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La nécessaire réglementation de la publicité
De l’enfant-roi à l’enfant-proie
Par François Brune
Auteur du Bonheur conforme (Gallimard, 1985) et de De l’idéologie, aujourd’hui
(Parangon, 2004, édition revue et augmentée en septembre 2005).
Le Monde diplomatique septembre 2004


Origine : http://www.monde-diplomatique.fr/2004/09/BRUNE/11449?var_recherche=brune

François Brune http://larbremigrateur-fb.blogspot.com

Ce fut un vrai branle-bas de combat, au sein de la France publicitaire, en 1999-2000. La Suède, en effet, qui devait présider l’Union européenne au cours du premier semestre 2001, envisageait de faire adopter par l’Europe sa propre législation concernant les enfants et la publicité télévisée. Un nouveau stalinisme, venu du froid, menaçait donc tout à la fois les intérêts des annonceurs, la créativité des publicitaires et la liberté... de l’enfance !

Immédiatement, les bien-pensants de la consommation agitèrent le chiffon rouge face au péril imminent. « Privé de pub ! », titra Stratégies, comme s’il s’agissait d’une punition (1). A-t-on le droit, reprit un publicitaire dans Libération, de « priver les enfants des publicités qui les concernent (2) » ? Dans ses pages « économie », Le Figaro sonna l’alarme avec ce titre délicieusement amphibologique : « La pub pour les enfants en danger » ; et de fulminer contre le « jusqu’au-boutisme suédois (3) ». Télérama enfin, présentant la Suède comme un pays « traditionnellement ultraprotecteur » en matière de jeunesse (trois termes éminemment positifs !), cita un professionnel qui dit tout en trois points : « Restreindre ou interdire la pub, pour et avec les enfants, serait inutile, anti-économique et contraire à l’esprit français (4). »

Le cas suédois, fort éloigné de « l’esprit français », est effectivement consternant. Ces gens imaginent, chose étrange, que la protection des plus jeunes est nécessaire à leur liberté : « C’est seulement lorsque les enfants ont l’âge de comprendre les objectifs cachés de la publicité qu’il est souhaitable de les y exposer », déclare Mme Marita Ulvskog, ministre de la culture (5). Laisser faire les marchands serait, selon le Conseil suédois de la consommation, « contraire aux valeurs démocratiques ».

Des responsables estiment que « les enfants ont droit à des zones protégées », comme si ces derniers ne naissaient pas avec les anticorps nécessaires pour se défendre des pressions commerciales. Les autorités osent constater que les chères têtes blondes ne distinguent pas bien les « pubs » des autres émissions et vont jusqu’à « vouloir consommer les produits présentés », ce qui engendrerait des conflits familiaux. Même la Fédération suédoise de la publicité concède qu’il ne faut pas susciter, chez les enfants, « inconscients de ce qu’il est raisonnable de souhaiter », des « envies qu’ils ne peuvent assouvir qu’en harcelant leurs parents ». Ils sont fous, ces Suédois !

Pour tempérer ce harcèlement familial, né du harcèlement publicitaire, la Suède a donc réglementé :

– sont bannies de la télévision toutes les publicités visant les moins de 12 ans (jouets, vêtements, aliments) ;

– des publicités destinées aux adultes ne peuvent en aucun cas suivre ou précéder immédiatement les émissions pour enfants ;

– dans le contenu même des spots publicitaires, il est interdit de faire figurer des personnes ou personnages jouant un rôle de premier plan dans les émissions enfantines (animateurs, héros de feuilletons), ou de mettre en scène des enfants acteurs. Le simple recours à des éléments thématiques renvoyant à l’enfance (voix, rires, etc.) est également proscrit, le législateur sachant combien cet âge est sensible aux appels à l’identification.
Dressage du sujet-consommateur

Voilà donc une législation claire et précise, dont le bon sens sidère d’autant plus les intégristes du libéralisme qu’elle a l’approbation du peuple souverain (6). D’après une enquête menée en 2001 par le Conseil suédois de la consommation, 88 % des Suédois étaient favorables à ces dispositions, 82 % désirant même les voir étendues aux autres médias ! Les émissions qui ont pour objet d’éduquer à la consommation restant très populaires, rien n’annonçait donc un fléchissement du pays face aux lobbies qui ne désarmaient pas (7).

C’est justement pour contrer ces lobbies que la Suède a été conduite à vouloir faire adopter par l’Europe sa propre législation. Elle s’estimait en état de légitime défense. D’une part parce que, à tous les niveaux, la pression commerciale sur les enfants ne cessait de s’intensifier. D’autre part, et surtout, parce qu’une chaîne commerciale située en Angleterre, TV3, lançait des émissions enfantines en langue suédoise avec force publicités, bravant la réglementation du pays sous prétexte qu’elle émettait depuis un territoire étranger.

Autorisé par la directive européenne Télévision sans frontières au nom de la sacro-sainte concurrence, cet exemple fut bientôt suivi par d’autres chaînes privées tombant du ciel satellisé. C’était donc la directive européenne qu’il fallait réviser, pour assurer la liberté d’éduquer qu’est en droit d’exercer toute communauté nationale sur ses propres générations.

