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La publicité, les vecteurs de l’idéologie
par François Brune

Origine : http://www.casseursdepub.net/index.php?menu=doc&sousmenu=vecteurs

François Brune http://larbremigrateur-fb.blogspot.com



Pour bien cerner la réalitéspécifique de l’idéologie publicitaire, il faut distinguer les diversesapproches qui se mêlent trop souvent dans le débat sur la publicité. On aainsi :

-le point de vue fonctionneldes agents du marketing (glorification des techniques utilisées, “ concepts” qui intimident les non-initiés, autolégitimation du système par lanovlangue que s’invente le système : cibles, études de marché, supports,sociostyles, etc.) ;

-le point de vue spontanédu “ consommateur ”, qui réagit au quotidien à telle ou telle campagne :plaisir (intérêt, désir), irritation (colère, scandale, distance lucide oucroyant l’être), bon sens du client en quête d’informations complémentaireset de tests comparatifs ;

-le point de vue de l’économiste,qui considère le système socio-économique globalement, prend de la hauteurpour paraître objectif, examine la publicité comme une instance régulatriceentre l’offre et la demande, situe sa place dans le P.N.B., la chiffre, établit des comparaisons, etc. Mais on notera que les données chiffrées de l’économiste,pour exactes qu’elles soient, légitiment souvent le phénomène publicitaireau nom du “ réalisme ” que doit manifester notre professionnel : le “ réalisme ” présuppose toujours que ce qui est ne peut être misen cause pour la seule raison que cela est. Ce qui cache déjà une position idéologique;

-le point de vue du citoyenhumaniste qui, au nom de la liberté et des valeurs fondamentales, manifeste uneconscience critique à l’égard de tout ce qui se fait et tout ce qui se ditautour de lui. Ce point de vue suppose qu’on observe lucidement l’ensemblede ce que nous disent les publicités, omniprésentes dans le champ social, etqu’on s’interroge sur le sens profond de ce que leur discours nous prescrit.

Là se situe l’idéologiepublicitaire. Elle englobe toutes les représentations que la publicité nousmet dans la tête ainsi que le “ mode d’emploi ” de l’existencequ’elle tend conséquemment à nous faire adopter. Cette idéologie agit parson contenu et par ses stratégies spécifiques. Explorons ici ses diversniveaux d’influence et les formes de sa domination.


Cinq niveaux d’influence

1/ La conduite d’achat

Chacun sait qu’unepublicité cherche à faire acheter ou consommer ; chacun se croit libre parcequ’il le sait. C’est en effet l’aspect le plus visible de son action,celui auquel il nous semble le plus facile de résister. Je choisis tellemarque, j’achète ou non ce produit, je préfère faire appel à cet organismede préférence à tel autre : je suis libre !

Cette apparente liberté duclient que je suis n’en couvre pas moins un premier niveau de conditionnement,c’est qu’on me dit sans cesse qu’il faut acheter. Ce rappel, que melancent les multiples signaux de la vie quotidienne (revues, courrier, affiches,spots, enseignes), est de plus ritualisé au fil des fêtes, foires et saisons.On jalonne ma vie de “ besoins ” d’achat ; on me répète qu’exister,c’est saliver. Je vis dans un monde de lèche-vitrines où ce sont lesvitrines qui me lèchent. “ Ça fait trois semaines que je n’ai rien acheté! ” déplore une consommatrice. “Prenez de l’avance sur les fêtes ”, clame un grand magasin dès le moisd’octobre. Ainsi se constitue au fond de nous une nouvelle instance psychique: la pulsion d’achat, instance première, normative, véritable impératif catégoriquede l’idéologie publicitaire.

