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La pub, nouveau visage du totalitarisme
par François Brune

Origine : http://www.casseursdepub.net/index.php?menu=doc&sousmenu=totali

François Brune http://larbremigrateur-fb.blogspot.com

Personne ne peut raisonnablementrécuser la réalité des agressions publicitaires.Mais oser parler de totalitarisme à propos de lapublicité, cela répugne à ceux qui ont entête quelque souvenir du nazisme ou du stalinisme. N'est-ce pasemployer un trop grand mot à propos de manipulations qui,quoique fréquentes, semblent aisément déjouables?

En vérité, lephénomène publicitaire ne consiste pas en une simplesomme d'annonces disparates : elle est un système. Et cesystème, si on l'observe bien, non seulement tend àoccuper la totalité du champ des activités humaines ausein de la Cité, mais encore prétend enfermer le toutde la vie des être humains - y compris ses aspects les plusimmatériels - dans la seule consommation. À ces deuxniveaux, celui de l'invasion quantitative et celui de lapénétration idéologique, la publicité estbien une entreprise totalitaire. Détaillons leprogramme.


-I- L'impérialismepublicitaire

Il s'agit de l'aspect le plus visible, duspectacle édifiant de cette Pieuvre publicitaire qui envahitnos belles démocraties1. Comme système :

La publicité envahit tout l'Espace: depuis l'invasion des villes et des campagnes par les panneauxjusqu'à la prolifération des spots sur lesécrans, avec ce droit ahurissant de couper les ¦uvres d'art etautres spectacles pour y insérer ses « messages »sans autre forme de procès (quel chef d'état sepermettrait cela ?). Elle nous piège dans tous les lieux, danstous nos transports, qu'ils soient publics (« transports encommun ») ou privés (transportsŠ amoureux !). En occupantl'ensemble de l'espace médiatique, devenu le « forum» de la cité moderne, elle asservit le champ proprementpolitique (« marketing » dit politique). Et cetenvahissement ne se réduit pas à la dimension nationale(cette vieille lune), il se déploie au niveau de laCité planétaire, aussi bien dans les pays les plusdémunis (tyrannie des Marques mondialisées jusque dansles bidonvilles du tiers monde) que dans les réseaux les plus« sophistiqués » de la modernité (parasitaged'internet, systèmes de surveillance àl'échelon-monde, etc.).

La publicité envahit tout le Temps: elle s'immisce dans la temporalité de la cité, defaçon à rythmer toute la vie collective sur le mode dela consommation. Anniversaires, fêtes et saisons,évènements réels ou factices luiobéissent désormais (« faire la fête"signifie" faites la foire »). Elle se saisit pareillement detous les âges de l'existence individuelle, du prénatalau post mortem : l'enfant (bébé MacDo), l'adolescent(couvert de marques), l'Homme avec ses moteurs, la Femme avec sesproduits (de beauté), la Ménagère et leVieillard (« Mourez, nous ferons le reste »). Lapublicité récupère, célèbre etmasque, en l'orchestrant, la grande fuite du temps, des pompesnuptiales aux pompes funèbres, sur fond de danse macabre (jepense ici à la fameuse valse de Chostakovitch, devenueŠdésespérante dans sa récupérationpublicitaire).

La publicité envahit latotalité de l'animal humain, elle en assiège tous lesaccès, qu'ils soient individuels ou collectifs : recherchesmentales et comportementales, corps et âme, psychologie desprofondeurs, analyses sociologiques ou socioculturelles («styles de vie »), approches « scientifiques » de lamémorisation, de la cérébralité ou de lasensorialité (« marketing sensoriel »), sondages etradiographie de l'animal collectif humain à des fins deconditionnement pavlovien, etc. Il s'agit d'une volonté desaisie intégrale de l'individu dans ce qu'il a d'anonyme,aussi bien que d'une captation totale de la masse consommatriceidentifiée à l'archétype individualiste del'homo consumans. Cette entreprise de réduction de chacun,ainsi réifié et conformé à la masse quilui ressemble, permettra dans un second temps de le discipliner commemembre du troupeau. Sous des formes plus douces, plus clandestines,et donc plus insidieuses, ce processus ne présente aucunedifférence avec les procédés de normalisationqui caractérisaient les totalitarismes du xxesiècle.

