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D’Épicure à Anders : Les nouveaux maîtres du soupçon
Frédéric Dufoing
Revue http://www.revuejibrile.com/


Origine Echanges de mails fin 2006 et début 2007

I. Introduction
II. Qu’est-ce que la modernité ?
III. L’épicurisme, matrice d’une critique de la modernité ?
III. 1. L’Éthique épicurienne
III. 2. La typologie des désirs
IV. Illich, critique de la modernité industrielle
IV. 1. Études de la contre-productivité des institutions industrielles
IV. 2. Illich critique du développement : invention du besoin et perte du vernaculaire
IV. 3. Illich, antimoderne ?
V. Les critiques de l’économisme et de l’État : Polanyi, Clastres, Sahlins, Bernanos, de Radkowski
V. 1. Le mythe du marché autorégulé critiqué par Karl Polanyi
V. 2. Bernanos et les Luddites : le machinisme, une arme contre les libertés sociales
V. 3. De Radkowski : l’économisme, ombre de la technique
VI. Totalitarisme technique et déréalisation
VI. 1. Heidegger : modernité, science et technique
VI. 2. La menace technique selon Ellul
VI. 4. La déréalisation : le monde comme fantôme selon Günther Anders
VII. Conclusion
VIII. Bibliographie


I. Introduction

Remise en cause mais de manière finalement « fonctionnelle », c’est-à-dire au nom de valeurs ou à l’usage d’un credo intellectuel qui la fondent, et sans qu’un quelconque discours vraiment critique ou qu’une pratique effective ait un réel impact sur les imaginaires, la modernité, sous sa forme la plus exacerbée, la plus morbide, a encore de beaux jours devant elle : Monsieur Homais est toujours progressiste mais désormais plutôt dans ses liturgies quotidiennes, par exemple, quand il a le choix, en faisant ses courses, et quand il se donne le pouvoir de ne pas saccager la nature – fabuleux décor plein d’effets spéciaux et stock de ressources indispensable -, de la protéger de ses faiblesses, auxquelles il cède pourtant presque toujours sans fausse honte ; il a renoncé aux lendemains qui chantent pour un cellulaire qui sonne, renoncé au prophétisme pour la transparence communicationnelle instantanée ; il est devenu plus émotif que prospectif, plus individualiste qu’humain, plus irresponsable que coupable ; il rejette la discipline et la hiérarchie et leur préfère la prévention, l’incitation, le contrôle ; il se méfie de la science mais continue à croire qu’au final, elle le sauvera ; il se méfie du marché, mais enfin, c’est dans nos gènes ; il se méfie des Autres, mais enfin, c’est dans les leurs, on verra ce que l’on peut faire ; il ne méprise plus les autres cultures car il ne les juge plus par ethnocentrisme, mais comme un bon père de famille ou un directeur de musée ; elles sont toutes merveilleuses quand on les visite, et toutes si insupportables quand on y habite. Monsieur Homais n’est plus un moderne enthousiaste, imaginatif, c’est un moderne compulsif qui, lorsque la modernité l’inquiète, sait qu’il peut disposer de formules et de rites cathartiques pour se rassurer et se convaincre encore un petit peu que, malgré tout, et de toute façon, oui, de toute façon, la civilisation à laquelle il appartient est la moins pire… En un mot : le progressisme n’a pas disparu, il est simplement passé du projet de construction future du meilleur à celui de la conservation présente du moins pire. Sans être, hélas, exhaustif quant aux auteurs (nous n’avons pas pu traiter Péguy, Foucault, Henry, Georgescu-Roegen, Lasch, Charbonneau, Bauman ou Châtelet, ni creuser Dumont, Clastres et Sahlins), ni quant aux œuvres, ni même quant aux thèmes (nous ne pourrons traiter de la démocratie, des sciences ou encore de la consommation , aspect pourtant central de la modernité radicalisée), cet article a pour ambition de présenter un panorama des critiques de la modernité les plus pertinentes, les plus corrosives, les plus fertiles. Notre objectif est d’indiquer quelques-unes des pistes que nous explorons et explorerons par ailleurs dans divers autres articles, en invitant nos lecteurs à les suivre plus loin par eux-mêmes si, comme nous l’espérons, le cœur leur en dit...

Nous commencerons par rappeler brièvement ce qu’est la modernité puis aborderons le penseur antique qui nous semble être un véritable modèle pour une appréhension lucide de cette modernité : Épicure. Nous continuerons avec Illich, critique de la modernité industrielle et du développement. Nous nous pencherons ensuite sur les questions économiques et sociales avec Polanyi, de Radkowski, Bernanos et, quoique plus brièvement, avec les anthropologues comme Clastres et Sahlins. Nous terminerons avec la question de la technique et de la déréalisation avec Heidegger, Ellul et Anders. Chemin faisant, nous aborderons très brièvement quelques auteurs que nous n’avons pas la possibilité de traiter dans ce numéro. Mais ce n’est que partie remise…

II. Qu’est-ce que la modernité ?

Nous ne pouvons répondre ici de manière complète ni analytique à cette question et renvoyons à nos précédents articles dans Jibrile. Nous nous contenterons ici de présenter et de commenter brièvement quelques traits de l’idéologie (du paradigme) et des institutions modernes.

Il est nécessaire de donner ici une précision : la modernité n’est ni originale par la particularité des éléments qui la constituent, ni propre à une culture ; elle ne forme un ensemble de valeurs, de représentations, de pratiques et d’institutions distinct que par l’articulation de ces éléments et le poids, l’attraction prépondérante qu’ils peuvent avoir à certains moments et dans certaines relations.

Sans entrer dans les détails historiques du processus de modernisation (caractérisé par la sécularisation, la relégitimation de l’action humaine dans la sphère mondaine, la naissance des institutions étatiques intrinsèquement liées à l’extension du marché, le primat du capitalisme commercial et la montée en puissance de la bourgeoisie et de ses valeurs, la montée en puissance de l’État-nation centralisé, contractuel, historique et des institutions chargées de lui mettre la bride au cou, le développement des sciences « positives » et de leur vision d’un réel unifié, infini, compréhensible puis préhensible, du droit, de la légitimité par l’écrit, de l’urbanisation, de l’industrialisation, etc.), on peut dire qu’il se présente comme un projet :

• de désaliénation, de libération

o d’abord vis-à-vis des contraintes morales, sociales et politiques du religieux (notamment de ses aspects « anti-mondains »),
o
o ensuite vis-à-vis des contraintes de la tradition (et socialement, des valeurs de l’aristocratie, des corporations, puis du mode disciplinaire industriel) comme instances de répétition et/ou de limitation,
o
o enfin vis-à-vis de la transcendance et de la nature, de ses lois et de son arbitraire et, à un degré plus poussé de nos jours, vis-à-vis de toute forme ou signe de contrainte, de détermination identitaire fixe, essentielle ou même existentielle, passée, présente ou future ; en ce sens, le processus de modernisation devient intégral, réflexif et presque rétroactif ; en somme, un rejet, par défaut, de toutes les limites ;
o
• d’individualisation, c’est-à-dire non seulement de « subjectivisation » (de recentrement du point de vue et de la mesure du réel sur le sujet) et de lutte contre les déterminations anciennes (religion, traditions, castes, statuts, vision holiste de la société) qui liaient cette subjectivité à quelque chose au-delà de lui, qui rendaient impossible la conception de cet être humain comme unité (mathématique) in se, valant en soi, mais aussi contre les déterminations imposées par les principaux outils du processus de désaliénation lui-même : l’État-nation, le marché et les sciences ; une lutte ambivalente puisque l’individualisation et les outils de modernisation partageaient, pour l’essentiel, la même mythologie. À l’instar du processus moderne tout entier, l’individualisation est davantage une logique qu’une dynamique visant une fin précise ;

• de segmentations et de recombinaisons d’institutions, de domaines d’activités humaines ou de certains « principes idéologiques ». Dumont souligne par exemple la séparation de l’esthétique et de l’éthique ou de la science et de la valeur ; Polanyi étudie pour sa part le « désencastrement » de l’économie hors du social ; dans l’ordre des recombinaisons, on peut citer le mariage du technologique (à l’origine, et jusqu’à la Renaissance, relativement indépendant du savoir théorique et de ses institutions) et du scientifique sous l’égide de l’État (et du marché) qui en consacre la fusion définitive en les fondant au sein d’un même ordre institutionnel, dans le courant du XIXe siècle ;

• de (ré)unification, de rationalisation, de création du réel autour, en faveur, sous l’arbitraire, voire (de nos jours) à partir d’une volonté humaine démiurgique ou prométhéenne, en tout cas condition de possibilité de puissance et de liberté. Cette notion renvoie à l’idée d’une puissance illimitée caractérisant l’activité de façonnement de l’espèce (ou la civilisation ou même l’individu), opposée à la passivité du réel et censée assurer à la fois le bonheur, l’identité et la survie de l’espèce (ou de la civilisation qui a pris cette survie à sa charge) ; du point de vue politico-social, cette rationalisation du réel s’est opérée au travers des institutions homogénéisantes de l’État-nation (comme système davantage légitimé historiquement que de manière transcendantale), puis de la démocratie (comme système à la fois fondé et fondateur de l’absolue volonté humaine qui s’exprime dans la logique du contrat) ; du point de vue du savoir, des sciences (de leur valeurs et méthodes), elle trouve son origine idéologique principale (mais pas unique) dans les projets de Bacon et Descartes ;

• Corrélativement, de construction identitaire, à la fois cumulative et éliminatoire, positive et négative (dans le sens où, par exemple, il y a un eugénisme positif et un eugénisme négatif, l’un favorisant les éléments jugés appréciables en défaveur des autres, l’autre éliminant les éléments non-appréciables). Cette construction identitaire, opérée par l’activité de façonnement mentionnée plus haut, vise à contrôler ou éliminer les déterminations diverses qui enracinent l’homme, comme individu et comme espèce, dans son milieu social et matériel, et à le rendre pour ainsi dire métaphysiquement, absolument autonome, sans relation avec un extérieur (voire, sans extérieur), avec un principe transcendant ou une altérité radicale ; cette construction identitaire est donc un rapport « parménidien » au même, à soi-même ; elle relève du spéculaire, de l’autoréférentiel, de l’autopoïétique ; elle est aussi opérée en fonction de moyens, notamment techniques, à disposition, lesquels sont aussi des signes de puissance, donc de volonté qui, de fait, se suffisent à eux-mêmes : destructrice ou constructrice, la puissance déployée par l’homme est en ce sens la manifestation, sinon la fondation de son identité ;

• de démystification, étant donné que à chaque moment de son action (institutionnelle, sociale ou autre), et par l’usage de la raison, il révèle les ressorts cachés, les mensonges de ce qu’il attaque et propose une vérité humble, puisque révisable, au sens commun ; ce processus de démystification est réflexif.

Or, en passant en revue les critiques de quelques-uns de ceux que l’on peut appeler les nouveaux maîtres du soupçon, nous allons voir que le processus moderne est à la fois contreproductif, dans le sens où il va à l’encontre de ses propres objectifs (si tant est qu’il en ait vraiment), et dépassé par sa propre logique. Autrement dit : la modernité détruit la liberté ; la modernité détruit la personnalité et rend « malheureux » ; la modernité met en cause la survie de l’espèce humaine tout autant que son identité intrinsèque ; la modernité se fonde sur des mythes, c’est-à-dire déploie une logique semblable à celle de ce qu’elle dénonce, sans que sa réflexivité puisse y remédier – cela, parce qu’elle se présente de plus en plus comme un processus de déréalisation, d’abstraction.

III. L’épicurisme, matrice d’une critique de la modernité ?

Éclipsé par la victoire d’un christianisme attelé au pouvoir impérial grâce aux mors stoïciens puis, plus tard, évincé par l’utilitarisme industrialiste de Bentham et Mill, pour enfin rejoindre, de nos jours, une sorte de vulgate publicitaire, l’épicurisme mérite pourtant d’être reconsidéré à sa juste valeur. Plus de deux mille trois cents ans n’ont pas amoindri ni moisi sa fécondité conceptuelle et ses potentialités d’appréhension éthique, voire politique : non seulement la doctrine du vieux maître du jardin pose des questions qui restent pertinentes à notre époque, mais elle donne quelques-unes des plus intéressantes réponses aux défis modernes qu’Épicure ne pouvait pas imaginer.

III. 1. L’Éthique épicurienne

L’éthique épicurienne, traitée dans la fameuse et très belle Lettre à Ménécée, est une éthique « conséquentialiste » du bonheur individuel. Celui-ci, élaboré à partir d’une doctrine sensualiste, est assimilé à une absence de douleur et d’effroi (de peur). En outre, comme la plupart des doctrines morales du monde antique, l’éthique épicurienne se base sur une grande méfiance à l’égard des passions, lesquelles, pour les sages (comme d’ailleurs dans la mythologie) de l’époque, amènent déséquilibres et, pour ainsi dire, asymétries dans le rapport qu’entretient l’individu avec lui-même (corps et âme) et avec le monde. Les passions doivent donc être maîtrisées non pas en jouant sur les passions elles-mêmes (solution adoptée à l’âge moderne, comme l’a montré Hirschman ), mais par la raison. C’est, nous le verrons, de ce point de vue que le conséquentialisme épicurien offre une voie originale.

L’éthique du jardin est aussi une éthique du retrait, d’un certain « désengagement » qui résulte d’un constat, particulièrement évident à l’époque de la disparition de l’autonomie des cités grecques, de l’intégration de la Grèce unifiée dans l’empire hellène et, donc, de la fin d’une réelle (ou mythique) possibilité d’action individuelle du citoyen sur son environnement sociopolitique : du fait historique à la déduction ontologique, l’individu est limité, enfermé dans la finitude ; il ne maîtrise pas plus son destin personnel que le destin collectif ; il n’a que très peu d’emprise sur le réel. Plus précisément, il ne peut empêcher la souffrance d’exister et d’advenir puisque ce qui la cause est, la plupart du temps, extérieur à lui et hors de portée de sa volonté. Du reste, l’une des principales causes de la souffrance est, nous y reviendrons, la croyance elle-même dans la possibilité d’une maîtrise du réel, c’est-à-dire dans le pouvoir.

