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Un bonheur illusoire
Violence del'idéologie publicitaire
par François Brune

Origine http://www.casseursdepub.net/index.php?menu=doc&sousmenu=violence

François Brune http://larbremigrateur-fb.blogspot.com

L'INSIDIEUSE machine à propagande qu'est la publicité commencerait-elle à donner dessignes de fatigue? Confrontés à la baisse d'audience,radios et télévisions doivent désormais ruseravec les auditeurs pour leur faire absorber de force ces "messages"qui, sans relâche, célèbrent l'ordre des"décideurs" et le bonheur des consommations inutiles. Car,au-delà de la manipulation et du mépris, lapublicité ne dévoile-t-elle pas, d'abord, unephilosophie cynique qui entend transformer le monde enmarchandise?

Les élections passent, lapublicité demeure. Les promesses politiques sesuccèdent allègrement à la surface desévénements; le système de propagandecommerciale, lui, continue de façonner en profondeurl'imaginaire du public, chaque jour et en tout lieu.

Ce n'est pas le principe de la"publicité", au sens originel du mot, qui est en cause (1).C'est la réalité d'un phénomène socialdevenu hypertrophique, et qui diffuse en permanence ce qu'il fautbien appeler une idéologie dominante, n'en déplaise auxeuphoriques de la modernité qui veulent n'y voir qu'un jeusans enjeu.

A toute forme d'idéologiedominante, deux analyses critiques peuvent êtreopposées: l'une, stigmatisant la nature plus ou moinspernicieuse de la "vision du monde" qui la constitue; l'autre,l'exercice même et les méthodes abusives de sadomination. C'est à ces deux niveaux qu'on doitdénoncer la violence de ce système.

Les grands traits de l'idéologiepublicitaire n'ont pas changé depuis l'origine. A travers leurdiversité apparente, toutes les publicitéscélèbrent le produit héros. La marchandise estle centre et le sens de la vie; le marché (super ou hyper) estson temple obligé. Le message constammentrépété est clair: la consommation résout tous les problèmes. Toutes les dimensions de l'être,corps, coeur, esprit, peuvent se trouver dans le produit. Les marquesnous fournissent identité et personnalité ("Macrème, c'est tout moi"). Les marchands (et la dynamiquecapitaliste qu'ils servent) forment une instance assistantialistepermanente au service de la collectivité.

Le rêve lui-même s'achète, puisqu'on vient nous le vendre. Le bonheur seconstitue finalement d'une somme de plaisirs immédiats,à programmer du matin jusqu'au soir. Il n'y a pas à seposer de problèmes métaphysiques; tout nous estrésolu d'avance. L'existence a un but infiniment simple: ilsuffit de "croquer dans la vie" (de préférence"à pleines dents"). L'homme bronzé recto-verso estl'idéal du moi valable pour tout un chacun. Messageparfaitement compris par une lycéenne qui écrivait: "Ala télévision, heureusement, il y a la publicitépour nous simplifier la vie"...

Une étrange thérapie sociale

CETTE philosophie, hautementidéaliste, se complète de traits maintes foisdénoncés, mais plus que jamais présents:l'éternelle célébration du nouveau (quidisqualifie ipso facto tout passé), lapseudo-libération des désirs (aussitôt asservisà la pulsion d'achat), l'appel au consensus terrorisant(ralliez-vous à l'événement-produit: il estvotre époque), la déraison conviviale (allons, craquez,rejoignez l'euphorie collective) et, plus généralement,la vampirisation de tous les thèmes à la mode de la viesociale, culturelle ou politique (2).

La vision réductrice despublicités ne se limite pas à ce contenu. Celles-cifaçonnent aussi, par leur langage, les modes de penséedes jeunes générations. Le discours publicitairecultive une rhétorique de l'association selon laquellen'importe quel produit peut être allié àn'importe quelle image: toute réalité peut ainsiêtre manipulée; toute "valeur" peut êtrerécupérée, puis réduite à des"signes" consommables. Une telle "logique" peut déboucher surla perversion de l'idée même de valeur, lorsque l'onvoit par exemple l'éthique ou la beauté du sportdélibérément associées à lacélébration de boissons alcoolisées (3). Lesfilms publicitaires, qui s'emploient à faire de tout produitun spectacle, contribuent à renforcer chez l'enfant la confusion entre le monde et l'image: l'évident, c'est levisible. Le rythme chaotique des spots, jouant des sophismes del'image et du montage, habitue les plus petits à vivre leurrelation aux choses sous la forme del'adhésion-réflexe. Le langage publicitaires'ingénie ainsi à retarder la lente édificationde leur raison critique. Sous prétexte de séduction etde poésie, la publicité actuelle est unopérateur de déstructuration mentale.

