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Origine Echanges de mails fin 2006 et début 2007
I. Introduction
II. Qu’est-ce que la modernité ?
III. L’épicurisme, matrice d’une critique de
la modernité ?
III. 1. L’Éthique épicurienne
III. 2. La typologie des désirs
IV. Illich, critique de la modernité industrielle
IV. 1. Études de la contre-productivité des institutions
industrielles
IV. 2. Illich critique du développement : invention du besoin
et perte du vernaculaire
IV. 3. Illich, antimoderne ?
V. Les critiques de l’économisme et de l’État
: Polanyi, Clastres, Sahlins, Bernanos, de Radkowski
V. 1. Le mythe du marché autorégulé critiqué
par Karl Polanyi
V. 2. Bernanos et les Luddites : le machinisme, une arme contre
les libertés sociales
V. 3. De Radkowski : l’économisme, ombre de la technique
VI. Totalitarisme technique et déréalisation
VI. 1. Heidegger : modernité, science et technique
VI. 2. La menace technique selon Ellul
VI. 4. La déréalisation : le monde comme fantôme
selon Günther Anders
VII. Conclusion
VIII. Bibliographie
I. Introduction
Remise en cause mais de manière finalement « fonctionnelle
», c’est-à-dire au nom de valeurs ou à
l’usage d’un credo intellectuel qui la fondent, et sans
qu’un quelconque discours vraiment critique ou qu’une
pratique effective ait un réel impact sur les imaginaires,
la modernité, sous sa forme la plus exacerbée, la
plus morbide, a encore de beaux jours devant elle : Monsieur Homais
est toujours progressiste mais désormais plutôt dans
ses liturgies quotidiennes, par exemple, quand il a le choix, en
faisant ses courses, et quand il se donne le pouvoir de ne pas saccager
la nature – fabuleux décor plein d’effets spéciaux
et stock de ressources indispensable -, de la protéger de
ses faiblesses, auxquelles il cède pourtant presque toujours
sans fausse honte ; il a renoncé aux lendemains qui chantent
pour un cellulaire qui sonne, renoncé au prophétisme
pour la transparence communicationnelle instantanée ; il
est devenu plus émotif que prospectif, plus individualiste
qu’humain, plus irresponsable que coupable ; il rejette la
discipline et la hiérarchie et leur préfère
la prévention, l’incitation, le contrôle ; il
se méfie de la science mais continue à croire qu’au
final, elle le sauvera ; il se méfie du marché, mais
enfin, c’est dans nos gènes ; il se méfie des
Autres, mais enfin, c’est dans les leurs, on verra ce que
l’on peut faire ; il ne méprise plus les autres cultures
car il ne les juge plus par ethnocentrisme, mais comme un bon père
de famille ou un directeur de musée ; elles sont toutes merveilleuses
quand on les visite, et toutes si insupportables quand on y habite.
Monsieur Homais n’est plus un moderne enthousiaste, imaginatif,
c’est un moderne compulsif qui, lorsque la modernité
l’inquiète, sait qu’il peut disposer de formules
et de rites cathartiques pour se rassurer et se convaincre encore
un petit peu que, malgré tout, et de toute façon,
oui, de toute façon, la civilisation à laquelle il
appartient est la moins pire… En un mot : le progressisme
n’a pas disparu, il est simplement passé du projet
de construction future du meilleur à celui de la conservation
présente du moins pire. Sans être, hélas, exhaustif
quant aux auteurs (nous n’avons pas pu traiter Péguy,
Foucault, Henry, Georgescu-Roegen, Lasch, Charbonneau, Bauman ou
Châtelet, ni creuser Dumont, Clastres et Sahlins), ni quant
aux œuvres, ni même quant aux thèmes (nous ne
pourrons traiter de la démocratie, des sciences ou encore
de la consommation , aspect pourtant central de la modernité
radicalisée), cet article a pour ambition de présenter
un panorama des critiques de la modernité les plus pertinentes,
les plus corrosives, les plus fertiles. Notre objectif est d’indiquer
quelques-unes des pistes que nous explorons et explorerons par ailleurs
dans divers autres articles, en invitant nos lecteurs à les
suivre plus loin par eux-mêmes si, comme nous l’espérons,
le cœur leur en dit...
Nous commencerons par rappeler brièvement ce qu’est
la modernité puis aborderons le penseur antique qui nous
semble être un véritable modèle pour une appréhension
lucide de cette modernité : Épicure. Nous continuerons
avec Illich, critique de la modernité industrielle et du
développement. Nous nous pencherons ensuite sur les questions
économiques et sociales avec Polanyi, de Radkowski, Bernanos
et, quoique plus brièvement, avec les anthropologues comme
Clastres et Sahlins. Nous terminerons avec la question de la technique
et de la déréalisation avec Heidegger, Ellul et Anders.
Chemin faisant, nous aborderons très brièvement quelques
auteurs que nous n’avons pas la possibilité de traiter
dans ce numéro. Mais ce n’est que partie remise…
II. Qu’est-ce que la modernité ?
Nous ne pouvons répondre ici de manière complète
ni analytique à cette question et renvoyons à nos
précédents articles dans Jibrile. Nous nous contenterons
ici de présenter et de commenter brièvement quelques
traits de l’idéologie (du paradigme) et des institutions
modernes.
Il est nécessaire de donner ici une précision : la
modernité n’est ni originale par la particularité
des éléments qui la constituent, ni propre à
une culture ; elle ne forme un ensemble de valeurs, de représentations,
de pratiques et d’institutions distinct que par l’articulation
de ces éléments et le poids, l’attraction prépondérante
qu’ils peuvent avoir à certains moments et dans certaines
relations.
Sans entrer dans les détails historiques du processus de
modernisation (caractérisé par la sécularisation,
la relégitimation de l’action humaine dans la sphère
mondaine, la naissance des institutions étatiques intrinsèquement
liées à l’extension du marché, le primat
du capitalisme commercial et la montée en puissance de la
bourgeoisie et de ses valeurs, la montée en puissance de
l’État-nation centralisé, contractuel, historique
et des institutions chargées de lui mettre la bride au cou,
le développement des sciences « positives » et
de leur vision d’un réel unifié, infini, compréhensible
puis préhensible, du droit, de la légitimité
par l’écrit, de l’urbanisation, de l’industrialisation,
etc.), on peut dire qu’il se présente comme un projet
:
• de désaliénation, de libération
•
o d’abord vis-à-vis des contraintes morales, sociales
et politiques du religieux (notamment de ses aspects « anti-mondains
»),
o
o ensuite vis-à-vis des contraintes de la tradition (et socialement,
des valeurs de l’aristocratie, des corporations, puis du mode
disciplinaire industriel) comme instances de répétition
et/ou de limitation,
o
o enfin vis-à-vis de la transcendance et de la nature, de
ses lois et de son arbitraire et, à un degré plus
poussé de nos jours, vis-à-vis de toute forme ou signe
de contrainte, de détermination identitaire fixe, essentielle
ou même existentielle, passée, présente ou future
; en ce sens, le processus de modernisation devient intégral,
réflexif et presque rétroactif ; en somme, un rejet,
par défaut, de toutes les limites ;
o
• d’individualisation, c’est-à-dire non
seulement de « subjectivisation » (de recentrement du
point de vue et de la mesure du réel sur le sujet) et de
lutte contre les déterminations anciennes (religion, traditions,
castes, statuts, vision holiste de la société) qui
liaient cette subjectivité à quelque chose au-delà
de lui, qui rendaient impossible la conception de cet être
humain comme unité (mathématique) in se, valant en
soi, mais aussi contre les déterminations imposées
par les principaux outils du processus de désaliénation
lui-même : l’État-nation, le marché et
les sciences ; une lutte ambivalente puisque l’individualisation
et les outils de modernisation partageaient, pour l’essentiel,
la même mythologie. À l’instar du processus moderne
tout entier, l’individualisation est davantage une logique
qu’une dynamique visant une fin précise ;
•
• de segmentations et de recombinaisons d’institutions,
de domaines d’activités humaines ou de certains «
principes idéologiques ». Dumont souligne par exemple
la séparation de l’esthétique et de l’éthique
ou de la science et de la valeur ; Polanyi étudie pour sa
part le « désencastrement » de l’économie
hors du social ; dans l’ordre des recombinaisons, on peut
citer le mariage du technologique (à l’origine, et
jusqu’à la Renaissance, relativement indépendant
du savoir théorique et de ses institutions) et du scientifique
sous l’égide de l’État (et du marché)
qui en consacre la fusion définitive en les fondant au sein
d’un même ordre institutionnel, dans le courant du XIXe
siècle ;
•
• de (ré)unification, de rationalisation, de création
du réel autour, en faveur, sous l’arbitraire, voire
(de nos jours) à partir d’une volonté humaine
démiurgique ou prométhéenne, en tout cas condition
de possibilité de puissance et de liberté. Cette notion
renvoie à l’idée d’une puissance illimitée
caractérisant l’activité de façonnement
de l’espèce (ou la civilisation ou même l’individu),
opposée à la passivité du réel et censée
assurer à la fois le bonheur, l’identité et
la survie de l’espèce (ou de la civilisation qui a
pris cette survie à sa charge) ; du point de vue politico-social,
cette rationalisation du réel s’est opérée
au travers des institutions homogénéisantes de l’État-nation
(comme système davantage légitimé historiquement
que de manière transcendantale), puis de la démocratie
(comme système à la fois fondé et fondateur
de l’absolue volonté humaine qui s’exprime dans
la logique du contrat) ; du point de vue du savoir, des sciences
(de leur valeurs et méthodes), elle trouve son origine idéologique
principale (mais pas unique) dans les projets de Bacon et Descartes
;
•
• Corrélativement, de construction identitaire, à
la fois cumulative et éliminatoire, positive et négative
(dans le sens où, par exemple, il y a un eugénisme
positif et un eugénisme négatif, l’un favorisant
les éléments jugés appréciables en défaveur
des autres, l’autre éliminant les éléments
non-appréciables). Cette construction identitaire, opérée
par l’activité de façonnement mentionnée
plus haut, vise à contrôler ou éliminer les
déterminations diverses qui enracinent l’homme, comme
individu et comme espèce, dans son milieu social et matériel,
et à le rendre pour ainsi dire métaphysiquement, absolument
autonome, sans relation avec un extérieur (voire, sans extérieur),
avec un principe transcendant ou une altérité radicale
; cette construction identitaire est donc un rapport « parménidien
» au même, à soi-même ; elle relève
du spéculaire, de l’autoréférentiel,
de l’autopoïétique ; elle est aussi opérée
en fonction de moyens, notamment techniques, à disposition,
lesquels sont aussi des signes de puissance, donc de volonté
qui, de fait, se suffisent à eux-mêmes : destructrice
ou constructrice, la puissance déployée par l’homme
est en ce sens la manifestation, sinon la fondation de son identité
;
•
• de démystification, étant donné que
à chaque moment de son action (institutionnelle, sociale
ou autre), et par l’usage de la raison, il révèle
les ressorts cachés, les mensonges de ce qu’il attaque
et propose une vérité humble, puisque révisable,
au sens commun ; ce processus de démystification est réflexif.
•
Or, en passant en revue les critiques de quelques-uns de ceux que
l’on peut appeler les nouveaux maîtres du soupçon,
nous allons voir que le processus moderne est à la fois contreproductif,
dans le sens où il va à l’encontre de ses propres
objectifs (si tant est qu’il en ait vraiment), et dépassé
par sa propre logique. Autrement dit : la modernité détruit
la liberté ; la modernité détruit la personnalité
et rend « malheureux » ; la modernité met en
cause la survie de l’espèce humaine tout autant que
son identité intrinsèque ; la modernité se
fonde sur des mythes, c’est-à-dire déploie une
logique semblable à celle de ce qu’elle dénonce,
sans que sa réflexivité puisse y remédier –
cela, parce qu’elle se présente de plus en plus comme
un processus de déréalisation, d’abstraction.
III. L’épicurisme, matrice d’une critique
de la modernité ?
Éclipsé par la victoire d’un christianisme
attelé au pouvoir impérial grâce aux mors stoïciens
puis, plus tard, évincé par l’utilitarisme industrialiste
de Bentham et Mill, pour enfin rejoindre, de nos jours, une sorte
de vulgate publicitaire, l’épicurisme mérite
pourtant d’être reconsidéré à sa
juste valeur. Plus de deux mille trois cents ans n’ont pas
amoindri ni moisi sa fécondité conceptuelle et ses
potentialités d’appréhension éthique,
voire politique : non seulement la doctrine du vieux maître
du jardin pose des questions qui restent pertinentes à notre
époque, mais elle donne quelques-unes des plus intéressantes
réponses aux défis modernes qu’Épicure
ne pouvait pas imaginer.
III. 1. L’Éthique épicurienne
L’éthique épicurienne, traitée dans
la fameuse et très belle Lettre à Ménécée,
est une éthique « conséquentialiste »
du bonheur individuel. Celui-ci, élaboré à
partir d’une doctrine sensualiste, est assimilé à
une absence de douleur et d’effroi (de peur). En outre, comme
la plupart des doctrines morales du monde antique, l’éthique
épicurienne se base sur une grande méfiance à
l’égard des passions, lesquelles, pour les sages (comme
d’ailleurs dans la mythologie) de l’époque, amènent
déséquilibres et, pour ainsi dire, asymétries
dans le rapport qu’entretient l’individu avec lui-même
(corps et âme) et avec le monde. Les passions doivent donc
être maîtrisées non pas en jouant sur les passions
elles-mêmes (solution adoptée à l’âge
moderne, comme l’a montré Hirschman ), mais par la
raison. C’est, nous le verrons, de ce point de vue que le
conséquentialisme épicurien offre une voie originale.
L’éthique du jardin est aussi une éthique du
retrait, d’un certain « désengagement »
qui résulte d’un constat, particulièrement évident
à l’époque de la disparition de l’autonomie
des cités grecques, de l’intégration de la Grèce
unifiée dans l’empire hellène et, donc, de la
fin d’une réelle (ou mythique) possibilité d’action
individuelle du citoyen sur son environnement sociopolitique : du
fait historique à la déduction ontologique, l’individu
est limité, enfermé dans la finitude ; il ne maîtrise
pas plus son destin personnel que le destin collectif ; il n’a
que très peu d’emprise sur le réel. Plus précisément,
il ne peut empêcher la souffrance d’exister et d’advenir
puisque ce qui la cause est, la plupart du temps, extérieur
à lui et hors de portée de sa volonté. Du reste,
l’une des principales causes de la souffrance est, nous y
reviendrons, la croyance elle-même dans la possibilité
d’une maîtrise du réel, c’est-à-dire
dans le pouvoir.
Par contre, on peut soigner, limiter, éviter ou encore esquiver
la souffrance. La souffrance naît de la rencontre entre ce
que l’on pourrait appeler l’« arbitraire mondain
» et le désir de l’individu. Or, si, répétons-le,
on ne peut maîtriser le monde, on peut se maîtriser
soi-même, c’est-à-dire contrôler ses désirs.
