Origine :
http://www.monde-diplomatique.fr/2005/10/BRUNE/12837?var_recherche=brune
François Brune http://larbremigrateur-fb.blogspot.com
Le Monde diplomatique octobre 2005
Il était une fois, dans la montagne, un fou qui se repentait.
C’était, disait-on, un ex-publicitaire qui s’accusait
de n’avoir pas consommé assez.
Etrange spectacle !
Il allait vêtu d’une simple peau de bête (du
phoque ?), une bombe à la main. Il se répandait en
lamentations que l’écho de la montagne faisait retentir
jusque dans les plaines. Puis, fébrilement, il courait taguer
les rochers et les arbres, en les couvrant de slogans multicolores
ou de formules de repentir.
Au dire des villageois, qui le laissaient errer dans les collines,
il avait été frappé par les événements
du 11 septembre 2001. Face à la tragédie new-yorkaise
et à ses glorieuses suites, il s’était senti
profondément coupable. Si bien qu’une voix céleste,
supranationale, lui avait dicté de changer de vie.
« Je ne consommais pas assez, répétait-il.
J’ai mis en péril la civilisation occidentale. Je fus
complice des terroristes. »
Et il ajoutait en gémissant :
« J’ai trahi le camp de la liberté. Je ne me
sentais pas vraiment américain ! »
Il résolut alors de quitter son hôtel de Neuilly...
pour s’établir dans une caverne, au fond de laquelle
il peignait des mammouths écrasant des prix.
Il mangeait des glands et des châtaignes, fumait de l’herbe
haschlucinogène et, devant des foules imaginaires que sa
douleur fantasmait, il battait sans fin sa coulpe, en énumérant
dans le désordre tous les péchés qu’il
avait pu commettre, par pensée, par action, par visualisation,
par gesticulation, par éjaculation, par inhibition et par
omission. O noir tableau des vices de l’âme pécheresse
!
Ses harangues commençaient toujours par la formule : «
Pardonnez-moi, mes frères : j’ai péché
contre la Consommation ! » Tantôt, il incriminait son
vécu quotidien, aux antipodes – vraiment ! –
de son métier de communicateur :
« Je ne prenais pas l’ascenseur, sous prétexte
que j’habitais au premier étage. Je réparais
souvent moi-même mes objets. Il m’est arrivé
de recoudre les boutons de mon pantalon au lieu d’en acheter
un neuf. Je buvais l’eau du robinet. Je faisais ma vaisselle
à la main. Je circulais à Paris à vélo
; parfois même, j’allais à pied. J’ai marché
pendant deux ans avec la même paire de chaussures. Circonstance
aggravante, je n’utilisais pas de déodorant... »
Tantôt, il confessait les hérésies spirituelles
et économiques qu’il avait laissées germer dans
son esprit, au mépris de la forte déontologie des
hommes du métier :
« J’ai douté du caca-rente. Je n’ai pas
conseillé aux chômeurs de placer leurs allocations
dans des fonds de pension. J’ai aspiré à la
justice sociale sans tenir compte des contraintes financières.
J’ai eu peine à croire que nos ventes d’armes
favorisaient la paix. J’ai négligé d’acheter
des choses que je ne pensais pas utiles, sous le vain prétexte
de ne pas relancer l’inflation. J’ai parfois jeté
un œil critique sur les programmes télévisés.
Quand on me disait que les intérêts des patrons et
ceux des travailleurs étaient profondément les mêmes,
je refusais l’évidence. J’ai été
jusqu’à trahir la culture-pub, en demeurant attaché
aux œuvres du passé... »
Et de conclure sa confession par la rituelle supplique :
« O mes frères, pardonnez-moi parce que j’ai
péché ! »
Libéré par la parole, il passait aussitôt à
l’action. C’est-à-dire, un atomiseur à
la main, au « barbouillage inspiré » de tout
l’environnement, des pentes boisées aux plus rudes
falaises. Doué d’une sorte d’ubiquité
fantomatique, il allait gravant, sur les rocs ou sur les troncs,
ses litanies d’autocritiques en forme de slogans.
Il eût été facile de voir dans ce bizarre mode
de vie la manifestation d’une nouvelle inconséquence.
Comment peut-on choisir une existence d’ermite pour se vouer
à la consommation ? N’y avait-il pas là une
terrible contradiction ?