Par contre, on peut soigner, limiter, éviter ou encore esquiver la souffrance. La souffrance naît de la rencontre entre ce que l’on pourrait appeler l’« arbitraire mondain » et le désir de l’individu. Or, si, répétons-le, on ne peut maîtriser le monde, on peut se maîtriser soi-même, c’est-à-dire contrôler ses désirs. Pour Épicure, le désir relie l’âme au corps et au monde (étant entendu que cette « liaison » renvoie ici à l’intentionnalité, pas à un aspect ontologique : tout est, chez Épicure, fait d’atomes). Si la maîtrise du monde est impossible (et d’ailleurs impensable, voire réprouvée dans la Grèce antique), celle du corps et de l’âme est nécessaire – par le biais d’une véritable rationalisation des désirs. C’est très précisément là que réside la véritable liberté de l’individu : est libre celui qui contrôle ses désirs parce que le monde, parce que ce qui le dépasse l’atteint moins facilement ; parce qu’il est moins impliqué dans une réalité qu’il ne peut dominer ; autrement dit, la liberté, c’est la restriction, l’austérité, le refus de se compromettre par un désir qui emprisonne dans les choses, matérielles ou immatérielles, qui enchaîne aux vicissitudes du monde contre lesquelles il n’y a rien à faire : « Je t’ai devancée, fortune », écrit Épicure, « et j’ai fait pièce à toutes tes intrusions. Et nous ne nous livrerons nous-mêmes ni à toi ni à aucune autre sorte d’embarras… » .

III. 2. La typologie des désirs

Cette rationalisation prend la forme d’une taxinomie des désirs. Pour faire simple, existent pour Épicure trois types de désirs qui induisent une perte croissante d’autonomie. Lisons Épicure : « Il faut voir […] que parmi les désirs, certains sont naturels, d’autres vides, et que, parmi les désirs naturels, certains sont nécessaires, d’autres simplement naturels ; et parmi ces désirs nécessaires, certains sont nécessaires au bonheur, d’autre à l’absence de perturbation du corps, d’autres à la vie même » . On peut donc distinguer les désirs :

• naturels et nécessaires : ils doivent être assouvis pour survivre, se protéger et atteindre l’ataraxie, c’est-à-dire la paix de l’âme ; on peut citer le fait de boire, de se chauffer ou d’avoir une vie sociale (amis, famille, etc.) ;

• naturels mais non nécessaires : ce sont les variations de plaisir ; ils sont incapables de faire disparaître la douleur ; mieux, incontrôlés, ils peuvent engendrer diverses souffrances ; on peut citer par exemple la nourriture recherchée, un bon vin, etc., qui engendrent divers problèmes de santé ;

• ni naturels ni nécessaires : ces désirs sont nés d’opinions vides ; ils sont soit artificiels (la recherche des honneurs, de la gloire, du pouvoir, etc.), soit irréalisables (l’immortalité, la jeunesse éternelle, la maîtrise totale de sa vie, etc.) ; quels qu’ils soient, ils apportent la souffrance à ceux qui leur cèdent.

Au-delà des désirs naturels et nécessaires, l’individu se laisse happer, piéger dans une logique sur laquelle il a de moins en moins prise ; plus il cède à ses désirs, moins il évite les souffrances, aussi bien physiques que spirituelles, ou plus il s’y expose. « Il ne faut pas faire violence à la nature mais la persuader ; et nous la persuaderons en satisfaisant les désirs nécessaires, ainsi que les désirs naturels, s’ils ne nous nuisent pas, en rejetant en revanche durement les désirs nuisibles » . Mêmes si ces désirs se portent sur de réels plaisirs, dont Épicure affirme qu’ils ne sont pas négligeables, il ne faut jamais se fourvoyer en ne considérant pas l’au-delà de ces plaisirs, c’est-à-dire leurs conséquences en termes à la fois de douleur et de perte d’autarcie ou d’autonomie : « Nul plaisir n’est en soi un mal ; mais les causes productrices de certains plaisirs apportent de surcroît des perturbations bien plus nombreuses que les plaisirs » .

En somme, pour Épicure, ressentir le plaisir (ce qui correspond au bien), c’est, avant tout éviter la douleur de l’âme comme du corps (le mal). Comment faire ? Il faut, par défaut, limiter ses désirs à ce qui est accessible (ce qui ne demande pas trop d’investissement mondain) et nécessaire (ce qui permet d’abord de survivre). Tout plaisir qui aurait des conséquences néfastes, c’est-à-dire produirait des souffrances, que cela soit un manque ou une souffrance proprement dite, est à rejeter. Il est important de noter que parmi ces manque et souffrance, on compte la perte de ce qui est nécessaire. Concrètement : la recherche du pouvoir politique ou de la richesse, par l’exigence d’un « investissement » en temps et en actions, est l’exemple même de ce qui, au nom d’un désir artificiel, fait perdre le nécessaire. Pour prendre un exemple actuel : devenir riche et célèbre aujourd’hui demande de passer plus de temps à la télévision, à entretenir ses réseaux de relations utiles, et dans des cocktails mondains plutôt qu’avec sa propre famille, ses amis. Un musicien perdra en promotion le temps nécessaire à la composition. Travailler pour se payer du caviar, c’est passer tellement de temps et agir de telle façon que l’on finit par être à la fois dégoûté et malade de ce que l’on mange. De même, selon le calcul d’Illich (nous y reviendrons), perdre son temps à travailler près de quatre heures par jour pour se payer une automobile qui, à la fois, pollue, ralentit, crée de la distance, amène du stress, sert essentiellement à aller au boulot et empêche la marche à pied, donc, induit des problèmes de santé et une perte d’autonomie (dépendance à l’égard d’une technique, du garagiste, de l’État, du patron dont on est salarié, etc.) relève pour Épicure d’une logique où l’on poursuit des plaisirs à la fois artificiels et vides puisque l’on cherche une liberté de mouvement impossible à obtenir (et, on le verra, contreproductive) et que les conséquences en sont un manque (surtout de temps passé avec la famille, les amis ou pour les choses importantes, comme ce qui permet de survivre), voire des souffrances (asthme, dépression, problèmes climatiques, etc.). Courir après des désirs ni naturels ni nécessaires amène au final à perdre la sérénité offerte par la satisfaction des plaisirs naturels et nécessaires, ou encore simplement naturels – dans la mesure où ceux-ci ne sont pas eux-mêmes recherchés avec excès.

Or, on le voit, toute notre société moderne fonctionne – la plus pitoyable des réclames ou le plus innocent des liftings le manifestent – sur une mythologie valorisant ces plaisirs qu’Épicure ne jugeait ni naturels, ni nécessaires, mais artificiels et vides. Alors qu’Épicure dit que la frugalité et la maîtrise des désirs libèrent, que l’autonomie, la maîtrise de ce qui est « à portée de main » est la véritable liberté parce que agir par soi-même permet précisément de faire le tri dans ses désirs, de se mettre en retrait, l’idéologie moderne nous indique que devenir dépendant (du salaire, des techniques) libère et que la recherche sans limite de la satisfaction de nos désirs, voire l’élaboration d’un désir sans limites pour l’illimité (la croissance, le développement, l’autocréation, etc.) mène à la satisfaction et au plaisir. Au fond, Épicure défend l’idée parfaitement réactionnaire aux yeux des modernes que seul le retrait du pouvoir permet de sauver du pouvoir : il faut refuser le pouvoir pour n’en pas être victime ; il faut désarmer son désir. Qui met le pied dans le pouvoir sera dévoré par lui. Quand on veut conquérir, construire le bonheur ; quand on rêve, qu’on espère ou qu’on agit en fonction de la maîtrise du réel, on échoue immanquablement à être heureux.

Épicure opère ce qui était, jusqu’à une époque récente, considéré comme une série d’atteintes au bon sens, voire d’absurdités : le problème, dit-il en substance, n’est pas la pauvreté mais la richesse ; le problème ne réside pas dans le fait de ne pas disposer d’assez de pouvoir mais d’en disposer de trop, si ce n’est d’en disposer tout court ; il ne consiste pas à ne savoir satisfaire ses désirs, mais au contraire dans le fait de les satisfaire.

Le classement et la limitation des désirs, la liberté entendue comme autonomie et le refus du pouvoir ou la frugalité de pouvoir… Là est l’actualité d’Épicure ; là est aussi la démonstration qu’il a raison, par l’absurde, et non pas par la croyance presque dogmatique en son matérialisme et en son sensualisme, lesquels ont, certes, perdu leur vigueur. Car, on le sait, les remèdes apportés dans le Tetrapharmakon sont déduits d’une doctrine physique et sensualiste qui, aujourd’hui, reconnaissons-le, n’a plus court : l’absence de crainte de la mort est justifiée par la croyance dans la dissolution matérielle qu’est la mort ; l’absence de crainte de l’intervention des dieux dans le destin humain l’est par la croyance en un certain type d’appréhension du réel (les dieux « interventionnistes » sont une idée fausse) ; l’absence de crainte de la souffrance (on souffre beaucoup et on meurt, ou on souffre peu et on s’y habitue), d’un constat presque sociologique, lequel n’a plus grand sens dans une société où l’on garde techniquement en vie des brûlés à 70% ; quant à la recherche du bonheur, que nous avons exposée plus haut, elle se fonde sur la recherche d’autonomie, laquelle n’est pas, à l’époque de la mondialisation, de l’interconnexion, de la transparence communicationnelle, un concept très valorisé.

Pourtant Épicure a raison ; et ce n’est pas sa doctrine physique qui le prouve mais, tout simplement, les événements actuels : le taux de dépression et de dépendances aux drogues, somnifères et anxiolytiques ; les maladies cardiovasculaires dues aux nourritures industrielles ; les cancers, dus aux polluants ; la destruction de tranches d’âge entières, due aux accidents de voiture, c’est-à-dire au plus absurde des systèmes de transports individuels ; les guerres, liées à la recherche sans fin de puissance et de ressources énergétiques ; les désordres climatiques et les problèmes posés par la pollution et l’épuisement des ressources ; la fin du contrôle des individus sur un système politico-économique qui les dépasse en faits et en imagination, ainsi que, bientôt, sur leur propre système de reproduction ; la menace de destruction globale du nucléaire, etc. Épicure a raison parce que toutes les valeurs modernes mènent les modernes à plus de souffrance, voire à leur perte…

III. 3. Limites de l’épicurisme

Il nous faut conclure ce chapitre en notant toutefois les limites, non pas de la doctrine morale d’Épicure, mais de la portée qu’il lui donnait. En parfait ressortissant de l’Antiquité grecque, jamais Épicure n’a cherché à percevoir les conséquences globales, politiques, c’est-à-dire pour l’ensemble des hommes ou pour les institutions sociétales, de la recherche des plaisirs ni naturels ni nécessaires, ou encore de la recherche illimitée de la satisfaction de désirs illimités. D’abord parce que ce qui l’intéressait, comme tous les sages grecs de l’Antiquité, était le bonheur individuel et qu’il s’adressait à des individus dont il ne pouvait considérer l’aspect global, collectif résultant de l’articulation de leurs hubris respectives. Son éthique est en cela trop étroite pour les considérations modernes.

Ensuite, et ceci explique cela, il travaillait dans un cadre intellectuel, idéologique, où la maîtrise du réel et de l’identité humaine n’était même pas imaginable : pour les Grecs anciens, l’identité humaine est donnée de manière transcendante, pas conquise ou élaborée de manière autoréférentielle (même pour les sophistes), et le réel n’est pas aux mains de l’homme. De fait, il ne pouvait penser l’ampleur prise par le désir illimité d’illimité. La menace qu’il indique est ainsi limitée à l’individu et elle est bien plus modeste que la menace à laquelle nous devons faire face aujourd’hui.

Les insuffisances d’Épicure ne sont pas doctrinales, elles sont juste contextuelles ; les deux aspects que nous venons d’évoquer, et les mythes qui les fondent, ne pouvaient être étudiés et critiqués que par des modernes. De même que l’épicurisme éthique ne peut être applicable que dans une « recontextualisation » et une transformation de l’échelle d’application de ses préceptes que nous trouverons chez des penseurs comme Illich ou Ellul. Il s’agira donc de changer l’échelle de considération des conséquences, de passer des conséquences pour les individus à celles pour la collectivité, ainsi que des conséquences maintenant aux conséquences pour le futur, les générations futures.

C’est sur les divers maîtres du soupçon, sur ces critiques de la modernité que nous allons maintenant nous pencher.

IV. Illich, critique de la modernité industrielle

Né à Vienne en 1926 et mort en toute discrétion en 2002, médiéviste joyeusement apatride, érudit étourdissant, sorte d’Épicure gyrovague, curieux, passionné, insaisissable, et touche-à-tout ; à la fois critique radical, en pensée comme en acte, de la modernité industrielle, inspirateur d’intellectuels comme Jean-Pierre Dupuy, Serge Latouche, Alain Caillé, André Gorz, Gilbert Rist, Jean Robert ou encore des mouvements écologistes, décroissantistes et post-développementistes ; hélas aussi figure de proue d’une certaine intelligentsia des années soixante qui ne retint de son travail que ce qui pouvait servir ses mauvaises humeurs adolescentes puis, plus tard, ses bonnes recettes libertariennes, Ivan Illich est sans conteste, avec Jacques Ellul et Gunther Anders, l’un des penseurs les plus originaux, les plus complets, les plus lucides ainsi que les plus mal lus du XXe siècle.

IV. 1. Études de la contre-productivité des institutions industrielles

Or, il faut relire, tantôt avec exaltation, tantôt avec un soupçon de déception les œuvres les plus pamphlétaires de ses essais : Une société sans école, Énergie et équité, La Convivialité et Némésis médicale. L’expropriation de la santé, où Illich élabore sa vision des seuils de contre-productivité de quelques-unes des institutions de la modernité industrialisée, postulant que ces institutions, une fois arrivées à un certain niveau de développement, fonctionnent contre les objectifs qu’elles sont censées servir : l’école rend stupide, la vitesse ralentit, l’hôpital rend malade.

Dans le premier essai, Une société sans école, il montre que l’école, comme institution, et « l’éducation » professionnalisée, comme logique de sociabilisation, non seulement nuisent à l’apprentissage et à la curiosité intellectuelle, mais surtout ont pour fonction véritable d’inscrire dans l’imaginaire collectif des valeurs qui justifient et légitiment les stratifications sociales en même temps qu’elles les font. Il ne s’agit pas seulement, à l’instar du travail de gauche « classique » de Bourdieu et Passeron, de montrer que l’école reproduit les inégalités sociales, donc qu’elle met en porte-à-faux, stigmatise et exclut les classes sociales défavorisées dont elle est censée favoriser l’ascension sociale, mais de démontrer que l’idée même de cette possibilité ou de cette nécessité d’ascension sociale par la scolarité permet, crée ces inégalités en opérant comme un indicateur d’infériorité sociale. Par ailleurs, l’école et les organismes d’éducation professionnels agissent en se substituant à toute une série d’organes d’éducation propres à la société civile ou aux familles, délégitimant les apprentissages qu’ils procurent. Elle est donc un moyen de contrôle social et non pas de libération des déterminations sociales. Pire : non seulement elle ne rompt pas avec cette logique de détermination sociale, mais elle déplace l’origine de cette détermination de ce que les modernes appellent la société civile vers l’État, une machine bureaucratique sur laquelle les individus n’ont plus aucun poids. Les normes de l’éducation et du savoir, la légitimité de ce que l’on sait faire et de ce que l’on comprend se mettent donc à dépendre d’un programme et d’un jugement mécanique qui forment aussi un écran entre l’individu et sa propre survie ou sa propre valeur. Ce programme est celui de l’axe production/consommation sur lequel se fonde la modernité industrielle. « L’école est un rite initiatique qui fait entrer le néophyte dans la course sacrée à la consommation, c’est aussi un rite propiatoire où les prêtres de l’alma mater sont les médiateurs entre les fidèles et les divinités de la puissance et du privilège. C’est enfin un rituel d’expiation qui ordonne de sacrifier les laissés-pour-compte, de les marquer au fer, de faire d’eux les boucs émissaires du sous-développement » .