Pour Épicure, le désir relie l’âme au
corps et au monde (étant entendu que cette « liaison
» renvoie ici à l’intentionnalité, pas
à un aspect ontologique : tout est, chez Épicure,
fait d’atomes). Si la maîtrise du monde est impossible
(et d’ailleurs impensable, voire réprouvée dans
la Grèce antique), celle du corps et de l’âme
est nécessaire – par le biais d’une véritable
rationalisation des désirs. C’est très précisément
là que réside la véritable liberté de
l’individu : est libre celui qui contrôle ses désirs
parce que le monde, parce que ce qui le dépasse l’atteint
moins facilement ; parce qu’il est moins impliqué dans
une réalité qu’il ne peut dominer ; autrement
dit, la liberté, c’est la restriction, l’austérité,
le refus de se compromettre par un désir qui emprisonne dans
les choses, matérielles ou immatérielles, qui enchaîne
aux vicissitudes du monde contre lesquelles il n’y a rien
à faire : « Je t’ai devancée, fortune
», écrit Épicure, « et j’ai fait
pièce à toutes tes intrusions. Et nous ne nous livrerons
nous-mêmes ni à toi ni à aucune autre sorte
d’embarras… » .
III. 2. La typologie des désirs
Cette rationalisation prend la forme d’une taxinomie des
désirs. Pour faire simple, existent pour Épicure trois
types de désirs qui induisent une perte croissante d’autonomie.
Lisons Épicure : « Il faut voir […] que parmi
les désirs, certains sont naturels, d’autres vides,
et que, parmi les désirs naturels, certains sont nécessaires,
d’autres simplement naturels ; et parmi ces désirs
nécessaires, certains sont nécessaires au bonheur,
d’autre à l’absence de perturbation du corps,
d’autres à la vie même » . On peut donc
distinguer les désirs :
• naturels et nécessaires : ils doivent être
assouvis pour survivre, se protéger et atteindre l’ataraxie,
c’est-à-dire la paix de l’âme ; on peut
citer le fait de boire, de se chauffer ou d’avoir une vie
sociale (amis, famille, etc.) ;
•
• naturels mais non nécessaires : ce sont les variations
de plaisir ; ils sont incapables de faire disparaître la douleur
; mieux, incontrôlés, ils peuvent engendrer diverses
souffrances ; on peut citer par exemple la nourriture recherchée,
un bon vin, etc., qui engendrent divers problèmes de santé
;
•
• ni naturels ni nécessaires : ces désirs sont
nés d’opinions vides ; ils sont soit artificiels (la
recherche des honneurs, de la gloire, du pouvoir, etc.), soit irréalisables
(l’immortalité, la jeunesse éternelle, la maîtrise
totale de sa vie, etc.) ; quels qu’ils soient, ils apportent
la souffrance à ceux qui leur cèdent.
•
Au-delà des désirs naturels et nécessaires,
l’individu se laisse happer, piéger dans une logique
sur laquelle il a de moins en moins prise ; plus il cède
à ses désirs, moins il évite les souffrances,
aussi bien physiques que spirituelles, ou plus il s’y expose.
« Il ne faut pas faire violence à la nature mais la
persuader ; et nous la persuaderons en satisfaisant les désirs
nécessaires, ainsi que les désirs naturels, s’ils
ne nous nuisent pas, en rejetant en revanche durement les désirs
nuisibles » . Mêmes si ces désirs se portent
sur de réels plaisirs, dont Épicure affirme qu’ils
ne sont pas négligeables, il ne faut jamais se fourvoyer
en ne considérant pas l’au-delà de ces plaisirs,
c’est-à-dire leurs conséquences en termes à
la fois de douleur et de perte d’autarcie ou d’autonomie
: « Nul plaisir n’est en soi un mal ; mais les causes
productrices de certains plaisirs apportent de surcroît des
perturbations bien plus nombreuses que les plaisirs » .
En somme, pour Épicure, ressentir le plaisir (ce qui correspond
au bien), c’est, avant tout éviter la douleur de l’âme
comme du corps (le mal). Comment faire ? Il faut, par défaut,
limiter ses désirs à ce qui est accessible (ce qui
ne demande pas trop d’investissement mondain) et nécessaire
(ce qui permet d’abord de survivre). Tout plaisir qui aurait
des conséquences néfastes, c’est-à-dire
produirait des souffrances, que cela soit un manque ou une souffrance
proprement dite, est à rejeter. Il est important de noter
que parmi ces manque et souffrance, on compte la perte de ce qui
est nécessaire. Concrètement : la recherche du pouvoir
politique ou de la richesse, par l’exigence d’un «
investissement » en temps et en actions, est l’exemple
même de ce qui, au nom d’un désir artificiel,
fait perdre le nécessaire. Pour prendre un exemple actuel
: devenir riche et célèbre aujourd’hui demande
de passer plus de temps à la télévision, à
entretenir ses réseaux de relations utiles, et dans des cocktails
mondains plutôt qu’avec sa propre famille, ses amis.
Un musicien perdra en promotion le temps nécessaire à
la composition. Travailler pour se payer du caviar, c’est
passer tellement de temps et agir de telle façon que l’on
finit par être à la fois dégoûté
et malade de ce que l’on mange. De même, selon le calcul
d’Illich (nous y reviendrons), perdre son temps à travailler
près de quatre heures par jour pour se payer une automobile
qui, à la fois, pollue, ralentit, crée de la distance,
amène du stress, sert essentiellement à aller au boulot
et empêche la marche à pied, donc, induit des problèmes
de santé et une perte d’autonomie (dépendance
à l’égard d’une technique, du garagiste,
de l’État, du patron dont on est salarié, etc.)
relève pour Épicure d’une logique où
l’on poursuit des plaisirs à la fois artificiels et
vides puisque l’on cherche une liberté de mouvement
impossible à obtenir (et, on le verra, contreproductive)
et que les conséquences en sont un manque (surtout de temps
passé avec la famille, les amis ou pour les choses importantes,
comme ce qui permet de survivre), voire des souffrances (asthme,
dépression, problèmes climatiques, etc.). Courir après
des désirs ni naturels ni nécessaires amène
au final à perdre la sérénité offerte
par la satisfaction des plaisirs naturels et nécessaires,
ou encore simplement naturels – dans la mesure où ceux-ci
ne sont pas eux-mêmes recherchés avec excès.
Or, on le voit, toute notre société moderne fonctionne
– la plus pitoyable des réclames ou le plus innocent
des liftings le manifestent – sur une mythologie valorisant
ces plaisirs qu’Épicure ne jugeait ni naturels, ni
nécessaires, mais artificiels et vides. Alors qu’Épicure
dit que la frugalité et la maîtrise des désirs
libèrent, que l’autonomie, la maîtrise de ce
qui est « à portée de main » est la véritable
liberté parce que agir par soi-même permet précisément
de faire le tri dans ses désirs, de se mettre en retrait,
l’idéologie moderne nous indique que devenir dépendant
(du salaire, des techniques) libère et que la recherche sans
limite de la satisfaction de nos désirs, voire l’élaboration
d’un désir sans limites pour l’illimité
(la croissance, le développement, l’autocréation,
etc.) mène à la satisfaction et au plaisir. Au fond,
Épicure défend l’idée parfaitement réactionnaire
aux yeux des modernes que seul le retrait du pouvoir permet de sauver
du pouvoir : il faut refuser le pouvoir pour n’en pas être
victime ; il faut désarmer son désir. Qui met le pied
dans le pouvoir sera dévoré par lui. Quand on veut
conquérir, construire le bonheur ; quand on rêve, qu’on
espère ou qu’on agit en fonction de la maîtrise
du réel, on échoue immanquablement à être
heureux.
Épicure opère ce qui était, jusqu’à
une époque récente, considéré comme
une série d’atteintes au bon sens, voire d’absurdités
: le problème, dit-il en substance, n’est pas la pauvreté
mais la richesse ; le problème ne réside pas dans
le fait de ne pas disposer d’assez de pouvoir mais d’en
disposer de trop, si ce n’est d’en disposer tout court
; il ne consiste pas à ne savoir satisfaire ses désirs,
mais au contraire dans le fait de les satisfaire.
Le classement et la limitation des désirs, la liberté
entendue comme autonomie et le refus du pouvoir ou la frugalité
de pouvoir… Là est l’actualité d’Épicure
; là est aussi la démonstration qu’il a raison,
par l’absurde, et non pas par la croyance presque dogmatique
en son matérialisme et en son sensualisme, lesquels ont,
certes, perdu leur vigueur. Car, on le sait, les remèdes
apportés dans le Tetrapharmakon sont déduits d’une
doctrine physique et sensualiste qui, aujourd’hui, reconnaissons-le,
n’a plus court : l’absence de crainte de la mort est
justifiée par la croyance dans la dissolution matérielle
qu’est la mort ; l’absence de crainte de l’intervention
des dieux dans le destin humain l’est par la croyance en un
certain type d’appréhension du réel (les dieux
« interventionnistes » sont une idée fausse)
; l’absence de crainte de la souffrance (on souffre beaucoup
et on meurt, ou on souffre peu et on s’y habitue), d’un
constat presque sociologique, lequel n’a plus grand sens dans
une société où l’on garde techniquement
en vie des brûlés à 70% ; quant à la
recherche du bonheur, que nous avons exposée plus haut, elle
se fonde sur la recherche d’autonomie, laquelle n’est
pas, à l’époque de la mondialisation, de l’interconnexion,
de la transparence communicationnelle, un concept très valorisé.
Pourtant Épicure a raison ; et ce n’est pas sa doctrine
physique qui le prouve mais, tout simplement, les événements
actuels : le taux de dépression et de dépendances
aux drogues, somnifères et anxiolytiques ; les maladies cardiovasculaires
dues aux nourritures industrielles ; les cancers, dus aux polluants
; la destruction de tranches d’âge entières,
due aux accidents de voiture, c’est-à-dire au plus
absurde des systèmes de transports individuels ; les guerres,
liées à la recherche sans fin de puissance et de ressources
énergétiques ; les désordres climatiques et
les problèmes posés par la pollution et l’épuisement
des ressources ; la fin du contrôle des individus sur un système
politico-économique qui les dépasse en faits et en
imagination, ainsi que, bientôt, sur leur propre système
de reproduction ; la menace de destruction globale du nucléaire,
etc. Épicure a raison parce que toutes les valeurs modernes
mènent les modernes à plus de souffrance, voire à
leur perte…
III. 3. Limites de l’épicurisme
Il nous faut conclure ce chapitre en notant toutefois les limites,
non pas de la doctrine morale d’Épicure, mais de la
portée qu’il lui donnait. En parfait ressortissant
de l’Antiquité grecque, jamais Épicure n’a
cherché à percevoir les conséquences globales,
politiques, c’est-à-dire pour l’ensemble des
hommes ou pour les institutions sociétales, de la recherche
des plaisirs ni naturels ni nécessaires, ou encore de la
recherche illimitée de la satisfaction de désirs illimités.
D’abord parce que ce qui l’intéressait, comme
tous les sages grecs de l’Antiquité, était le
bonheur individuel et qu’il s’adressait à des
individus dont il ne pouvait considérer l’aspect global,
collectif résultant de l’articulation de leurs hubris
respectives. Son éthique est en cela trop étroite
pour les considérations modernes.
Ensuite, et ceci explique cela, il travaillait dans un cadre intellectuel,
idéologique, où la maîtrise du réel et
de l’identité humaine n’était même
pas imaginable : pour les Grecs anciens, l’identité
humaine est donnée de manière transcendante, pas conquise
ou élaborée de manière autoréférentielle
(même pour les sophistes), et le réel n’est pas
aux mains de l’homme. De fait, il ne pouvait penser l’ampleur
prise par le désir illimité d’illimité.
La menace qu’il indique est ainsi limitée à
l’individu et elle est bien plus modeste que la menace à
laquelle nous devons faire face aujourd’hui.
Les insuffisances d’Épicure ne sont pas doctrinales,
elles sont juste contextuelles ; les deux aspects que nous venons
d’évoquer, et les mythes qui les fondent, ne pouvaient
être étudiés et critiqués que par des
modernes. De même que l’épicurisme éthique
ne peut être applicable que dans une « recontextualisation
» et une transformation de l’échelle d’application
de ses préceptes que nous trouverons chez des penseurs comme
Illich ou Ellul. Il s’agira donc de changer l’échelle
de considération des conséquences, de passer des conséquences
pour les individus à celles pour la collectivité,
ainsi que des conséquences maintenant aux conséquences
pour le futur, les générations futures.
C’est sur les divers maîtres du soupçon, sur
ces critiques de la modernité que nous allons maintenant
nous pencher.
IV. Illich, critique de la modernité industrielle
Né à Vienne en 1926 et mort en toute discrétion
en 2002, médiéviste joyeusement apatride, érudit
étourdissant, sorte d’Épicure gyrovague, curieux,
passionné, insaisissable, et touche-à-tout ; à
la fois critique radical, en pensée comme en acte, de la
modernité industrielle, inspirateur d’intellectuels
comme Jean-Pierre Dupuy, Serge Latouche, Alain Caillé, André
Gorz, Gilbert Rist, Jean Robert ou encore des mouvements écologistes,
décroissantistes et post-développementistes ; hélas
aussi figure de proue d’une certaine intelligentsia des années
soixante qui ne retint de son travail que ce qui pouvait servir
ses mauvaises humeurs adolescentes puis, plus tard, ses bonnes recettes
libertariennes, Ivan Illich est sans conteste, avec Jacques Ellul
et Gunther Anders, l’un des penseurs les plus originaux, les
plus complets, les plus lucides ainsi que les plus mal lus du XXe
siècle.
IV. 1. Études de la contre-productivité des
institutions industrielles
Or, il faut relire, tantôt avec exaltation, tantôt
avec un soupçon de déception les œuvres les plus
pamphlétaires de ses essais : Une société sans
école, Énergie et équité, La Convivialité
et Némésis médicale. L’expropriation
de la santé, où Illich élabore sa vision des
seuils de contre-productivité de quelques-unes des institutions
de la modernité industrialisée, postulant que ces
institutions, une fois arrivées à un certain niveau
de développement, fonctionnent contre les objectifs qu’elles
sont censées servir : l’école rend stupide,
la vitesse ralentit, l’hôpital rend malade.
Dans le premier essai, Une société sans école,
il montre que l’école, comme institution, et «
l’éducation » professionnalisée, comme
logique de sociabilisation, non seulement nuisent à l’apprentissage
et à la curiosité intellectuelle, mais surtout ont
pour fonction véritable d’inscrire dans l’imaginaire
collectif des valeurs qui justifient et légitiment les stratifications
sociales en même temps qu’elles les font. Il ne s’agit
pas seulement, à l’instar du travail de gauche «
classique » de Bourdieu et Passeron, de montrer que l’école
reproduit les inégalités sociales, donc qu’elle
met en porte-à-faux, stigmatise et exclut les classes sociales
défavorisées dont elle est censée favoriser
l’ascension sociale, mais de démontrer que l’idée
même de cette possibilité ou de cette nécessité
d’ascension sociale par la scolarité permet, crée
ces inégalités en opérant comme un indicateur
d’infériorité sociale. Par ailleurs, l’école
et les organismes d’éducation professionnels agissent
en se substituant à toute une série d’organes
d’éducation propres à la société
civile ou aux familles, délégitimant les apprentissages
qu’ils procurent. Elle est donc un moyen de contrôle
social et non pas de libération des déterminations
sociales. Pire : non seulement elle ne rompt pas avec cette logique
de détermination sociale, mais elle déplace l’origine
de cette détermination de ce que les modernes appellent la
société civile vers l’État, une machine
bureaucratique sur laquelle les individus n’ont plus aucun
poids. Les normes de l’éducation et du savoir, la légitimité
de ce que l’on sait faire et de ce que l’on comprend
se mettent donc à dépendre d’un programme et
d’un jugement mécanique qui forment aussi un écran
entre l’individu et sa propre survie ou sa propre valeur.