Cette déréalisation dumonde, qui se donne l'alibi de crée un "imaginaire", ignoredélibérément la réalité de lacrise. On aurait pu penser que le chômage, l'exclusion, lapauvreté freineraient l'exhibition du discours publicitaire etferaient taire les sirènes de la surconsommation. Il n'en estrien. Qu'importe la "fracture" sociale, puisqu'on s'adresse àla majorité nantie! Qu'importe si des centaines de milliersd'individus sont forcés de contempler chaque jour desmodèles d'existence qui leur sont rendus inaccessibles parleur exclusion! On ne s'émeut pas de cette violencequotidienne. Après tout, pourquoi refuserait-on aux pauvres derêver à ce que possèdent les riches: n'est-ce pasce qui se fait dans le tiers-monde (4)?

A l'ordre économique, qui a poureffet d'exclure les pauvres, s'adjoint désormais l'ordrepublicitaire, qui a pour fonction de nous les faire oublier. Aureste, un publicitaire de renom expliquait, il y a quelquesannées: "Plus les individus portent attention à lapublicité, plus ils nient la crise et ses fondementsstructurels. Par là même, ils retardent et arriventà éviter la dure rencontre avec lesréalités quotidiennes (5)." Admirable thérapie!Schéma à la mode d'affrontement des problèmes,par la fuite dans l'irréel comme dans la drogue!

Si la publicité restaitlocalisée dans son domaine propre (dans le cadre des centrescommerciaux par exemple), l'honnête homme la trouverait sansdoute tolérable. Mais elle poursuit sans fin son expansion,"hors de son champ économique spécifique", enrépondant au reproche de saturation... par la sursaturation!Le discours publicitaire n'est pas seulement totalitaire en ce qu'ilprétend enfermer le tout de la vie humaine dans laconsommation et la marchandise, il l'est bien plus encore en ce qu'iltente de soumettre à son emprise l'ensemble de la cité,contournant les résistances qu'il ne peut forcer, occupanttous les espaces de liberté, jouant plus encore de lapassivité que de la séduction et, pour finir, usant decette violence subtile, qui n'est certes pas la moindre: la violenceinstitutionnelle.

La "pub" s'est institutionnalisée:elle est "légitime", elle est "naturelle"; on la respire commel'air même dans villes et des médias; ses enseignes etaffiches, passées du centre aux périphériesurbaines, embellissent gracieusement nos campagnes... Cetimpérialisme, maintes fois dénoncénaguère, n'apparaît plus même aux yeux de ceuxqu'il colonise (6). Voyez ses débordements à latélévision: on ne discute plus le nombre de spotsjournaliers, on discute maintenant sur le nombre de "minutes parheure" auxquelles ont droit les publicités. Qu'est-ce qui estnormal? se demande-t-on: onze minutes? treize minutes? quinzeminutes? S'agissant du saucissonnage des films, c'est sur la"seconde" coupure que les chaînes privées sontpassées à l'offensive. Il y a débat, certes;mais ce n'est jamais pour déplorer la violence par effractionqui est faite aussi bien aux oeuvres parasitées qu'à laconscience des spectateurs piégés. C'est simplementpour discuter le délicat partage d'une manne publicitaire nonextensible. Le salut du troupeau ne tient pour l'instant qu'àla dispute des loups.

Quel citoyen ose encore s'étonnerde l'hypertrophie de l'idéologie commerciale, qui transsudepar tous les pores des programmes télévisuels? Lesémissions sponsorisées jusqu'àsatiété, les produits et les marques liés auxsacres des champions, la vague de stars qui viennent se vendre, leconsensus sur la "publiculture" dont on célèbre l'artde manipuler les masses, les débats mêmes sur certainescampagnes indécentes (dont l'abus cautionne, a contrario, lalégitimité des autres), tout vient consacrer lapuissance oppressive du système.

Or l'omniprésence quantitative duphénomène publicitaire entraîne un changementqualitatif de sa façon d'imposer ses modèles. Cediscours dominant ne dit plus: "Faites ainsi"; il dit: "Tout le mondefait comme cela". L'injonction quotidienne n'est pas "Voici ce que tudois être", mais: "Voilà ce que tu es". Le modeindicatif se révèle dès lors beaucoup plusinsidieux que le mode impératif. Il suffit que les mêmesimages, les mêmes consommations, les mêmes sources serépandent "dans le cadre médiatico-publicitaire" pourque, aussitôt, la foule les reçoive commerégnantes, et donc devant être suivies.L'omniprésence du produit et de ses signes créel'illusion à la fois d'un partage démocratique et d'unconsensus idéologique. La banalisation devient la formemoderne de la normativité. On n'échappe pas àdes modes de vie qui semblent déjà les nôtres. Leplus pernicieux des modèles est celui qui joue au miroir:personne ne peut plus protester de sa différence.

