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Longue vie au dysfonctionnement !
Par François Brune

Origine : Le Monde diplomatique Juin 2003
http://www.monde-diplomatique.fr/2003/06/BRUNE/10219

François Brune http://larbremigrateur-fb.blogspot.com

Longue vie au dysfonctionnement ! Par François Brune
Auteur du Bonheur conforme (Gallimard, 1985) et de De l’idéologie, aujourd’hui (Parangon, 2004).

Dans le meilleur des mondes qui est le nôtre, les « dysfonctionnements » font rage. On aurait pourtant tort de s’en affliger : l’économie occidentale prouve, par ses dérapages même, qu’elle avance irréversiblement sur la voie du progrès, et cela à tous les niveaux...

Votre ordinateur bogue ? « Petit dysfonctionnement, dit le spécialiste ; c’est normal. » Vous êtes donc rassuré : le défaut particulier prouve l’excellence de l’ensemble.

La toute dernière fusée Ariane rate son envol. Défaillance d’un moteur ? Vice d’un microprocesseur ? Erreur humaine ? « Dysfonctionnement ! » Les techniciens analyseront, trouveront. Et l’on pourra recommencer.

Un tunnel flambe. Mauvaise conception ? Défaut de surveillance ? Réduction du budget alloué à la maintenance ? Dysfonctionnement.

Une usine explose. Dysfonctionnement. Les experts enquêteront, trouveront, et tout fonctionnera bientôt comme avant.

La météo se trompe dans ses prévisions ? Un système autoroutier est paralysé par des chutes de neige prévisibles ? Dysfonctionnement.

Un prisonnier psychiquement dérangé étrangle un innocent en garde à vue, dans la cellule d’une prison ? C’est un « dysfonctionnement du système carcéral » (fin janvier 2002).

On a du mal, dans l’Yonne, à éclairer le mystère des « disparues ». C’est fâcheux ; mais ce n’est en somme qu’un « dysfonctionnement de la justice ».

L’Erika, puis le Prestige s’échouent et déversent leurs cargaisons. Dysfonctionnements ! Tout à fait exceptionnels, d’ailleurs. N’avait-on pas alerté Bruxelles ? Cela n’aurait pas dû se produire, dites-vous ? Certes. Mais il y a eu, là-bas aussi, une sorte de « dysfonctionnement ». La Commission a en quelque sorte « bogué », à sa façon. Rassurez-vous, la prochaine fois... Il n’y aura plus de prochaine fois !

Il s’est produit ces dernières années de très néfastes bulles spéculatives sur les marchés financiers. Dysfonctionnements, bien sûr. Que dire des faillites d’Enron et de Worldcom ? Dysfonctionnements ! « On a oublié les fondamentaux », explique Thierry Breton (1) ; la solution, lumineuse, en découle : on va sortir des impasses du capitalisme par davantage de capitalisme (2).

La démocratie française a-t-elle eu quelque problème avec certains partis ? Dysfonctionnement. On dit parfois aussi, très techniquement, « déficit ». Un « déficit de démocratie » a expliqué l’échec de M. Lionel Jospin en avril 2002... Avec quelques dysfonctionnements en prime (de type Allègre ou Michelin). Mais naturellement, rien à voir avec la situation économique ou sociale.

Trois remarques peuvent être faites sur cette liste journellement renouvelable :

L’emploi du mot « dysfonctionnement » focalise toujours l’attention sur la défaillance d’un élément partiel du système global, comme s’il s’agissait d’une exception confirmant la règle. Quelle que soit la catastrophe, c’est toujours un pépin mineur que l’on met en avant. Que de vastes systèmes technologiques, parfaitement opérationnels, puissent être à la merci d’une erreur infinitésimale, d’un talon d’Achille miniaturisé, cela ne semble alarmer personne. On proclame « dysfonctionnement », on persévère dans la voie royale d’une fonctionnalité aussi fragile que sophistiquée ; et malheur aux irréalistes, façon Ivan Illich, qui osent incriminer le système fonctionnel dans son ensemble. Lorsqu’un Airbus 320 s’écrasa sur le mont Saint-Odile, près de Strasbourg, il y a une dizaine d’années, un commentateur s’écria : « Pourquoi, à chaque accident, ose-t-on régresser au point de faire le procès du modernisme ? L’incident de parcours qu’est la défaillance technique d’un avion sophistiqué doit-il mettre en cause toute l’évolution ? » Incident de parcours... défaillance technique... irréversible évolution... Les effets pervers de la modernité « prouvent » l’excellence de la modernité.

Interprétation abusive ? Non pas : cette logique paradoxale est inhérente au langage lui-même. Qu’est-ce qu’un dysfonctionnement ? « Un trouble du fonctionnement », dit le Petit Robert. Ainsi, lorsqu’on parle de dysfonctionnement du système digestif ou du système nerveux, cela implique qu’on reconnaisse la valeur du système pour n’en déplorer que le trouble passager. Mais cela tourne à la manipulation politique lorsqu’on transpose le mot à toutes sortes de réalités technologiques, économiques, sociales, économiques, écologiques, voire militaires (3). Car, alors, on légitime leur nature et leur fonction dans l’instant même où l’on en pointe les dérives. On « euphémise » les troubles, en s’abstenant d’en désigner les coupables. Le terme « dysfonctionnement » devient le prêt-à-justifier commode de toute logique fonctionnelle. Il entérine les désordres à venir, il les vaccine d’avance.