2/ Le comportement de consommation

La liberté de choix est évidente,dit-on, puisque “ les marques se concurrencent ”. Certes. Mais leconsommateur voit-il qu’il ne choisit pas librement la nature de sesconsom-mations ? Ce dont nous croyons avoir besoin est le fruit d’unconditionnement commercial à base de mimétismes sociaux. J’hésite entre dixmarques de “ jeans ” : je ne mets pas en doute qu’il est bon, qu’il est beau, et tellement “ jeune ” d’adopter cette mode. J’ai le choix entremille et une boissons pétillantes et sucrées, mais je ne m’aperçois pas queje cède à l’impératif de boire, en été, pétillant et sucré. Idem pourles divers produits de beauté, dont l’ensemble persuade qu’il estindispensable d’user de crèmes de toutes sortes pour offrir un visagesocialement acceptable. L’usage rituel de produits de beauté fait croire quela beauté ne saurait être que produite (par le miracle de l’industrie). La liberté de choix cache ainsi l’obligation de choisir. Au niveau des produitspris isolément, les prescriptions d’achat se concurrencent, mais en revanche,au niveau des comportements de consommation, elles se renforcent. La grandemasse de publicités en faveur de l’alcool, du tabac ou de l’automobile,quoique concurrentielles, convergent pour préconiser leurs ivresses spécifiques: il faut fumer, boire et conduire. “ La promotion de l’usage, dit leprofesseur Got, porte en elle-même la promotion de l’abus. ” Et ces modesde consommation deviennent peu à peu des styles de vie censés incarner lebonheur moderne.

3/ Le modèle de bonheur

Toutes publicitésconfondues, depuis des décennies, l’idéologie publicitaire dresse à nosyeux, et à ceux des enfants, une représentation idéale du bonheur dans la “société de consommation ”. Résumons ce beau programme :

-il faut jouir : le plaisird’abord ! Le plaisir de consommer, de consommer tout de suite, de consommer égocentriquement(même si c’est avec d’autres). C’est le “ devoir de plaisir ”, quiexige la satisfaction de l’envie immédiate, matérielle, superficielle,extravertie ;

-il faut “ rêver ” et,plus précisément, rêver de consommations qui recèlent, par elles-mêmes, lesgrandes valeurs de la vie. Toutes les dimensions de l’être humain(l’intelligence, la santé, la beauté, l’amour, la convivialité, lagrandeur, l’engagement politique, voire révolutionnaire) étant réduites auxproduits qui les “ signifient ”, inutile de tenter de vivre ailleurs ;

-il faut “ croire ”,c’est-à-dire s’en remettre à la solution “ produit ”, quel que soit leproblème que l’on rencontre existentiellement ; le culte du produit-héros, célèbrédans toute publicité, s’étend naturellement du produit à ceux qui leproduisent : les industriels, les grands capitaines de l’économie libérale,les multinationales qui ne pensent qu’à vous assister, et dont l’essencedivine réside dans le nom, c’est-à-dire la Marque (Vous en rêviez, Tonyl’a fait) : la Marque devient alors pour beaucoup la seule identité, l’êtresocial par excellence -etl’illustration parfaite de l’aliénation, puisque le sujet, en la portant,se glorifie de sa servitude ;

-il faut tout consommer,collectivement, qu’il s’agisse de réalités ou de symboles, de choses de lanature ou de fruits de la culture. Sous le signe de la pulsion consommatrice, larhétorique publicitaire associe désir d’achat et pulsion sexuelle, soifd’information et dévoration d’événements, etc. La “ marchandisation ”du monde a l’avantage de tout transformer en produit consommable et jetable. Dèslors, la soumission à la consommation, la consoumission, permet de participerau vaste mouvement consensuel et euphorique de la modernité. Honte à quirefuserait de suivre notre fantastique époque de progrès, et tenterait de dégriserles drogués de la surconsommation en tirant la sonnette d’alarme écologiste...

La pauvreté de ce modèlepeut faire rire, mais ne doit pas nous dissimuler sa nocivité : il enferme eneffet le consommateur dans une frustration chronique (aucun produit ne peuttenir la promesse de ses signes), dans une course inassouvie à lasurconsommation tragique, dans une idée de soi qui est un leurre sur soi-même.Le fossé entre l’opium publicitaire et les réalités de la vie, lequelcommence dès l’enfance, entretient dans le grand public une sorte deschizophrénie collective, entre délire et sinistrose, grosse de déchirementspotentiels et de lendemains qui déchantent.

