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Origine : http://www.monde-diplomatique.fr/2004/09/BRUNE/11449?var_recherche=brune
François Brune http://larbremigrateur-fb.blogspot.com
Ce fut un vrai branle-bas de combat, au sein de la France publicitaire,
en 1999-2000. La Suède, en effet, qui devait présider
l’Union européenne au cours du premier semestre 2001,
envisageait de faire adopter par l’Europe sa propre législation
concernant les enfants et la publicité télévisée.
Un nouveau stalinisme, venu du froid, menaçait donc tout
à la fois les intérêts des annonceurs, la créativité
des publicitaires et la liberté... de l’enfance !
Immédiatement, les bien-pensants de la consommation agitèrent
le chiffon rouge face au péril imminent. « Privé
de pub ! », titra Stratégies, comme s’il s’agissait
d’une punition (1). A-t-on le droit, reprit un publicitaire
dans Libération, de « priver les enfants des publicités
qui les concernent (2) » ? Dans ses pages « économie
», Le Figaro sonna l’alarme avec ce titre délicieusement
amphibologique : « La pub pour les enfants en danger »
; et de fulminer contre le « jusqu’au-boutisme suédois
(3) ». Télérama enfin, présentant la
Suède comme un pays « traditionnellement ultraprotecteur
» en matière de jeunesse (trois termes éminemment
positifs !), cita un professionnel qui dit tout en trois points
: « Restreindre ou interdire la pub, pour et avec les enfants,
serait inutile, anti-économique et contraire à l’esprit
français (4). »
Le cas suédois, fort éloigné de « l’esprit
français », est effectivement consternant. Ces gens
imaginent, chose étrange, que la protection des plus jeunes
est nécessaire à leur liberté : « C’est
seulement lorsque les enfants ont l’âge de comprendre
les objectifs cachés de la publicité qu’il est
souhaitable de les y exposer », déclare Mme Marita
Ulvskog, ministre de la culture (5). Laisser faire les marchands
serait, selon le Conseil suédois de la consommation, «
contraire aux valeurs démocratiques ».
Des responsables estiment que « les enfants ont droit à
des zones protégées », comme si ces derniers
ne naissaient pas avec les anticorps nécessaires pour se
défendre des pressions commerciales. Les autorités
osent constater que les chères têtes blondes ne distinguent
pas bien les « pubs » des autres émissions et
vont jusqu’à « vouloir consommer les produits
présentés », ce qui engendrerait des conflits
familiaux. Même la Fédération suédoise
de la publicité concède qu’il ne faut pas susciter,
chez les enfants, « inconscients de ce qu’il est raisonnable
de souhaiter », des « envies qu’ils ne peuvent
assouvir qu’en harcelant leurs parents ». Ils sont fous,
ces Suédois !
Pour tempérer ce harcèlement familial, né
du harcèlement publicitaire, la Suède a donc réglementé
:
– sont bannies de la télévision toutes les
publicités visant les moins de 12 ans (jouets, vêtements,
aliments) ;
– des publicités destinées aux adultes ne peuvent
en aucun cas suivre ou précéder immédiatement
les émissions pour enfants ;
– dans le contenu même des spots publicitaires, il
est interdit de faire figurer des personnes ou personnages jouant
un rôle de premier plan dans les émissions enfantines
(animateurs, héros de feuilletons), ou de mettre en scène
des enfants acteurs. Le simple recours à des éléments
thématiques renvoyant à l’enfance (voix, rires,
etc.) est également proscrit, le législateur sachant
combien cet âge est sensible aux appels à l’identification.
Dressage du sujet-consommateur
Voilà donc une législation claire et précise,
dont le bon sens sidère d’autant plus les intégristes
du libéralisme qu’elle a l’approbation du peuple
souverain (6). D’après une enquête menée
en 2001 par le Conseil suédois de la consommation, 88 % des
Suédois étaient favorables à ces dispositions,
82 % désirant même les voir étendues aux autres
médias ! Les émissions qui ont pour objet d’éduquer
à la consommation restant très populaires, rien n’annonçait
donc un fléchissement du pays face aux lobbies qui ne désarmaient
pas (7).
C’est justement pour contrer ces lobbies que la Suède
a été conduite à vouloir faire adopter par
l’Europe sa propre législation. Elle s’estimait
en état de légitime défense. D’une part
parce que, à tous les niveaux, la pression commerciale sur
les enfants ne cessait de s’intensifier. D’autre part,
et surtout, parce qu’une chaîne commerciale située
en Angleterre, TV3, lançait des émissions enfantines
en langue suédoise avec force publicités, bravant
la réglementation du pays sous prétexte qu’elle
émettait depuis un territoire étranger.