Ce programme est celui de l’axe production/consommation sur
lequel se fonde la modernité industrielle. « L’école
est un rite initiatique qui fait entrer le néophyte dans
la course sacrée à la consommation, c’est aussi
un rite propiatoire où les prêtres de l’alma
mater sont les médiateurs entre les fidèles et les
divinités de la puissance et du privilège. C’est
enfin un rituel d’expiation qui ordonne de sacrifier les laissés-pour-compte,
de les marquer au fer, de faire d’eux les boucs émissaires
du sous-développement » .
L’intuition est excellente et largement développée
dans nombre de textes ultérieurs ; il faut toutefois avouer
que dans une Société sans école, Illich pèche
par une rhétorique à la fois trop comptable et trop
obsédée d’une vision de l’enfance qui
a plus servi les desseins, d’une part, des ultra-libéraux
hostiles à l’intervention de l’État et,
d’autre part, des pédagogues « alternatifs »
dans les élucubrations desquels le médiéviste
ne croyait absolument pas – tant il est vrai que, sans être
très clair sur ce point, le modèle d’éducation
qu’il privilégie relève d’un traditionalisme
ou d’une communautarisme exonéré de ses aspects
trop « disciplinaires ». Il faut lire les travaux de
François Partant pour mesurer le génie des intuitions
d’Illich et trouver une critique plus profonde, plus nette
de l’école. Dans Énergie et équité,
inspiré par les travaux d’Ellul et bénéficiant
de l’aide inestimable de Jean-Pierre Dupuy, Illich procède
à l’une de ses analyses les plus pertinentes, les plus
claires et les plus fécondes de la contre-productivité
des institutions industrielles, en l’occurrence, celle des
transports, autrement dit de la vitesse. En un mot comme en cent,
une fois passé un certain seuil de puissance (évalué
à 25 km/h), les outils usités pour se déplacer
allongent les déplacements et font perdre du temps. En effet,
à partir du moment où existent des instruments de
déplacement puissants et généralisés
(la voiture, par exemple), l’organisation des déplacements
et des lieux de vie (ou de travail) va être absorbée
par les exigences de ces instruments : les routes vont développer
les distances comme la nécessité de les parcourir
; les autres formes de mobilité vont disparaître ;
les exigences liées au temps et aux déplacements vont
se resserrer. D’autre part, l’utilisation de ces instruments,
rendue obligatoire par les changements du milieu qu’elle exige,
dévore en heures de travail le temps soi-disant gagné
par le « gain » de vitesse, si bien que si l’on
soustrait au temps moyen gagné par la vitesse de la voiture
les heures passées au travail pour payer cette même
voiture, on roule à une vitesse située entre six et
douze km/h – la vitesse de la marche à pied ou du vélo.
Autrement dit, plus d’un tiers du temps de travail salarié
est consacré à payer l’automobile qui permet,
pour l’essentiel, … de se rendre au travail ! De fait,
l’utilisation de ces outils, et la dépense énorme
d’énergie qu’elle demande, engendrent une perte
de liberté, non seulement dans la capacité de se déplacer
– puisque le monopole de l’automobile amène les
embouteillages ou l’impossibilité de se déplacer
autrement, et orientent les déplacements (les lieux où
l’on se rend sont des lieux joignables par la route, donc
tout le monde se rend dans les mêmes lieux d’un espace
rendu homogène) –, mais aussi enchaîne l’individu
au salariat, lui dévore son temps. L’automobile ne
répond pas à des besoins, elle crée des contraintes.
Pire, elle crée de la distance puisque, chacun étant
supposé (et donc obligé de) disposer d’une automobile,
les lieux et le mode de vie vont être organisés selon
les possibilités offertes par l’automobile : les lieux
vont à la fois s’éloigner et s’homogénéiser
puisqu’il faudra désormais ne se rendre que là
où l’automobile le permet. On a là un excellent
exemple de la logique technicienne, sur laquelle nous reviendrons
avec Ellul et Anders, mais aussi de la mécanique moderne
toute entière.
De plus, quoique Illich n’en traite que très peu,
on pourrait aussi continuer son raisonnement en montrant les problèmes
globaux induits par la généralisation de l’automobile
: pollution et désordre climatique, problèmes de santé
dus à cette pollution et au manque d’effort physique,
stress, guerres énergétiques, etc.
Fondamentalement, l’automobile manifeste un déséquilibre,
une démesure, une disproportion sur laquelle Illich revient
dans toute son œuvre, et en particulier dans La Convivialité
: la disproportion entre les sens, le corps (ici, l’énergie
métabolique) et la technique (ici, l’énergie
mécanique), laquelle engendre une forme de déréalisation
quant à la relation au monde et quant à la relation
à ses propres besoins. En effet, le point de vue d’Illich
(comme d’ailleurs celui d’Ellul) est celui d’un
chrétien fondant son appréhension de l’action
humaine sur l’incarnation christique. Comme l’indique
Daniel Cérézuelle, pour Illich, « la modernité
progresse en procédant à une désincarnation
croissante de l’existence et c’est pour cela qu’il
en résulte une dépersonnalisation croissante de la
vie et une perte croissante de maîtrise sur notre vie quotidienne,
donc de liberté » . Les techniques et institutions
modernes instaurent un rapport biaisé aux sens et au corps
; elles brisent le lien intime entre le vécu physique, sensitif,
charnel et les constructions de l’esprit ; elles forment,
comme aurait dit Bergson, une croûte entre l’homme et
son milieu.
On le voit, au-delà de ce questionnement purement rationnel,
voire économiste, pointent déjà des questionnements
d’ordre moral, culturel et symbolique beaucoup plus vastes
: ce sont bien quelques-unes des croyances fondamentales de la modernité
industrielle (une certaine relation au temps , le salariat opposé
à l’autonomie, etc.) qu’Illich remet en cause.
Son exigence de proportionnalité est une exigence de limites.
Il s’agit de montrer que, lorsque la volonté humaine
perd cette considération des limites, ou ces limites elles-mêmes,
elle s’annihile : la volonté n’est possible que
dans le cadre de ces limites ; si elles les combat ou en sort, elle
se désagrège.
La Convivialité est sans conteste l’un des ouvrages
les plus précieux du XXe siècle. Illich y élabore
une théorie que l’on pourrait qualifier de néo-épicurienne
puisqu’il y intègre et y synthétise la critique
du mode de production et de vie industriel, ses constats sur les
seuils de contre-productivité des institutions modernes et
ses valeurs relatives à l’autonomie individuelle comme
« communautaire ». Il démontre que, collectivement,
à l’échelle d’une société,
non seulement les outils et institutions modernes se retournent
contre leurs objectifs, les moyens contre les fins, les hommes perdant
alors la maîtrise de leur destin, mais que de surcroît,
une fois ces seuils passés, les hommes sacrifient leur autonomie
à une mécanique qui les subsume, fonctionne presque
sans eux, contre eux (une mécanique qui inspirera les travaux
de Dupuy sur la notion d’autotranscendance) et passent à
côté de l’essentiel, ce qui a fait la vie de
l’homme depuis l’aube de l’humanité. Concrètement,
la modernité industrielle transforme la pauvreté en
misère, l’esclave des hommes en esclave des machines,
c’est-à-dire détruit en un même mouvement
les capacités de survie en toute autonomie et rend dépendant
(dans de sens d’une véritable « toxicomanie axiologique
») d’un système incontrôlé, agissant
au-delà des valeurs qui sont censées le fonder et
sur lequel l’individu n’a aucun poids. Nous retrouverons
plus loin cette critique chez Ellul et Anders. Dans La Convivialité,
Illich écrit : « Lorsqu’une activité outillée
dépasse un seuil défini par l’échelle
ad hoc, elle se retourne d’abord contre sa fin, puis menace
de destruction le corps social tout entier » . Et il ajoute
: « Il nous faut reconnaître l’existence d’échelles
et de limites naturelles. L’équilibre de la vie se
déploie dans plusieurs dimensions ; fragile et complexe,
il ne transgresse pas certaines bornes. Il y a des seuils à
ne pas franchir. Il nous faut reconnaître que l’esclavage
humain n’a pas été aboli par la machine, mais
il en a reçu une figure nouvelle. Car, passé un certain
seuil, l’outil, de serviteur, devient despote » .
Que faut-il faire ? « [La survie] exige un renoncement général
à la surpopulation, à la surabondance et au surpouvoir,
qu’ils soient le fait d’individus ou de groupes. Cela
revient à renoncer à cette illusion qui substitue
au souci du prochain, c’est-à-dire au plus proche,
l’insupportable prétention d’organiser la vie
aux antipodes. Cela revient à renoncer au pouvoir pour le
service des autres comme de soi » . Renoncer au pouvoir !
On le voit, quoique appliquée à une échelle
plus vaste, on retrouve bien, chez Illich, l’éthique
épicurienne, y compris dans sa dimension matérialiste
ou sensualiste – à cette différence que, chez
le vieux maître, le fondement matériel ou sensualiste
était pour ainsi dire métaphysique, alors que chez
le théologien il est d’ordre existentiel : le critère
de proportionnalité est de l’ordre du vécu,
pas du conçu.
IV. 2. Illich critique du développement : invention
du besoin et perte du vernaculaire
Les œuvres de « maturité » d’Illich
forment une série d’études d’une richesse
inouïe, quoique moins connues du grand public. Particulièrement
stimulante parce que plus précise, plus analytique, la pensée
d’Illich s’y formalise, s’y approfondit, s’y
complexifie davantage pour atteindre une finesse et une érudition
que peu d’auteurs ont atteintes. Dans une perspective cette
fois plus historique et plus exégétique qu’économiste,
Illich se penche sur une logique qui transcende celle de l’État
comme celle du marché : la construction moderne de la notion
de besoin – au travers du processus de professionnalisation
– et l’annihilation du vernaculaire, c’est-à-dire
d’un ensemble de valeurs et de pratiques qui, malgré
les problèmes qu’elles pouvaient poser, avaient au
moins le mérite, d’une part, de préserver un
relatif contrôle des individus sur le propre destin –
en les ancrant dans certaines limites – et, d’autre
part, d’empêcher la sociabilité et les sociétés
humaines de glisser hors de ce à quoi elles sont vouées.
Analysant tour à tour le rapport à la langue et au
texte (Du Lisible au visible : la naissance du texte), le rôle
de la femme (Le Genre vernaculaire), le travail domestique opposé
au travail salarié (Le Travail fantôme), la professionnalisation
des tâches (Le Chômage créateur), le développement
(Dans le miroir du passé), les sens (H2O ou les eaux de l’oubli),
Illich démonte l’imaginaire moderne du développement
et du progrès. Il décrit par quels processus historiques
les modernes se sont peu à peu trouvés dépossédés
de leur travail, de leur genre, de leur langue et, au fond, de leurs
identité et désirs propres ; comment la langue maternelle
s’est trouvée normalisée, donc les gens expulsés
de leurs mots, du sens ; comment les genres ont disparu au profit
de sexes ; corrélativement, comment les femmes se sont trouvées
enfermées dans une logique où, suite au processus
de professionnalisation moderne, elles ont été privées
des domaines qui leur étaient spécifiques et ont été
pour ainsi dire rabattues sur un travail domestique devenu impraticable
et dévalorisé puis sur un travail salarié où
leur sont refusés à la fois le respect et une identité
propre ; comment l’étranger, l’Autre, est devenu
un être défini par ses manques relatifs aux canons
occidentaux, un sous-développé ; comment le travail,
les activités vernaculaires ont été absorbées
par la division professionnelle du travail et le salariat ; comment,
enfin, les modernes ont vu leurs sens, leur aperception du réel
appauvris autant qu’homogénéisés... Indéniablement,
la pensée d’Illich se place ici sous le patronage de
Polanyi puisque, comme l’indique Thierry Paquot, qui préface
le second volume de ses œuvres complètes, ce que le
médiéviste cherche à retrouver, ce sont bel
et bien les communaux, des territoires et surtout des activités,
des pratiques, donc un imaginaire social, échappant à
la sphère d’influence de l’État ou du
marché, propre à ce qu’aujourd’hui on
appelle, à tort, la « société civile
». Mais revenons un instant sur les notions de besoin et de
vernaculaire. En 1988, Illich publiait un texte court et dense intitulé
L’Histoire des besoins où il rejoignait, une fois de
plus, et comme nous allons le voir, la problématique épicurienne.
Pour lui, cette notion de besoin – qui correspond à
une véritable addiction – est intrinsèquement
liée à l’idéologie du progrès,
suivie, après la Seconde Guerre mondiale, par celle du développement.
