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LA SOCIETE DES MANGEURS Conférences-débat :
« De l’Idéologie publicitaire à la nécessaire
"décroissance" ? »
par François Brune (voir texte ci-dessous)
Jeudi 12 mai à 20h30 Amphi 1, Faculté des Lettres
et Sciences Sociales "Victor Segalen", 20 rue Duquesne
Brest
Au-delà de la séduction (ou de la saturation) des
images, c’est toute une idéologie qui "formate"
les plus jeunes esprits, à tous les niveaux, pour en faire
des surconsommateurs (et des frustrés) dans tous les domaines.
Depuis peu, cette idéologie de la consommation se présente
comme un impératif catégorique au service de la "Croissance",
alors qu’on perçoit maintenant les impasses de cette
dernière, tandis que nous croulons sous toutes sortes d’obésités.
D’où une mise en cause générale de notre
système marchand, qui nous enferme dans ce cercle faussement
vertueux de la "croissance/consommation".
François Brune, membre de l’association Résistance
à l’Agression Publicitaire (53, rue Jean Moulin, 94300-Vincennes,
France), a notamment écrit « Le Bonheur conforme, essai
sur la normalisation publicitaire » (Gallimard (1985) et «
Les médias pensent comme moi ! » , analyse du discours
anonyme (L’Harmattan, 1997). Il collabore au Monde Diplomatique.
François Brune http://larbremigrateur-fb.blogspot.com
LA SOCIETE DES MANGEURS
par François Brune*
Origine http://www.amis.monde-diplomatique.fr/article.php3?id_article=830
http://www.reajc.be/fr/IMG/html/mangeurs.html
Il y a des siècles que nos concitoyens mangent deux ou trois
fois par jour pour se nourrir. C’est là une nécessité.
On aurait pu les appeler « les mangeurs », mais on ne
l’a pas fait, car telle n’était pas le but de
l’existence sociale dans la civilisation qui nous précède.
On disait sagement : « Il faut manger pour vivre, et non pas
vivre pour manger » (Molière).
Or, voici que depuis plusieurs décennies, on a pris l’habitude
de nous nommer « consommateurs ». C’est assez
étrange. Pourquoi pas « mangeurs » ? Vous imaginez
les titres des journaux ? « D’après le dernier
sondage, le moral des mangeurs n’est pas fameux en ce moment
». « La reprise dépend essentiellement du comportement
des mangeurs ». « 60 Millions de mangeurs ». «
La baisse des charges, en diminuant le prix de revient des marchandises,
ne peut que profiter au mangeur ». « Les associations
de mangeurs doivent réagir contre la publicité mensongère
». Que dirait Molière ? Et les Africains du Sahel ?
C’est que nous sommes, dit-on couramment, dans une «
société de consommation ». Mais attention à
cette expression dont on ne perçoit plus l’implication
: il ne s’agit pas d’une expression simplement descriptive
( société où l’on consomme). Il s’agit
d’une définition prescriptive. Elle nous inscrit dans
un ordre socio-économique dont la loi est d’absorber
une production sans cesse croissante, et dont la finalité
n’est donc pas seulement de consommer mais, il faut le dire
clairement, de surconsommer.
Ainsi, chaque fois qu’on appelle un citoyen « consommateur
», fût-ce dans les études les plus « objectives
», on ne se contente pas de photographier sa réalité
sous l’angle de la consommation : on lui rappelle que c’est
là sa destination, son essence d’acteur social, sa
vocation1. Bref, sous couvert d’une simple dénomination,
on l’enferme déjà dans une idéologie.
On le conditionne à ne se voir et à ne se vivre lui-même
que comme consommateur de la vie, sous toutes ses formes, des plus
concrètes aux plus symboliques. Car, nous dit Huxley, «
tel est le but de tout conditionnement : faire aimer aux gens la
destination sociale à laquelle ils ne peuvent échapper
».
De cette idéologie de la consommation, si nécessaire
au système, qui nous imprègne et nous « éduque
», la publicité est le principal vecteur. Avec les
formidables moyens médiatiques que l’on sait, elle
agit en effet sur nous à plusieurs niveaux, des plus visibles
aux plus subtils, non pas seulement pour nous inciter à des
« consommations » qui nous seraient extérieures,
mais pour nous constituer comme consommateurs dans les multiples
aspects de notre désir d’exister.
Cela commence au niveau de la conduite d’achat. Notre société
est une vitrine permanente. L’enfant dès le plus jeune
âge est flatté d’une multitude d’appels
à acheter, à dévorer, à posséder,
à consommer. Mais l’enfant en nous-mêmes, lorsque
nous sommes devenus « grands », ne l’est pas moins.
On jalonne notre vie de besoins de produits et de biens. Toute la
temporalité sociale, avec ses foires, ses saisons, ses fêtes,
sans parler des rituels de consommation « culturelle, est
fondée sur ce jalonnement. Cette campagne permanente nous
répète partout qu’exister, c’est saliver,
et fait naître chez le citoyen moyen une nouvelle instance
psychique : la pulsion d’achat.