Autorisé par la directive européenne Télévision
sans frontières au nom de la sacro-sainte concurrence, cet
exemple fut bientôt suivi par d’autres chaînes
privées tombant du ciel satellisé. C’était
donc la directive européenne qu’il fallait réviser,
pour assurer la liberté d’éduquer qu’est
en droit d’exercer toute communauté nationale sur ses
propres générations.
Comme on s’en doute, la tentative suédoise n’a
pas abouti. Il est vrai qu’elle a engendré, entre 2001
et 2004, des débats utiles. Mais si la Commission européenne
a précisé l’interprétation de la directive
Télévision sans frontières, c’est surtout
pour renforcer la sécurité juridique de la publicité
télévisée. Elle ne rappelle qu’il convient
de prémunir les téléspectateurs de «
toute publicité excessive » que pour mieux garantir
les droits des professionnels de la communication et faciliter «
la promotion de la diversité culturelle et de la compétitivité
de l’industrie européenne des programmes audiovisuels
(8) ». Bref, si chaque pays peut édicter pour ses chaînes
nationales des normes plus strictes, il lui est interdit de réglementer
les émissions et les publicités venues des ondes étrangères.
Concernant l’espace médiatico-publicitaire, les Etats
ne sont plus vraiment maîtres dans leur propre cité.
L’exemple de la Suède montre, il est vrai, qu’une
nation peut encore, si elle en a la volonté politique, freiner
sur son propre territoire cette même logique publicitaire
devant laquelle abdique l’Etat français. Malheureusement,
il confirme aussi que l’Union européenne, jouant de
la « libre circulation des biens et services », représente
une formidable machine à contourner les législations
nationales. Interdire la publicité, disent nos libéraux,
serait une entrave à « la libre circulation des produits
pour lesquels cette publicité est faite » ! Et voilà
comment le droit de protéger les enfants des agressions publicitaires
doit s’incliner devant la « liberté » des
agresseurs qui les désignent précisément comme
« cibles ».
Or les plus jeunes ne sont pas simplement des cibles ponctuelles
que telle ou telle campagne incite à des achats particuliers.
On sait qu’au-delà des « parts de marché
» qu’ils représentent à court terme, les
enfants sont pour les firmes de futurs clients à fidéliser
à tout prix : « Vos parts de marché grandissent
avec lui », claironnent à l’adresse des annonceurs
les spécialistes du « baby marketing », photo
de bébé à l’appui, émaillée
de la légende : « Votre meilleur vendeur (9). »
Mais surtout, la dimension de ce conditionnement pavlovien dépasse
largement les stratégies commerciales prises isolément.
La visée profonde du « système-pub » est
d’inculquer aux futurs citoyens l’idéologie de
la consommation, cette autre face indispensable de la « marchandisation
du monde ».
Conduites de consommation, styles de vie, modes de pensée
: c’est un modèle uniforme d’individus illusoirement
libres que façonnent chez les petits et grands enfants ces
publicités qui rythment l’espace médiatique.
Dressage du sujet-consommateur, focalisé sur le mythe du
produit salvateur, qui doit doper son existence de jouissance et
de puissance. Schéma d’absorption des choses de la
vie et du monde, qu’il faut « croquer à pleines
dents », à commencer par les fleurons de l’industrie
audiovisuelle (films, feuilletons, émissions « grand
public », albums, stars à la mode, etc.). Légitimation
d’une violence des pulsions, nommées « envies
», et bientôt érigées en « droits
de consommer » que de jeunes tyrans imposeront à leurs
proches (l’Association des instituts de rééducation
dénonce déjà « les publicités
dans lesquelles les enfants sont mis en position de toute-puissance
à l’égard de leurs parents »). Impératif
d’une permanente exhibition de soi, l’« identité
» ne consistant plus qu’en des signes extérieurs
– publicitaires, sportifs ou religieux – par lesquels
chacun croit distinguer son « moi je » des autres. Modèle
enfin d’un devenir sans cesse en mutation, impossible à
maîtriser au sein d’un « monde qui bouge »,
qui oblige à « changer pour changer » au gré
des modes et des événements médiatiques, et
engendre une soumission chronique au groupe (jeune ou moins jeune),
supposé lui-même toujours en mouvement...
Cette empreinte idéologique est aux antipodes de la formation
critique du citoyen. On comprend dès lors qu’ayant
réussi à circonvenir les médias le système
publicitaire s’en soit pris à l’école,
ultime sanctuaire d’une résistance possible.
Là encore, dès 1998, la Commission européenne
avait frayé la voie en faisant établir, par le consultant
spécialisé GMV Conseils, un rapport dont la conclusion
vante les avantages « matériels mais aussi pédagogiques
» du marketing à l’école : « D’une
part, la pénétration du marketing à l’école
ouvre celle-ci au monde de l’entreprise et aux réalités
de la vie et de la société ; et, d’autre part,
elle permet d’éduquer les élèves aux
questions de consommation en général et aux techniques
publicitaires en particulier. »
Si la publicité a d’abord agi « masquée
dans les écoles (10) », il est clair qu’elle
a maintenant jeté le masque, dans le sillage du laisser-faire
européen. La « pensée de marché »
entre enfin dans l’éducation (11). L’usage des
« mallettes pédagogiques », offertes ou sponsorisées
par de grandes marques, se généralise : des multinationales
de l’alimentation, de l’informatique, de l’automobile
assaillent les enseignants de leur dévouement citoyen, en
leur expliquant comment disposer les enfants à mieux manger,
mieux calculer ou mieux conduire (12).