Naturalisée, devenue une évidence que personne ne
songe à remettre en cause tant elle est liée à
un imaginaire d’épanouissement, de bien-être
ritualisé au travers des mécanismes de la consommation
; opposée à des mythes (ceux mettant en scène
des sociétés ou des périodes historiques de
pénurie systématique et endémique, comme, pour
les Lumières, le Moyen-âge ou, pour l’évolutionnisme
colonial, les sociétés dites « primitives »)
que les études de Marshall Sahlins ont d’ailleurs largement
remises en question, la notion de besoin nous habite au point d’être
sans cesse invoquée et de faire l’objet de toutes les
attentions politiques des États-nations comme des organismes
internationaux, en particulier ceux créés durant l’après-Seconde
Guerre mondiale. Illich montre que la notion de besoin est implicitement
liée à un processus de professionnalisation et que,
surtout : « les nécessités appellent la soumission,
les besoins la satisfaction. Les besoins tentent de nier la nécessité
d’accepter l’inévitable distance entre le désir
et la réalité et ne renvoient pas davantage à
l’espoir que les désirs se réalisent »
. Autrement dit, alors que la notion de nécessité
renvoie non seulement à ce qui est essentiel à la
survie mais aussi à ce qui est possible dans les limites
des situations, des moyens dont on dispose ou du milieu où
l’on se trouve, donc du réel, et implique une certaine
humilité dans les désirs, la notion de besoin contient
intrinsèquement un refus de la réalité, c’est-à-dire
un refus de la finitude, les limites, de l’homme comme de
la planète sur laquelle il vit. Pour les progressistes de
la société industrielle, l’individu abstrait
des droits de l’homme, unité nue, indéterminée,
permettant l’arithmétique contractualiste des droits
et des intérêts, est devenu, après la Seconde
Guerre mondiale et le lancement du programme développementiste
par le président Truman, un être de besoins, entièrement
illimité par ses besoins et, de fait, ses manques. «
Le phénomène humain ne se définit donc plus
par ce que nous sommes, ce que nous faisons, ce que nous prenons
ou rêvons, ni par les mythes que nous pouvons nous produire
en nous extrayant de la rareté, mais par la mesure de ce
dont nous manquons et, donc, dont nous avons besoin » . La
vieille théorie évolutionniste peut ainsi être
recyclée en une typologie, en une nouvelle hiérarchie,
qui ne sera plus celle des races ou des cultures selon des traits
moraux et esthétiques directs, mais du pouvoir – facilement
quantifiable par les indicateurs économiques et statistiques
– de satisfaction et, surtout, de détermination de
ces besoins. Car qui détermine les besoins élabore
les critères de jugement et de classement, donc de légitimation
morale. Lampedusa n’eût pas trouvé mieux…
Ici entre en scène le processus de professionnalisation,
c’est-à-dire de perte d’autonomie (la capacité
de faire les choses par soi-même sans passer par des institutions,
des corps intermédiaires ou des normes artificielles et homogénéisantes)
et d’autarcie (perte des communaux et de l’environnement
permettant la survie) : déterminés, prescrits par
des experts, des technocrates, c’est-à-dire, par une
aristocratie prométhéenne, légitimée
par ses démonstrations de puissance, son efficience dans
le grand spectacle et les rites techniciens, les besoins sont sans
fin et répondent de manière exponentielle à
la logique induite par leur propre création. Dans un très
beau texte intitulé « L’Art d’habiter »
, Illich rappelle que de tous temps, les hommes ont construit leurs
propres habitations, selon leurs critères, moyens et ressources,
et surtout selon ce qu’ils avaient appris de leurs parents
: construire sa demeure et habiter un lieu était, en quelque
sorte, un artisanat. « C’est un art qui ne s’acquiert
que progressivement. Chaque être devient un parleur vernaculaire
et constructeur vernaculaire en grandissant, […]. Par conséquent,
l’espace cartésien, tridimensionnel, homogène,
dans lequel bâtit l’architecte, et l’espace vernaculaire
que l’art d’habiter fait naître, constituent des
classes différentes d’espace » . Le processus
moderne est, dans sa phase industrialiste, et par le fait d’un
monopole (qui n’est pas seulement celui de la force) d’institutions
comme l’État, l’école, etc., une opération
de destruction idéologique – en terme de légitimité
mais aussi de possibilité légale d’action concrète
– de ce que les gens apprennent, savent et savent faire par
eux-mêmes et pour eux-mêmes. Concrètement, si
quiconque veut modifier sa maison, il doit demander l’autorisation
administrative à un organe bureaucratique, un plan à
un architecte et acheter du matériel autorisé et normalisé
chez un revendeur agréé. Il n’a plus ni le temps
(son emploi salarié le lui vole), ni les capacités
(il ne l’a plus appris de ses parents ou de sa communauté),
ni la permission légale (l’État seul permet)
de faire quoi que ce soit par lui-même. Il est obligé
d’utiliser, de consommer les services obligatoires qu’offre
la société moderne, par exemple, le marché
(et sa logique) ou l’école pour devenir architecte
ou ingénieur et apprendre comment on fait une maison, selon
quels critères et quels besoins on la fait, comment on bricole,
etc. Or ces services répondent ou sont censés répondre
à des besoins pour la plupart artificiels et qui n’ont
pour objectifs que de susciter d’autres besoins. « Toute
leur [les consommateurs] vie n’est plus qu’un enchaînement
de besoins qui sont successivement satisfaits afin de susciter les
besoins suivants – et la nécessité de les satisfaire
» . On entre alors dans la logique du développement
: « Fondamentalement, le développement implique le
remplacement de compétences généralisées
et d’activités de subsistance par l’emploi et
la consommation de marchandises ; il implique le monopole du travail
rémunéré par rapport à toutes les autres
formes de travail ; enfin, il implique une réorganisation
de l’environnement telle que l’espace, le temps, les
ressources et les projets sont orientés vers la production
et la consommation, tandis que les activités créatrices
de valeurs d’usage, qui satisfont directement les besoins,
stagnent et disparaissent » . Autrement dit, ce qui a constitué
l’essentiel de la vie des hommes depuis leur apparition disparaît
ou ne subsiste que sous une forme fantôme – terme qui
montre une véritable inversion, voire une perversion culturelle
puisque ce qui est le vivant même prend le visage de la mort.
Nous retrouverons du reste ce terme chez Anders à propos
de la déréalisation des modernes.
On le voit, le développement est une mécanique de
destruction doublée d’une mécanique de soumission
; on y perd ce que l’on est en faveur d’une illusion
de ce que l’on pourrait avoir. Les populations soumises à
la logique du développement perdent ce que François
Partant appelle les conditions de leur propre reproduction sociale
. Elle est un énorme processus d’acculturation, non
seulement de ceux qui la subissent, mais aussi de ceux qui la promeuvent.
Elle détruit les cultures autant que les environnements à
partir desquels elles s’étaient fondées, amenant
une sorte de « nature artificielle », technicisée.
Ce faisant, elle annihile les communaux, que nous évoquions
plus haut, et dont Polanyi a montré qu’ils avaient
été systématiquement et volontairement éliminés
au cours de la révolution industrielle. Illich confirme :
« Le développement économique signifie également
qu’au bout d’un moment il faut que les gens achètent
la marchandise, parce que les conditions qui leur permettaient de
vivre sans elle ont disparu de leur environnement social, physique
ou culturel » . Le développement crée donc une
dépendance aux institutions d’État, au marché,
au salariat et aux technocrates ; il rend impossibles mais aussi
– ce qui est pire – inconcevables les activités
de subsistance et d’échange (matériels et spirituels)
autonomes liées à l’existence de communaux et
de traditions, de cultures locales transmises sans « intermédiaires
artificiels », répondant aux nécessités
directes d’individus intégrés dans un milieu
donné. Ces activités, Illich les appelle vernaculaires.
Dans la mesure où le développement « est un
programme guidé par une conception écologiquement
irréalisable du contrôle de l’homme sur la nature,
et par une tentative anthropologiquement perverse de remplacer le
terrain culturel, avec ses accidents heureux ou malheureux, par
un milieu stérile où officient des professionnels
» , il nuit à l’ensemble de l’humanité
et, d’abord, aux plus faibles. En effet, ils sont les premiers
à payer une telle logique, dans la mesure où ils se
voient enlever les capacités de survie en faveur d’une
intégration dans un système économique aux
délices duquel ils n’auront jamais accès ; ainsi
la pauvreté devient-elle misère et la perte d’autonomie
perte d’autarcie. En plus d’être globalement et
par nature néfaste, le développement est donc aussi
inéquitable, tant socialement que vis-à-vis des femmes.
IV. 3. Illich, antimoderne ?
Pour Illich, rien de tapi dans l’ombre ou d’inconscient
dans la modernité ; aucun objectif inavoué ou groupe
social cherchant vraiment à asseoir ou assurer son pouvoir.
Au-delà d’une critique généalogique qui
dénoncerait une hypocrisie intellectuelle ou les ressorts
cachés d’une situation, d’un ensemble de pratiques
et d’institutions ou encore d’une idéologie,
le travail d’analyse opéré par le médiéviste
est une critique conséquentialiste : il s’agit de voir
si la mise en œuvre du projet moderne (dans sa version industrielle)
aboutit à ce qui en est attendu (et non pas prétendu),
à tout le moins, à quelque chose qui corresponde aux
valeurs qui légitiment, justifient, fondent ce projet. Il
ne s’agit plus de considérer (et de dénoncer)
la volonté de puissance qui initie le processus moderne mais
de quelle manière ce processus transforme, dans les faits,
les idées et les mœurs, cette volonté de puissance
en impuissance de la volonté. La question de la sincérité
ou non des acteurs de la déconstruction moderne, de ce qu’ils
(ou certains) souhaitent vraiment n’a ici aucune importance
puisque, précisément, Illich montre que la logique
moderne dépasse les intentions et les attentes de ceux qui
la mettent en œuvre, consciemment ou inconsciemment, quel que
soit le groupe social pris en considération : il n’y
a pas de gagnant au sein de la modernité ; il n’y a
pas d’évidences cachées derrière les
apparences – peut-être même y a-t-il plutôt
des apparences non cachées derrière les évidences.
La logique déployée dépasse les intérêts
et les valeurs sociales et individuelles. Ce n’est pas le
sujet qui est trahi par quelque chose d’objectivable, mais
le principe même de subjectivité qui est rendu caduque
par quelque chose qui n’est plus vraiment objectivable, qui
n’est plus contenu dans le réel ou dans l’histoire
mais qui, pour ainsi dire, à la fois le contient et le traverse.
La modernité se fonde sur le primat de la volonté
humaine (et individuelle) mais conçoit la mise en œuvre
de cette volonté (appréhendée au travers de
la catégorie des passions, des intérêts puis
de la raison) sur le mode de l’autodétermination métaphysique
(a contrario d’une sphère « naturelle »
ou d’un arrière-monde) dont les pratiques concrètes
se manifestent au travers de certaines institutions (l’État,
le marché, les techno-sciences – quoique ce dernier
point n’ait pas été beaucoup travaillé
par Illich) ; cette autodétermination passe par le rejet
des déterminations, donc des limites, sous toutes leurs formes,
ce qui vide et détache le sujet de tout référent
extérieur à lui-même. Le déploiement
de la volonté amène donc la fin du sujet comme support
de cette volonté ; ce faisant, la volonté, comme forme
d’agir sur le réel, disparaît.
On pourrait dire – avec des termes, certes, bien peu illichiens
– que le sujet meurt gavé par sa volonté dans
la mesure où celle-ci utilise des outils qui dépassent
sa portée subjective ou individuelle (ou encore charnelle)
: l’État, le marché, les techno-sciences. Au
fond, Illich, ne s’intéressant qu’aux institutions
de la modernité industrielle, n’opère qu’une
critique partielle de la modernité ; il reste largement en-deçà
de ce que ses propres travaux amènent. Mieux, il reste largement
attaché à certaines valeurs ou certains aspects modernes
: il demeure frileux, voire en retrait, à l’égard
des principes des sociétés dites « traditionnelles
» ou du holisme. On devine que ce n’est pas seulement
par pragmatisme mais plutôt par adhésion à certains
principes modernes qu’il ne critique que la facette industrielle
de la modernité. Sans se réduire à ce que Boltanski
appelle une « critique artiste » de la société
industrielle, Illich n’est donc pas pour autant un antimoderne.
Il défend la modernité contre sa propre démesure
sans, peut-être, voir que cette démesure n’est
pas un accident (industriel) de cette modernité, mais qu’elle
est inscrite en son cœur même ; il ne voit pas –
à tout le moins ne souligne pas assez – que la séparation
de l’homme et de sa propre finitude, notamment charnelle,
se double d’un processus, plus en amont, et donc moins perceptible
dans les pratiques (en tout cas avant l’avènement des
biotechnologies), assimilant acte de volonté et autodétermination
métaphysique. C’est en ce sens que l’on peut
être d’accord avec Jacques de Guillebon quand il souligne
le manque métaphysique d’Illich.
V. Les critiques de l’économisme et de l’État
: Polanyi, Clastres, Sahlins, Bernanos, de Radkowski
C’est, au fond, un scénario dont les institutions
religieuses (catholiques) puis l’État étaient
les piliers centraux qu’Illich a critiqués. Nous y
reviendrons avec la critique de Bernanos où l’on verra
que l’État a utilisé la technique et la logique
de marché pour supprimer les libertés anciennes. Or,
précisément, il ne faudrait pas oublier le lien idéologique
et institutionnel qu’entretient l’État moderne
avec l’économie de marché et, en-deçà,
l’économisme, idéologie et mode d’acculturation
réduisant toute activité humaine à une logique
économique, elle-même assimilée et conçue
sur le modèle de l’échange de marché.
C’est cet aspect que nous allons maintenant aborder, avec
des auteurs venus de disciplines telles que la philosophie, l’économie
et l’anthropologie, qui ont attaqué plusieurs mythes
ou concepts fondant et légitimant à la fois l’économisme,
(le monopole et) la logique de marché ainsi que le technicisme
: le mythe de la rareté primordiale et originelle, le mythe
de l’abondance industrielle et le mythe de la naturalité
du marché autorégulé.
Premièrement, l’économie y est conçue
comme un ensemble d’activités à part, séparé
; ces activités ne sont plus ou ne devraient plus être
imbriquées, enchâssées dans le tissu social.
Deuxièmement, l’idéal libéral du marché
autorégulé, doxa généralisée
depuis la fin du soviétisme, est à la fois totalement
artificiel, donc irréel, et, de ce fait, dangereux ; il n’est
pas un fait universel. Qu’est-ce qu’un marché
autorégulé ? Un système économique où
l’on attend « que les humains se comportent de façon
à gagner le plus d’argent possible. […] Elle
[une économie de ce type] suppose des marchés sur
lesquels l’offre des biens (y compris les services) disponibles
à un prix donné sera égale à la demande
au même prix. Elle suppose la présence de la monnaie,
qui fonctionne comme pouvoir d’achat entre les mains de ses
possesseurs. La production sera donc commandée par les prix,
car c’est des prix que dépendent les profits de ceux
qui orientent la production ; et la distribution des biens dépendra
elle aussi des prix, car les prix forment les revenus […].
L’autorégulation implique que toute la production est
destinée à la vente sur le marché, et que tous
les revenus proviennent de cette vente. […] l’ajustement
des prix aux changements de situation du marché ne doit faire
l’objet d’aucune intervention… » . Cette
vision de l’échange économique exige une parfaite
égalité statutaire des contractants ou des «
échangeurs » et est de fait opposée aux sociétés
de statuts ou aux acteurs corporatifs. On voit aussi qu’elle
l’est aux activités vernaculaires que nous avons rencontrées
chez Illich. En conséquence de quoi, pour qu’un marché
soit autorégulé et que, donc, il fonctionne correctement,
toute forme de logique d’échange, voire d’objectif
d’échange autre que ceux décrits plus haut est
rigoureusement exclu. Comme les biens et la monnaie, le travail
lui-même devient une marchandise qui doit être échangée
selon les mêmes règles – et derrière le
travail, il y a l’organisation domestique, sociale, culturelle
. « Séparer le travail des autres activités
de la vie et les soumettre aux lois du marché, c’était
anéantir toutes les formes organiques de l’existence
et les remplacer par un type d’organisation différent,
atomisé et individuel. Ce plan de destruction a été
fort bien servi par l’application du principe de liberté
de contrat. Il revenait à dire en pratique que les organisations
non-contractuelles fondées sur la parenté, le voisinage,
le métier, la religion, devaient être liquidées,
puisqu’elles exigeaient l’allégeance de l’individu
et limitaient ainsi sa liberté » . Et Polanyi d’étudier
à la fois les origines de la logique de marché en
Europe et les débuts de la révolution industrielle
en Grande-Bretagne, notamment les résistances parfois ambivalentes
et contre-productives (voir le cas de la loi de Speenhamland) à
cette logique, puis la fin (provisoire, comme on le sait) du libéralisme
dans les années trente.
Mais l’apport principal de Polanyi est d’avoir montré,
en parallèle avec Mauss, que, même si la logique de
marché existe un peu partout et n’est propre ni à
une culture ni à une époque particulière, dans
la plupart des sociétés humaines, ce n’est pas
seulement la recherche du gain qui motive, permet et organise les
échanges. Autrement dit, l’économie est enchâssée
[embedded], c’est-à-dire intégrée dans
l’ensemble des activités sociales, donc conceptuellement
inséparables d’elles. Les ethnographes, écrit
Polanyi, s’accordent sur un seul point négatif quant
à ce qui explique les échanges dans la plupart des
sociétés humaines : « l’absence du mobile
du gain ; celle du principe du travail rémunéré
; celle du principe du moindre effort ; et celle, en particulier,
de toute institution séparée et distincte qui soit
fondée sur les mobiles économiques » . Quant
à l’enchâssement de l’économique
dans le tissu social, il est explicable d’une part, parce
que « l’homme agit de manière, non pas à
protéger son intérêt individuel à posséder
des biens matériels, mais de manière à garantir
sa position sociale, des droits sociaux, ses avantages sociaux.
Il n’accorde de valeur aux biens matériels que pour
autant qu’ils servent cette fin ». D’autre part,
parce que les échanges répondent à deux principes
: la réciprocité et la redistribution – ce que,
du reste, des études de psychologie sociale ont démontré
à leur tour, à tout le moins pour la réciprocité.