L’intuition est excellente et largement développée dans nombre de textes ultérieurs ; il faut toutefois avouer que dans une Société sans école, Illich pèche par une rhétorique à la fois trop comptable et trop obsédée d’une vision de l’enfance qui a plus servi les desseins, d’une part, des ultra-libéraux hostiles à l’intervention de l’État et, d’autre part, des pédagogues « alternatifs » dans les élucubrations desquels le médiéviste ne croyait absolument pas – tant il est vrai que, sans être très clair sur ce point, le modèle d’éducation qu’il privilégie relève d’un traditionalisme ou d’une communautarisme exonéré de ses aspects trop « disciplinaires ». Il faut lire les travaux de François Partant pour mesurer le génie des intuitions d’Illich et trouver une critique plus profonde, plus nette de l’école. Dans Énergie et équité, inspiré par les travaux d’Ellul et bénéficiant de l’aide inestimable de Jean-Pierre Dupuy, Illich procède à l’une de ses analyses les plus pertinentes, les plus claires et les plus fécondes de la contre-productivité des institutions industrielles, en l’occurrence, celle des transports, autrement dit de la vitesse. En un mot comme en cent, une fois passé un certain seuil de puissance (évalué à 25 km/h), les outils usités pour se déplacer allongent les déplacements et font perdre du temps. En effet, à partir du moment où existent des instruments de déplacement puissants et généralisés (la voiture, par exemple), l’organisation des déplacements et des lieux de vie (ou de travail) va être absorbée par les exigences de ces instruments : les routes vont développer les distances comme la nécessité de les parcourir ; les autres formes de mobilité vont disparaître ; les exigences liées au temps et aux déplacements vont se resserrer. D’autre part, l’utilisation de ces instruments, rendue obligatoire par les changements du milieu qu’elle exige, dévore en heures de travail le temps soi-disant gagné par le « gain » de vitesse, si bien que si l’on soustrait au temps moyen gagné par la vitesse de la voiture les heures passées au travail pour payer cette même voiture, on roule à une vitesse située entre six et douze km/h – la vitesse de la marche à pied ou du vélo. Autrement dit, plus d’un tiers du temps de travail salarié est consacré à payer l’automobile qui permet, pour l’essentiel, … de se rendre au travail ! De fait, l’utilisation de ces outils, et la dépense énorme d’énergie qu’elle demande, engendrent une perte de liberté, non seulement dans la capacité de se déplacer – puisque le monopole de l’automobile amène les embouteillages ou l’impossibilité de se déplacer autrement, et orientent les déplacements (les lieux où l’on se rend sont des lieux joignables par la route, donc tout le monde se rend dans les mêmes lieux d’un espace rendu homogène) –, mais aussi enchaîne l’individu au salariat, lui dévore son temps. L’automobile ne répond pas à des besoins, elle crée des contraintes. Pire, elle crée de la distance puisque, chacun étant supposé (et donc obligé de) disposer d’une automobile, les lieux et le mode de vie vont être organisés selon les possibilités offertes par l’automobile : les lieux vont à la fois s’éloigner et s’homogénéiser puisqu’il faudra désormais ne se rendre que là où l’automobile le permet. On a là un excellent exemple de la logique technicienne, sur laquelle nous reviendrons avec Ellul et Anders, mais aussi de la mécanique moderne toute entière.

De plus, quoique Illich n’en traite que très peu, on pourrait aussi continuer son raisonnement en montrant les problèmes globaux induits par la généralisation de l’automobile : pollution et désordre climatique, problèmes de santé dus à cette pollution et au manque d’effort physique, stress, guerres énergétiques, etc.

Fondamentalement, l’automobile manifeste un déséquilibre, une démesure, une disproportion sur laquelle Illich revient dans toute son œuvre, et en particulier dans La Convivialité : la disproportion entre les sens, le corps (ici, l’énergie métabolique) et la technique (ici, l’énergie mécanique), laquelle engendre une forme de déréalisation quant à la relation au monde et quant à la relation à ses propres besoins. En effet, le point de vue d’Illich (comme d’ailleurs celui d’Ellul) est celui d’un chrétien fondant son appréhension de l’action humaine sur l’incarnation christique. Comme l’indique Daniel Cérézuelle, pour Illich, « la modernité progresse en procédant à une désincarnation croissante de l’existence et c’est pour cela qu’il en résulte une dépersonnalisation croissante de la vie et une perte croissante de maîtrise sur notre vie quotidienne, donc de liberté » . Les techniques et institutions modernes instaurent un rapport biaisé aux sens et au corps ; elles brisent le lien intime entre le vécu physique, sensitif, charnel et les constructions de l’esprit ; elles forment, comme aurait dit Bergson, une croûte entre l’homme et son milieu.

On le voit, au-delà de ce questionnement purement rationnel, voire économiste, pointent déjà des questionnements d’ordre moral, culturel et symbolique beaucoup plus vastes : ce sont bien quelques-unes des croyances fondamentales de la modernité industrielle (une certaine relation au temps , le salariat opposé à l’autonomie, etc.) qu’Illich remet en cause. Son exigence de proportionnalité est une exigence de limites. Il s’agit de montrer que, lorsque la volonté humaine perd cette considération des limites, ou ces limites elles-mêmes, elle s’annihile : la volonté n’est possible que dans le cadre de ces limites ; si elles les combat ou en sort, elle se désagrège.

La Convivialité est sans conteste l’un des ouvrages les plus précieux du XXe siècle. Illich y élabore une théorie que l’on pourrait qualifier de néo-épicurienne puisqu’il y intègre et y synthétise la critique du mode de production et de vie industriel, ses constats sur les seuils de contre-productivité des institutions modernes et ses valeurs relatives à l’autonomie individuelle comme « communautaire ». Il démontre que, collectivement, à l’échelle d’une société, non seulement les outils et institutions modernes se retournent contre leurs objectifs, les moyens contre les fins, les hommes perdant alors la maîtrise de leur destin, mais que de surcroît, une fois ces seuils passés, les hommes sacrifient leur autonomie à une mécanique qui les subsume, fonctionne presque sans eux, contre eux (une mécanique qui inspirera les travaux de Dupuy sur la notion d’autotranscendance) et passent à côté de l’essentiel, ce qui a fait la vie de l’homme depuis l’aube de l’humanité. Concrètement, la modernité industrielle transforme la pauvreté en misère, l’esclave des hommes en esclave des machines, c’est-à-dire détruit en un même mouvement les capacités de survie en toute autonomie et rend dépendant (dans de sens d’une véritable « toxicomanie axiologique ») d’un système incontrôlé, agissant au-delà des valeurs qui sont censées le fonder et sur lequel l’individu n’a aucun poids. Nous retrouverons plus loin cette critique chez Ellul et Anders. Dans La Convivialité, Illich écrit : « Lorsqu’une activité outillée dépasse un seuil défini par l’échelle ad hoc, elle se retourne d’abord contre sa fin, puis menace de destruction le corps social tout entier » . Et il ajoute : « Il nous faut reconnaître l’existence d’échelles et de limites naturelles. L’équilibre de la vie se déploie dans plusieurs dimensions ; fragile et complexe, il ne transgresse pas certaines bornes. Il y a des seuils à ne pas franchir. Il nous faut reconnaître que l’esclavage humain n’a pas été aboli par la machine, mais il en a reçu une figure nouvelle. Car, passé un certain seuil, l’outil, de serviteur, devient despote » .

Que faut-il faire ? « [La survie] exige un renoncement général à la surpopulation, à la surabondance et au surpouvoir, qu’ils soient le fait d’individus ou de groupes. Cela revient à renoncer à cette illusion qui substitue au souci du prochain, c’est-à-dire au plus proche, l’insupportable prétention d’organiser la vie aux antipodes. Cela revient à renoncer au pouvoir pour le service des autres comme de soi » . Renoncer au pouvoir ! On le voit, quoique appliquée à une échelle plus vaste, on retrouve bien, chez Illich, l’éthique épicurienne, y compris dans sa dimension matérialiste ou sensualiste – à cette différence que, chez le vieux maître, le fondement matériel ou sensualiste était pour ainsi dire métaphysique, alors que chez le théologien il est d’ordre existentiel : le critère de proportionnalité est de l’ordre du vécu, pas du conçu.

IV. 2. Illich critique du développement : invention du besoin et perte du vernaculaire

Les œuvres de « maturité » d’Illich forment une série d’études d’une richesse inouïe, quoique moins connues du grand public. Particulièrement stimulante parce que plus précise, plus analytique, la pensée d’Illich s’y formalise, s’y approfondit, s’y complexifie davantage pour atteindre une finesse et une érudition que peu d’auteurs ont atteintes. Dans une perspective cette fois plus historique et plus exégétique qu’économiste, Illich se penche sur une logique qui transcende celle de l’État comme celle du marché : la construction moderne de la notion de besoin – au travers du processus de professionnalisation – et l’annihilation du vernaculaire, c’est-à-dire d’un ensemble de valeurs et de pratiques qui, malgré les problèmes qu’elles pouvaient poser, avaient au moins le mérite, d’une part, de préserver un relatif contrôle des individus sur le propre destin – en les ancrant dans certaines limites – et, d’autre part, d’empêcher la sociabilité et les sociétés humaines de glisser hors de ce à quoi elles sont vouées. Analysant tour à tour le rapport à la langue et au texte (Du Lisible au visible : la naissance du texte), le rôle de la femme (Le Genre vernaculaire), le travail domestique opposé au travail salarié (Le Travail fantôme), la professionnalisation des tâches (Le Chômage créateur), le développement (Dans le miroir du passé), les sens (H2O ou les eaux de l’oubli), Illich démonte l’imaginaire moderne du développement et du progrès. Il décrit par quels processus historiques les modernes se sont peu à peu trouvés dépossédés de leur travail, de leur genre, de leur langue et, au fond, de leurs identité et désirs propres ; comment la langue maternelle s’est trouvée normalisée, donc les gens expulsés de leurs mots, du sens ; comment les genres ont disparu au profit de sexes ; corrélativement, comment les femmes se sont trouvées enfermées dans une logique où, suite au processus de professionnalisation moderne, elles ont été privées des domaines qui leur étaient spécifiques et ont été pour ainsi dire rabattues sur un travail domestique devenu impraticable et dévalorisé puis sur un travail salarié où leur sont refusés à la fois le respect et une identité propre ; comment l’étranger, l’Autre, est devenu un être défini par ses manques relatifs aux canons occidentaux, un sous-développé ; comment le travail, les activités vernaculaires ont été absorbées par la division professionnelle du travail et le salariat ; comment, enfin, les modernes ont vu leurs sens, leur aperception du réel appauvris autant qu’homogénéisés... Indéniablement, la pensée d’Illich se place ici sous le patronage de Polanyi puisque, comme l’indique Thierry Paquot, qui préface le second volume de ses œuvres complètes, ce que le médiéviste cherche à retrouver, ce sont bel et bien les communaux, des territoires et surtout des activités, des pratiques, donc un imaginaire social, échappant à la sphère d’influence de l’État ou du marché, propre à ce qu’aujourd’hui on appelle, à tort, la « société civile ». Mais revenons un instant sur les notions de besoin et de vernaculaire. En 1988, Illich publiait un texte court et dense intitulé L’Histoire des besoins où il rejoignait, une fois de plus, et comme nous allons le voir, la problématique épicurienne. Pour lui, cette notion de besoin – qui correspond à une véritable addiction – est intrinsèquement liée à l’idéologie du progrès, suivie, après la Seconde Guerre mondiale, par celle du développement. Naturalisée, devenue une évidence que personne ne songe à remettre en cause tant elle est liée à un imaginaire d’épanouissement, de bien-être ritualisé au travers des mécanismes de la consommation ; opposée à des mythes (ceux mettant en scène des sociétés ou des périodes historiques de pénurie systématique et endémique, comme, pour les Lumières, le Moyen-âge ou, pour l’évolutionnisme colonial, les sociétés dites « primitives ») que les études de Marshall Sahlins ont d’ailleurs largement remises en question, la notion de besoin nous habite au point d’être sans cesse invoquée et de faire l’objet de toutes les attentions politiques des États-nations comme des organismes internationaux, en particulier ceux créés durant l’après-Seconde Guerre mondiale. Illich montre que la notion de besoin est implicitement liée à un processus de professionnalisation et que, surtout : « les nécessités appellent la soumission, les besoins la satisfaction. Les besoins tentent de nier la nécessité d’accepter l’inévitable distance entre le désir et la réalité et ne renvoient pas davantage à l’espoir que les désirs se réalisent » . Autrement dit, alors que la notion de nécessité renvoie non seulement à ce qui est essentiel à la survie mais aussi à ce qui est possible dans les limites des situations, des moyens dont on dispose ou du milieu où l’on se trouve, donc du réel, et implique une certaine humilité dans les désirs, la notion de besoin contient intrinsèquement un refus de la réalité, c’est-à-dire un refus de la finitude, les limites, de l’homme comme de la planète sur laquelle il vit. Pour les progressistes de la société industrielle, l’individu abstrait des droits de l’homme, unité nue, indéterminée, permettant l’arithmétique contractualiste des droits et des intérêts, est devenu, après la Seconde Guerre mondiale et le lancement du programme développementiste par le président Truman, un être de besoins, entièrement illimité par ses besoins et, de fait, ses manques. « Le phénomène humain ne se définit donc plus par ce que nous sommes, ce que nous faisons, ce que nous prenons ou rêvons, ni par les mythes que nous pouvons nous produire en nous extrayant de la rareté, mais par la mesure de ce dont nous manquons et, donc, dont nous avons besoin » . La vieille théorie évolutionniste peut ainsi être recyclée en une typologie, en une nouvelle hiérarchie, qui ne sera plus celle des races ou des cultures selon des traits moraux et esthétiques directs, mais du pouvoir – facilement quantifiable par les indicateurs économiques et statistiques – de satisfaction et, surtout, de détermination de ces besoins. Car qui détermine les besoins élabore les critères de jugement et de classement, donc de légitimation morale. Lampedusa n’eût pas trouvé mieux… Ici entre en scène le processus de professionnalisation, c’est-à-dire de perte d’autonomie (la capacité de faire les choses par soi-même sans passer par des institutions, des corps intermédiaires ou des normes artificielles et homogénéisantes) et d’autarcie (perte des communaux et de l’environnement permettant la survie) : déterminés, prescrits par des experts, des technocrates, c’est-à-dire, par une aristocratie prométhéenne, légitimée par ses démonstrations de puissance, son efficience dans le grand spectacle et les rites techniciens, les besoins sont sans fin et répondent de manière exponentielle à la logique induite par leur propre création. Dans un très beau texte intitulé « L’Art d’habiter » , Illich rappelle que de tous temps, les hommes ont construit leurs propres habitations, selon leurs critères, moyens et ressources, et surtout selon ce qu’ils avaient appris de leurs parents : construire sa demeure et habiter un lieu était, en quelque sorte, un artisanat. « C’est un art qui ne s’acquiert que progressivement. Chaque être devient un parleur vernaculaire et constructeur vernaculaire en grandissant, […]. Par conséquent, l’espace cartésien, tridimensionnel, homogène, dans lequel bâtit l’architecte, et l’espace vernaculaire que l’art d’habiter fait naître, constituent des classes différentes d’espace » . Le processus moderne est, dans sa phase industrialiste, et par le fait d’un monopole (qui n’est pas seulement celui de la force) d’institutions comme l’État, l’école, etc., une opération de destruction idéologique – en terme de légitimité mais aussi de possibilité légale d’action concrète – de ce que les gens apprennent, savent et savent faire par eux-mêmes et pour eux-mêmes. Concrètement, si quiconque veut modifier sa maison, il doit demander l’autorisation administrative à un organe bureaucratique, un plan à un architecte et acheter du matériel autorisé et normalisé chez un revendeur agréé. Il n’a plus ni le temps (son emploi salarié le lui vole), ni les capacités (il ne l’a plus appris de ses parents ou de sa communauté), ni la permission légale (l’État seul permet) de faire quoi que ce soit par lui-même. Il est obligé d’utiliser, de consommer les services obligatoires qu’offre la société moderne, par exemple, le marché (et sa logique) ou l’école pour devenir architecte ou ingénieur et apprendre comment on fait une maison, selon quels critères et quels besoins on la fait, comment on bricole, etc. Or ces services répondent ou sont censés répondre à des besoins pour la plupart artificiels et qui n’ont pour objectifs que de susciter d’autres besoins. « Toute leur [les consommateurs] vie n’est plus qu’un enchaînement de besoins qui sont successivement satisfaits afin de susciter les besoins suivants – et la nécessité de les satisfaire » . On entre alors dans la logique du développement : « Fondamentalement, le développement implique le remplacement de compétences généralisées et d’activités de subsistance par l’emploi et la consommation de marchandises ; il implique le monopole du travail rémunéré par rapport à toutes les autres formes de travail ; enfin, il implique une réorganisation de l’environnement telle que l’espace, le temps, les ressources et les projets sont orientés vers la production et la consommation, tandis que les activités créatrices de valeurs d’usage, qui satisfont directement les besoins, stagnent et disparaissent » . Autrement dit, ce qui a constitué l’essentiel de la vie des hommes depuis leur apparition disparaît ou ne subsiste que sous une forme fantôme – terme qui montre une véritable inversion, voire une perversion culturelle puisque ce qui est le vivant même prend le visage de la mort. Nous retrouverons du reste ce terme chez Anders à propos de la déréalisation des modernes.

