Origine : http://www.monde-diplomatique.fr/2000/10/BRUNE/14326
François Brune http://larbremigrateur-fb.blogspot.com
Le Monde diplomatique octobre 2000
Le Meilleur des mondes et 1984 ont marqué l’histoire
du XXe siècle en préfigurant et en dénonçant
les premières formes des sociétés totalitaires.
Mais ces utopies n’auraient pas eu un tel succès si
leurs modalités complémentaires et leurs traits communs
n’annonçaient pas, à l’heure de la mondialisation
et du multimédia, les dangers des totalitarismes à
venir. Un bref parallèle entre les deux ouvrages le montre
à l’évidence.
Le Meilleur des mondes est d’abord le tableau d’une
société capitaliste triomphante. La machine de production-consommation,
mondialisée, exige une parfaite normalisation du citoyen,
dès avant sa naissance par manipulation génétique,
et tout le long de sa vie par le conditionnement. Il n’y a
plus de sujets, mais des masses anonymes esclaves d’un bonheur
conforme qu’elles ne choisissent pas.
1984, parallèlement, décrit une société
totalitaire de nature communiste. L’économie de pénurie
et l’ordre stalinien régissent pour toujours les trois
super-Etats qui se partagent la planète. Les citoyens subissent
une discipline physique et mentale sciemment dépersonnalisante.
Leur conscience se réduit à une orthodoxie venimeuse
; leur existence, aux délices sado- masochistes d’un
malheur conforme.
Plus profondément, Le Meilleur des mondes illustre un totalitarisme
du parfait bonheur. La Cité y est une Mère ; mais
une Mère terroriste qui infantilise et animalise les citoyens-bébés
au nom d’un Bien communautaire auquel nul n’a droit
d’échapper.
1984, allant plus loin encore, incarne un totalitarisme du pur
pouvoir. L’ordre social, apparemment régi par un gouvernant
protecteur (Big Brother), obéit en réalité
à la loi du Père sadique. Chacun doit littéralement
s’écraser à ses pieds, sous son regard, puis
écraser semblablement ses concitoyens, dans un complexe de
peur et de haine totalement infantile.
Le Meilleur des mondes a pour lien social... l’amour, entretenu
rituellement lors des « offices de solidarité ».
Mais il s’agit d’une solidarité impersonnelle,
fusionnelle, sirupeuse, à base de sexualité diffuse,
en laquelle tout le monde « communie » anonymement.
Dans 1984, le lien social est... la haine. La haine de tout ce
et de tous ceux qui pourraient infinitésimalement s’écarter
de la ligne, une haine qui est fortifiée chaque jour, en
face du Télécran, lors du spot rituel intitulé
« Les deux minutes de la haine ». Cette haine est à
base d’hystérie sexuelle, la sexualité étant
réprimée en tant que telle pour être «
convertie » en pulsion de pouvoir.
Le Meilleur des mondes décrit une civilisation dans laquelle
l’histoire n’existe plus. La caste dirigeante, pour
conserver à jamais sa domination - sous prétexte de
faire le bien des hommes -, a pour objectif essentiel la stabilité
sociale obtenue par l’amour de la servitude. Le but proclamé
est de « faire aimer aux gens la destination sociale à
laquelle ils ne peuvent échapper ». Le moyen : les
divertissements audiovisuels qui neutralisent la conscience critique,
et le « soma », une drogue qui procure l’euphorie
sans les ennuis de l’accoutumance.
1984 supprime aussi l’histoire, puisque la « Révolution
» a eu lieu ; la classe dirigeante institue publiquement la
phraséologie révolutionnaire pour désamorcer
d’avance toute idée de révolution. Le passé
est nié comme l’avenir. Les journaux et les livres,
réécrits s’il le faut, célèbrent
un éternel présent ; c’est la « réalité
» qu’invente la classe dirigeante et qu’il est
obligatoire de « croire ». La conscience collective
est sans mémoire : elle ne se constitue que de la consommation
de l’actualité officielle.
Dans l’une et l’autre de ces Cités, enfin, c’est
à l’aune de l’existentiel que se mesure la politique
: des relations étroites lient en profondeur la structure
psychique de l’individu et l’ordre politico-social qui
l’aliène. Le moindre acte d’existence, la moindre
pulsion apparemment spontanée sont en fait le reflet ou le
produit de modèles idéologiques intériorisés
depuis l’enfance. Il en résulte que le combat militant
contre l’oppression du système commence par un travail
psychopolitique de lucidité sur soi-même...
Le citoyen qui médite sur ces ouvrages apprend ainsi qu’il
n’y a pas de libération collective sans reconquête
de la liberté intérieure.
François Brune.
LE MONDE DIPLOMATIQUE octobre 2000
http://www.monde-diplomatique.fr/2000/10/BRUNE/14326
Le bonheur conforme
Auteur : François Brune
Editeur : Gallimard
Anée : 1985
http://amettreentretouteslesmains.hautetfort.com/archive/2006/05/23/le-bonheur-conforme.html
Vingt ans après la parution de ce livre, l'analyse de François
Brune est toujours aussi pertinente. Jamais l'oppression des publicités
n'a été aussi forte, jamais la misère sociale
n'a été aussi grande. L'appel au "bonheur conforme",
à base de surconsommation, ne fait qu'accroître le
nombre des frustrés. La prétendue "communication"
publicitaire, qui contamine tous les discours publics, conduit au
silence des citoyens. A l'ordre économique, qui multiplie
les exclus, s'allie étrangement l'ordre publicitaire, chargé
de nous les faire oublier.
En lisant cet essai, qui fait désormais figure de classique,
le lecteur pourra mesurer à quel point les esprits sont modelés
par cette publicité qui feint d'être un art, alors
qu'elle est une idéologie.
François Brune http://larbremigrateur-fb.blogspot.com
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