Voir, comme cela a longtemps été fait, la logique
des sociétés dites « primitives » comme
basée sur le troc est donc une gageure. Un troisième
principe – qui nous ramène à Illich –
est celui de l’économie, de l’administration
domestique (produire pour son propre usage). En somme, jusqu’au
XVIe siècle, toutes les sociétés humaines fonctionnent
sur l’un ou plusieurs de ces principes ; du point de vue institutionnel,
les marchés n’y occupent pas la place centrale –
pas plus, dans le chef des agents sociaux, que la motivation du
gain. Or, peu à peu, à partir de cette époque,
les marchés, lieux de trocs et de gains, jusque là
limités, fonctionnant à l’extérieur des
économies, essentiellement comme points de rencontre «
internationaux » (les marchés locaux sont peu concurrentiels
et non reliés), vont étendre leur emprise, déborder,
avec « des effets irrésistibles sur l’organisation
toute entière de la société : elle [l’institution
du marché] signifie tout bonnement que la société
est gérée en tant qu’auxiliaire du marché.
Au lieu que l’économie soit encastrée dans les
relations sociales, ce sont les relations sociales qui sont encastrées
dans le système économique » . Ce processus
d’extension n’est pas, spécifie Polanyi, «
naturel » au marché ; il est artificiel et, pour le
dire en un mot, le résultat d’une volonté des
États européens envers et contre les résistances
des campagnes comme des villes. « Aux XVe et XVIe siècles,
l’action délibérée de l’État
imposa le système mercantile au protectionnisme des villes
et des principautés. Le mercantilisme détruisit le
particularisme périmé du commerce local et intermunicipal
en faisant sauter les barrières qui faisaient sauter ces
deux types de commerce non concurrentiel et en laissant ainsi le
champ libre à un marché national qui ignorait de plus
en plus la distinction entre la ville et la campagne aussi bien
qu’entre les diverses villes et provinces. […] En politique
étrangère, la nécessité du moment voulait
la création d’une puissance souveraine ; la politique
mercantiliste supposait par conséquent que les ressources
du territoire national tout entier fussent mises au service des
objectifs de puissance . » Le marché est donc usité
pour homogénéiser le territoire de l’État,
briser les particularismes locaux et tirer le maximum de ressources
de l’activité de la population pour assurer la puissance
de l’État. Certes, ce marché n’est pas
encore un marché autorégulé ; il est objet
de règlementations par l’État qui, selon Polanyi,
permettent d’éviter sa dangerosité, et que l’idéologie
libérale mettra à mal durant la révolution
industrielle.
On voit les apports de Polanyi à une critique de la modernité
: d’abord, il marque la spécificité des sociétés
de marché, répondant à une logique de marché,
par rapport aux autres sociétés humaines (le monopole
économique du marché et, donc, la séparation
de l’économie du social est un fait unique dans l’histoire
humaine) ; ensuite, il montre l’artificialité de ces
sociétés basées sur la logique de marché
(le marché et sa logique ne sont pas plus inscrits dans la
nature humaine que les autres formes d’échange) ; enfin,
il souligne le lien entre logique des États modernes et logique
de marché (l’État moderne est l’institution
qui a permis au marché de conquérir tout l’espace
des échanges). Il nous faut néanmoins marquer notre
désaccord avec un aspect du travail de Polanyi : pour lui,
d’une part, l’utilisation par l’État du
marché pour assurer sa puissance est un « accident
» historique, une réponse à un contexte particulier,
d’autre part, la seule manière, ou la manière
la plus efficace, de résister au marché, d’en
limiter les dégâts, c’est l’intervention
de l’État. C’est là, peut-être,
où, comme Illich, nous ne pouvons le suivre. En effet, donnant
raison à Clastres contre Polanyi, nous ne pouvons avoir confiance
dans une institution qui est la plus intime manifestation de la
volonté de puissance. Économiste et historien, Polanyi
manque le fond, le paradigme idéologique qui permet et à
l’État et, donc, au marché d’être
ce qu’ils sont. Il passe aussi à côté
de phénomènes qu’Illich ou Ellul, pour leur
part, ne manquent pas de noter.
V. 2. Bernanos et les Luddites : le machinisme, une arme
contre les libertés sociales
En 1945, écœuré et épuisé par
deux guerres mondiales qui permettent l’accroissement inédit
de la puissance des technologies de destruction humaine, Bernanos
constate : « Les régimes jadis opposés par l’idéologie
sont maintenant étroitement unis pas la technique. […]
Il s’agit toujours d’assurer la mobilisation totale
pour la guerre totale, en attendant la mobilisation totale pour
la paix totale. Un monde gagné par la Technique est perdu
pour la Liberté. » . Les partisans du capitalisme à
l’Américaine, des régimes fascistes défaits
et du soviétisme sont ainsi renvoyés dos à
dos : ils appartiennent à la même famille, relèvent
de ce que l’on appellerait aujourd’hui un « paradigme
commun », la Technique. Mais quel est donc le lien entre le
développement de la Technique et la perte de liberté
? Et de quelle liberté s’agit-il ? Pour s’expliquer,
Bernanos est l’un des premiers penseurs français à
réhabiliter le mouvement luddite. Au début du XIXe
siècle, les Luddites, groupements d’artisans et de
petits ouvriers du textile, emmenés par l’énigmatique
si ce n’est le mythique Général Ludd, s’étaient
violemment opposés au développement du machinisme
industriel dans le secteur du textile. S’adressant d’abord
par voie épistolaire au parlement et aux patrons de manufactures
puis attaquant les manufactures elles-mêmes, ils refusaient
d’être happés par la logique de prolétarisation
que ces machines permettaient : non seulement les produits industriels,
fabriqués à bas coût à l’aide d’une
main d’œuvre peu qualifiée, donc mal rémunérée
et soumise, mettaient en danger leur propre production, mais en
plus, ces produits étaient de mauvaise qualité, donc
changeaient la relation du travailleur à son produit, et,
surtout, amenaient un type de travail et un mode de vie rendant
impossibles, d’une part, la maîtrise des ouvriers sur
leur travail et sur leurs outils et, d’autre part, la maîtrise
sociale de leur destinée. « C’est en effet non
seulement l’organisation du travail, mais aussi l’organisation
domestique qui est perturbée par l’apparition des machines.
Dans le système artisanal, les enfants apprennent leur métier,
puis travaillent avec leurs parents, et toute la rémunération
va au père de famille. Avec l’arrivée des machines,
qui entraîne le recours à un travail moins qualifié,
les enfants sont employés plus jeunes, et surtout hors de
la surveillance de leurs parents, d’où la tenace réputation
des manufactures comme lieux d’immoralité » .
Ce qui était éradiqué par le machinisme, c’était
l’artisanat comme mode de production, c’est-à-dire
comme activité économique, mais aussi comme organisation
de la vie et, dans la logique chartiste, comme garantie de liberté
au sein du système politique : l’artisan passait de
l’atelier à l’usine, de la campagne à
la ville (ou au centre industriel), d’artisan indépendant
à salarié sans aucune maîtrise de son avenir
sauf par le biais de l’État, seule garantie désormais
de ses droits face aux patrons ; en somme, et pour reprendre l’expression
de Péguy, l’artisan passait de pauvre à misérable,
dans un sens aussi bien économique que culturel. «
À l’égalité absolue des citoyens devant
la Loi doit correspondre, tôt ou tard, l’autorité
absolue et sans contrôle de l’État sur les citoyens.
Car l’État est parfaitement capable d’imposer
l’égalité absolue des citoyens devant la Loi,
jusqu’à leur prendre tout ce qui leur appartient, tout
ce qui leur permet de les distinguer les uns des autres, mais qui
défendra la Loi contre les usurpations de l’État
? » . Dans le scénario que propose Bernanos, la révolution
industrielle est le vrai passage à la modernité, à
tout le moins de l’ancien au nouveau régime : c’est
par les moyens techniques, par la juxtaposition d’une logique
économique et technologique, que l’on prive la société
civile de ses caractéristiques, de ses statuts qui étaient
autant de garde-fous contre la puissance de l’État.
« Loin de penser comme nous à faire de l’État
son nourricier, son tuteur, son assureur, l’homme d’autrefois
n’était pas loin de le considérer comme un adversaire
contre lequel n’importe quel moyen de défense est bon,
parce qu’il triche toujours. […] Je sais parfaitement
que ce point de vue nous est devenu étranger, parce qu’on
nous a perfidement dressés à confondre la justice
et l’égalité. Ce préjugé est même
poussé si loin que nous supporterions volontiers d’être
des esclaves, pourvu que personne ne puisse se vanter d’être
moins que nous. Les privilèges nous font peur, parce qu’il
en est de plus ou moins précieux. Mais l’homme d’autrefois
les eût volontiers comparés aux vêtements qui
nous préservent du froid. Chaque privilège était
une protection contre l’État. Un vêtement peut
être plus ou moins élégant, plus ou moins chaud,
mais il est encore préférable d’être vêtu
de haillons que d’aller tout nu » . Pour Bernanos, le
processus d’industrialisation est le pendant pour ainsi dire
matériel de l’égalitarisme et du contractualisme,
autrement dit de la table rase sociale qu’exige l’État-nation
pour pouvoir se transformer en État totalitaire ; le «
progrès » change alors de nature : « Le progrès
n’est plus dans l’homme, il est dans la technique, dans
le perfectionnement des méthodes capables de permettre une
utilisation chaque jour plus efficace du matériel humain
» . Mis à nu, devenu cette unité aux propriétés
juridiques seulement relatives à l’État et au
marché que l’État institue, il devient une chose
; la technique (mais pas seulement elle) a donc été
utilisée contre les déterminations sociales et, permettant
l’éradication des corporations et statuts, c’est-à-dire
d’une certaine hétérogénéité
sociale, amène une monopolisation du pouvoir par l’État
et la logique de marché, donc une réification de l’homme.
Avec Bernanos, la critique classique de la modernisation politique,
qualifiée aujourd’hui de « réactionnaire
» (puisque proche de celle de Bonald et de Maistre), rejoint
ici la critique de la technique : le passage de l’outil à
la Technique, de l’artisanat à l’industrie, de
l’artisan ou de l’ouvrier au prolétaire et à
l’ingénieur, du travail vernaculaire au salariat, est
un moyen d’homogénéisation sociale, donc de
structuration et de légitimation du totalitarisme d’État.
Ce processus est bien entendu le même que celui évoqué,
plus haut, par Illich quant à la professionnalisation et
à la perte du vernaculaire. On voit que le changement d’échelle,
si rapide et si puissant dans le processus de modernisation, est
aussi un passage qualitatif.
Mais les reproches que fait Bernanos à la technique ne s’arrêtent
pas là. Il perçoit bien ce qu’Ellul, dans la
lignée d’Heidegger, va développer et préciser
quelques années plus tard : la Technique ne se réduit
pas au machinisme. Elle induit non seulement une réorganisation
sociale mais aussi une réorganisation morale voire cognitive
de la société… comme de l’individu. Sa
logique, l’organisation et l’objectivisation rationnelle
qu’elle présuppose, permettent – comme le soulignera
Arendt – à un Eichmann de perdre tout sentiment, toute
conscience de la responsabilité de ses propres actes, de
son implication dans le réel. « Ce qui me fait précisément
désespérer de l’avenir, c’est que l’écartelement,
l’écorchement, la délacération de plusieurs
milliers d’innocents soient une besogne dont un gentleman
peut venir à bout sans salir ses manchettes, ni même
son imagination » . Cette référence à
l’imagination n’est pas non plus anodine, on le verra
avec Anders. Or, pour Bernanos, une démocratie (entendue
comme un système politique où un certain nombre de
garde-fous sont préservés contre les stratégies
de développement de la puissance par l’État)
est impossible dans une civilisation dominée par la Technique,
c’est-à-dire par le monopole rationnel de l’objectif
d’efficacité. Aucun objectif moral ne peut être
atteint si l’efficacité est nécessairement et
premièrement visée. Il écrit notamment : «
Comment diable pouvez-vous espérer que la Technique tolère
un régime où le technicien serait désigné
au moyen du vote, c’est-à-dire non pas selon son expérience
technique garantie par des diplômes, mais selon le degré
de sympathie qu’il est capable d’inspirer chez l’électeur
? La Société moderne est désormais un ensemble
de problèmes techniques à résoudre »
. Or, les points soulevés par Bernanos sont précisément
ceux qu’Ellul et Anders vont analyser : pourquoi l’individu,
voire l’être humain, disparaît dans une société
dominée par la Technique ; pourquoi la morale et la responsabilité,
qui sont supposées instaurer le règne de la volonté
humaine, ne sont plus possibles ; enfin, quels sont les effets de
la Technique sur le rapport que l’être humain entretient
au réel.
V. 3. L’économie sans finitude et comme ombre
de la technique : Georges-Hubert de Radkowski
On ne peut comprendre socio-historiquement la modernité
industrielle ni sa relation à la technique, que nous allons
aborder plus loin, sans évoquer un ouvrage trop peu connu,
celui du philosophe et urbaniste Georges-Hubert de Radkowski, Les
jeux du désir. De la technique à l’économie
. L’auteur, allant dans le sens des travaux de Polanyi et
Sahlins, opère plusieurs constats sur l’économie
moderne industrielle, et en particulier sur celle qui caractérise
l’après-Seconde Guerre mondiale, la modernité
radicalisée.
D’abord, la société moderne est la seule qui
donne un champ autonome à l’économie, dans lequel
elle intègre la consommation, ce qui induit que celle-ci
ne sert qu’au système économique, qu’elle
relève exclusivement de lui, donc que « l’homme
[est] totalement économique, en l’assujettissant au
métabolisme sans fin – le retour éternel du
même – du cycle : production ? consommation ? production
» ; on pourrait donc dire que l’on a affaire à
une société qui réassume le mythe de l’éternel
retour par le biais économique.
Ensuite, la société moderne (radicalisée)
n’est pas une société de l’accumulation,
mais d’« accumulation par la dépense »
; les choses produites sont, par le biais des techniques, si vite
désuètes, obsolètes, qu’elles ne peuvent
devenir des richesses au sens où l’on pouvait entendre
celle-ci dans les sociétés pré-moderne ou de
la modernité classique. Autrement dit, la logique économique
moderne opère un véritable retournement copernicien
et va à l’encontre de tous les autres types d’économie,
non pas seulement du point de vue des objectifs (voir Polanyi et
Sahlins) mais aussi dans sa relation au réel et aux ressources
; en effet, l’économie, la relation aux objets est,
hors de la logique occidentale, conçue comme « une
ascèse, une rétention de la dépense ; de cette
dépense qui diminue et dissipe notre avoir actuel ou virtuel.