Simultanément, des partenariats se sont multipliés
en vue de faire connaître et de faire aimer aux élèves
la très fameuse « vie de l’entreprise »,
à laquelle seuls les chômeurs auront la chance d’échapper.
Si bien qu’en mars 2001 le ministère établissait
un code de bonne conduite des interventions des entreprises en milieu
scolaire qui, élargissant le vieux principe de « neutralité
scolaire » au concept innovant de « neutralité
commerciale », autorisait les établissements scolaires
à se trouver des partenaires et les partenaires à
faire apparaître leurs marques (« discrètement
», certes) sur leurs documents. Et les bonnes âmes d’alléguer
le sempiternel sophisme de l’immersion : la pub est «
dans la vie » ; or l’école ne doit pas être
« en dehors de la vie » ; donc la pub doit entrer dans
les écoles. Et voici le loup invité dans la bergerie,
pour faire admirer sa denture aux moutons.
Les dérives ont été immédiates. Sous
les auspices de M. Jack Lang, par exemple, le ministère de
l’éducation nationale s’est adressé à
une marque de vêtements pour stopper la violence à
l’école (13). Lancé avant même la circulaire
officielle, un jeu boursier, les « Masters de l’économie
», qui entraîne les élèves à gérer
un portefeuille fictif de 40 000 euros, sévit depuis trois
ans (14). Ainsi forme-t-on les meilleurs esprits, futurs «
managers », à devenir les « maîtres »
des moins doués, futurs consommateurs.
D’un côté, on cautionne la culture de la consommation,
de l’autre, on célèbre les vertus de l’actionnariat.
Et voici les jeunes subtilement préparés au destin
économico-social qu’ils sont appelés à
choisir « librement », et qu’on baptise parfois,
si judicieusement, « projet personnel »...
En suède, la publicité à destination des enfants
est strictement encadrée et même totalement interdite
à la télévision. Le gouvernement entend, avec
l’appui de l’opinion publique, protéger les jeunes
des pressions commerciales. Toutefois, il demeure isolé en
Europe où la Commission tente de limiter le poids des législations
nationales. En France, les députés ont renoncé
à toute intervention, même dans le domaine alimentaire.
François Brune.
François Brune http://larbremigrateur-fb.blogspot.com
(1) Stratégies, Issy-les-Moulineaux, 8 octobre 1999.
(2) Libération, 17 juillet 2000. L’expression «
qui les concernent » maquille le matraquage publicitaire en
« droit d’être informé » !
(3) Le Figaro, 7 septembre 1999.
(4) Télérama, 12 avril 2000. Notons qu’on emploie
toujours l’expression « pub pour les enfants »,
mais jamais « contre ».
(5) AFP, 12 février 2001.
(6) Ces informations, et plusieurs de celles qui suivent, figurent
dans un article d’Ingrid Jacobsson, publié en juin
2002 par l’Institut suédois sur son site.
(7) Parmi ces lobbies se trouve l’Association des annonceurs,
concurrente de la Fédération suédoise de la
publicité, qui prône la déréglementation
et l’autorégulation de la production publicitaire.
(8) Précisions apportées par la Commission européenne,
le 23 avril 2004.
(9) Stratégies, 19 janvier 2001, p. 57. Selon les gens du
métier, l’enfant influencerait près de la moitié
des achats familiaux.
(10) Libération, 22 février 1996.
(11) Lire l’enquête de Nico Hirtt, Les Nouveaux Maîtres
de l’école. L’enseignement européen sous
la coupe des marchés, EPO, 2003.
(12) Paul Ariès, auteur de Putain de ta marque ! (Golias,
2003), dresse un tableau impressionnant de cette pénétration
et de ses « bavures » dans la Lettre de Casseurs de
pub, n° 17, Lyon, www.casseursdepub.org
(13) Sur les tee-shirts Morgan (vendus 100 F) était imprimé
le slogan : « Le respect, ça change l’école
».
(14) Dénoncé notamment par l’Association des
professeurs de sciences économiques et sociales, et par le
mouvement Attac, ce jeu-concours illégal fait actuellement
l’objet d’un procès intenté par un professeur
de philosophie, Gilbert Molinier. Voir le site www.molinier.org
LE MONDE DIPLOMATIQUE septembre 2004
http://www.monde-diplomatique.fr/2004/09/BRUNE/11449
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