4/ Le modèle decommunication

La publicité se prétend“ communication ”. Or, la vraie communication suppose dialogue et paritédans l’échange. Ce coup de force sémantique est révélateur : toute idéologiefausse le sens des mots, pour égarer les gens. Car, en vérité, le discourspublicitaire est toujours à sens unique : il impose unilatéralement sonmessage public à des individus isolés. L’émetteur n’apparaît pas, sesinjonctions semblant venir le plus souvent de partout à la fois, anonymement.Le destinataire que nous sommes (appelé “ cible ”) n’a pas droit de réponse: si l’on peut acheter ou non, on ne peut pas répondre aux messagespublicitaires qui nous sont adressés au niveau idéologique qui est le leur. Lepublic, clandestinement radiographié par les études de marché, n’estabsolument pas considéré comme partenaire libre d’un dialogue égalitaire ;il est traité en troupeau fantasmant ; il est travaillé au niveau inconscient,au niveau réflexe ; et c’est tout juste si on lui offre, pour peaufiner sonconditionnement, les “ rationalisations a posteriori ” qui lui donnentl’illusion de choisir librement. Enfin, les publicitaires s’arrogent ledroit de “ communiquer ” sans prévenir, où bon leur semble, pour jouer del’effet de surprise et pénétrer par effraction dans le for intérieur dudestinataire (coupures de films, publicités clandestines, etc).

Or, les publicitaires ontfait croire à la plupart des responsables chargés de former positivement lescitoyens que leur modèle communicationnel était le type idéal d’éducationpopulaire ! Les publicités dites d’intérêt général, les campagneshumanitaires, les officines gouvernementales les mieux intentionnées (?), lesinstitutions “ respectables ”, en communi-quant de la sorte, croient “conscientiser ” les gens de façon efficace et “ moderne ”. En réalité,ce discours infantilise ceux qu’il prétend rendre conscients, en tentant deleur dicter des conduites-réflexes. On traite les citoyens en mineurs dans lafaçon même dont on les appelle à vivre en majeurs. Les politiciens à leurtour se sont massivement mis à pervertir leurs messages en recourant au modèlepublicitaire. Ainsi est né le marketing politique, avec toutes ses dérives,l’une d’elles étant l’emploi récent, à toutes les sauces, duqualificatif “ citoyen ”.

5/ Le mode de pensée

Dans le déroulementordinaire de son discours, la publicité recourt sans cesse aux sophismes del’image, falsifie le sens des mots, destructure l’ordre logique. Ce langage,dès le plus jeune âge, façonne ainsi des modes de pensée qui sont àl’opposé de la raison cartésienne. La règle publicitaire, qui oblige àfaire du produit un spectacle, conduit l’enfant à confondre l’image et lachose, le visible et le réel. Règne ensuite la culture de l’amalgame : lapublicité pratique cette rhétorique de l’association selon laquellen’importe quelle valeur peut être associée à n’importe quel produit (labeauté du sport par exemple à la célébration de boissons alcoolisées). Larythmique publicitaire (jingles, chocs et frissons), les montages chaotiques et “ déments ”, en tentant de happer au lieu de convaincre, en noussaisissant viscéralement pour contourner nos résistances conscientes, font prédominerles conduites-réflexes sur toute démarche réfléchie. En liaison avec la trépidationmédiatique et les oripeaux de la société de spectacle, c’est toute unerelation au monde fondée sur l’adhésion sensorielle et le refus de penserque tisse la publicité dans la “ conscience ” collective. Ce mode de pensée instaure, en réalité,le règne de l’impensé...

Le pire est ici qu’uncertain nombre de sociologues et autres gourous de la psychologie modernetrouvent cela très bien, et se réjouissent de voir enfin le cerveau retrouverles délices de l’irrationnel en cultivant son “ hémisphère droit ”.Moyennant quoi les générations occidentales se livrent sans remords à lacourse au fric et à la surconsommation, au nom de la modernité et de lamondialisation, sans préoccupation éthique, sans vouloir voir le lien entreles misères de la planète et les excès de leur train de vie, sans même seposer le problème de leur propre avenir que menacent des catastrophesenvironnementales. Mais c’est précisément là la visée de l’idéologiepublicitaire : entretenir l’irrationalité des foules consommatrices, pour lesempêcher de prendre conscience.