[…] La vie humaine, en tant que déploiement incessant
des activités, est une dépense, usure irrémissible
qui consume notre existence. Vérité occultée
par l’activisme économique de l’Occident, mais
présente dans toutes les grandes économies de l’Orient,
où la maîtrise de l’énergie vitale ou
encore celle du désir producteur d’apparences représente
la seule voie susceptible de conduire l’homme vers l’immortalité
ou l’éternité. […] L’Occident moderne
est le seul à avoir conçu l’économie
comme positivité, en effectuant l’inversion complète
de son objet. Il a substitué l’exaltation de l’activité
– devenue productrice – à l’ascèse
de la rétention » . Les économies non modernes
opèrent dans un cadre fini, de limites métaphysiques,
anthropologiques et naturelles, toujours préalablement pris
en considération ; elles gèrent le réel plus
qu’elles ne cherchent à le produire. À l’inverse
de cette logique de la rétention, et à la faveur du
couplage entre économie et technique, l’économie
moderne est une logique de la dépense, de la destruction,
de l’obsolescence immédiate, donc du flux plutôt
que du stock, comme cause motrice. Qu’est-ce donc qui a causé
cette transformation si particulière de l’économie
occidentale ? La technique ; non pas la technique comme une simple
« collection de procédés particuliers, un ensemble
hétéroclite d’“arts”, destiné
à la réalisation d’objectifs limités
et connus d’avance », mais « la technique comme
moyen universel, ouvrant l’accès au champ inconnu et
illimité du possible, du “faisable” en général
» . À partir de la fin de la Renaissance, affirme de
Radkowski, un changement de « mentalité » (on
est ici proche de Heidegger) s’est opéré dans
la relation à la technique ; le moderne acquiert une attitude
technique qui lui permet de s’exiler du présent, de
se projeter dans le futur, dans le monde des possibles. C’est
cette attitude technique qui fait passer l’activité
économique de gestionnaire du réel à productrice
du réel : l’économie, articulée sur la
technique, et sa logique d’efficience, sort de ses antiques
limites. Elle devient le domaine privilégié de l’activité
libératrice de l’homme : se libérer des contraintes
devient les détruire ou les contourner. L’attitude
technique permet de chosifier le réel, de le sociabiliser,
mais aussi de chosifier l’homme lui-même, qui devient
un moyen, une ressource mobilisable pour sa propre libération.
Or, et c’est ici l’essentiel de la critique de de Radkowski,
« si la technique nous libère, elle ne nous rend pas
pour autant plus libres. Ce qui meut son faire et qui en fait par
là même une incessante projection libératrice,
ce n’est pas la poursuite de la liberté mais la volonté
de transcender l’impuissance, en convertissant la nécessité
en contingence. Le dépassement technique, pure négativité
sans aucun contenu positif propre, ne crée pas un plein,
il comble un vide, un manque. Il n’est pas aimanté
par le désir de réaliser quoi que ce soit, mais par
celui de « dé-réaliser » les mécanismes
de la pesanteur du monde ; il n’est pas une action, comme
l’est le faire technique qu’il sous-tend et inspire,
mais une réaction à l’état de soumission
où se trouve l’homme à l’égard
des contraintes de la nature » . On substitue donc l’artificiel
au réel, l’artéfact au déjà donné,
créant de fait de nouvelles contraintes qui donnent l’impression
de se substituer alors qu’elles s’ajoutent aux contraintes
du déjà donné – qu’elles cachent
par ailleurs. Pour le moderne, l’artificiel devient ainsi,
en soi, un signe de liberté, ou de libération et se
voit alors moralement valorisé . L’attitude technique,
qui trouve dans l’économie un formidable vecteur dont
elle a changé la nature, est donc une opération de
déréalisation aujourd’hui à l’échelle
de l’espèce. Par ailleurs, « de même que
l’esclave est dépossédé de son activité
dans ses causes autant que dans ses effets, au profit de son maître,
de même le travailleur est existentiellement voué à
la praxis dont la raison d’être et la finalité
se trouvent dans le maintien et l’accroissement des “forces
productives” de la société, ce maître
sans voix et sans visage qui le dépouille totalement de son
propre destin, fondu dans celui de l’espèce »
. Nous allons montrer que la seule erreur que commet de Radkowski
est de croire que l’individu se trouve soumis à une
logique qui sert son espèce ; Ellul nous le montrera, les
choses sont bien plus graves : le processus économico-technique
ne vise aucun objectif.
VI. Totalitarisme technique et déréalisation
Alors que l’œuvre de Jacques Ellul commence à
être redécouverte, notamment grâce aux travaux
de Daniel Cérézuelle et Patrick Troude-Chastenet,
celle de Günther Anders, pour sa part, demeure encore largement
ignorée en Europe et, quand elle ne l’est pas, sous-estimée.
L’une et l’autre annoncent et permettent pourtant les
développements que nous venons d’aborder chez Illich
autant que chez ses successeurs : ce n’est d’ailleurs
pas un hasard si, par exemple, Serge Latouche parle de Mégamachine
pour évoquer l’occidentalisation du monde et si Jean-Pierre
Dupuy se place sous le double patronage d’Ellul et d’Anders
pour développer sa théorie de l’autotranscendance,
d’une part, et son catastrophisme éclairé ,
d’autre part. Du reste, Illich lui-même, sachant ce
qu’il lui devait, avait rendu un hommage chaleureux à
Ellul .
Comme annoncé, nous ne traiterons pas exhaustivement des
œuvres de ces deux auteurs, mais, au travers de leurs travaux,
ainsi que de ceux Heidegger, des liens entre la logique technicienne
et le processus de déréalisation moderne.
VI. 1. Heidegger : modernité, science et technique
On ne peut aborder la technique sans passer par la pensée
de Heidegger, laquelle a marqué, pour le meilleur et pour
le pire, à peu près toutes les études critiques
de la modernité, en particulier celles des mouvements écologistes
ou apparentés. Mieux : même ceux qui n’appréciaient
pas Heidegger (en raison d’une certaine, et indéniable,
lâcheté politique), comme Anders, ou le trouvaient
un peu fat et franchement ésotérique, comme Ellul,
n’ont pas pu se passer de sa pensée. La naissance de
l’idéologie moderne le préoccupe en effet beaucoup,
non pas en tant que critique explicite, d’ailleurs, mais bien
plutôt en tant qu’ontologue, donc avec une certaine
préciosité, et une distance artificiellement gardée
vis-à-vis des faits concrets : obsédé par une
sorte de pureté parménidienne originelle, il traque
dans l’histoire de la métaphysique les moments de basculement,
de déroute, de sortie de l’unité ontologique.
Pour nous, ici, l’ontologie importe peu ; par contre, l’analyse
heideggerienne des modifications du rapport de la pensée
à l’être permet de comprendre des aspects beaucoup
moins abstraits de la culture européenne, en particulier
concernant le rapport de l’homme moderne à la nature,
que le disciple de Husserl décrit avec grande finesse dans
ses travaux sur le cartésianisme. Ainsi, on se souviendra
de ses études Lettre sur l’humanisme et, surtout, L’époque
des « conceptions du monde ». Dans ce dernier texte,
il montre que la modernité se caractérise par cinq
phénomènes :
• la science comme recherche, c’est-à-dire orientée
vers des applications pratiques, techniques, le mouvement d’exploitation
organisée , et non plus comme discipline « contemplative
»,
•
• la technique,
•
• l’entrée de l’art dans l’esthétique,
•
• une nouvelle conception, réflexive, de la culture,
•
• le dépouillement des dieux (« la vacance par
rapport à Dieu et aux dieux » ).
•
Nous ne nous arrêterons brièvement que sur ces fameuses
« conceptions du monde » et, à l’aide du
texte « La Question de la technique » , sur la technique
elle-même. Pour Heidegger, en-deçà des questions
socio-économiques et politiques qui, on l’a compris,
ne l’intéressent guère, ce qui est propre à
la modernité, c’est bel et bien, dès la fin
du Moyen-âge, un changement d’aperception du monde tel
qu’il se manifeste (l’étant), un changement de
point de vue sur le monde mais aussi sur le point de vue lui-même.
En un mot comme en cent : percevoir ou concevoir le monde, entrer
en interaction avec lui se fait sur un mode opératoire, celui
de la représentation, d’une activité de représentation
active et non pas passive, telle qu’on la retrouve, d’ailleurs,
dans l’optique ou les règles de perspective, où
le point de vue humain se trouve incarcéré dans l’ordre
rationnel et quantitatif des mathématiques auquel le réel
lui-même est pour ainsi dire contraint d’appartenir.
En objectivant le monde, en le transformant en décor et en
ressources, l’homme se donne la première place dans
le réel : à l’instar du Dieu chrétien
qu’il imite puis qu’il évacue progressivement,
le moderne est le démiurge par la représentation c’est-à-dire
la production du réel. Heidegger écrit : « Si
à présent, l’homme devient le premier et seul
véritable subjectum, cela signifie alors que l’étant
sur lequel désormais tout étant comme tel se fonde
quant à sa manière d’être et quant à
sa vérité, ce sera l’homme. […] Or ceci
n’est possible que si l’acception de l’étant
change de fond en comble » . Et quelle est-elle ? «
L’étant dans sa totalité est donc pris maintenant
de telle manière qu’il n’est vraiment et seulement
étant que dans la mesure où il est arrêté
et fixé par l’homme dans la représentation et
la production. […] L’être de l’étant
est désormais cherché et trouvé dans l’être
représenté de l’étant » . Autrement
dit, le fondement métaphysique du réel n’est
plus conçu dans un rapport à un arrière-monde
(une création de Dieu ou une origine mythique, donc par une
référence externe, autre à ce qui apparaît),
mais dans un rapport à l’activité cognitive
humaine. « Le Monde en tant qu’image conçue ne
devient pas, de médiéval, moderne ; mais l’idée
que le Monde comme tel devienne image conçue, voilà
qui caractérise et distingue le règne des Temps Modernes.
Pour le Moyen-âge, au contraire, l’étant est
ens creatum, ce qui est créé par le créateur,
Dieu personnel agissant en tant que cause suprême »
. De fait, « réduit à lui-même, l’homme
dispose la manière dont il a à se situer par rapport
à l’étant en tant qu’objectif. Ici commence
cette manière d’être homme qui consiste à
occuper la sphère des pouvoirs humains en tant qu’espace
de mesure et d’accomplissement pour la maîtrise et possession
de l’étant dans sa totalité » . Où
l’on retrouve le projet cartésien (et baconien) de
domination et de maîtrise de la nature. Et Heidegger de souligner
que cette activité de représentation et de production
ne s’arrête pas à l’objectivisation de
l’entité non-humaine, passive, qu’est la nature
; elle a aussi des effets, une application culturelle, dont l’importance
va croissant, notamment avec l’idéologie des Lumières
: « Dans l’impérialisme planétaire de
l’homme organisé techniquement, le subjectivisme de
l’homme atteint son point culminant, à partir duquel
il entrera dans le nivellement de l’uniformité organisée
pour s’y installer à demeure » . En effet, l’uniformité
est aussi la prédictibilité ; ne peut être passif
et soumis, donc créé, que ce qui est entièrement
contrôlable. Ainsi la nature est-elle considérée
comme « un complexe calculable de forces » , comme un
fonds de ressources à l’agir humain et, comme telle,
interpellée, arraisonnée. Cet arraisonnement est précisément
ce qui caractérise la technique des modernes. Elle n’est
plus seulement un ensemble d’instruments, de moyens, permettant
un rapport avec des fins, neutre axiologiquement et dont on pourrait
juger de la « moralité » selon ces fins ; elle
est un ensemble d’instruments qui, impliquant l’identité
même du sujet, forment un mode d’appréhension
du réel, un cadre au sein duquel on perçoit (on crée)
celui-ci.
Bien sûr, la théorie de Heidegger ne nous dit rien
sur les événements historiques, les traits de culture
et de l’histoire conceptuelle qui amènent des changements
qu’il décrit dans le domaine métaphysique ;
il ne nous dit pas grand-chose sur la technique elle-même,
ni sur son rôle dans la vie quotidienne ; enfin, il néglige
de faire une étude claire du passage de la modernité
classique à la modernité industrielle et conçoit
la subjectivité et la technique comme presque intangibles
alors que des bonds « qualitatifs » ont été
faits entre Descartes et Norbert Wiener, le père de la cybernétique
! Par contre, son insistance sur ce que l’on pourrait appeler
l’avènement de l’arbitraire de la représentation
ainsi que son étude des textes métaphysiques –
surtout si on les considère comme des manifestations de l’esprit
du temps – donnent des indications précieuses sur le
paradigme moderne.
Forts des explications et critiques socio-historiques et politiques
d’Illich, Bernanos, de Radkowski et de l’étude
métaphysique de Heidegger, nous pouvons aborder les travaux
d’Anders et d’Ellul sur la technique et la déréalisation.
VI. 2. La menace technique selon Ellul
Nous avons vu avec de Radkowski que la technique avait permis la
sortie – presque pathologique – de l’économie
hors des bornes de la finitude, autrement dit, que la technique
avait permis l’hubris économique, celle-ci entraînant,
si l’on en croit cette fois Polanyi, le reste de la société
et des domaines d’activité humains dans son jeu. Si
la technique est l’un des phénomènes centraux
chez nombre de critiques de la modernité, la plupart d’entre
eux n’y voient qu’une expression, qu’une manifestation,
au pire que l’excroissance d’une hubris dont la causalité
essentielle, primordiale, se trouverait ailleurs, par exemple, pour
le même Polanyi, dans l’État mercantiliste utilisant
l’économie de marché, désencastrée,
pour homogénéiser son territoire… Ellul considère,
pour sa part, que la technique est le phénomène central
de la modernité autour duquel s’ordonnent, s’orbitent,
voire s’éclipsent tous les autres. Quoiqu’on
puisse y voir une faille dans son raisonnement (de Radkowski le
souligne en postulant qu’il a manqué l’attitude
technique), la question de la cause de son développement
comme « excroissance phénoménale », comme
totalité explicative lui importe peu. Ellul est tout d’abord
engagé dans une réaction analytique et critique contre
ce phénomène menaçant, et tergiverser sur son
origine peut donc lui sembler une perte de temps, ensuite, la technique
est précisément ce qui rompt la possibilité
de percevoir une chaîne des causalités, voire la possibilité
elle-même d’une chaîne de causalités –
et, ce faisant, les conditions de possibilité d’une
morale, donc d’une maîtrise du destin de l’humanité.
La technique telle que l’entend Ellul n’a évidemment
rien à voir avec celle qui caractérise les sociétés
dites « traditionnelles » ou les sociétés
occidentales d’avant le XVIIIe siècle. Dans ces sociétés,
l’évolution des techniques est lente, adaptée
donc intégrée au contexte (culturel et naturel) dans
lequel elle se déploie, diverse, locale, s’opère
par transmissions et modifications successives et ne vise pas seulement
l’efficacité ou le rendement ; elle doit, en effet,
aussi correspondre à des attentes sociales, donc esthétiques,
religieuses, etc. Limitées géographiquement et spatialement,
ainsi qu’en terme d’appartenance à un système,
les techniques permettent encore un choix . D’autre part,
la sphère d’activité technique est séparée
de celle des sciences comme de celle de l’économie
; les créateurs des techniques sont souvent leurs utilisateurs
et, quand ils ne le sont pas, ces techniques naissent de besoins
et recherches empiriques, pas de théories scientifiques.
De fait, les recherches scientifiques sont aussi peu liées
à des objets techniques que destinées à en
produire. Enfin, Les techniques ne sont pas dépendantes des
exigences générales du marché (dans la mesure
où l’économie ne répond pas encore entièrement
à la logique du marché).