On le voit, le développement est une mécanique de destruction doublée d’une mécanique de soumission ; on y perd ce que l’on est en faveur d’une illusion de ce que l’on pourrait avoir. Les populations soumises à la logique du développement perdent ce que François Partant appelle les conditions de leur propre reproduction sociale . Elle est un énorme processus d’acculturation, non seulement de ceux qui la subissent, mais aussi de ceux qui la promeuvent. Elle détruit les cultures autant que les environnements à partir desquels elles s’étaient fondées, amenant une sorte de « nature artificielle », technicisée. Ce faisant, elle annihile les communaux, que nous évoquions plus haut, et dont Polanyi a montré qu’ils avaient été systématiquement et volontairement éliminés au cours de la révolution industrielle. Illich confirme : « Le développement économique signifie également qu’au bout d’un moment il faut que les gens achètent la marchandise, parce que les conditions qui leur permettaient de vivre sans elle ont disparu de leur environnement social, physique ou culturel » . Le développement crée donc une dépendance aux institutions d’État, au marché, au salariat et aux technocrates ; il rend impossibles mais aussi – ce qui est pire – inconcevables les activités de subsistance et d’échange (matériels et spirituels) autonomes liées à l’existence de communaux et de traditions, de cultures locales transmises sans « intermédiaires artificiels », répondant aux nécessités directes d’individus intégrés dans un milieu donné. Ces activités, Illich les appelle vernaculaires. Dans la mesure où le développement « est un programme guidé par une conception écologiquement irréalisable du contrôle de l’homme sur la nature, et par une tentative anthropologiquement perverse de remplacer le terrain culturel, avec ses accidents heureux ou malheureux, par un milieu stérile où officient des professionnels » , il nuit à l’ensemble de l’humanité et, d’abord, aux plus faibles. En effet, ils sont les premiers à payer une telle logique, dans la mesure où ils se voient enlever les capacités de survie en faveur d’une intégration dans un système économique aux délices duquel ils n’auront jamais accès ; ainsi la pauvreté devient-elle misère et la perte d’autonomie perte d’autarcie. En plus d’être globalement et par nature néfaste, le développement est donc aussi inéquitable, tant socialement que vis-à-vis des femmes.

IV. 3. Illich, antimoderne ?

Pour Illich, rien de tapi dans l’ombre ou d’inconscient dans la modernité ; aucun objectif inavoué ou groupe social cherchant vraiment à asseoir ou assurer son pouvoir. Au-delà d’une critique généalogique qui dénoncerait une hypocrisie intellectuelle ou les ressorts cachés d’une situation, d’un ensemble de pratiques et d’institutions ou encore d’une idéologie, le travail d’analyse opéré par le médiéviste est une critique conséquentialiste : il s’agit de voir si la mise en œuvre du projet moderne (dans sa version industrielle) aboutit à ce qui en est attendu (et non pas prétendu), à tout le moins, à quelque chose qui corresponde aux valeurs qui légitiment, justifient, fondent ce projet. Il ne s’agit plus de considérer (et de dénoncer) la volonté de puissance qui initie le processus moderne mais de quelle manière ce processus transforme, dans les faits, les idées et les mœurs, cette volonté de puissance en impuissance de la volonté. La question de la sincérité ou non des acteurs de la déconstruction moderne, de ce qu’ils (ou certains) souhaitent vraiment n’a ici aucune importance puisque, précisément, Illich montre que la logique moderne dépasse les intentions et les attentes de ceux qui la mettent en œuvre, consciemment ou inconsciemment, quel que soit le groupe social pris en considération : il n’y a pas de gagnant au sein de la modernité ; il n’y a pas d’évidences cachées derrière les apparences – peut-être même y a-t-il plutôt des apparences non cachées derrière les évidences. La logique déployée dépasse les intérêts et les valeurs sociales et individuelles. Ce n’est pas le sujet qui est trahi par quelque chose d’objectivable, mais le principe même de subjectivité qui est rendu caduque par quelque chose qui n’est plus vraiment objectivable, qui n’est plus contenu dans le réel ou dans l’histoire mais qui, pour ainsi dire, à la fois le contient et le traverse.

La modernité se fonde sur le primat de la volonté humaine (et individuelle) mais conçoit la mise en œuvre de cette volonté (appréhendée au travers de la catégorie des passions, des intérêts puis de la raison) sur le mode de l’autodétermination métaphysique (a contrario d’une sphère « naturelle » ou d’un arrière-monde) dont les pratiques concrètes se manifestent au travers de certaines institutions (l’État, le marché, les techno-sciences – quoique ce dernier point n’ait pas été beaucoup travaillé par Illich) ; cette autodétermination passe par le rejet des déterminations, donc des limites, sous toutes leurs formes, ce qui vide et détache le sujet de tout référent extérieur à lui-même. Le déploiement de la volonté amène donc la fin du sujet comme support de cette volonté ; ce faisant, la volonté, comme forme d’agir sur le réel, disparaît.

On pourrait dire – avec des termes, certes, bien peu illichiens – que le sujet meurt gavé par sa volonté dans la mesure où celle-ci utilise des outils qui dépassent sa portée subjective ou individuelle (ou encore charnelle) : l’État, le marché, les techno-sciences. Au fond, Illich, ne s’intéressant qu’aux institutions de la modernité industrielle, n’opère qu’une critique partielle de la modernité ; il reste largement en-deçà de ce que ses propres travaux amènent. Mieux, il reste largement attaché à certaines valeurs ou certains aspects modernes : il demeure frileux, voire en retrait, à l’égard des principes des sociétés dites « traditionnelles » ou du holisme. On devine que ce n’est pas seulement par pragmatisme mais plutôt par adhésion à certains principes modernes qu’il ne critique que la facette industrielle de la modernité. Sans se réduire à ce que Boltanski appelle une « critique artiste » de la société industrielle, Illich n’est donc pas pour autant un antimoderne. Il défend la modernité contre sa propre démesure sans, peut-être, voir que cette démesure n’est pas un accident (industriel) de cette modernité, mais qu’elle est inscrite en son cœur même ; il ne voit pas – à tout le moins ne souligne pas assez – que la séparation de l’homme et de sa propre finitude, notamment charnelle, se double d’un processus, plus en amont, et donc moins perceptible dans les pratiques (en tout cas avant l’avènement des biotechnologies), assimilant acte de volonté et autodétermination métaphysique. C’est en ce sens que l’on peut être d’accord avec Jacques de Guillebon quand il souligne le manque métaphysique d’Illich.

V. Les critiques de l’économisme et de l’État : Polanyi, Clastres, Sahlins, Bernanos, de Radkowski

C’est, au fond, un scénario dont les institutions religieuses (catholiques) puis l’État étaient les piliers centraux qu’Illich a critiqués. Nous y reviendrons avec la critique de Bernanos où l’on verra que l’État a utilisé la technique et la logique de marché pour supprimer les libertés anciennes. Or, précisément, il ne faudrait pas oublier le lien idéologique et institutionnel qu’entretient l’État moderne avec l’économie de marché et, en-deçà, l’économisme, idéologie et mode d’acculturation réduisant toute activité humaine à une logique économique, elle-même assimilée et conçue sur le modèle de l’échange de marché. C’est cet aspect que nous allons maintenant aborder, avec des auteurs venus de disciplines telles que la philosophie, l’économie et l’anthropologie, qui ont attaqué plusieurs mythes ou concepts fondant et légitimant à la fois l’économisme, (le monopole et) la logique de marché ainsi que le technicisme : le mythe de la rareté primordiale et originelle, le mythe de l’abondance industrielle et le mythe de la naturalité du marché autorégulé.

Premièrement, l’économie y est conçue comme un ensemble d’activités à part, séparé ; ces activités ne sont plus ou ne devraient plus être imbriquées, enchâssées dans le tissu social.

Deuxièmement, l’idéal libéral du marché autorégulé, doxa généralisée depuis la fin du soviétisme, est à la fois totalement artificiel, donc irréel, et, de ce fait, dangereux ; il n’est pas un fait universel. Qu’est-ce qu’un marché autorégulé ? Un système économique où l’on attend « que les humains se comportent de façon à gagner le plus d’argent possible. […] Elle [une économie de ce type] suppose des marchés sur lesquels l’offre des biens (y compris les services) disponibles à un prix donné sera égale à la demande au même prix. Elle suppose la présence de la monnaie, qui fonctionne comme pouvoir d’achat entre les mains de ses possesseurs. La production sera donc commandée par les prix, car c’est des prix que dépendent les profits de ceux qui orientent la production ; et la distribution des biens dépendra elle aussi des prix, car les prix forment les revenus […]. L’autorégulation implique que toute la production est destinée à la vente sur le marché, et que tous les revenus proviennent de cette vente. […] l’ajustement des prix aux changements de situation du marché ne doit faire l’objet d’aucune intervention… » . Cette vision de l’échange économique exige une parfaite égalité statutaire des contractants ou des « échangeurs » et est de fait opposée aux sociétés de statuts ou aux acteurs corporatifs. On voit aussi qu’elle l’est aux activités vernaculaires que nous avons rencontrées chez Illich. En conséquence de quoi, pour qu’un marché soit autorégulé et que, donc, il fonctionne correctement, toute forme de logique d’échange, voire d’objectif d’échange autre que ceux décrits plus haut est rigoureusement exclu. Comme les biens et la monnaie, le travail lui-même devient une marchandise qui doit être échangée selon les mêmes règles – et derrière le travail, il y a l’organisation domestique, sociale, culturelle . « Séparer le travail des autres activités de la vie et les soumettre aux lois du marché, c’était anéantir toutes les formes organiques de l’existence et les remplacer par un type d’organisation différent, atomisé et individuel. Ce plan de destruction a été fort bien servi par l’application du principe de liberté de contrat. Il revenait à dire en pratique que les organisations non-contractuelles fondées sur la parenté, le voisinage, le métier, la religion, devaient être liquidées, puisqu’elles exigeaient l’allégeance de l’individu et limitaient ainsi sa liberté » . Et Polanyi d’étudier à la fois les origines de la logique de marché en Europe et les débuts de la révolution industrielle en Grande-Bretagne, notamment les résistances parfois ambivalentes et contre-productives (voir le cas de la loi de Speenhamland) à cette logique, puis la fin (provisoire, comme on le sait) du libéralisme dans les années trente.