Cette entreprise totalitaire, qui s'estinstallée progressivement depuis une trentainesd'années, de façon quasi irréversible, manifestedans sa progression même son caractèreimpérialiste. La « pieuvre publicitaire » aeffectivement installé son réseau tentaculaire danstous les secteurs, en se parant mensongèrement du terme de« communication », et en gangrenant de son espritmercantile tous les organismes au service desquels elle aprétendu se mettre. Un milliardaire résolu peuts'offrir une démocratie à coups d'achats d'espace, depouvoir médiatique et de marketing politique. Les institutionshumanitaires ont légitimé ces pratiques en donnant dansle « charity business »..

Mais cet aspect visible,extérieur, institutionnel du totalitarisme publicitaire couvrelui-même une visée plus profonde, intérieure etqualitative, idéologique en un mot, qui est de réduirela totalité de l'être humain à la seule dimensionde la consommation.


-II- Un homme unidimensionnel pour unordre nouveau.

L'idéologie de la consommationest à la fois réductrice et totalitaire:

- elle réduit toute l'existence del'homme à la consommation ;

- elle lui fait croire que toutes lesdimensions de la vie peuvent se vivre à ce seul niveau. Vasteleurre ! Ce programme est très précisément celuique décrit Marcuse dans son essai prophétique, L'Hommeunidimensionnel. Dans mes propres analyses du Bonheur conforme, jen'ai fait que constater ce qu'il annonçait. Le paradoxe, et lagrande illusion, c'est que le système publicitaire «intègre », sous forme de signes associés auxproduits, les valeurs éthiques et politiques qui lui sontprécisément contraires : liberté, amour,intelligence, spiritualité, grandeur, héroïsme,santé morale, nature idyllique,égalité/fraternité, beauté,vérité, citoyenneté, engagement politique, etmême révolutionnaire, etc. Mais tout celaŠ àcondition d'acheter : hors de la consommation, point de salut. Ainsi,loin de promouvoir réellement ces valeurs, la publicitéles galvaude. Toute valorisation des produits est ipso factodévalorisation des valeurs. Seuls s'y trompent les naïfs(?) qui croient ou font croire à la « moralité» du système, en déclarant que celui-ci offre auxgens une « consommation des biens immatériels » dontils ont aussi besoin. Disent-ilsŠ

Cette rhétorique rend inattaquablele nouvel ordre économique qui préside à la« société de consommation ». Lapublicité la présente comme dépositaire de latotalité de la vie (« La vie. La vraie »), et c'estbien en cela qu'elle est, dans son essence, totalitaire : on trouve« tout » en elle, y compris son contraire apparent,puisqu'elle désamorce les tentatives de rébellion enrécupérant les valeurs qui les suscitent. Impossibled'échapper à l'ordre extérieur qui règnedans la cité dès lors que celui-ci établit aussidans les têtes sa clôture absolue. C'estl'éternelle leçon du totalitarisme, qu'il soit nazi,stalinien ou capitaliste libéral. C'était laleçon du Meilleur des mondes, comme celle de 1984("L'orthodoxie, c'est l'inconscience"). À ce sujet, quatreremarques s'imposent :

- Première remarque: la puissance du conditionnementpublicitaire est directement liée à l'illusion deliberté absolue qu'il donne aux consommateursalléchés. C'est le piège du « tout, tout desuite ». Pour tout avoir, il faut se précipiterimmédiatement, faute de quoi l'on manque la totalitéespérée. Puis, au fil des achats, on devient «accro » de ce mirage. Ainsi, on s'habitue à se soumettredans la mesure même où l'on rêve d'omnipotence. Etce qui en résulte, à la longue, c'est le réflexede soumissionŠ Aussi le « fascisme de marché » secontente-t-il d'instiller journellement cette soumission à laconsommation (cette consoumission !) à travers lesévidences-réflexes d'un discours anonyme qui noussusurre : « Il me faut cet objet » ; « Untel n'amême pas tel produit chez lui ! » ; « Je puism'offrir cela, donc j'en ai besoin ; j'en ai d'ailleurs besoin pourme prouver que je puis me l'offrir » ; « Je dois absolumentaller voir ce spectacle dont on parleŠ quoi, tu ne l'as pas encore vu? », etc.