La technique actuelle est d’une toute autre nature : «
Le progrès technique n’est plus conditionné
que par le calcul de l’efficience. La recherche n’est
plus d’ordre expérimental individuel, artisanal, mais
d’ordre abstrait, mathématique et industriel. […]
L’individu participe dans la mesure où il est soumis
à la recherche de l’efficience, dans la mesure où
il refoule toutes les tendances actuellement considérées
comme secondaires, de l’esthétique, de l’éthique
ou de la fantaisie » . Elle s’étend à
tous les domaines, les subsume. Ainsi, notre civilisation est technique
: « […] cela signifie que notre civilisation est construite
par la technique (fait partie de la civilisation uniquement ce qui
est l’objet de technique), qu’elle est construite pour
la technique (tout ce qui est dans cette civilisation doit servir
une fin technique), qu’elle est exclusivement technique (elle
exclut tout ce qui ne l’est pas ou le réduit à
sa forme technique » ). Selon Ellul la technique présente
sept caractères : (1) La rationalité (« elle
tend à soumettre au mécanisme ce qui appartient à
la spontanéité ou à l’irrationnel »
) qui réduit le réel à sa dimension logique
; (2) L’artificialité : comme le soulignait de Radkowski,
elle crée un monde artificiel et détruit le milieu
naturel, ne lui permettant « ni de se reconstituer, ni d’entrer
en symbiose avec lui » ; (3) L’automatisme : le choix
des techniques, des procédés est mécanique,
il n’offre plus de choix ; dans la mesure où, dans
le cadre capitaliste, une entreprise recherche le rendement, elle
n’aura pas le choix de la technique à utiliser ; «
le choix est fait a priori […] : ou bien il [l’homme]
décide de sauvegarder sa liberté de choix, il décide
d’user du moyen traditionnel ou personnel, moral ou empirique,
et il entre alors en concurrence avec une puissance contre laquelle
il n’a pas de défense efficace : ses moyens ne sont
pas efficaces, ils seront étouffés ou éliminés,
et lui-même sera vaincu – ou bien, il décide
d’accepter la nécessité technique ; alors il
vaincra, mais il sera soumis de façon irrémédiable
à l’esclavage technique » ; (4) L’auto-accroissement
: en termes de découvertes, d’applications, d’organisation,
etc., la technique s’accroît automatiquement, sans qu’intervienne
la volonté humaine, et de manière potentiellement
infinie ; chaque découverte technique en engendre «
géométriquement » d’autres, souvent même
pour pallier les problèmes causés par les précédentes
ou les « cousines » ; « ce ne sont plus ni les
conditions économiques, ou sociales, ni la formation intellectuelle
; ce n’est plus le facteur humain qui est déterminant,
mais essentiellement la situation technique antérieure. Lorsqu’une
découverte a lieu, il s’ensuit presque par nécessité
telles autres découvertes » ; (5) L’insécabilité
ou l’unicité : les techniques forment un tout (la technique)
qui comprend non seulement les objets, les machines, mais aussi
les modes d’usages, les procédures, l’objectif
(l’efficience), les comportements des utilisateurs, la standardisation
du réel qui est et permet (dans la mesure où la mobilisation
des ressources, y compris humaines, ne peut pas se faire sans elle)
cette unicité, etc. De fait, et c’est là un
point fondamental pour Ellul, la technique inclut une multiplicité
d’usages spécifiques, oblige à ces usages, engendre
des usages dont l’origine n’est pas un besoin ou un
résultat de l’interaction entre l’usager et le
réel, mais la technique elle-même. Mieux, l’unicité
et la complexité de la technique sont telles qu’il
est impossible d’envisager toutes les conséquences
d’une technique , donc d’opérer un jugement moral.
Or, Ellul montre que, précisément, parce que la technique
induit les usages possibles et parce que toutes les conséquences
de ces usages ne sont pas imaginables (Anders insiste aussi sur
ce point), la technique, in se, est perçue axiologiquement
neutre : on pense que les conséquences relèvent de
l’usage, donc d’un choix opéré à
partir de sa conscience morale, alors qu’il n’en est
rien ; (6) L’universalisme : recherchant l’efficacité
(au nom de la puissance), la technique est, par la force des choses
(notamment la colonisation), devenue un phénomène
universel ; Ellul note à juste titre que « [les colonisés]
adoptent parce que c’est le moyen des vainqueurs, mais aussi
parce que c’est le moyen peut-être de se libérer
des vainqueurs » – en témoigne la logique dans
laquelle s’étaient enfermés nombre de royaumes
côtiers africains subissant les assauts des esclavagistes
européens : soit ils devenaient esclaves dans la mesure où
les Européens donnaient des armes, plus efficaces que les
leurs, aux royaumes voisins qui acceptaient de les fournir en esclaves,
soit ils devenaient fournisseurs d’esclaves eux-mêmes
; (7) L’autonomie : comme on l’a dit plus haut, la technique
n’est plus le résultat de la volonté et/ou des
projets humains ; elle fonctionne en elle-même et pour elle-même
; l’homme en est devenu une ressource ou un instrument.
La technique est dangereuse car elle donne par les manifestations
de puissance qu’elle produit l’impression au moderne
qu’il se libère alors qu’au contraire elle l’enferme
dans une logique dont il ne maîtrise plus aucun pan. La société,
écrit Ellul, « peut se considérer consciente
et libre de fixer des objectifs. En réalité, elle
est déterminée par les moyens qui lui donnent l’illusion
de cette conscience et de cette liberté. Mais plus elle planifie,
plus elle augmente les contraintes de fonctionnement, plus elle
réduit la part volontaire des décisions individuelles.
Les mécanismes de détermination se démultiplient
ainsi, produisant en même temps des apparences de liberté
et des restrictions de la liberté, mais situées à
des niveaux différents » . Plus précisément,
l’imbrication de la propagande, notamment publicitaire, du
discours médiatique (et de son abondance anomique d’informations),
de la liturgie politique du système démocratique (les
alternances gauche/droite) et de l’abondance de choix en terme
de consommation quotidienne donnent l’impression d’une
maîtrise du destin individuel, voire de l’espèce,
alors que les exigences d’efficacité et la logique
du système rendent les consciences pour ainsi dire extérieures
à ce qui les détermine ; l’homme devient ainsi
à la fois esclave, ou plutôt mobilisé permanent,
et spectateur d’une puissance dont il se croit l’origine
mais dont il est en fait plus que la ressource.
Pour Ellul, la civilisation technique est une atteinte sans précédent
aux libertés, à la liberté sous toutes ses
formes. Elle transforme l’homme en instrument de « ses
» instruments (comme l’avaient perçu les Luddites)
et engendre une standardisation culturelle et intellectuelle ; au
point que, comme le dit Anders, l’homme est devenu un travailleur
à domicile, travaillant en permanence à sa propre
aliénation ; mieux « au lieu d’être rémunéré
pour sa collaboration, [il] doit au contraire lui-même la
payer, c’est-à-dire payer les moyens de production
dont l’usage fait de lui un homme de masse » :
• Elle fait disparaître les fins au profit des moyens,
rend impossible, par sa vitesse, toute adaptation ou usage réfléchi,
souverain, par les hommes et amène une logique utilitaire
pour ainsi dire autorégulée, autonome, autoréférente
;
•
• Elle rend obsolète le savoir hérité
et rompt les liens avec l’ascendance, avec le passé,
mais aussi avec la descendance dans la mesure où elle hypothèque
l’avenir en faveur de la jouissance instantanée (on
retrouve ici ce qui fonde l’éthique de la responsabilité
de Hans Jonas) ;
•
• Elle est intégrative, englobante, « phagocyteuse
», c’est-à-dire absorbe, selon une logique intrinsèque,
les autres domaines de l’activité humaine ;
•
• Nous le verrons aussi avec Anders, elle nourrit de signes
(notamment par le biais de la consommation et de médias)
et de rites la croyance dans la non-finitude et l’autocréation
humaine ; elle nourrit l’hubris humaine autant qu’elle
déréalise, qu’elle rompt le contact (et la proportionnalité
qui permet le contact) entre l’homme et le réel (en
ce compris avec son corps, ses sens, nous l’avons déjà
abordé avec Illich) ;
•
• Elle produit les changements, et les manifestations de puissance,
à une vitesse telle qu’il est soit impossible de les
contrôler, soit nécessaire d’en organiser la
gestion par les machines et/ou une technocratie elle-même
hors de contrôle et répondant de toute manière
à la logique technique (ici, on rejoint Bernanos) ;
•
Enfin et surtout, elle coupe l’homme du réel, forme
une croûte, des modèles [patterns] qui l’en sépare
et donc n’est vraiment efficace que par rapport à des
critères qu’elle donne elle-même, et non plus
par rapport à la complexité du réel ; on le
comprend si l’on considère, par exemple, la formation
de tableaux informatiques standardisés au sein desquels on
doit faire entrer, couler le réel, et qui sont utilisés
dans le cadre d’enquêtes de police judiciaire où
il s’agit de ne rendre compte que des indices qui se plient
à la logique de la machine, plutôt que de rendre compte
des indices qui se présentent à la perception du policier
et des témoins ou ne peuvent être exprimés que
par un discours construit et nuancé.
Sans doute peut-on reprocher à Ellul d’être
quelque peu ambigu quant au concept même de technique : s’il
ne le restreint pas aux machines, il y fait entrer à peu
près toutes les caractéristiques de la société
moderne radicalisée ; sans doute peut-on, de même,
lui reprocher la radicalité de son déterminisme, c’est-à-dire
de sous-estimer, par exemple, la manière dont les individus
se réapproprient et résistent aux techniques. Il n’en
demeure pas moins que sa critique concernant la technique est plus
que jamais pertinente d’autant que, même si cela apparaît
peu dans le petit résumé que nous en avons donné,
il a réussi à la réactualiser, notamment en
y intégrant le passage du système taylorien au système,
plus fluide et prenant en compte la critique « artiste »,
comme dit Boltanski, du just in time. Mais au point où nous
en sommes arrivé, une question se pose encore : quel est
donc l’effet de cette construction artificielle, de ce décor
interactif sur l’imaginaire des hommes ?
I. 2. La déréalisation : le monde comme fantôme
selon Günther Anders
D’abord philosophe spécialiste de l’esthétique,
Anders, dont l’œuvre est, elle aussi, trop peu connue
dans le monde francophone, est si durement frappé par le
déploiement technique des camps d’extermination nazis
(auquel il a échappé par l’exil) et, surtout,
par les bombardements d’Hiroshima et de Nagazaki, qu’il
a voué son travail philosophique à l’étude
de la possibilité d’une moralité durant l’ère
nucléaire, ainsi qu’à une étude phénoménologique
de la technique. Ses observations sont à peu près
semblables à celles d’Ellul, à cette différence
près qu’il insiste davantage sur la transformation
du rôle et de la conception du corps, des sens et de la conscience
humaine face au déploiement technique. La technique est devenue
le destin de l’humanité, au sens où l’économie
l’était pour Marx .
Au fond, deux types de questions sont au centre de son travail.
D’abord, quel est exactement le statut de l’homme au
sein du phénomène technique ? Plus précisément
: comment l’homme se considère-il devant les objets
qu’il produit et qui l’entourent ? Et quel effet cela
a-t-il sur ses capacités morales ? Ensuite, comment le monde
technique apparaît-il à l’homme ? Et avec quels
effets sur sa conscience ? Quelles utilités pour le système
technicien ? Ses trois thèses sont : « que nous ne
sommes pas de taille à nous mesurer à la perfection
de nos produits ; que ce que nous produisons excède notre
capacité de représentation et notre responsabilité
; que nous ne croyons que ce que l’on nous autorise à
croire – ou plutôt – ce que nous devons croire,
ou plutôt ce qu’il faut impérativement que nous
croyions… » .
En ce qui concerne la première série de questions,
Anders répond que face à ses productions, l’homme
est obsolète. S’évaluant au travers des critères
techniques, puisque l’univers technique est désormais
son environnement, il se juge moins efficace, en défaut face
aux choses : « Par notre liberté prométhéenne
illimitée de produire toujours du nouveau, la liberté
à laquelle nous payons le tribut d’une pression qui
ne se relâche jamais, nous avons […] procédé
en dépit du bon sens, si bien que, maintenant, nous sommes
en retard sur ce que nous avons nous-mêmes projeté
et produit, nous progressons lentement, avec la mauvaise conscience
que nous inspire l’ancienneté du chemin que nous suivons,
quand nous ne nous contentons pas de traîner comme des sauriens
hagards au milieu de nos instruments » . En somme, il constate
un décalage croissant entre l’instrument et le corps
humain, pourtant lui-même devenu l’instrument des instruments.
Ni le corps ni l’esprit, dans les limites de sa capacité
d’imagination et de traitement des informations, n’étant
à la hauteur des objets techniques et des prothèses,
l’homme se trouve dans une situation à la fois d’impuissance
par rapport au monde artificiel créé par lui et de
honte prométhéenne, c’est-à-dire de disqualification
de son être propre par rapport à celui des objets créés.
En effet, l’homme du XIXe s’était lancé
un défi qualifié de prométhéen et résidant
dans « le refus de devoir quelque chose à autrui –
y compris à soi-même » . Or, il a été
pour ainsi dire dépassé par sa réussite, si
bien qu’Anders postule que l’homme est à un nouveau
moment de sa réification : « C’est le moment
où l’homme accepte la supériorité de
la chose, accepte d’être mis au pas, approuve sa propre
réification ou rejette sa propre non-réification comme
un défaut » . L’homme se juge comme instrument
parmi les instruments et, à ce titre, il est nettement inférieur.
Anders écrit : « [l’homme], l’ «
être vivant », est rigide et “manque de souplesse”
alors que les “choses mortes” sont, au contraire, dynamiques
et libres ; […] en tant que production de la nature, en tant
qu’être engendré, en tant que corps, il est défini
d’une manière bien trop univoque pour pouvoir accompagner
les transformations de son monde d’instruments qui, lui, se
modifie chaque jour et se moque bien des définitions que
l’homme peut donner de lui-même » . Ainsi peut-on
pertinemment interpréter le succès des biotechnologies,
du changement de statut de l’embryon, du fœtus ou des
cellules souches, ou encore l’obsession prothétique
actuelle. Il s’agit à la fois de s’auto-créer,
de se chosifier et de s’intégrer dans le système
technique ; de s’en remettre à l’ordre des choses,
d’y trouver sa place en tant que chose.
Cette nouvelle vision de l’« homme » a bien entendu
des effets sur la moralité. D’abord, comme le mentionne
déjà Ellul, l’homme ne peut plus agir qu’en
faveur de l’efficience du système, au point que l’on
peut parodier la fameuse maxime kantienne ; elle serait : «
agis de telle manière que la maxime de ton action puisse
coïncider avec celle de l’appareil, duquel tu es ou seras
une partie » . À ce propos, Anders fait une analyse
extrêmement intéressante de l’affaire de May
Lai (pour rappel, des soldats américains avaient sauvagement
massacré les habitants d’un petit village vietnamien).
On reprochait aux soldats d’avoir fait une chose (le massacre
de civils) que l’on n’aurait même pas pensé
à trouver anormale pour un bombardement (les désormais
fameux dégâts « collatéraux »).
Or, pour Anders, cet événement peut précisément
se lire en relation avec la honte prométhéenne, avec
la relation de frustration qu’entretient l’homme vis-à-vis
des choses ; autrement dit, ces militaires avaient agi de cette
manière « non pas contre le fait qu’il était
permis davantage aux appareils qu’à eux-mêmes,
mais au contraire contre le fait qu’il leur était permis
moins qu’aux appareils » .
La dernière thèse d’Anders reste à évoquer,
qui donne le titre à ce chapitre. Dans la seconde partie
de l’ouvrage L’Obsolescence de l’homme, Anders
traite des technologies de création quotidienne de la réalité,
notamment de la télévision. Il observe tout d’abord
la manie moderne des images, la prolifération d’images.
Selon lui, elle s’explique par la volonté de l’homme
de créer « virtuellement », comme l’on
dirait aujourd’hui, une reproduction de lui-même, suppléant,
d’une certaine manière, à son infériorité
vis-à-vis des objets : « Parmi les raisons que l’on
peut invoquer pour expliquer cette prolifération des images,
l’une des plus importantes est que l’homme peut, par
leur moyen, avoir la chance de créer des “spare pieces”,
des pièces de rechange de lui-même, et ainsi opposer
un démenti à son insupportable singularité
» .