Or nos publicitaires, justement, usent et abusent du sophisme du miroir, pour clamer leur neutralité.Nous ne conditionnons pas, disent-ils, nous reflétons. Ilsn'avouent pas qu'ils ne reflètent un peu que pour conditionnerbeaucoup. Leur technique, en effet, joue sur trois temps:photographier effectivement certains aspects de l'individu oucertaines tendances du public; sélectionner, parmi ces traits,ce qui peut s'accorder avec l'idéologie de la consommation;amplifier alors, à l'intention de l'ensemble du public, lesmodèles ou styles de vie ainsi constitués.

Leur manipulation constante consisteainsi, avec du reflet sélectif, à produire duconditionnement massif. Cette gigantesque opération socialeréussit d'autant mieux qu'elle ne se voit opposer aucunréel contre-pouvoir institutionnel.

S'il y a en effet, au niveau purementcommercial, une certaine défense des consommateurs contrecertaines publicités, il n'y a pas de droit de réponseau niveau idéologique. Il n'y a pas d'espace médiatiquepour un discours critique. Personne n'ira demander dix minutes par heure sur le petit écran pour exprimer son désaccordsur les modèles d'existence prônés par lapublicité. Ni la femme maltraitée dans l'imagedonnée d'elle, ni l'enfant frustré par l'achat qui n'apas tenu ses promesses, ni le travailleur insulté par larécupération caricaturale de son image, ni l'humanistequi voit flétrir les valeurs auxquelles il croit, ne peuventdénoncer hautement la violence morale qui leur est faite. Larésistance à l'idéologie publicitaire ne peutsuivre que la voie de la protestation privée, dans laquasi-clandestinité (7).

Loin d'admettre les résistancescritiques du citoyen normal, l'institution publicitaire opèresciemment un chantage à l'anormalité qui frapped'ostracisme tous les "publiphobes (8)". Elle pousse ceux qui larejoignent à rejeter ceux qui se plaignent d'elle, tendant parlà, comme tout système totalitaire, àtransformer ses victimes en bourreaux. Quiconque émet desdoutes est suspecté d'archaïsme. Parler deconditionnement, de mercantilisation de l'imaginaire, c'est passerpour tenant d'une sociologie marxiste dépassée.L'individu vraiment "évolué" doit en même tempsrejoindre le grand nombre (supposé publiphile) et rire desmarginaux (supposés rétrogrades). Des philosophes"post-modernes" soutiennent de leurs sophismes cette position, tantils craignent eux-mêmes d'être exclus de lamodernité (9).

Ce refus de tout contre-pouvoir triomphedans une dernière interdiction, dans un ultime chantage: oserattaquer le phénomène publicitaire, nous objecte-t-on,ce serait favoriser le chômage en freinant la consommation.Comme si la stagnation de la consommation n'était pasliée d'abord à celle du pouvoir d'achat! Comme si, dansune société à deux vitesses, le salut du pauvreétait directement dépendant de la boulimie du riche ! Comme si l'impasse dans laquelle devraient s'égarer nossociétés consistait, en cette fin de siècle,à s'aliéner culturellement pour survivreéconomiquement !


Notes:

- (1) Dans sa première acception,la publicité désigne le fait de faire connaîtreau public ce qui a un intérêt public (qu'il s'agisse dedébats, d'ouvrages ou de produits). Ce sens uniquementinformatif n'a évidemment plus rien à voir avecl'ampleur actuelle du phénomène publicitaire.

- (2) Voir Emmanuel Souchier,"Publicité et politique", Le Monde diplomatique,décembre 1994.

- (3) Les marchands de mort - par letabac ou par l'alcool -ne désarment pas, on le sait, contre laloi Evin qui freine leur publicité (notamment dans le cadredes retransmissions sportives). Le mouvement Alliance pour lasanté a dû récemment dénoncer le "complotdes cigarettiers", en rappelant que "la publicité viole laconscience des plus jeunes et des plus démunis" (Le Monde, 1erjuin 1995).

- (4) Voir François Brune,"L'annonce faite au tiers-monde", Le Monde diplomatique, mai1988.

- (5) Bernard Brochant, dans sapréface au livre de B. Cathelat, Publicité etSociété, Payot, Paris, 1987.

- (6) Voir François Brune, "Del'impérialisme publicitaire", Le Monde diplomatique, janvier1986.


- (7) Ceux qui désirent sortirde la clandestinité peuvent rejoindre le mouvementRésistance à l'agression publicitaire: 61, rueVictor-Hugo, 93500 Pantin. Tél. (1) 46-03-59-92.

- (8) Le mot "publiphobe" provient, onle sait, d'une campagne lancée par la profession publicitaire,au début des années 70, pour ridiculiser ceux quitiennent trop à leur liberté d'esprit...

- (9) Lire les exemples citéspar Jacques Blociszewski, "La publicité, culture de notretemps?", in Manière de voir, n° 19.