- Deuxième remarque: la « normalisation »s'effectue par le biais de ce qui est normal. Les « il faut» trop sonores, les péremptoires injonctions de jadis,font place aux « il est bien normal de », « chacun, denos jours, fait ainsi », « tout le monde agit, rêve,désire, aime comme cela ». La publicité nousdécrit tels-que-nous-sommes-si-nous-sommes-« normaux» (c'est le sens même du slogan « Deviens ce que tues » : on ne fait que te révéler le moded'être qui est ta nature). Ce mode indicatif est pluscontraignant que le mode impératif dans la mesure oùl'on ne peut pas se distancier de ses ordres. Qui plus est, cettenormalité est commune à tous : la collectivitésemble s'y être déjà pliée. Lesmodèles de consommation deviennent alors d'autant pluscoercitifs qu'ils sont supposés massivement répandus.Les conduites normatives étalées dans lespublicités sont relayées par les journaux et les films,par les émissions télévisées oùles vedettes viennent afficher leurs modes de vie privés etpublics, par la rhétorique dominante qui dit sans cesseà chacun qu'être de son époque est la seulefaçon de vivre authentiquement. Si bien que le citoyen estsommé en permanence de mimer pour exister, de mimer ce qu'onlui a déclaré être sa vraie nature, sonidentité standard, s'il est vraiment normal. Il doitd'ailleurs mimer aussi les marchands et les publicitaires, puisqu'onlui apprend partout que tout se vend/tout s'achète, qu'il doitse vendre lui-même, qu'il doit donc se vivre lui-mêmecomme produit. Chacun doit à la fois se consommer et s'offrirà la consommation des autres, en exhibant les signes(publicitaires) de la normalité dont il est porteur.. Vasteprogramme !

- Troisième remarque: ce mimegénéralisé, cette normalisation consensuelle sefondent principalement sur la peur de paraître anormal. Pourbien « normaliser », la publicité cultive chez sesvictimes à la fois l'illusion de la différence et lapeur de la singularité (baptisée archaïsme). Dansla peine comme dans le bonheur, mais surtout dans le bonheur. Dans lemoindre de ses modes de vie, le citoyen se sent exister sous leregard d'une collectivité déjànormalisée, parfaitement convaincue, voire menaçante.Il n'y a pas besoin de « Big Brother » officiel, puisquetous les consommateurs sont appelés à se faire les« bigs brothers » les uns des autres, s'inspectantmutuellement pour voir s'ils sont bien dans la norme. En particulierdans les pratiques festives (on a parlé à ce sujet dedisneylandisation du monde). Dans cette surveillance mutuellegénéralisée, chaque terrorisé ne manquepas d'être terrorisant, à l'instar des « citoyens» de 1984. La réaction des gens normaux, lorsqu'on met encause les rites d'achat à l'époque des «fêtes » et la débauche de dépenses quis'ensuit, est éloquente à ce sujet. Le refus de lasurconsommation est aussitôt taxé de jansénisme.Les publicitaires encouragent cette attitude qui consiste, au lieu dedébattre, à discréditer les opposants, les nonconformes, en dressant d'eux une image caricaturale (le «publiphobe » puritain, mal dans sa peau et dans son temps).Comme le dit Paul Ariès, l'ordre publicitaire psychiatrise lesdissidents, comme tout système totalitaire.