Mais c’est sur le phénomène de la télévision
qu’Anders s’arrête le plus. Cet objet est particulier
puisqu’il amène littéralement l’extérieur
à domicile et qu’il favorise une familiarisation avec
des gens, des lieux, des événements sans commune mesure
avec la familiarité que nous avons pour notre monde intime
ou, à tout le moins, proche. « Quand le lointain se
rapproche trop, c’est le proche qui s’éloigne
ou devient confus. […] Le vrai foyer s’est maintenant
dégradé et a été ravalé au rang
de “container” : sa fonction n’est plus que de
contenir l’écran du monde extérieur »
. Elle offre, non plus un point de convergence, mais de fuite .
Avec la généralisation de la télévision
et, aujourd’hui, a fortiori, d’Internet ou des outils
de la transparence communicationnelle, le monde apparaît comme
un fantôme ; il n’est plus qu’une représentation
: le monde lui-même est métamorphosé en chose
. On passe ainsi d’une chosification savante, métaphysique
(celle de Descartes, soulignée par Heidegger) à une
chosification quotidienne et axiologiquement valorisée. Cela
induit une « démocratisation de l’univers »
, où l’égalitarisme, l’homogénéisation,
passe du social ou du politique aux choses : le réel est
ainsi à la fois perdu et neutralisé. Au fond, la familiarisation
est un mode de mise à distance. « […] le monde
et la place que l’homme y occupe sont modifiés par
cette neutralisation, puisqu’il appartient à la structure
de l’être-au-monde, que le monde s’échelonne
autour de l’homme en cercles concentriques plus ou moins rapprochés,
et parce qu’il faut être un dieu indifférent
ou un homme complètement dénaturé pour tout
ressentir comme à la fois proche et lointain, et pour s’accommoder
de tout » . La perte de contact avec le réel est donc
complète, puisqu’il n’est même plus perçu,
donc ne peut ni être retrouvé, ni être oublié.
Les consciences sont donc prises dans un jeu autoréférentiel,
dans un artéfact, qui n’est donc plus seulement matériel,
mais fonde aussi désormais les imaginaires.
VII. Conclusion
Notre exploration des critiques de la modernité nous aura
donc mené du désir contenu dans les limites du réel
et de la considération possible et valorisée des conséquences
à une réalité construite par personne où
non seulement le désir mais aussi les objets sur lesquels
il porte et la représentation du réel où ils
s’ancrent sont détachés du réel en lui-même.
Nous avons vu nos critiques dénoncer la disparition des référents
fondateurs transcendants ou extérieurs à la subjectivité
en référents seulement liés à un moi
réifié, homogène, standardisé, absorbé
par les choses et perdant, paradoxalement, sa matérialité,
à tout le moins sa relation au sensible, donc disparaissant.
Au fond, le processus qui mène à la modernité
voit le réel être absorbé par le sujet, puis
le sujet par l’individu, entité abstraite, enfin, ce
même individu devenir une chose dans un réel-artéfact
qui s’apparente bel et bien à un laboratoire. Concrètement,
nous avons vu agir certaines institutions (État, marché,
techno-sciences) ; nous les avons vues imposer, coordonner puis
articuler leurs logiques respectives et emporter l’humanité
avec elle.
Nous nous étions donné comme but de montrer que :
1. la modernité détruit la liberté. Nous avons
vu que cela était vrai, aussi bien du point de vue socio-politique,
avec Bernanos et Ellul (la perte de garanties sociétales
contre l’État, la dépendance aux institutions
d’État pour résister au marché que l’État
a instauré chez Bernanos ; la nécessité d’une
technocratie détruisant toute vraie intervention politique
de l’individu chez Elul), que socio-économique, avec
Illich (la perte d’autonomie, l’élimination du
vernaculaire), et que métaphysique, avec Ellul, de Radkowski
et Anders (la possibilité d’action dans le réel
se perdant avec le réel lui-même ; le sujet s’immolant
dans la chose).
2. la modernité détruit la personnalité et
rend « malheureux ». Tous les auteurs abordés,
sauf le très précieux Heidegger et le trop peu suspicieux
Polanyi, nous ont montré que le développement de la
personnalité, c’est-à-dire d’un individu
ayant des liens sociaux et se définissant par eux, étaient
rendus impossibles dans la mesure où chaque personne devenait
un individu (abstrait) et où le sujet était absorbé
dans l’objet qu’il avait posé devant lui.
3. la modernité met en cause la survie de l’espèce
humaine tout autant que son identité intrinsèque.
Parce qu’il est relativement connu et débattu, nous
n’avons pas pu insister sur ce point, mais l’avons brièvement
abordé avec Illich et Ellul : la conception du monde comme
un décor ou un ensemble de ressources soumises à l’infinité
des désirs humains est destructrice de l’environnement
et de l’espèce ; par ailleurs, le système technique
qui rend cette conception effective, permet une puissance qui est
désormais incontrôlable.
4. la modernité se fonde sur des mythes, c’est-à-dire
déploie une logique semblable à celle de ce qu’elle
dénonce, sans que sa réflexivité puisse y remédier
– cela, parce qu’elle se présente de plus en
plus comme un processus de déréalisation, d’abstraction.
Nous avons vu avec Clastres et Sahlins, que l’idéologie
à la fois économiste et étatiste se fonde sur
des croyances mythiques : celle de la nécessité historique
de l’apparition de l’État pour assurer une sociabilité
saine et celle de la nécessité de l’industrialisation
pour assurer la survie comme l’abondance matérielle
de la société humaine.
Il nous faudra bien entendu revenir ultérieurement sur nombre
de ces thèmes et montrer leur articulation avec un phénomène
spécifique à la modernité radicalisée
: la consommation.
VIII. Bibliographie
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industrielle, Éditions de l’encyclopédie des
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L’Esprit du Temps, Paris, 2005.
Notes
1 Voir à ce propos notre série d’articles Du
prolétaire au consommateur et en particulier sa dernière
partie qui paraîtra dans le numéro 7 de Jibrile.
2 Nous faisons ici bien entendu référence au travail
fondamental de Louis Dumont qui oppose société holiste
et société individualiste. Voir DUMONT L., Essais
sur l’individualisme. Une perspective anthropologique sur
l’idéologie moderne, Points Essai, Seuil, Paris, 1985.
3 Voir HIRSCHMAN A. O., Les Passions et les intérêts,
Quadrige, PUF, Paris, 1997. Dans cet ouvrage essentiel, Hirschman
étudie l’un des grands basculements moraux de la modernité
; pour le résumer très brièvement, la lutte
médiévale contre les passions et pour le contrôle
ascétique du désir se transforme tout d’abord
en une sorte d’alchimie psychologique où les passions
sont utilisées les unes contre les autres, les unes pour
contrôler, limiter les autres, de manière qu’aucune
ne devienne exclusive – ce qui, en soi, légitime ces
passions – ; après quoi, l’on tente de substituer
l’intérêt (en somme la passion du pouvoir, de
l’argent, ou de l’efficacité, et la raison mise
à son service) à ces mêmes passions. Sur ces
systèmes de valeurs et de sociabilité se construisent
bien sûr des institutions politiques et économiques.
4 Sentence 21 des sentences dites vaticanes, in ÉPICURE,
Lettres, maximes, Sentences, Le Livre de Poche, Paris, 1994, p.215.
5 Lettre à Ménécée, ibid., p.194.
6 Sentence 21 des sentences dites vaticanes, ibid., p.212.
7 Sentence VIII des Maximes capitales, ibid., p.200.
8 Nous utilisons ici ILLICH I., Œuvres complètes, deux
volumes, Fayard, Paris, 2005.
9 I LLICH, I., Œuvres complètes, vol.1, Fayard, Paris,
2005, p.263.
CEREZUELLE D., De l’exigence d’incarnation à
la critique de la technique chez Jacques Ellul, Bernard Charbonneau
et Ivan Illich, in TROUDE-CHASTENET P. (s.d.), « Jacques Ellul.
Penseur sans frontière », L’Esprit du Temps,
Paris, 2005, p.239.
On se référera aussi au fameux Traité du
sablier d’Ernst Jünger.
ILLICH, I., Œuvres complètes, vol.1, Fayard, Paris,
2005, pp.454-455.
Ibid., p.456.
Ibid., p.474. C’est nous qui soulignons.
ILLICH, I., L’Histoire des besoins, in « La Perte
des sens », Favard, Paris, 2003, pp.71-105.
Ibid., p.75.
Ibid., p.75.
Ibid., p.78.
ILLICH I., L’Art d’habiter, in « Œuvres
complètes », volume 2, Fayard, Paris, 2004, pp.755-765.
Ibid., pp.756-757.
ILLICH I., Le Chômage créateur. Postface à
« La Convivialité », in « Œuvres complètes
», volume2, Fayard, Paris, 2004, pp.25-89.
ILLICH I., Le Travail fantôme, in « Œuvres complètes
», volume2, Fayard, Paris, 2004, p. 107
PARTANT F., La Fin du développement. Naissance d’une
alternative ?, Babel, Saint-Amant-Montrond, 1997.
ILLICH I., Le Travail fantôme, op. cit., p.96.
ILLICH I., Le Travail fantôme, op. cit., p113. Dans les
sociétés où le vernaculaire dominerait, «
l’individu qui a choisi son indépendance et son horizon
tire de ce qu’il a fait et fabrique pour son usage immédiat
plus de satisfaction que ne lui en procureraient les produits fournis
par des esclaves ou des machines. C’est là un type
de programme culturel nécessairement modeste. Les gens vont
aussi loin qu’ils le peuvent dans la voie de l’autosubsistance,
produisant au mieux de leur capacité, échangeant leur
excédent avec leurs voisins, se passant, dans toute la mesure
du possible, des produits du travail salarié »., p.103.
Ibid., pp.102-103.
Ibid., p.111.
Ibid., p.220.
Ibid., p.76.
Ibid., pp.76-86.
Ibid., p.88.
Ibid., p.96.
Ibid., p.99.
BERNANOS G., La France contre les robots, in « Essais et
écrits de combat », vol. 2, Coll. La Pléiade,
Gallimard, Paris, 1995, p.981.
Voir notre dossier sur le prolétariat dans Jibrile 3 et
nos articles dans les numéros 4 et 5. Nous renvoyons aussi
à l’ouvrage publié sous la direction d’André
Gorz, Critique de la division du travail, Seuil, Paris, 1973. L’article
de Stephen A. Marglin, Origines et fonctions de la parcellisation
des tâches. A quoi servent les patrons ? y est particulièrement
éclairant.
CHEVASSUS-AU-LOUIS N., Les Briseurs de machines. De Ned Ludd à
José Bové, Science ouverte, Seuil, Paris, 2006, p.37.
Voir aussi BINFIELD K., Writings of the Luddites, The John Hopkins
University Press, Baltimore, 2004.
BERNANOS G., La France contre les robots, op. cit., p.997.
Ibid., p.999.
Ibid., p.982. C’est nous qui soulignons.
Ibid., p.1034.
Ibid., p.1048. C’est nous qui soulignons.
DE RADKOWSKI G. H., Les jeux du désir. De le technique
à l’économie, Quadrige, PUF, Paris, 2002.
Ibid., p.15.
Ibid., p.18.
Ibid., pp.22-23.
Ibid., p.54. Nous ne pouvons traiter des causes de cette mutation
ici et renvoyons le lecteur à la page 57 de l’ouvrage
de de Radkowski.
De Radkowski ne donne hélas pas de définition claire
de cette attitude (ce qui est une grande faille dans sa démonstration)
; elle consisterait en une conception (mais par qui ? et comment
?) de la technique comme champ d’investigation global, regardant
non plus l’activité individuelle, mais l’espèce
toute entière.
De RADKOWSKI G. H., Les Jeux du désirs, op. cit ., p.71,
c’est nous qui soulignons.
Et que l’on ne s’y trompe pas : l’authentique
et la patine des « postmodernes » relèvent tout
autant de l’artificialité qu’un colorant industriel
ou qu’un meuble IKEA, la différence tenant dans la
relation rituelle au passé : repoussoir ou, comme on le voit
avec les rêves biotechnologiques de Jurassic Park, défi
pour la volonté de puissance.
De RADKOWSKI G. H., Les Jeux du désirs, op. cit ., p.87.
Voir LATOUCHE S., La Planète uniforme, Climats, Cahors,
2000.
Voir notamment le texte le plus exotérique de Jean-Pierre
Dupuy, Petite métaphysique des tsunamis, Seuil, Paris, 2005.
ILLICH, I., Hommage d’Ivan Illich à Jacques Ellul,
in « La Perte des sens », Fayard, Paris, 2004, pp.153-163.
HEIDEGGER M., L’Epoque des « conceptions du monde
», in « Les Chemins qui ne mènent nulle part
», Tel, Gallimard, Paris, 1999, p.110.
Ibid., p.100.
HEIDEGGER M., La Question de la technique, in « Essais et
conférences », Tel, Gallimard, Paris, 1992, pp.9-48.
HEIDEGGER M., L’Epoque des « conceptions du monde
», op. cit., p.115.
Ibid., p.117.
Ibid., p.118.
Ibid., p.120.
Ibid., p.144.
HEIDEGGER M., La Question de la technique, op. cit., p.29.
ELLUL J., La Technique ou l’enjeu du siècle, Economica,
Paris, 2001, p.70.
Ibid., p.69.
Ibid., p.116.
Ibid., p.73.
Ibid., p.74.
Ibid., p.78.
Ibid., p.85.
Ibid., p.98.
Ibid., p.108.
ELLUL J., Le Bluff technologique, Pluriel, Hachette, Paris, 1988,
p.304.
Ibid., p.107.
ANDERS G., L’Obsolescence de l’homme. Sur l’âme
à l’époque de la deuxième révolution
industrielle, Éditions de l’encyclopédie des
nuisances, Paris, 2002, p.122.
ELLUL J., Le Bluff technologique, op. cit., pp.150-151.
[« L’âge technicien] a pour but de projeter
la puissance de l’homme sur l’univers entier, sur toutes
les cultures, sur la nature entière, et cela grâce
à la machine d’abord et, maintenant, […] par
l’ensemble des techniques, en manifestant que cette puissance,
cette domination sur l’irrationnel, cette soumission au rationnel
sont l’exaucement de l’être même de l’homme.
», Jacques Ellul, Le Bluff technologique, Pluriel, Hachette,
Paris, 1988, p.304.
ANDERS G., L’Obsolescence de l’homme. Sur l’âme
à l’époque de la deuxième révolution
industrielle, Éditions de l’encyclopédie des
nuisances, Paris, 2002, p.22.
Ibid., p. II de la préface de 1979.
Ibid., p.30.
Ibid., p.39.
Ibid., p.41.
Ibid., pp.51-52.
ANDERS G., L’Uomo è antiquato. Sulla distruzione
della vita nell’epoca della terza rivoluzione industriale,
Bollati Boringhieri, vol. 2, Torino, 2003, p.268. C’est nous
qui traduisons ; nous utilisons une (excellente) édition
italienne, ce texte n’ayant, à notre connaissance,
pas encore été traduit en français...
Ibid., p.269.
ANDERS G., L’Obsolescence de l’homme. Sur l’âme
à l’époque de la deuxième révolution
industrielle, op. cit., p.76.
Ibid., p.123.
Ibid., p.124.
Ibid., p.132.
Ibid., p.142.
Ibid., p.147. On est proche ici de la Société du
spectacle de Debord.
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