré jusqu’à sa mort - malgré
ses prises de positions pragmatiques ou farouchement anticommunistes
- un homme à la gauche de la gauche. Au passage, elle permet
aux lecteurs francophones de faire plus amplement connaissance avec
une personnalité littéraire que l’on ne peut
décidément pas réduire à son rejet des
systèmes totalitaires.
Né au Bengale dans une famille de fonctionnaires coloniaux
(son père travaillait dans un service gouvernemental voué
au commerce de l’opium en Inde), Eric Blair, qui prendra plus
tard le nom de Georges Orwell, est, durant sa jeunesse, un parfait
petit britannique impérialiste, méprisant et brutal.
Il devient même fonctionnaire colonial, en l’occurrence
policier en Birmanie durant cinq années, puis, après
cinq années d’un travail pour le moins zélé,
abandonne soudainement son poste, écoeuré, sincèrement
honteux et décidé à en découdre avec
l’impérialisme britannique. Son premier roman, Une
Histoire birmane, est d’ailleurs consacré à
ce thème. Il s’engage alors dans un véritable
processus de révisions de ses croyances aussi bien vis-à-vis
des colonisés que vis-à-vis du « peuple »,
des pauvres, que méprisent les membres de la moyenne bourgeoisie
dont il provient – au point d‘aller vivre, à
Londres et à Paris, avec les clochards, indigents et marginaux
de toutes sortes afin, croit-il, de connaître et de comprendre
qui sont et ce que subissent les opprimés du système.
Cet épisode est raconté dans Le Quai de Wigan et au
cours de nombreux articles destinés à des revues de
gauche ; il manifeste la conversion d’Orwell à un socialisme
à l’origine plus ou moins sympathisant de la révolution
bolchévique et qui le mènera, quand survient la guerre
d’Espagne, à passer de la réflexion à
l’activisme... Arrivé à Barcelone, impressionné
par l’enthousiasme révolutionnaire dans lequel baigne
la ville, Orwell s’engage en effet dans les rangs des miliciens
du POUM, mouvement d’obédience anarchiste dont il admire
l’égalitarisme concret. Englué dans une guerre
de position sans grand intérêt ni réel danger,
il assiste alors, à l’instar des personnages du film
de Ken Loach Land and Freedom, d’ailleurs largement inspiré
du témoignage d’Orwell Hommage à la Catalogne,
à l’étouffement de l’expérience
révolutionnaire par le gouvernement républicain à
la solde du Komintern. La révolution est sacrifiée
à la realpolitik de Staline ; les miliciens du POUM subissent
des campagnes de dénigrement, sont bafoués, parfois
même torturés et assassinés par les communistes.
Cet épisode est la seconde secousse intellectuelle d’Orwell,
lui-même menacé et bientôt obligé de quitter
l’Espagne. Comme en témoigne son œuvre ultérieure,
et quand bien même il est soumis à des choix, des engagements
pragmatiques difficiles (notamment concernant le soutien aux gouvernements
britanniques durant la guerre, ou aux travaillistes à la
fin de celle-ci), soutient John Newsinger, il n’aura de cesse
de défendre les principes d’une révolution trahie
à la fois par les démocraties dirigées par
le front populaire et par les soviétiques.
Si, tel qu’il est présenté par Monsieur Newsinger,
l’engagement socialiste d’Orwell, et sa persistance
jusqu’à sa mort, ne fait aucun doute, on est bien en
peine de dire de quel socialisme il s’agit, notamment parce
qu’aucun extrait suffisamment long, commenté et contextualisé
des écrits d’Orwell à ce sujet n’est donné.
A vrai dire, si l’Orwell de Monsieur Newsinger réfléchit
beaucoup aux questions tactiques, aux questions de moyens, s’il
en discute jusqu’à la fin de sa vie avec des anarchistes
et des trotskistes américains, il semble ne pas être
concerné par la question des fins, par les réflexions
théoriques, à l’exception d’une vague
volonté de nationalisation de l’économie et
de quelques clichés progressistes largement partagés
dans les années trente et quarante, même par les libéraux
; sa connaissance des théories socialistes paraît bien
maigre et l’on est tenté de parler d’une socialisme
intuitif, sociologique, voire d’un solidarisme à la
Dickens, plutôt que d’un socialisme au sens plein, quel
que soit son contenu. Plus que le socialisme, c’est la révolution,
la mythologie de la révolution qui paraît fasciner
Orwell. Ce qu’il souhaite, à l’échelle
de la société, c’est une rupture comparable
à celles qu’il a opéré lui-même,
en lui-même : rupture avec ses croyances colonialistes et
familiales d’abord, avec ses croyances de classe ensuite.
John NEWSINGER, La politique selon Orwell, Trad. Par Bernard Gensane,
Coll. Banc d’essais, Agone, Marseille, 2006, 334 pages
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