Cela se poursuit par la création de nouveaux comportements
de consommation. Si les appels à des achats concurrents semblent
se neutraliser, la convergence de ceux-ci fait naître de nouveaux
désirs que le « consommateur » est conduit à
ressentir comme des besoins. Par exemple, le besoin de mobilité
naturel à l’être humain devient besoin de se
déplacer en voiture, le besoin d’information nécessaire
à toute vie communautaire devient besoin de « télévision
», puis de télévision en couleur, etc. Naissent
alors des « styles de vie » axés sur des produits
qu’il faut posséder, et qu’il faut posséder
tout de suite, si l’on ne veut pas se sentir un membre «
anormal », ou « marginal », de la société
à laquelle on appartient, si l’on veut n’être
pas l’objet de la moquerie de ses voisins ou camarades d’école
(« Quoi, t’as même pas de portable ? »).
Plus profondément, toutes publicités confondues,
c’est un modèle de bonheur par et pour la consommation
qui est proposé à nos contemporains. Mais étant
proposé comme seul possible, on peut dire qu’il est
imposé comme seul valable. Selon ce nouvel hédonisme
: 1/ le plaisir de consommer est l’impératif catégorique
de toute vie ; 2/ aucun plaisir ne peut être vécu autrement
que sous la forme d’une consommation. Ainsi, le rêve
ne se rêve pas, il se consomme (c’est-à-dire
qu’on s’imagine le « réaliser » à
travers des consommations). Les « valeurs » ne se pratiquent
pas (par l’effort, par l’exigence morale), elles se
« consomment » (dans le spectacle lié aux produits
auxquels on les a rattachées) : l’intelligence, la
santé, la beauté, l’amour, la convivialité,
l’engagement politique (voire révolutionnaire), tout
se trouve dans les marques dont on se couvre, dans les marchandises
que l’on ingère. Et donc, inutile de les rechercher
ailleurs !. Toute la vie (« La vie. La vraie », nous
dit une firme), toutes les dimensions de la vie sont réduites
à l’ordre consumériste. La publicité
nous offre comme modèle l’homme unidimensionnel analysé
par Marcuse. Mieux, elle le constitue, elle le programme, elle «
formate » son cerveau en le décervelant !
Ce vaste conditionnement aboutit en effet à un mode unique
de pensée (c’est cela, une idéologie), à
un schéma mental d’appropriation du monde qui correspond
parfaitement à cette « consommation de signes »
dont parlait Baudrillard dès 1970. L’Occidental moyen
commence par consommer le produit comme un monde (à cinq
ans), et finit par consommer le monde comme un produit (à
l’âge « adulte »). Devant les choses, devant
les êtres, devant les événements, il trépigne
en vampire assoiffé. Il a besoin de sa dose, il a besoin
de sa drogue. Le matraquage publicitaire exacerbe en lui la pulsion
d’achat au point d’en faire une véritable pulsion
dévoratrice, en particulier face aux « informations
» et aux émissions télévisées
(qui sont d’ailleurs pensées comme des « produits
», par leurs responsables qui se disputent des « parts
de marché »). Ce qui peut le conduire jusqu’à
une tragique consommation de soi (cf. ces émissions où
s’allient le voyeurisme et l’exhibition, style Loft
Story). Car ce narcissisme éhonté a perdu tout ce
que pouvait avoir encore de positif la classique contemplation de
soi, en ce qu’elle pouvait mener à l’amour de
l’autre (« Chaque homme porte la forme entière
de l’humaine condition », Montaigne).
Dans cette perspective, la boulimie de produits, chez les consommateurs
surendettés ou les obèses « scotchés
» à leurs écrans, n’est que le cas très
particulier, symptomatique, de la grande bouffe occidentale qui
pille et gaspille les ressources du globe, et qui normalise tous
les humains et tout ce qui est humain pour mieux en digérer
l’absorption.
En vérité, l’idéologie de la
consommation dévore tout ce(ux) qu’elle touche.
Note. 1/ Les coupures de films par la publicité à
la télévision, qui se sont généralisés
en Europe sur le modèle américain, et qu’on
nomme à juste titre « saucissonnage », sont révélatrices
à cet égard. On peut douter en effet de leur efficacité
commerciale à court terme. Mais au plan idéologique,
en revanche, elles jouent pleinement leur rôle, qui est de
signifier rituellement au spectateur : « Attention, ne crois
pas que tu vas pouvoir t’évader impunément dans
la fiction : n’oublie pas que tu es consommateur, et que tu
dois le demeurer au moment même où tu pensais t’en
abstraire ».
* François Brune, membre de l’association Résistance
à l’Agression Publicitaire (53, rue Jean Moulin, 94300-Vincennes,
France et de « Casseurs de pub », a notamment écrit
Le Bonheur conforme, essai sur la normalisation publicitaire (Gallimard
(1985), « Les médias pensent comme moi ! », analyse
du discours anonyme (L’Harmattan, 1997), De l’Idéologie
aujourd’hui (Parangon, 2004), et Médiatiquement correct
! (Parangon, 2004). Il collabore au Monde Diplomatique et au journal
La Décroissance.
François Brune http://larbremigrateur-fb.blogspot.com
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