Mais l’apport principal de Polanyi est d’avoir montré, en parallèle avec Mauss, que, même si la logique de marché existe un peu partout et n’est propre ni à une culture ni à une époque particulière, dans la plupart des sociétés humaines, ce n’est pas seulement la recherche du gain qui motive, permet et organise les échanges. Autrement dit, l’économie est enchâssée [embedded], c’est-à-dire intégrée dans l’ensemble des activités sociales, donc conceptuellement inséparables d’elles. Les ethnographes, écrit Polanyi, s’accordent sur un seul point négatif quant à ce qui explique les échanges dans la plupart des sociétés humaines : « l’absence du mobile du gain ; celle du principe du travail rémunéré ; celle du principe du moindre effort ; et celle, en particulier, de toute institution séparée et distincte qui soit fondée sur les mobiles économiques » . Quant à l’enchâssement de l’économique dans le tissu social, il est explicable d’une part, parce que « l’homme agit de manière, non pas à protéger son intérêt individuel à posséder des biens matériels, mais de manière à garantir sa position sociale, des droits sociaux, ses avantages sociaux. Il n’accorde de valeur aux biens matériels que pour autant qu’ils servent cette fin ». D’autre part, parce que les échanges répondent à deux principes : la réciprocité et la redistribution – ce que, du reste, des études de psychologie sociale ont démontré à leur tour, à tout le moins pour la réciprocité. Voir, comme cela a longtemps été fait, la logique des sociétés dites « primitives » comme basée sur le troc est donc une gageure. Un troisième principe – qui nous ramène à Illich – est celui de l’économie, de l’administration domestique (produire pour son propre usage). En somme, jusqu’au XVIe siècle, toutes les sociétés humaines fonctionnent sur l’un ou plusieurs de ces principes ; du point de vue institutionnel, les marchés n’y occupent pas la place centrale – pas plus, dans le chef des agents sociaux, que la motivation du gain. Or, peu à peu, à partir de cette époque, les marchés, lieux de trocs et de gains, jusque là limités, fonctionnant à l’extérieur des économies, essentiellement comme points de rencontre « internationaux » (les marchés locaux sont peu concurrentiels et non reliés), vont étendre leur emprise, déborder, avec « des effets irrésistibles sur l’organisation toute entière de la société : elle [l’institution du marché] signifie tout bonnement que la société est gérée en tant qu’auxiliaire du marché. Au lieu que l’économie soit encastrée dans les relations sociales, ce sont les relations sociales qui sont encastrées dans le système économique » . Ce processus d’extension n’est pas, spécifie Polanyi, « naturel » au marché ; il est artificiel et, pour le dire en un mot, le résultat d’une volonté des États européens envers et contre les résistances des campagnes comme des villes. « Aux XVe et XVIe siècles, l’action délibérée de l’État imposa le système mercantile au protectionnisme des villes et des principautés. Le mercantilisme détruisit le particularisme périmé du commerce local et intermunicipal en faisant sauter les barrières qui faisaient sauter ces deux types de commerce non concurrentiel et en laissant ainsi le champ libre à un marché national qui ignorait de plus en plus la distinction entre la ville et la campagne aussi bien qu’entre les diverses villes et provinces. […] En politique étrangère, la nécessité du moment voulait la création d’une puissance souveraine ; la politique mercantiliste supposait par conséquent que les ressources du territoire national tout entier fussent mises au service des objectifs de puissance . » Le marché est donc usité pour homogénéiser le territoire de l’État, briser les particularismes locaux et tirer le maximum de ressources de l’activité de la population pour assurer la puissance de l’État. Certes, ce marché n’est pas encore un marché autorégulé ; il est objet de règlementations par l’État qui, selon Polanyi, permettent d’éviter sa dangerosité, et que l’idéologie libérale mettra à mal durant la révolution industrielle.

On voit les apports de Polanyi à une critique de la modernité : d’abord, il marque la spécificité des sociétés de marché, répondant à une logique de marché, par rapport aux autres sociétés humaines (le monopole économique du marché et, donc, la séparation de l’économie du social est un fait unique dans l’histoire humaine) ; ensuite, il montre l’artificialité de ces sociétés basées sur la logique de marché (le marché et sa logique ne sont pas plus inscrits dans la nature humaine que les autres formes d’échange) ; enfin, il souligne le lien entre logique des États modernes et logique de marché (l’État moderne est l’institution qui a permis au marché de conquérir tout l’espace des échanges). Il nous faut néanmoins marquer notre désaccord avec un aspect du travail de Polanyi : pour lui, d’une part, l’utilisation par l’État du marché pour assurer sa puissance est un « accident » historique, une réponse à un contexte particulier, d’autre part, la seule manière, ou la manière la plus efficace, de résister au marché, d’en limiter les dégâts, c’est l’intervention de l’État. C’est là, peut-être, où, comme Illich, nous ne pouvons le suivre. En effet, donnant raison à Clastres contre Polanyi, nous ne pouvons avoir confiance dans une institution qui est la plus intime manifestation de la volonté de puissance. Économiste et historien, Polanyi manque le fond, le paradigme idéologique qui permet et à l’État et, donc, au marché d’être ce qu’ils sont. Il passe aussi à côté de phénomènes qu’Illich ou Ellul, pour leur part, ne manquent pas de noter.

V. 2. Bernanos et les Luddites : le machinisme, une arme contre les libertés sociales

En 1945, écœuré et épuisé par deux guerres mondiales qui permettent l’accroissement inédit de la puissance des technologies de destruction humaine, Bernanos constate : « Les régimes jadis opposés par l’idéologie sont maintenant étroitement unis pas la technique. […] Il s’agit toujours d’assurer la mobilisation totale pour la guerre totale, en attendant la mobilisation totale pour la paix totale. Un monde gagné par la Technique est perdu pour la Liberté. » . Les partisans du capitalisme à l’Américaine, des régimes fascistes défaits et du soviétisme sont ainsi renvoyés dos à dos : ils appartiennent à la même famille, relèvent de ce que l’on appellerait aujourd’hui un « paradigme commun », la Technique. Mais quel est donc le lien entre le développement de la Technique et la perte de liberté ? Et de quelle liberté s’agit-il ? Pour s’expliquer, Bernanos est l’un des premiers penseurs français à réhabiliter le mouvement luddite. Au début du XIXe siècle, les Luddites, groupements d’artisans et de petits ouvriers du textile, emmenés par l’énigmatique si ce n’est le mythique Général Ludd, s’étaient violemment opposés au développement du machinisme industriel dans le secteur du textile. S’adressant d’abord par voie épistolaire au parlement et aux patrons de manufactures puis attaquant les manufactures elles-mêmes, ils refusaient d’être happés par la logique de prolétarisation que ces machines permettaient : non seulement les produits industriels, fabriqués à bas coût à l’aide d’une main d’œuvre peu qualifiée, donc mal rémunérée et soumise, mettaient en danger leur propre production, mais en plus, ces produits étaient de mauvaise qualité, donc changeaient la relation du travailleur à son produit, et, surtout, amenaient un type de travail et un mode de vie rendant impossibles, d’une part, la maîtrise des ouvriers sur leur travail et sur leurs outils et, d’autre part, la maîtrise sociale de leur destinée. « C’est en effet non seulement l’organisation du travail, mais aussi l’organisation domestique qui est perturbée par l’apparition des machines. Dans le système artisanal, les enfants apprennent leur métier, puis travaillent avec leurs parents, et toute la rémunération va au père de famille. Avec l’arrivée des machines, qui entraîne le recours à un travail moins qualifié, les enfants sont employés plus jeunes, et surtout hors de la surveillance de leurs parents, d’où la tenace réputation des manufactures comme lieux d’immoralité » . Ce qui était éradiqué par le machinisme, c’était l’artisanat comme mode de production, c’est-à-dire comme activité économique, mais aussi comme organisation de la vie et, dans la logique chartiste, comme garantie de liberté au sein du système politique : l’artisan passait de l’atelier à l’usine, de la campagne à la ville (ou au centre industriel), d’artisan indépendant à salarié sans aucune maîtrise de son avenir sauf par le biais de l’État, seule garantie désormais de ses droits face aux patrons ; en somme, et pour reprendre l’expression de Péguy, l’artisan passait de pauvre à misérable, dans un sens aussi bien économique que culturel. « À l’égalité absolue des citoyens devant la Loi doit correspondre, tôt ou tard, l’autorité absolue et sans contrôle de l’État sur les citoyens. Car l’État est parfaitement capable d’imposer l’égalité absolue des citoyens devant la Loi, jusqu’à leur prendre tout ce qui leur appartient, tout ce qui leur permet de les distinguer les uns des autres, mais qui défendra la Loi contre les usurpations de l’État ? » . Dans le scénario que propose Bernanos, la révolution industrielle est le vrai passage à la modernité, à tout le moins de l’ancien au nouveau régime : c’est par les moyens techniques, par la juxtaposition d’une logique économique et technologique, que l’on prive la société civile de ses caractéristiques, de ses statuts qui étaient autant de garde-fous contre la puissance de l’État. « Loin de penser comme nous à faire de l’État son nourricier, son tuteur, son assureur, l’homme d’autrefois n’était pas loin de le considérer comme un adversaire contre lequel n’importe quel moyen de défense est bon, parce qu’il triche toujours. […] Je sais parfaitement que ce point de vue nous est devenu étranger, parce qu’on nous a perfidement dressés à confondre la justice et l’égalité. Ce préjugé est même poussé si loin que nous supporterions volontiers d’être des esclaves, pourvu que personne ne puisse se vanter d’être moins que nous. Les privilèges nous font peur, parce qu’il en est de plus ou moins précieux. Mais l’homme d’autrefois les eût volontiers comparés aux vêtements qui nous préservent du froid. Chaque privilège était une protection contre l’État. Un vêtement peut être plus ou moins élégant, plus ou moins chaud, mais il est encore préférable d’être vêtu de haillons que d’aller tout nu » . Pour Bernanos, le processus d’industrialisation est le pendant pour ainsi dire matériel de l’égalitarisme et du contractualisme, autrement dit de la table rase sociale qu’exige l’État-nation pour pouvoir se transformer en État totalitaire ; le « progrès » change alors de nature : « Le progrès n’est plus dans l’homme, il est dans la technique, dans le perfectionnement des méthodes capables de permettre une utilisation chaque jour plus efficace du matériel humain » . Mis à nu, devenu cette unité aux propriétés juridiques seulement relatives à l’État et au marché que l’État institue, il devient une chose ; la technique (mais pas seulement elle) a donc été utilisée contre les déterminations sociales et, permettant l’éradication des corporations et statuts, c’est-à-dire d’une certaine hétérogénéité sociale, amène une monopolisation du pouvoir par l’État et la logique de marché, donc une réification de l’homme.

Avec Bernanos, la critique classique de la modernisation politique, qualifiée aujourd’hui de « réactionnaire » (puisque proche de celle de Bonald et de Maistre), rejoint ici la critique de la technique : le passage de l’outil à la Technique, de l’artisanat à l’industrie, de l’artisan ou de l’ouvrier au prolétaire et à l’ingénieur, du travail vernaculaire au salariat, est un moyen d’homogénéisation sociale, donc de structuration et de légitimation du totalitarisme d’État. Ce processus est bien entendu le même que celui évoqué, plus haut, par Illich quant à la professionnalisation et à la perte du vernaculaire. On voit que le changement d’échelle, si rapide et si puissant dans le processus de modernisation, est aussi un passage qualitatif.

Mais les reproches que fait Bernanos à la technique ne s’arrêtent pas là. Il perçoit bien ce qu’Ellul, dans la lignée d’Heidegger, va développer et préciser quelques années plus tard : la Technique ne se réduit pas au machinisme. Elle induit non seulement une réorganisation sociale mais aussi une réorganisation morale voire cognitive de la société… comme de l’individu. Sa logique, l’organisation et l’objectivisation rationnelle qu’elle présuppose, permettent – comme le soulignera Arendt – à un Eichmann de perdre tout sentiment, toute conscience de la responsabilité de ses propres actes, de son implication dans le réel. « Ce qui me fait précisément désespérer de l’avenir, c’est que l’écartelement, l’écorchement, la délacération de plusieurs milliers d’innocents soient une besogne dont un gentleman peut venir à bout sans salir ses manchettes, ni même son imagination » . Cette référence à l’imagination n’est pas non plus anodine, on le verra avec Anders. Or, pour Bernanos, une démocratie (entendue comme un système politique où un certain nombre de garde-fous sont préservés contre les stratégies de développement de la puissance par l’État) est impossible dans une civilisation dominée par la Technique, c’est-à-dire par le monopole rationnel de l’objectif d’efficacité. Aucun objectif moral ne peut être atteint si l’efficacité est nécessairement et premièrement visée. Il écrit notamment : « Comment diable pouvez-vous espérer que la Technique tolère un régime où le technicien serait désigné au moyen du vote, c’est-à-dire non pas selon son expérience technique garantie par des diplômes, mais selon le degré de sympathie qu’il est capable d’inspirer chez l’électeur ? La Société moderne est désormais un ensemble de problèmes techniques à résoudre » . Or, les points soulevés par Bernanos sont précisément ceux qu’Ellul et Anders vont analyser : pourquoi l’individu, voire l’être humain, disparaît dans une société dominée par la Technique ; pourquoi la morale et la responsabilité, qui sont supposées instaurer le règne de la volonté humaine, ne sont plus possibles ; enfin, quels sont les effets de la Technique sur le rapport que l’être humain entretient au réel.

V. 3. L’économie sans finitude et comme ombre de la technique : Georges-Hubert de Radkowski

On ne peut comprendre socio-historiquement la modernité industrielle ni sa relation à la technique, que nous allons aborder plus loin, sans évoquer un ouvrage trop peu connu, celui du philosophe et urbaniste Georges-Hubert de Radkowski, Les jeux du désir. De la technique à l’économie . L’auteur, allant dans le sens des travaux de Polanyi et Sahlins, opère plusieurs constats sur l’économie moderne industrielle, et en particulier sur celle qui caractérise l’après-Seconde Guerre mondiale, la modernité radicalisée.

D’abord, la société moderne est la seule qui donne un champ autonome à l’économie, dans lequel elle intègre la consommation, ce qui induit que celle-ci ne sert qu’au système économique, qu’elle relève exclusivement de lui, donc que « l’homme [est] totalement économique, en l’assujettissant au métabolisme sans fin – le retour éternel du même – du cycle : production ? consommation ? production » ; on pourrait donc dire que l’on a affaire à une société qui réassume le mythe de l’éternel retour par le biais économique.