« Vaccine » : telle est précisément, selon Roland Barthes, cette figure de rhétorique qui consiste à confesser quelques fautes occasionnelles pour mieux faire accepter un mal principiel. Rhétorique d’autant plus subtile que, dans sa longueur et sa complexité savantes, le mot « dysfonctionnement » semble toujours contenir la cause de ce dont il décrit l’effet. L’expert qui l’emploie paraît maîtriser le réel. L’opinion intimidée, le journaliste à court d’objection, n’ont pas le temps d’accuser la logique du système qui a « dysfonctionné ». On les éblouit d’une raison technique qui dissuade de rechercher la Cause de la cause. On focalise sur le « comment » pour empêcher l’émergence du « pourquoi ». Et dans chaque cas, sous l’artifice rhétorique, c’est l’omniprésence de l’idéologie fonctionnelle, garante du mythe du progrès, qui se profile. Comme l’a montré Jacques Ellul dans Le Système technicien(4), la règle est toujours de « répondre aux effets pervers du Système par des solutions techniques qui accroissent la perversité du Système ». On « technicise » à outrance ; on engendre un potentiel infini de problèmes qu’on nommera « dysfonctionnements » ; on tente à chaque échec d’apporter des remèdes sophistiqués, lesquels accroissent la nocivité du système. Et l’on en arrive au point dramatique où « l’on ne peut plus dé-techniciser ». Des exemples ?

Encourager la démence ?

Les autoroutes et les tunnels sont saturés de camions. Il faudrait, pour desserrer ce trafic et faire respirer certaines vallées, réguler, limiter, inverser la tendance. Il faudrait surtout, radicalement, mettre en question la folle expansion des transports routiers pour cause de flux tendus... Au lieu de cela, que fait-on ? On crée de nouvelles autoroutes, on perce de longs tunnels coûteux, et l’on encourage la démence du système en croyant porter remède à ses « dysfonctionnements ».

On déplore les violences médiatiques, notamment à la télévision. Il faudrait pour le moins réglementer, et avoir le courage d’interdire. Il faudrait surtout, et radicalement, s’attaquer à la tyrannie de l’Audimat qui découle de l’absolue soumission des chaînes à la toute-puissance de la publicité. Au lieu de cela, on agite la menace de mesures « liberticides », on en appelle candidement à l’éducation des enfants par des parents eux-mêmes inéduqués, et l’on en viendra bientôt à la solution - imaginée il y a quelques années - d’une puce informatique permettant de crypter les scènes traumatisantes, ce qui résoudra évidemment le problème...

Le pétrole salit nos plages, certes ; mais on ne va tout de même pas freiner la libre circulation d’un or noir qui irrigue toute notre économie ! On a donc cherché la solution technique. Et elle vient d’émerger ! C’est un bateau pompeur capable d’avaler les nappes de fioul qui dérivent sur les eaux. Un bateau qui va boire la mer ! Fabriqué par Alstom. Fonctionnant au pétrole, et sans doute au pétrole qu’il recueille en fonctionnant... Source d’emplois, vu qu’il faudra le produire en série. Et qu’on le vendra sur le marché mondial !

On désespère devant la faillite du « développement », dans ces pays qu’on croyait pourtant « en voie de développement », et cela malgré l’aide de nos ingénieurs, de nos ONG, de nos prêts... et des investissements éthiques de nos entreprises désintéressées. Que faire ? Remettre en cause les modèles de développement que nous leur avons prescrits comme les meilleurs ? Vous n’y pensez pas. Puisque nos formes d’aide se sont révélées jusqu’à présent si constamment éphémères, nous leur proposons désormais un développement « durable », qui va pérenniser la faillite de leurs économies en en pérennisant le modèle (5).

On s’alarme des guerres du Golfe devenues rituelles. Mais que sont-elles, sinon les mini-dysfonctionnements d’une Pax americana qui fonctionne à merveille sur le principe du Si vis pacem, para bellum (6). A moins que ce ne soit la paix elle-même qui, en freinant les logiques de guerre, apparaisse comme un dysfonctionnement majeur dans l’innocente expansion du way of life américain...

En France, on assiste depuis quelques mois à une cascade de plans sociaux. Dysfonctionnements, allez-vous dire ? Pas du tout. Comme pour démentir notre belle analyse, jamais nos gouvernants n’ont employé le mot fétiche ! Que se passe-t-il donc ? Rien d’autre que ceci : les plans sociaux ne sont pas des dysfonctionnements. Ils sont le signe d’une économie libérale qui galope en pleine santé sous le fouet de la mondialisation heureuse...

De quoi se prendre à rêver... d’un bon dysfonctionnement !

François Brune.


(1) Le Monde, 23 juillet 2002, p. 11. Le mot « dysfonctionnement » abonde dans cette page.

(2) « A crise du marché, remèdes de marché... », note à juste titre Serge Halimi dans Le Monde diplomatique, septembre 2002. Rien de tel, pour résoudre une crise commerciale, que de renforcer la logique commerciale dont résulte cette crise.

(3) En Afghanistan, certains B 52 ont écrasé des Yankees. Dysfonctionnement... Idem en Irak, où l’expression « tir ami » montre que la « dysfonction » entre désormais dans la fonction.

(4) Calman-Lévy, Paris, 1977, livre épuisé.

(5) Cf. Défaire le développement, refaire le monde, La Ligne d’horizon, Parangon, Paris, 2003.

(6) Si tu veux la paix, prépare la guerre. Madeleine Albright ne disait-elle pas, pour hâter l’intervention américaine au Kosovo : « A quoi bon avoir une si belle armée, si c’est pour ne jamais s’en servir ? »


Origine : Le Monde diplomatique Juin 2003
http://www.monde-diplomatique.fr/2003/06/BRUNE/10219