- Quatrième remarque: dans la logique de ce quiprécède, le triomphe du système publicitaire estdonc de transformer ses victimes en bourreaux. Comme toutsystème totalitaire, là encore. Les plusaliénés à l'idéologie de la consommationsont aussi les plus acharnés à la défendre pourpréserver leur illusion de liberté. À ladéfendre en attaquant. Au niveau collectif, le désir des'installer dans le confort majoritaire se mue vite enintolérance majoritaire à l'égard desempêcheurs de tourner en rond. Mais il y a davantage. Laconsommation ne propose pas seulement la jouissance soumise dansl'illusion de la liberté : elle flatte aussi sans cesse ledésir de pouvoir et de supériorité sociale (parl'appropriation), parfois de façon brutale (1).Méditons ce discours inavoué : « Je consomme, doncje suis. Je consomme davantage que les autres, donc je suis plusqu'eux. Tu ne possèdes pas, donc tu n'existes pas. Moi, jepossède et je consomme, donc j'existe plus que toi. Il fautque tu consommes comme moi, mais moins que moi, pour que je me sentefort d'un bonheur supérieur au tien. Vive les démunis,dont le spectacle me prouve bien que je suis un nanti. Je me sensd'autant plus exister dans l'acte de consommer que j'écrasepar mes moyens d'existence ceux qui n'ont pas les mêmes moyensque moi. » Lorsqu'un grand nombre d'individus esclaves dusystème finissent par être pénétrésde ce discours, ils forment une majorité terrorisante. Unregroupement de dominés au service de l'idéologiedominante. On voit dès lors que le système publicitairequi travaille à cet objectif n'est pas seulement violent : ilrend violents ceux qu'il a séduits. Chaque victime setransforme en bourreau chaque fois qu'elle a besoin de compenser laperte de sa liberté par l'exercice de ce pseudo-pouvoir.L'aboutissement de cette normalisation, c'est de rendre totalitairesà leur tour les agrégats d'individus qu'elle asubjugués : du haut de leurs marques, ils se glorifient deleur servitude en la prenant pour une supériorité. Etgare à ceux qui s'aviseraient de leur révéler latragi-comédie qu'ils se jouent à eux-mêmes.

Tel est l'ordre qu'instaure, depuis lefor intérieur du citoyen jusqu'au c¦ur de la Cité, lesystème publicitaire au service de la dictature desfinanciers..

François Brune

François Brune http://larbremigrateur-fb.blogspot.com


Note : 1/ Une publicité pour téléphoneportable, parue en décembre 2001, affiche littéralementla domination promise au consommateur. Une impérieuse jeunefemme (¦il malicieux/séducteur, bouche en c¦ur auxlèvres très « rouge baiser ») déclaresimplement : « Je le veux. Je me l'offre. »Immédiateté du pouvoir et de sa satisfaction : tel estle bon plaisir de l'acheteuse. Trois remarques sur cetéloquent schéma, si souventréitéré :

- quiconque n'a pas les moyens d'acheterse voit aussitôt éliminé de la course,renvoyé à son statut d'indigent qui ne peut s'offrirl'accès à la modernité, symbolisée parcet objet ; l'héroïne manifeste une arrogance de classequi néantise socialement le non-consommateur ;

- notre séductrice s'approprie unportable : c'était l'objet de son désir (« je leveux »), et elle s'attribue le droit de le satisfaireimmédiatement, du seul fait qu'elle en a les moyens ; mais,bien entendu, l'ambiguïté de la mise en scèneévoque, en l'inversant, le schéma classique du machoqui affirme son droit de possession sur tout « objet »qu'il désire (je la veux, je me l'offre : par la force ou parl'argent, ou tout bonnement par la puissance de l'argent) ; c'est auschéma d'une violence sexiste permise qu'il est icisubrepticement référé, comme pour pimenterl'achat d'une légitime transgression : la pulsion porte enelle-même le droit de se satisfaire dans l'instant, qu'ellesoit pulsion d'achat ou pulsion sexuelle, les deux s'associant deplus en plus pour ne former qu'une seule et même pulsionconsommatrice ;

- du même coup, c'est la tyranniedu consommateur, autorisé à dominer le monde par lemoyen de l'argent-roi, qui est instituée. Touts'achète, tout se consomme. On en a le droit par le seul faitqu'on en a les moyens. Du tourisme sexuel à l'exploitation desenfants, le « je le veux/je me l'offre » apparaîtcomme la manifestation la plus cynique du droit de l'homme àécraser son semblable, à en faire l'instrument de sonbon plaisir. La publicité flatte notre vocation totalitaireà devenir des potentats qui dévorent une planèteà consommer.