Ensuite, la société moderne (radicalisée) n’est pas une société de l’accumulation, mais d’« accumulation par la dépense » ; les choses produites sont, par le biais des techniques, si vite désuètes, obsolètes, qu’elles ne peuvent devenir des richesses au sens où l’on pouvait entendre celle-ci dans les sociétés pré-moderne ou de la modernité classique. Autrement dit, la logique économique moderne opère un véritable retournement copernicien et va à l’encontre de tous les autres types d’économie, non pas seulement du point de vue des objectifs (voir Polanyi et Sahlins) mais aussi dans sa relation au réel et aux ressources ; en effet, l’économie, la relation aux objets est, hors de la logique occidentale, conçue comme « une ascèse, une rétention de la dépense ; de cette dépense qui diminue et dissipe notre avoir actuel ou virtuel. […] La vie humaine, en tant que déploiement incessant des activités, est une dépense, usure irrémissible qui consume notre existence. Vérité occultée par l’activisme économique de l’Occident, mais présente dans toutes les grandes économies de l’Orient, où la maîtrise de l’énergie vitale ou encore celle du désir producteur d’apparences représente la seule voie susceptible de conduire l’homme vers l’immortalité ou l’éternité. […] L’Occident moderne est le seul à avoir conçu l’économie comme positivité, en effectuant l’inversion complète de son objet. Il a substitué l’exaltation de l’activité – devenue productrice – à l’ascèse de la rétention » . Les économies non modernes opèrent dans un cadre fini, de limites métaphysiques, anthropologiques et naturelles, toujours préalablement pris en considération ; elles gèrent le réel plus qu’elles ne cherchent à le produire. À l’inverse de cette logique de la rétention, et à la faveur du couplage entre économie et technique, l’économie moderne est une logique de la dépense, de la destruction, de l’obsolescence immédiate, donc du flux plutôt que du stock, comme cause motrice. Qu’est-ce donc qui a causé cette transformation si particulière de l’économie occidentale ? La technique ; non pas la technique comme une simple « collection de procédés particuliers, un ensemble hétéroclite d’“arts”, destiné à la réalisation d’objectifs limités et connus d’avance », mais « la technique comme moyen universel, ouvrant l’accès au champ inconnu et illimité du possible, du “faisable” en général » . À partir de la fin de la Renaissance, affirme de Radkowski, un changement de « mentalité » (on est ici proche de Heidegger) s’est opéré dans la relation à la technique ; le moderne acquiert une attitude technique qui lui permet de s’exiler du présent, de se projeter dans le futur, dans le monde des possibles. C’est cette attitude technique qui fait passer l’activité économique de gestionnaire du réel à productrice du réel : l’économie, articulée sur la technique, et sa logique d’efficience, sort de ses antiques limites. Elle devient le domaine privilégié de l’activité libératrice de l’homme : se libérer des contraintes devient les détruire ou les contourner. L’attitude technique permet de chosifier le réel, de le sociabiliser, mais aussi de chosifier l’homme lui-même, qui devient un moyen, une ressource mobilisable pour sa propre libération. Or, et c’est ici l’essentiel de la critique de de Radkowski, « si la technique nous libère, elle ne nous rend pas pour autant plus libres. Ce qui meut son faire et qui en fait par là même une incessante projection libératrice, ce n’est pas la poursuite de la liberté mais la volonté de transcender l’impuissance, en convertissant la nécessité en contingence. Le dépassement technique, pure négativité sans aucun contenu positif propre, ne crée pas un plein, il comble un vide, un manque. Il n’est pas aimanté par le désir de réaliser quoi que ce soit, mais par celui de « dé-réaliser » les mécanismes de la pesanteur du monde ; il n’est pas une action, comme l’est le faire technique qu’il sous-tend et inspire, mais une réaction à l’état de soumission où se trouve l’homme à l’égard des contraintes de la nature » . On substitue donc l’artificiel au réel, l’artéfact au déjà donné, créant de fait de nouvelles contraintes qui donnent l’impression de se substituer alors qu’elles s’ajoutent aux contraintes du déjà donné – qu’elles cachent par ailleurs. Pour le moderne, l’artificiel devient ainsi, en soi, un signe de liberté, ou de libération et se voit alors moralement valorisé . L’attitude technique, qui trouve dans l’économie un formidable vecteur dont elle a changé la nature, est donc une opération de déréalisation aujourd’hui à l’échelle de l’espèce. Par ailleurs, « de même que l’esclave est dépossédé de son activité dans ses causes autant que dans ses effets, au profit de son maître, de même le travailleur est existentiellement voué à la praxis dont la raison d’être et la finalité se trouvent dans le maintien et l’accroissement des “forces productives” de la société, ce maître sans voix et sans visage qui le dépouille totalement de son propre destin, fondu dans celui de l’espèce » . Nous allons montrer que la seule erreur que commet de Radkowski est de croire que l’individu se trouve soumis à une logique qui sert son espèce ; Ellul nous le montrera, les choses sont bien plus graves : le processus économico-technique ne vise aucun objectif.

VI. Totalitarisme technique et déréalisation

Alors que l’œuvre de Jacques Ellul commence à être redécouverte, notamment grâce aux travaux de Daniel Cérézuelle et Patrick Troude-Chastenet, celle de Günther Anders, pour sa part, demeure encore largement ignorée en Europe et, quand elle ne l’est pas, sous-estimée. L’une et l’autre annoncent et permettent pourtant les développements que nous venons d’aborder chez Illich autant que chez ses successeurs : ce n’est d’ailleurs pas un hasard si, par exemple, Serge Latouche parle de Mégamachine pour évoquer l’occidentalisation du monde et si Jean-Pierre Dupuy se place sous le double patronage d’Ellul et d’Anders pour développer sa théorie de l’autotranscendance, d’une part, et son catastrophisme éclairé , d’autre part. Du reste, Illich lui-même, sachant ce qu’il lui devait, avait rendu un hommage chaleureux à Ellul .

Comme annoncé, nous ne traiterons pas exhaustivement des œuvres de ces deux auteurs, mais, au travers de leurs travaux, ainsi que de ceux Heidegger, des liens entre la logique technicienne et le processus de déréalisation moderne.

VI. 1. Heidegger : modernité, science et technique

On ne peut aborder la technique sans passer par la pensée de Heidegger, laquelle a marqué, pour le meilleur et pour le pire, à peu près toutes les études critiques de la modernité, en particulier celles des mouvements écologistes ou apparentés. Mieux : même ceux qui n’appréciaient pas Heidegger (en raison d’une certaine, et indéniable, lâcheté politique), comme Anders, ou le trouvaient un peu fat et franchement ésotérique, comme Ellul, n’ont pas pu se passer de sa pensée. La naissance de l’idéologie moderne le préoccupe en effet beaucoup, non pas en tant que critique explicite, d’ailleurs, mais bien plutôt en tant qu’ontologue, donc avec une certaine préciosité, et une distance artificiellement gardée vis-à-vis des faits concrets : obsédé par une sorte de pureté parménidienne originelle, il traque dans l’histoire de la métaphysique les moments de basculement, de déroute, de sortie de l’unité ontologique. Pour nous, ici, l’ontologie importe peu ; par contre, l’analyse heideggerienne des modifications du rapport de la pensée à l’être permet de comprendre des aspects beaucoup moins abstraits de la culture européenne, en particulier concernant le rapport de l’homme moderne à la nature, que le disciple de Husserl décrit avec grande finesse dans ses travaux sur le cartésianisme. Ainsi, on se souviendra de ses études Lettre sur l’humanisme et, surtout, L’époque des « conceptions du monde ». Dans ce dernier texte, il montre que la modernité se caractérise par cinq phénomènes :

• la science comme recherche, c’est-à-dire orientée vers des applications pratiques, techniques, le mouvement d’exploitation organisée , et non plus comme discipline « contemplative »,

• la technique,

• l’entrée de l’art dans l’esthétique,

• une nouvelle conception, réflexive, de la culture,

• le dépouillement des dieux (« la vacance par rapport à Dieu et aux dieux » ).

Nous ne nous arrêterons brièvement que sur ces fameuses « conceptions du monde » et, à l’aide du texte « La Question de la technique » , sur la technique elle-même. Pour Heidegger, en-deçà des questions socio-économiques et politiques qui, on l’a compris, ne l’intéressent guère, ce qui est propre à la modernité, c’est bel et bien, dès la fin du Moyen-âge, un changement d’aperception du monde tel qu’il se manifeste (l’étant), un changement de point de vue sur le monde mais aussi sur le point de vue lui-même. En un mot comme en cent : percevoir ou concevoir le monde, entrer en interaction avec lui se fait sur un mode opératoire, celui de la représentation, d’une activité de représentation active et non pas passive, telle qu’on la retrouve, d’ailleurs, dans l’optique ou les règles de perspective, où le point de vue humain se trouve incarcéré dans l’ordre rationnel et quantitatif des mathématiques auquel le réel lui-même est pour ainsi dire contraint d’appartenir. En objectivant le monde, en le transformant en décor et en ressources, l’homme se donne la première place dans le réel : à l’instar du Dieu chrétien qu’il imite puis qu’il évacue progressivement, le moderne est le démiurge par la représentation c’est-à-dire la production du réel. Heidegger écrit : « Si à présent, l’homme devient le premier et seul véritable subjectum, cela signifie alors que l’étant sur lequel désormais tout étant comme tel se fonde quant à sa manière d’être et quant à sa vérité, ce sera l’homme. […] Or ceci n’est possible que si l’acception de l’étant change de fond en comble » . Et quelle est-elle ? « L’étant dans sa totalité est donc pris maintenant de telle manière qu’il n’est vraiment et seulement étant que dans la mesure où il est arrêté et fixé par l’homme dans la représentation et la production. […] L’être de l’étant est désormais cherché et trouvé dans l’être représenté de l’étant » . Autrement dit, le fondement métaphysique du réel n’est plus conçu dans un rapport à un arrière-monde (une création de Dieu ou une origine mythique, donc par une référence externe, autre à ce qui apparaît), mais dans un rapport à l’activité cognitive humaine. « Le Monde en tant qu’image conçue ne devient pas, de médiéval, moderne ; mais l’idée que le Monde comme tel devienne image conçue, voilà qui caractérise et distingue le règne des Temps Modernes. Pour le Moyen-âge, au contraire, l’étant est ens creatum, ce qui est créé par le créateur, Dieu personnel agissant en tant que cause suprême » . De fait, « réduit à lui-même, l’homme dispose la manière dont il a à se situer par rapport à l’étant en tant qu’objectif. Ici commence cette manière d’être homme qui consiste à occuper la sphère des pouvoirs humains en tant qu’espace de mesure et d’accomplissement pour la maîtrise et possession de l’étant dans sa totalité » . Où l’on retrouve le projet cartésien (et baconien) de domination et de maîtrise de la nature. Et Heidegger de souligner que cette activité de représentation et de production ne s’arrête pas à l’objectivisation de l’entité non-humaine, passive, qu’est la nature ; elle a aussi des effets, une application culturelle, dont l’importance va croissant, notamment avec l’idéologie des Lumières : « Dans l’impérialisme planétaire de l’homme organisé techniquement, le subjectivisme de l’homme atteint son point culminant, à partir duquel il entrera dans le nivellement de l’uniformité organisée pour s’y installer à demeure » . En effet, l’uniformité est aussi la prédictibilité ; ne peut être passif et soumis, donc créé, que ce qui est entièrement contrôlable. Ainsi la nature est-elle considérée comme « un complexe calculable de forces » , comme un fonds de ressources à l’agir humain et, comme telle, interpellée, arraisonnée. Cet arraisonnement est précisément ce qui caractérise la technique des modernes. Elle n’est plus seulement un ensemble d’instruments, de moyens, permettant un rapport avec des fins, neutre axiologiquement et dont on pourrait juger de la « moralité » selon ces fins ; elle est un ensemble d’instruments qui, impliquant l’identité même du sujet, forment un mode d’appréhension du réel, un cadre au sein duquel on perçoit (on crée) celui-ci.

Bien sûr, la théorie de Heidegger ne nous dit rien sur les événements historiques, les traits de culture et de l’histoire conceptuelle qui amènent des changements qu’il décrit dans le domaine métaphysique ; il ne nous dit pas grand-chose sur la technique elle-même, ni sur son rôle dans la vie quotidienne ; enfin, il néglige de faire une étude claire du passage de la modernité classique à la modernité industrielle et conçoit la subjectivité et la technique comme presque intangibles alors que des bonds « qualitatifs » ont été faits entre Descartes et Norbert Wiener, le père de la cybernétique ! Par contre, son insistance sur ce que l’on pourrait appeler l’avènement de l’arbitraire de la représentation ainsi que son étude des textes métaphysiques – surtout si on les considère comme des manifestations de l’esprit du temps – donnent des indications précieuses sur le paradigme moderne.

Forts des explications et critiques socio-historiques et politiques d’Illich, Bernanos, de Radkowski et de l’étude métaphysique de Heidegger, nous pouvons aborder les travaux d’Anders et d’Ellul sur la technique et la déréalisation.

VI. 2. La menace technique selon Ellul

Nous avons vu avec de Radkowski que la technique avait permis la sortie – presque pathologique – de l’économie hors des bornes de la finitude, autrement dit, que la technique avait permis l’hubris économique, celle-ci entraînant, si l’on en croit cette fois Polanyi, le reste de la société et des domaines d’activité humains dans son jeu. Si la technique est l’un des phénomènes centraux chez nombre de critiques de la modernité, la plupart d’entre eux n’y voient qu’une expression, qu’une manifestation, au pire que l’excroissance d’une hubris dont la causalité essentielle, primordiale, se trouverait ailleurs, par exemple, pour le même Polanyi, dans l’État mercantiliste utilisant l’économie de marché, désencastrée, pour homogénéiser son territoire… Ellul considère, pour sa part, que la technique est le phénomène central de la modernité autour duquel s’ordonnent, s’orbitent, voire s’éclipsent tous les autres. Quoiqu’on puisse y voir une faille dans son raisonnement (de Radkowski le souligne en postulant qu’il a manqué l’attitude technique), la question de la cause de son développement comme « excroissance phénoménale », comme totalité explicative lui importe peu. Ellul est tout d’abord engagé dans une réaction analytique et critique contre ce phénomène menaçant, et tergiverser sur son origine peut donc lui sembler une perte de temps, ensuite, la technique est précisément ce qui rompt la possibilité de percevoir une chaîne des causalités, voire la possibilité elle-même d’une chaîne de causalités – et, ce faisant, les conditions de possibilité d’une morale, donc d’une maîtrise du destin de l’humanité.

La technique telle que l’entend Ellul n’a évidemment rien à voir avec celle qui caractérise les sociétés dites « traditionnelles » ou les sociétés occidentales d’avant le XVIIIe siècle. Dans ces sociétés, l’évolution des techniques est lente, adaptée donc intégrée au contexte (culturel et naturel) dans lequel elle se déploie, diverse, locale, s’opère par transmissions et modifications successives et ne vise pas seulement l’efficacité ou le rendement ; elle doit, en effet, aussi correspondre à des attentes sociales, donc esthétiques, religieuses, etc. Limitées géographiquement et spatialement, ainsi qu’en terme d’appartenance à un système, les techniques permettent encore un choix . D’autre part, la sphère d’activité technique est séparée de celle des sciences comme de celle de l’économie ; les créateurs des techniques sont souvent leurs utilisateurs et, quand ils ne le sont pas, ces techniques naissent de besoins et recherches empiriques, pas de théories scientifiques. De fait, les recherches scientifiques sont aussi peu liées à des objets techniques que destinées à en produire. Enfin, Les techniques ne sont pas dépendantes des exigences générales du marché (dans la mesure où l’économie ne répond pas encore entièrement à la logique du marché).