Sans doute. Mais nous étions alors dans une époque
où les contradictions internes du capitalisme n’épargnaient
même plus les publicitaires. Et ce qu’il fallait admirer,
c’était la conviction avec laquelle notre néophilosophe
se dévouait à la Cause. D’autant que, du fond
de sa caverne platonicienne, il s’élevait peu à
peu à une sagesse supérieure. Les phrases qu’il
gravait au fronton des forêts accédaient, en s’épurant,
à la dignité de maximes pour notre temps. Et méritaient
d’être recueillies par les nouvelles générations,
plus que jamais éprises d’idéal et d’antidépresseurs
(1) :
« S’aimer, ce n’est pas se regarder l’un
l’autre, c’est regarder ensemble les vitrines qui nous
lèchent. »
« Le porno-chic libère la Femme. »
« N’oublie pas ton devoir d’exporter. »
« Il faut réconcilier au fond de sa culotte le sens
du commerce et le commerce des sens. »
« Etre ou n’être pas consommateur, voilà
la question. Mais on ne doit se la poser qu’après avoir
acheté. »
« L’esprit-shopping peut libérer le monde, et
le monde ne le sait pas ! »
« Communique, et le ciel t’aidera. »
« Si tu veux servir, apprends à te vendre. »
« Prions afin que les enfants qui façonnent des tennis
se sentent frères de ceux qui les chaussent ! »
« Heureux les consommateurs purs, ils trouveront Dieu dans
leur assiette ! »
Lorsqu’ils eurent vent de ce phénomène humain,
quelques médias – timidement – s’interrogèrent
sur son sens. Des journalistes en herbe vinrent sillonner le massif
montagneux. Ils traquaient le prophète pour enregistrer ses
confessions. Ils enquêtaient sur son âme et sa sexualité.
Et, bien sûr, filmaient ses tags-symboles de notre époque.
On apprit, grâce à leurs investigations, que des paysans
archaïques et des écolos léninistes s’étaient
d’abord opposés à la présence de l’animal
publicitaire dans les hauts lieux de la Nature ; mais les commerçants
et les agences touristiques, refusant de partager la xénophobie
locale au nom de la libre circulation des marchandises et des personnes,
avaient contré cette offensive en haut lieu.
« Il est hors de question de chasser un publicitaire d’un
lieu où l’on tente par ailleurs de réacclimater
les ours », avait tranché le préfet. Ses services,
après une enquête minutieuse, avaient conclu que les
discours du fou, dûment orchestrés par les radios libres,
puis repris dans le journal régional, puis divulgués
à la télévision provinciale, s’avéraient
favorables à l’emploi, « en relançant
le désir – donc la consommation ».
C’est alors que l’événement éclata
sur la Une. Toujours à l’écoute du pays réel,
TF1 s’en fit l’écho un dimanche soir. Le scoop
alerta immédiatement les milieux de la communication. Le
repenti de la montagne n’était-il pas un ancien publicitaire
? Son cas entrait dans l’Histoire.
Instantanément, on vit les têtes pensantes de la société
de marché s’aviser, après maints débats
et abondants colloques, qu’il y avait là une «
nouvelle communication éthique ».
« Nous assistons à l’assomption de l’économique
par le religieux », déclara un évêque
ouvert au monde moderne ;
« L’inscription dans le paysage de l’idéologie
de la consommation, estima un critique quelque peu sémiologue,
naturalise, et donc légitime, tout en la démocratisant,
la philosophie libérale » ;
« Il est vrai que, professionnellement parlant, trancha un
illustre socio-communicant, c’est le triomphe de la technique
du juge-pénitent : en écoutant l’homme qui s’accuse,
on reconnaît ses propres fautes. Le pénitent se mue
alors en juge ; il appelle le spectateur à réformer
sa conduite, immorale parce que trop austère, et donc à
retourner joyeusement dans les temples du marché. Paradoxalement,
le discours de l’anachorète nous retransforme en sybarites
! » ;
« Pas d’accord ! », devait répliquer Jacques
Foldingue, psychanalyste de renom, dans le journal La Décroissance
: « Le spectacle de l’ermite produit un effet de mimésis,
lié à une catharsis inconsciente. Les deux convergent
pour maintenir le téléspectateur en position inactive
face à l’écran, dans son fauteuil. Prenons-y
garde : le publicitaire des grottes, en réalité, inhibe,
en le conjurant, le désir de la masse... »
Et ainsi de suite, pendant quelques mois.
Il va de soi que ces interventions théoriques, pour fécondes
qu’elles fussent, ne permettaient pas de mesurer l’efficacité
concrète de cette « nouvelle com », que certains
jugeaient « dernier cri », d’autres « hyper-tendance
». Il était urgent d’expérimenter sur
une grande échelle une pratique aussi innovante que délibérément
éthique. D’autant qu’on observait dans les médias
une inquiétante saturation des espaces publicitaires traditionnels.
La chose, bien que française à l’origine, prit
alors une dimension mondiale. Sans transition, on vit se produire
une soudaine ruée des multinationales sur la plupart des
lieux hostiles et désertiques du globe. Tout devait être
« barbouillé », à l’instar de ce
qu’avait entrepris le fou de la montagne. Les firmes, encouragées
par la spéculation boursière, se livrèrent
à des achats massifs de forêts propices, de montagnes
abruptes, de steppes désolées, de sables brûlants
ou de solitudes glaciales, depuis l’Arctique jusqu’à
l’Antarctique. La nature barbare accédait à
la dignité de la culture-pub.
Simultanément, au sein des entreprises, de véritables
« séminaires » de sensibilisation et de formation,
fidèles à leur vocation de toujours, formèrent
des cohortes d’ermites publiphiles. Ces nouveaux séminaristes,
à qui l’on proposait des contrats de deux ans, étaient
appelés à vivre de façon rudimentaire et à
vociférer, dans les rudes déserts dont ils taguaient
tous les espaces.