Le système de domination

Si ces traits du discourspublicitaire constituent bien une idéologie perverse et déshumanisante, laquestion est de savoir comment elle est parvenue à s’imposer. à l’analysequalitative de sa nature doit s’ajouter l’analyse quantitative de sapuissance, c’est-à-dire des formes extérieures de sa domination. Une idéologien’est vraiment aliénante que lorsqu’elle est dominante. Or, l’omniprésencede la publicité, son hypertrophie et les légitimations “ culturelles ”qu’elle s’est trouvées dans les médias ont fait de son idéologie depuisune vingtaine d’années bien plus qu’une philosophie dominante : un ordre,un ordre oppressif qui tente violemment de pénétrer et de façonner tous lesesprits.

A/ L’impérialismepublicitaire est patent, comme le montre l’essor des publicités à la télévisionfrançaise depuis I968 (voir encadré)

B/ La “ légitimation ”du système est allée de pair avec sa pénétration dans les journaux et médias,de sorte que peu de choses séparent maintenant l’idéologie médiatique,prise globalement, de l’idéologie publicitaire. Tout est annonce, tout est“ pub ” : tous les modèles d’existence désirables exposés dans les émissionstélévisées grand public s’apparentent au “ bonheur conforme ” programmé par les publicités. D’autre part,les diverses formes de parrainage des émissions, la pression des annonceurs quifinancent les médias, la banalisation du “ discours commercial ” sur toutesles chaînes ou presque, la célébration de la pub-culture et les rubriquesjournalistiques de connivence qui en suivent l’actualité, tout cela est faitpour rendre, aux yeux des téléspectateurs, l’univers publicitaireconsubstantiel de leur monde quotidien (cf. la rubrique de Télé 7 Jours : “Ces marques liées à votre vie ” ). Bref, “ normal ”.

C/ L’ordre de laconsommation règne d’autant mieux qu’il ne prend plus l’air de dominer.L’omniprésence quantitative du phénomène publicitaire entraîne en effet unchangement qualitatif dans sa façon d’imposer ses modèles : sa norme paraît“ normale ”. Elle ne dit plus d’un ton menaçant : “ Faites ainsi ”,mais tranquillement : “ Tout le monde fait comme cela ”. L’injonctionpublicitaire n’est plus : “ Voilà ce que tu dois être ”, mais elledevient : “ Voilà ce que tu es. ” Le mode indicatif se révèle dès lorsbeaucoup plus insidieux, plus oppressif, que le mode impératif. Il suffit queles mêmes consommations, les mêmes modèles d’existence, les mêmes “nouvelles mœurs ” se répandent dans le très partiel cadre médiatico-publicitairepour que la foule, aussitôt, les reçoive comme majoritaires, et donc devant êtresuivis. L’idéologie prend l’allure d’un nécessaire consensus démocratique.La banalisation devient véritablement la forme moderne de la normativité. Etles publicitaires, feignant d’observer comme normaux ces modèles qu’ils ontrépandus, viennent nous raconter qu’ils ne font que refléter la société !Pour peu que nous trouvions quelques différences entre les représentationsqu’ils nous donnent de nous-mêmes et ce que nous nous sentons appelés à être,ils prétendent alors qu’ils anticipent sur notre devenir. Il faudra donc nousconformer au miroir qu’ils nous donnent de notre modernité... Et nous nesommes pas les seuls à devoir suivre la voie de cette uniformisation : lespeuples du tiers-monde ne sauraient y échapper. Ce qu’on appellemondialisation n’est que l’extension à toute la planète de l’idéologiede la consommation, qui dévore tous ceux qu’elle touche.

La lutte antipublicitaireest un combat essentiellement idéologique.

F. B.

A lire de François Brune :Le Bonheur conforme, essai sur la normalisation publicitaire (Gallimard, 1985), “ Les Médias pensent comme moi ! ” (L’harmattan, 1997).