La technique actuelle est d’une toute autre nature : « Le progrès technique n’est plus conditionné que par le calcul de l’efficience. La recherche n’est plus d’ordre expérimental individuel, artisanal, mais d’ordre abstrait, mathématique et industriel. […] L’individu participe dans la mesure où il est soumis à la recherche de l’efficience, dans la mesure où il refoule toutes les tendances actuellement considérées comme secondaires, de l’esthétique, de l’éthique ou de la fantaisie » . Elle s’étend à tous les domaines, les subsume. Ainsi, notre civilisation est technique : « […] cela signifie que notre civilisation est construite par la technique (fait partie de la civilisation uniquement ce qui est l’objet de technique), qu’elle est construite pour la technique (tout ce qui est dans cette civilisation doit servir une fin technique), qu’elle est exclusivement technique (elle exclut tout ce qui ne l’est pas ou le réduit à sa forme technique » ). Selon Ellul la technique présente sept caractères : (1) La rationalité (« elle tend à soumettre au mécanisme ce qui appartient à la spontanéité ou à l’irrationnel » ) qui réduit le réel à sa dimension logique ; (2) L’artificialité : comme le soulignait de Radkowski, elle crée un monde artificiel et détruit le milieu naturel, ne lui permettant « ni de se reconstituer, ni d’entrer en symbiose avec lui » ; (3) L’automatisme : le choix des techniques, des procédés est mécanique, il n’offre plus de choix ; dans la mesure où, dans le cadre capitaliste, une entreprise recherche le rendement, elle n’aura pas le choix de la technique à utiliser ; « le choix est fait a priori […] : ou bien il [l’homme] décide de sauvegarder sa liberté de choix, il décide d’user du moyen traditionnel ou personnel, moral ou empirique, et il entre alors en concurrence avec une puissance contre laquelle il n’a pas de défense efficace : ses moyens ne sont pas efficaces, ils seront étouffés ou éliminés, et lui-même sera vaincu – ou bien, il décide d’accepter la nécessité technique ; alors il vaincra, mais il sera soumis de façon irrémédiable à l’esclavage technique » ; (4) L’auto-accroissement : en termes de découvertes, d’applications, d’organisation, etc., la technique s’accroît automatiquement, sans qu’intervienne la volonté humaine, et de manière potentiellement infinie ; chaque découverte technique en engendre « géométriquement » d’autres, souvent même pour pallier les problèmes causés par les précédentes ou les « cousines » ; « ce ne sont plus ni les conditions économiques, ou sociales, ni la formation intellectuelle ; ce n’est plus le facteur humain qui est déterminant, mais essentiellement la situation technique antérieure. Lorsqu’une découverte a lieu, il s’ensuit presque par nécessité telles autres découvertes » ; (5) L’insécabilité ou l’unicité : les techniques forment un tout (la technique) qui comprend non seulement les objets, les machines, mais aussi les modes d’usages, les procédures, l’objectif (l’efficience), les comportements des utilisateurs, la standardisation du réel qui est et permet (dans la mesure où la mobilisation des ressources, y compris humaines, ne peut pas se faire sans elle) cette unicité, etc. De fait, et c’est là un point fondamental pour Ellul, la technique inclut une multiplicité d’usages spécifiques, oblige à ces usages, engendre des usages dont l’origine n’est pas un besoin ou un résultat de l’interaction entre l’usager et le réel, mais la technique elle-même. Mieux, l’unicité et la complexité de la technique sont telles qu’il est impossible d’envisager toutes les conséquences d’une technique , donc d’opérer un jugement moral. Or, Ellul montre que, précisément, parce que la technique induit les usages possibles et parce que toutes les conséquences de ces usages ne sont pas imaginables (Anders insiste aussi sur ce point), la technique, in se, est perçue axiologiquement neutre : on pense que les conséquences relèvent de l’usage, donc d’un choix opéré à partir de sa conscience morale, alors qu’il n’en est rien ; (6) L’universalisme : recherchant l’efficacité (au nom de la puissance), la technique est, par la force des choses (notamment la colonisation), devenue un phénomène universel ; Ellul note à juste titre que « [les colonisés] adoptent parce que c’est le moyen des vainqueurs, mais aussi parce que c’est le moyen peut-être de se libérer des vainqueurs » – en témoigne la logique dans laquelle s’étaient enfermés nombre de royaumes côtiers africains subissant les assauts des esclavagistes européens : soit ils devenaient esclaves dans la mesure où les Européens donnaient des armes, plus efficaces que les leurs, aux royaumes voisins qui acceptaient de les fournir en esclaves, soit ils devenaient fournisseurs d’esclaves eux-mêmes ; (7) L’autonomie : comme on l’a dit plus haut, la technique n’est plus le résultat de la volonté et/ou des projets humains ; elle fonctionne en elle-même et pour elle-même ; l’homme en est devenu une ressource ou un instrument.

La technique est dangereuse car elle donne par les manifestations de puissance qu’elle produit l’impression au moderne qu’il se libère alors qu’au contraire elle l’enferme dans une logique dont il ne maîtrise plus aucun pan. La société, écrit Ellul, « peut se considérer consciente et libre de fixer des objectifs. En réalité, elle est déterminée par les moyens qui lui donnent l’illusion de cette conscience et de cette liberté. Mais plus elle planifie, plus elle augmente les contraintes de fonctionnement, plus elle réduit la part volontaire des décisions individuelles. Les mécanismes de détermination se démultiplient ainsi, produisant en même temps des apparences de liberté et des restrictions de la liberté, mais situées à des niveaux différents » . Plus précisément, l’imbrication de la propagande, notamment publicitaire, du discours médiatique (et de son abondance anomique d’informations), de la liturgie politique du système démocratique (les alternances gauche/droite) et de l’abondance de choix en terme de consommation quotidienne donnent l’impression d’une maîtrise du destin individuel, voire de l’espèce, alors que les exigences d’efficacité et la logique du système rendent les consciences pour ainsi dire extérieures à ce qui les détermine ; l’homme devient ainsi à la fois esclave, ou plutôt mobilisé permanent, et spectateur d’une puissance dont il se croit l’origine mais dont il est en fait plus que la ressource.

Pour Ellul, la civilisation technique est une atteinte sans précédent aux libertés, à la liberté sous toutes ses formes. Elle transforme l’homme en instrument de « ses » instruments (comme l’avaient perçu les Luddites) et engendre une standardisation culturelle et intellectuelle ; au point que, comme le dit Anders, l’homme est devenu un travailleur à domicile, travaillant en permanence à sa propre aliénation ; mieux « au lieu d’être rémunéré pour sa collaboration, [il] doit au contraire lui-même la payer, c’est-à-dire payer les moyens de production dont l’usage fait de lui un homme de masse » :

• Elle fait disparaître les fins au profit des moyens, rend impossible, par sa vitesse, toute adaptation ou usage réfléchi, souverain, par les hommes et amène une logique utilitaire pour ainsi dire autorégulée, autonome, autoréférente ;

• Elle rend obsolète le savoir hérité et rompt les liens avec l’ascendance, avec le passé, mais aussi avec la descendance dans la mesure où elle hypothèque l’avenir en faveur de la jouissance instantanée (on retrouve ici ce qui fonde l’éthique de la responsabilité de Hans Jonas) ;

• Elle est intégrative, englobante, « phagocyteuse », c’est-à-dire absorbe, selon une logique intrinsèque, les autres domaines de l’activité humaine ;

• Nous le verrons aussi avec Anders, elle nourrit de signes (notamment par le biais de la consommation et de médias) et de rites la croyance dans la non-finitude et l’autocréation humaine ; elle nourrit l’hubris humaine autant qu’elle déréalise, qu’elle rompt le contact (et la proportionnalité qui permet le contact) entre l’homme et le réel (en ce compris avec son corps, ses sens, nous l’avons déjà abordé avec Illich) ;

• Elle produit les changements, et les manifestations de puissance, à une vitesse telle qu’il est soit impossible de les contrôler, soit nécessaire d’en organiser la gestion par les machines et/ou une technocratie elle-même hors de contrôle et répondant de toute manière à la logique technique (ici, on rejoint Bernanos) ;

Enfin et surtout, elle coupe l’homme du réel, forme une croûte, des modèles [patterns] qui l’en sépare et donc n’est vraiment efficace que par rapport à des critères qu’elle donne elle-même, et non plus par rapport à la complexité du réel ; on le comprend si l’on considère, par exemple, la formation de tableaux informatiques standardisés au sein desquels on doit faire entrer, couler le réel, et qui sont utilisés dans le cadre d’enquêtes de police judiciaire où il s’agit de ne rendre compte que des indices qui se plient à la logique de la machine, plutôt que de rendre compte des indices qui se présentent à la perception du policier et des témoins ou ne peuvent être exprimés que par un discours construit et nuancé.

Sans doute peut-on reprocher à Ellul d’être quelque peu ambigu quant au concept même de technique : s’il ne le restreint pas aux machines, il y fait entrer à peu près toutes les caractéristiques de la société moderne radicalisée ; sans doute peut-on, de même, lui reprocher la radicalité de son déterminisme, c’est-à-dire de sous-estimer, par exemple, la manière dont les individus se réapproprient et résistent aux techniques. Il n’en demeure pas moins que sa critique concernant la technique est plus que jamais pertinente d’autant que, même si cela apparaît peu dans le petit résumé que nous en avons donné, il a réussi à la réactualiser, notamment en y intégrant le passage du système taylorien au système, plus fluide et prenant en compte la critique « artiste », comme dit Boltanski, du just in time. Mais au point où nous en sommes arrivé, une question se pose encore : quel est donc l’effet de cette construction artificielle, de ce décor interactif sur l’imaginaire des hommes ?

I. 2. La déréalisation : le monde comme fantôme selon Günther Anders

D’abord philosophe spécialiste de l’esthétique, Anders, dont l’œuvre est, elle aussi, trop peu connue dans le monde francophone, est si durement frappé par le déploiement technique des camps d’extermination nazis (auquel il a échappé par l’exil) et, surtout, par les bombardements d’Hiroshima et de Nagazaki, qu’il a voué son travail philosophique à l’étude de la possibilité d’une moralité durant l’ère nucléaire, ainsi qu’à une étude phénoménologique de la technique. Ses observations sont à peu près semblables à celles d’Ellul, à cette différence près qu’il insiste davantage sur la transformation du rôle et de la conception du corps, des sens et de la conscience humaine face au déploiement technique. La technique est devenue le destin de l’humanité, au sens où l’économie l’était pour Marx .

Au fond, deux types de questions sont au centre de son travail. D’abord, quel est exactement le statut de l’homme au sein du phénomène technique ? Plus précisément : comment l’homme se considère-il devant les objets qu’il produit et qui l’entourent ? Et quel effet cela a-t-il sur ses capacités morales ? Ensuite, comment le monde technique apparaît-il à l’homme ? Et avec quels effets sur sa conscience ? Quelles utilités pour le système technicien ? Ses trois thèses sont : « que nous ne sommes pas de taille à nous mesurer à la perfection de nos produits ; que ce que nous produisons excède notre capacité de représentation et notre responsabilité ; que nous ne croyons que ce que l’on nous autorise à croire – ou plutôt – ce que nous devons croire, ou plutôt ce qu’il faut impérativement que nous croyions… » .

En ce qui concerne la première série de questions, Anders répond que face à ses productions, l’homme est obsolète. S’évaluant au travers des critères techniques, puisque l’univers technique est désormais son environnement, il se juge moins efficace, en défaut face aux choses : « Par notre liberté prométhéenne illimitée de produire toujours du nouveau, la liberté à laquelle nous payons le tribut d’une pression qui ne se relâche jamais, nous avons […] procédé en dépit du bon sens, si bien que, maintenant, nous sommes en retard sur ce que nous avons nous-mêmes projeté et produit, nous progressons lentement, avec la mauvaise conscience que nous inspire l’ancienneté du chemin que nous suivons, quand nous ne nous contentons pas de traîner comme des sauriens hagards au milieu de nos instruments » . En somme, il constate un décalage croissant entre l’instrument et le corps humain, pourtant lui-même devenu l’instrument des instruments. Ni le corps ni l’esprit, dans les limites de sa capacité d’imagination et de traitement des informations, n’étant à la hauteur des objets techniques et des prothèses, l’homme se trouve dans une situation à la fois d’impuissance par rapport au monde artificiel créé par lui et de honte prométhéenne, c’est-à-dire de disqualification de son être propre par rapport à celui des objets créés. En effet, l’homme du XIXe s’était lancé un défi qualifié de prométhéen et résidant dans « le refus de devoir quelque chose à autrui – y compris à soi-même » . Or, il a été pour ainsi dire dépassé par sa réussite, si bien qu’Anders postule que l’homme est à un nouveau moment de sa réification : « C’est le moment où l’homme accepte la supériorité de la chose, accepte d’être mis au pas, approuve sa propre réification ou rejette sa propre non-réification comme un défaut » . L’homme se juge comme instrument parmi les instruments et, à ce titre, il est nettement inférieur. Anders écrit : « [l’homme], l’ « être vivant », est rigide et “manque de souplesse” alors que les “choses mortes” sont, au contraire, dynamiques et libres ; […] en tant que production de la nature, en tant qu’être engendré, en tant que corps, il est défini d’une manière bien trop univoque pour pouvoir accompagner les transformations de son monde d’instruments qui, lui, se modifie chaque jour et se moque bien des définitions que l’homme peut donner de lui-même » . Ainsi peut-on pertinemment interpréter le succès des biotechnologies, du changement de statut de l’embryon, du fœtus ou des cellules souches, ou encore l’obsession prothétique actuelle. Il s’agit à la fois de s’auto-créer, de se chosifier et de s’intégrer dans le système technique ; de s’en remettre à l’ordre des choses, d’y trouver sa place en tant que chose.

Cette nouvelle vision de l’« homme » a bien entendu des effets sur la moralité. D’abord, comme le mentionne déjà Ellul, l’homme ne peut plus agir qu’en faveur de l’efficience du système, au point que l’on peut parodier la fameuse maxime kantienne ; elle serait : « agis de telle manière que la maxime de ton action puisse coïncider avec celle de l’appareil, duquel tu es ou seras une partie » . À ce propos, Anders fait une analyse extrêmement intéressante de l’affaire de May Lai (pour rappel, des soldats américains avaient sauvagement massacré les habitants d’un petit village vietnamien). On reprochait aux soldats d’avoir fait une chose (le massacre de civils) que l’on n’aurait même pas pensé à trouver anormale pour un bombardement (les désormais fameux dégâts « collatéraux »). Or, pour Anders, cet événement peut précisément se lire en relation avec la honte prométhéenne, avec la relation de frustration qu’entretient l’homme vis-à-vis des choses ; autrement dit, ces militaires avaient agi de cette manière « non pas contre le fait qu’il était permis davantage aux appareils qu’à eux-mêmes, mais au contraire contre le fait qu’il leur était permis moins qu’aux appareils » .

La dernière thèse d’Anders reste à évoquer, qui donne le titre à ce chapitre. Dans la seconde partie de l’ouvrage L’Obsolescence de l’homme, Anders traite des technologies de création quotidienne de la réalité, notamment de la télévision. Il observe tout d’abord la manie moderne des images, la prolifération d’images. Selon lui, elle s’explique par la volonté de l’homme de créer « virtuellement », comme l’on dirait aujourd’hui, une reproduction de lui-même, suppléant, d’une certaine manière, à son infériorité vis-à-vis des objets : « Parmi les raisons que l’on peut invoquer pour expliquer cette prolifération des images, l’une des plus importantes est que l’homme peut, par leur moyen, avoir la chance de créer des “spare pieces”, des pièces de rechange de lui-même, et ainsi opposer un démenti à son insupportable singularité » .