Pour la photo, il leur était déconseillé de
se raser.
Les bombes et les châtaignes étaient fournies gratuitement.
A leur retour, ils étaient accueillis sur toutes les chaînes.
On diffusait des reportages sur leurs héroïques conditions
d’existence. On exposait les diapos des slogans qu’ils
avaient bombés au cœur de vues imprenables. Ils publiaient
leurs carnets intimes, qui devenaient des best-sellers. Au passage,
ils témoignaient du vent des globes, ils confessaient certaines
pollutions nocturnes, ils dénonçaient avec force l’effet
de serre qu’on laissait faire. Ils n’en étaient
que davantage fêtés par les médias. Ils avaient
enfin le droit de se raser. Il ne leur était pas même
interdit, au sein de cette agitation festive, de songer aux futures
présidentielles. De mirifiques « stock-options »
leur étaient proposés, qui devaient leur assurer,
disait-on, une existence luxueuse jusqu’à la fin de
leurs jours.
Tout fonctionnait idéalement dans le meilleur des mondes
mondialisés lorsque arriva, au bout de quelques années,
ce que personne n’avait cru devoir redouter. Par une sorte
de virus d’origine inconnue, mais extrêmement contagieux,
les ermites furent tous atteints d’un trouble nouveau, mystérieux,
imprévu, quoique jadis connu : la foi !
La foi, antique et solennelle. La vraie foi, trouvée au
cœur de la vraie vie. La rencontre de Dieu dans le désert.
Vécue partout, au même moment, avec l’étonnante
instantanéité de la « communication-monde ».
Et dans le sillage de cette foi retrouvée, hélas
! l’appel de la frugalité. Tous nos anachorètes
publiphiles se mirent à clamer, dans le désert et
dans l’enthousiasme, qu’ils renonçaient à
la publicité, à la croissance, et à leur pompe.
Ils avaient changé de discours en changeant d’employeur
!
Ce fut la consternation.
La Bourse pencha, dégringola, plongea.
On convoqua les meilleurs esprits, les intellectuels en vue et
autres intermittents de la lucidité. On en fit des commissions
chargées d’éluder scientifiquement les solutions
radicales qui s’imposaient. Et c’est d’Amérique
que vint une fois encore l’hypothèse la plus pertinente
:
« Medium is message ! », s’écria le fameux
médiologue Mac Chaman, un jour qu’il faisait du canoë
sur les chutes du Niagara.
Selon lui, le contexte du discours l’avait emporté
sur le contenu du message. En toute logique communicationnelle,
personne ne pouvait prêcher dans le désert sans être
traversé par le Souffle. « Le désert est par
essence le média de Dieu », avait rappelé le
vieux sage. Il était inéluctable que nos prophètes,
un jour ou l’autre, vissent leur parole contaminée
par le canal qu’ils pratiquaient, et donc se fissent les témoins
du Verbe céleste qui trônait en ces lieux. Avec les
conséquences que l’on sait.
Tout était à refaire.
Dieu frappait le monde postmoderne d’un nouveau fléau
: le désenchantement publicitaire. La société
des consommateurs était dans l’impasse. Il fallait
régresser ou prier. C’était insupportable.
Qu’advint-il alors ?
Il semble bien qu’en dépit de divergences notoires
sur la réalité de l’événement
les historiens soient maintenant tous d’accord sur les modalités
de son dénouement.
Il fallait régresser ou prier ? Eh bien, l’on pria
– les archives l’attestent.
La Communauté internationale comprit qu’un seul homme
au monde était à même de fournir une issue à
cette crise mondiale : le pape. Pour peu que l’on reconnût
sa suprématie dans l’ordre spirituel, il ne manquerait
pas de réhabiliter l’ordre consumériste qu’avait
paru flétrir le Dieu du désert.
D’éminents hommes d’Etat, accompagnés
des grands maîtres de l’économie mondiale, vinrent
donc en costume de pénitent visiter le Saint-Père,
dans sa nouvelle résidence d’hiver, à Canossa.
Ils lui rendirent grâces, lui offrirent quelques cierges,
renflouèrent en passant la Banque du Saint-Esprit. Le souverain
pontife, soucieux d’éviter un nouveau schisme d’Occident,
souligna le rôle essentiel de la croissance dans l’économie
du salut. « N’oublions pas, dit-il avec son inimitable
accent latino-saxon, que Jésus lui-même a fait de la
publicité ! »
La Messe était dite !
Rien ne faisant plus obstacle, les masses de tous les pays fréquentèrent
à nouveau les temples du Marché, oubliant dans la
consommation ce qui avait failli les en priver.
Et ceci se passait dans des temps très anciens – au
début, dit-on, du troisième millénaire.
(Cette nouvelle est extraite du recueil L’Arbre migrateur
et autres fables à contretemps, Parangon, 2005.)
(1) L’auteur songe, semble-t-il, aux nombreux jeunes qui
constituaient alors la fameuse « génération
Chirkosak ».
LE MONDE DIPLOMATIQUE octobre 2005
http://www.monde-diplomatique.fr/2005/10/BRUNE/12837
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