Mais c’est sur le phénomène de la télévision qu’Anders s’arrête le plus. Cet objet est particulier puisqu’il amène littéralement l’extérieur à domicile et qu’il favorise une familiarisation avec des gens, des lieux, des événements sans commune mesure avec la familiarité que nous avons pour notre monde intime ou, à tout le moins, proche. « Quand le lointain se rapproche trop, c’est le proche qui s’éloigne ou devient confus. […] Le vrai foyer s’est maintenant dégradé et a été ravalé au rang de “container” : sa fonction n’est plus que de contenir l’écran du monde extérieur » . Elle offre, non plus un point de convergence, mais de fuite . Avec la généralisation de la télévision et, aujourd’hui, a fortiori, d’Internet ou des outils de la transparence communicationnelle, le monde apparaît comme un fantôme ; il n’est plus qu’une représentation : le monde lui-même est métamorphosé en chose . On passe ainsi d’une chosification savante, métaphysique (celle de Descartes, soulignée par Heidegger) à une chosification quotidienne et axiologiquement valorisée. Cela induit une « démocratisation de l’univers » , où l’égalitarisme, l’homogénéisation, passe du social ou du politique aux choses : le réel est ainsi à la fois perdu et neutralisé. Au fond, la familiarisation est un mode de mise à distance. « […] le monde et la place que l’homme y occupe sont modifiés par cette neutralisation, puisqu’il appartient à la structure de l’être-au-monde, que le monde s’échelonne autour de l’homme en cercles concentriques plus ou moins rapprochés, et parce qu’il faut être un dieu indifférent ou un homme complètement dénaturé pour tout ressentir comme à la fois proche et lointain, et pour s’accommoder de tout » . La perte de contact avec le réel est donc complète, puisqu’il n’est même plus perçu, donc ne peut ni être retrouvé, ni être oublié. Les consciences sont donc prises dans un jeu autoréférentiel, dans un artéfact, qui n’est donc plus seulement matériel, mais fonde aussi désormais les imaginaires.

VII. Conclusion

Notre exploration des critiques de la modernité nous aura donc mené du désir contenu dans les limites du réel et de la considération possible et valorisée des conséquences à une réalité construite par personne où non seulement le désir mais aussi les objets sur lesquels il porte et la représentation du réel où ils s’ancrent sont détachés du réel en lui-même. Nous avons vu nos critiques dénoncer la disparition des référents fondateurs transcendants ou extérieurs à la subjectivité en référents seulement liés à un moi réifié, homogène, standardisé, absorbé par les choses et perdant, paradoxalement, sa matérialité, à tout le moins sa relation au sensible, donc disparaissant. Au fond, le processus qui mène à la modernité voit le réel être absorbé par le sujet, puis le sujet par l’individu, entité abstraite, enfin, ce même individu devenir une chose dans un réel-artéfact qui s’apparente bel et bien à un laboratoire. Concrètement, nous avons vu agir certaines institutions (État, marché, techno-sciences) ; nous les avons vues imposer, coordonner puis articuler leurs logiques respectives et emporter l’humanité avec elle.

Nous nous étions donné comme but de montrer que :

1. la modernité détruit la liberté. Nous avons vu que cela était vrai, aussi bien du point de vue socio-politique, avec Bernanos et Ellul (la perte de garanties sociétales contre l’État, la dépendance aux institutions d’État pour résister au marché que l’État a instauré chez Bernanos ; la nécessité d’une technocratie détruisant toute vraie intervention politique de l’individu chez Elul), que socio-économique, avec Illich (la perte d’autonomie, l’élimination du vernaculaire), et que métaphysique, avec Ellul, de Radkowski et Anders (la possibilité d’action dans le réel se perdant avec le réel lui-même ; le sujet s’immolant dans la chose).

2. la modernité détruit la personnalité et rend « malheureux ». Tous les auteurs abordés, sauf le très précieux Heidegger et le trop peu suspicieux Polanyi, nous ont montré que le développement de la personnalité, c’est-à-dire d’un individu ayant des liens sociaux et se définissant par eux, étaient rendus impossibles dans la mesure où chaque personne devenait un individu (abstrait) et où le sujet était absorbé dans l’objet qu’il avait posé devant lui.

3. la modernité met en cause la survie de l’espèce humaine tout autant que son identité intrinsèque. Parce qu’il est relativement connu et débattu, nous n’avons pas pu insister sur ce point, mais l’avons brièvement abordé avec Illich et Ellul : la conception du monde comme un décor ou un ensemble de ressources soumises à l’infinité des désirs humains est destructrice de l’environnement et de l’espèce ; par ailleurs, le système technique qui rend cette conception effective, permet une puissance qui est désormais incontrôlable.

4. la modernité se fonde sur des mythes, c’est-à-dire déploie une logique semblable à celle de ce qu’elle dénonce, sans que sa réflexivité puisse y remédier – cela, parce qu’elle se présente de plus en plus comme un processus de déréalisation, d’abstraction. Nous avons vu avec Clastres et Sahlins, que l’idéologie à la fois économiste et étatiste se fonde sur des croyances mythiques : celle de la nécessité historique de l’apparition de l’État pour assurer une sociabilité saine et celle de la nécessité de l’industrialisation pour assurer la survie comme l’abondance matérielle de la société humaine.

Il nous faudra bien entendu revenir ultérieurement sur nombre de ces thèmes et montrer leur articulation avec un phénomène spécifique à la modernité radicalisée : la consommation.


VIII. Bibliographie

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Notes

1 Voir à ce propos notre série d’articles Du prolétaire au consommateur et en particulier sa dernière partie qui paraîtra dans le numéro 7 de Jibrile.

2 Nous faisons ici bien entendu référence au travail fondamental de Louis Dumont qui oppose société holiste et société individualiste. Voir DUMONT L., Essais sur l’individualisme. Une perspective anthropologique sur l’idéologie moderne, Points Essai, Seuil, Paris, 1985.

3 Voir HIRSCHMAN A. O., Les Passions et les intérêts, Quadrige, PUF, Paris, 1997. Dans cet ouvrage essentiel, Hirschman étudie l’un des grands basculements moraux de la modernité ; pour le résumer très brièvement, la lutte médiévale contre les passions et pour le contrôle ascétique du désir se transforme tout d’abord en une sorte d’alchimie psychologique où les passions sont utilisées les unes contre les autres, les unes pour contrôler, limiter les autres, de manière qu’aucune ne devienne exclusive – ce qui, en soi, légitime ces passions – ; après quoi, l’on tente de substituer l’intérêt (en somme la passion du pouvoir, de l’argent, ou de l’efficacité, et la raison mise à son service) à ces mêmes passions. Sur ces systèmes de valeurs et de sociabilité se construisent bien sûr des institutions politiques et économiques.

4 Sentence 21 des sentences dites vaticanes, in ÉPICURE, Lettres, maximes, Sentences, Le Livre de Poche, Paris, 1994, p.215.

5 Lettre à Ménécée, ibid., p.194.

6 Sentence 21 des sentences dites vaticanes, ibid., p.212.

7 Sentence VIII des Maximes capitales, ibid., p.200.

8 Nous utilisons ici ILLICH I., Œuvres complètes, deux volumes, Fayard, Paris, 2005.

9 I LLICH, I., Œuvres complètes, vol.1, Fayard, Paris, 2005, p.263.

CEREZUELLE D., De l’exigence d’incarnation à la critique de la technique chez Jacques Ellul, Bernard Charbonneau et Ivan Illich, in TROUDE-CHASTENET P. (s.d.), « Jacques Ellul. Penseur sans frontière », L’Esprit du Temps, Paris, 2005, p.239.

On se référera aussi au fameux Traité du sablier d’Ernst Jünger.

ILLICH, I., Œuvres complètes, vol.1, Fayard, Paris, 2005, pp.454-455.

Ibid., p.456.

Ibid., p.474. C’est nous qui soulignons.

ILLICH, I., L’Histoire des besoins, in « La Perte des sens », Favard, Paris, 2003, pp.71-105.

Ibid., p.75.

Ibid., p.75.

Ibid., p.78.

ILLICH I., L’Art d’habiter, in « Œuvres complètes », volume 2, Fayard, Paris, 2004, pp.755-765.

Ibid., pp.756-757.

ILLICH I., Le Chômage créateur. Postface à « La Convivialité », in « Œuvres complètes », volume2, Fayard, Paris, 2004, pp.25-89.

ILLICH I., Le Travail fantôme, in « Œuvres complètes », volume2, Fayard, Paris, 2004, p. 107

PARTANT F., La Fin du développement. Naissance d’une alternative ?, Babel, Saint-Amant-Montrond, 1997.

ILLICH I., Le Travail fantôme, op. cit., p.96.

ILLICH I., Le Travail fantôme, op. cit., p113. Dans les sociétés où le vernaculaire dominerait, « l’individu qui a choisi son indépendance et son horizon tire de ce qu’il a fait et fabrique pour son usage immédiat plus de satisfaction que ne lui en procureraient les produits fournis par des esclaves ou des machines. C’est là un type de programme culturel nécessairement modeste. Les gens vont aussi loin qu’ils le peuvent dans la voie de l’autosubsistance, produisant au mieux de leur capacité, échangeant leur excédent avec leurs voisins, se passant, dans toute la mesure du possible, des produits du travail salarié »., p.103.

Ibid., pp.102-103.

Ibid., p.111.

Ibid., p.220.

Ibid., p.76.

Ibid., pp.76-86.

Ibid., p.88.

Ibid., p.96.

Ibid., p.99.

BERNANOS G., La France contre les robots, in « Essais et écrits de combat », vol. 2, Coll. La Pléiade, Gallimard, Paris, 1995, p.981.

Voir notre dossier sur le prolétariat dans Jibrile 3 et nos articles dans les numéros 4 et 5. Nous renvoyons aussi à l’ouvrage publié sous la direction d’André Gorz, Critique de la division du travail, Seuil, Paris, 1973. L’article de Stephen A. Marglin, Origines et fonctions de la parcellisation des tâches. A quoi servent les patrons ? y est particulièrement éclairant.

CHEVASSUS-AU-LOUIS N., Les Briseurs de machines. De Ned Ludd à José Bové, Science ouverte, Seuil, Paris, 2006, p.37. Voir aussi BINFIELD K., Writings of the Luddites, The John Hopkins University Press, Baltimore, 2004.

BERNANOS G., La France contre les robots, op. cit., p.997.

Ibid., p.999.

Ibid., p.982. C’est nous qui soulignons.

Ibid., p.1034.

Ibid., p.1048. C’est nous qui soulignons.

DE RADKOWSKI G. H., Les jeux du désir. De le technique à l’économie, Quadrige, PUF, Paris, 2002.

Ibid., p.15.

Ibid., p.18.

Ibid., pp.22-23.

Ibid., p.54. Nous ne pouvons traiter des causes de cette mutation ici et renvoyons le lecteur à la page 57 de l’ouvrage de de Radkowski.

De Radkowski ne donne hélas pas de définition claire de cette attitude (ce qui est une grande faille dans sa démonstration) ; elle consisterait en une conception (mais par qui ? et comment ?) de la technique comme champ d’investigation global, regardant non plus l’activité individuelle, mais l’espèce toute entière.

De RADKOWSKI G. H., Les Jeux du désirs, op. cit ., p.71, c’est nous qui soulignons.

Et que l’on ne s’y trompe pas : l’authentique et la patine des « postmodernes » relèvent tout autant de l’artificialité qu’un colorant industriel ou qu’un meuble IKEA, la différence tenant dans la relation rituelle au passé : repoussoir ou, comme on le voit avec les rêves biotechnologiques de Jurassic Park, défi pour la volonté de puissance.

De RADKOWSKI G. H., Les Jeux du désirs, op. cit ., p.87.

Voir LATOUCHE S., La Planète uniforme, Climats, Cahors, 2000.

Voir notamment le texte le plus exotérique de Jean-Pierre Dupuy, Petite métaphysique des tsunamis, Seuil, Paris, 2005.

ILLICH, I., Hommage d’Ivan Illich à Jacques Ellul, in « La Perte des sens », Fayard, Paris, 2004, pp.153-163.

HEIDEGGER M., L’Epoque des « conceptions du monde », in « Les Chemins qui ne mènent nulle part », Tel, Gallimard, Paris, 1999, p.110.

Ibid., p.100.

HEIDEGGER M., La Question de la technique, in « Essais et conférences », Tel, Gallimard, Paris, 1992, pp.9-48.

HEIDEGGER M., L’Epoque des « conceptions du monde », op. cit., p.115.

Ibid., p.117.

Ibid., p.118.

Ibid., p.120.

Ibid., p.144.

HEIDEGGER M., La Question de la technique, op. cit., p.29.

ELLUL J., La Technique ou l’enjeu du siècle, Economica, Paris, 2001, p.70.

Ibid., p.69.

Ibid., p.116.

Ibid., p.73.

Ibid., p.74.

Ibid., p.78.

Ibid., p.85.

Ibid., p.98.

Ibid., p.108.

ELLUL J., Le Bluff technologique, Pluriel, Hachette, Paris, 1988, p.304.

Ibid., p.107.

ANDERS G., L’Obsolescence de l’homme. Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle, Éditions de l’encyclopédie des nuisances, Paris, 2002, p.122.

ELLUL J., Le Bluff technologique, op. cit., pp.150-151.

[« L’âge technicien] a pour but de projeter la puissance de l’homme sur l’univers entier, sur toutes les cultures, sur la nature entière, et cela grâce à la machine d’abord et, maintenant, […] par l’ensemble des techniques, en manifestant que cette puissance, cette domination sur l’irrationnel, cette soumission au rationnel sont l’exaucement de l’être même de l’homme. », Jacques Ellul, Le Bluff technologique, Pluriel, Hachette, Paris, 1988, p.304.

ANDERS G., L’Obsolescence de l’homme. Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle, Éditions de l’encyclopédie des nuisances, Paris, 2002, p.22.

Ibid., p. II de la préface de 1979.

Ibid., p.30.

Ibid., p.39.

Ibid., p.41.

Ibid., pp.51-52.

ANDERS G., L’Uomo è antiquato. Sulla distruzione della vita nell’epoca della terza rivoluzione industriale, Bollati Boringhieri, vol. 2, Torino, 2003, p.268. C’est nous qui traduisons ; nous utilisons une (excellente) édition italienne, ce texte n’ayant, à notre connaissance, pas encore été traduit en français...

Ibid., p.269.

ANDERS G., L’Obsolescence de l’homme. Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle, op. cit., p.76.

Ibid., p.123.

Ibid., p.124.

Ibid., p.132.

Ibid., p.142.

Ibid., p.147. On est proche ici de la Société du spectacle de Debord.