Comme on s’en doute, la tentative suédoise n’a pas abouti. Il est vrai qu’elle a engendré, entre 2001 et 2004, des débats utiles. Mais si la Commission européenne a précisé l’interprétation de la directive Télévision sans frontières, c’est surtout pour renforcer la sécurité juridique de la publicité télévisée. Elle ne rappelle qu’il convient de prémunir les téléspectateurs de « toute publicité excessive » que pour mieux garantir les droits des professionnels de la communication et faciliter « la promotion de la diversité culturelle et de la compétitivité de l’industrie européenne des programmes audiovisuels (8) ». Bref, si chaque pays peut édicter pour ses chaînes nationales des normes plus strictes, il lui est interdit de réglementer les émissions et les publicités venues des ondes étrangères. Concernant l’espace médiatico-publicitaire, les Etats ne sont plus vraiment maîtres dans leur propre cité.

L’exemple de la Suède montre, il est vrai, qu’une nation peut encore, si elle en a la volonté politique, freiner sur son propre territoire cette même logique publicitaire devant laquelle abdique l’Etat français. Malheureusement, il confirme aussi que l’Union européenne, jouant de la « libre circulation des biens et services », représente une formidable machine à contourner les législations nationales. Interdire la publicité, disent nos libéraux, serait une entrave à « la libre circulation des produits pour lesquels cette publicité est faite » ! Et voilà comment le droit de protéger les enfants des agressions publicitaires doit s’incliner devant la « liberté » des agresseurs qui les désignent précisément comme « cibles ».

Or les plus jeunes ne sont pas simplement des cibles ponctuelles que telle ou telle campagne incite à des achats particuliers. On sait qu’au-delà des « parts de marché » qu’ils représentent à court terme, les enfants sont pour les firmes de futurs clients à fidéliser à tout prix : « Vos parts de marché grandissent avec lui », claironnent à l’adresse des annonceurs les spécialistes du « baby marketing », photo de bébé à l’appui, émaillée de la légende : « Votre meilleur vendeur (9). » Mais surtout, la dimension de ce conditionnement pavlovien dépasse largement les stratégies commerciales prises isolément. La visée profonde du « système-pub » est d’inculquer aux futurs citoyens l’idéologie de la consommation, cette autre face indispensable de la « marchandisation du monde ».

Conduites de consommation, styles de vie, modes de pensée : c’est un modèle uniforme d’individus illusoirement libres que façonnent chez les petits et grands enfants ces publicités qui rythment l’espace médiatique. Dressage du sujet-consommateur, focalisé sur le mythe du produit salvateur, qui doit doper son existence de jouissance et de puissance. Schéma d’absorption des choses de la vie et du monde, qu’il faut « croquer à pleines dents », à commencer par les fleurons de l’industrie audiovisuelle (films, feuilletons, émissions « grand public », albums, stars à la mode, etc.). Légitimation d’une violence des pulsions, nommées « envies », et bientôt érigées en « droits de consommer » que de jeunes tyrans imposeront à leurs proches (l’Association des instituts de rééducation dénonce déjà « les publicités dans lesquelles les enfants sont mis en position de toute-puissance à l’égard de leurs parents »). Impératif d’une permanente exhibition de soi, l’« identité » ne consistant plus qu’en des signes extérieurs – publicitaires, sportifs ou religieux – par lesquels chacun croit distinguer son « moi je » des autres. Modèle enfin d’un devenir sans cesse en mutation, impossible à maîtriser au sein d’un « monde qui bouge », qui oblige à « changer pour changer » au gré des modes et des événements médiatiques, et engendre une soumission chronique au groupe (jeune ou moins jeune), supposé lui-même toujours en mouvement...

Cette empreinte idéologique est aux antipodes de la formation critique du citoyen. On comprend dès lors qu’ayant réussi à circonvenir les médias le système publicitaire s’en soit pris à l’école, ultime sanctuaire d’une résistance possible.

Là encore, dès 1998, la Commission européenne avait frayé la voie en faisant établir, par le consultant spécialisé GMV Conseils, un rapport dont la conclusion vante les avantages « matériels mais aussi pédagogiques » du marketing à l’école : « D’une part, la pénétration du marketing à l’école ouvre celle-ci au monde de l’entreprise et aux réalités de la vie et de la société ; et, d’autre part, elle permet d’éduquer les élèves aux questions de consommation en général et aux techniques publicitaires en particulier. »

Si la publicité a d’abord agi « masquée dans les écoles (10) », il est clair qu’elle a maintenant jeté le masque, dans le sillage du laisser-faire européen. La « pensée de marché » entre enfin dans l’éducation (11). L’usage des « mallettes pédagogiques », offertes ou sponsorisées par de grandes marques, se généralise : des multinationales de l’alimentation, de l’informatique, de l’automobile assaillent les enseignants de leur dévouement citoyen, en leur expliquant comment disposer les enfants à mieux manger, mieux calculer ou mieux conduire (12).

Simultanément, des partenariats se sont multipliés en vue de faire connaître et de faire aimer aux élèves la très fameuse « vie de l’entreprise », à laquelle seuls les chômeurs auront la chance d’échapper.

Si bien qu’en mars 2001 le ministère établissait un code de bonne conduite des interventions des entreprises en milieu scolaire qui, élargissant le vieux principe de « neutralité scolaire » au concept innovant de « neutralité commerciale », autorisait les établissements scolaires à se trouver des partenaires et les partenaires à faire apparaître leurs marques (« discrètement », certes) sur leurs documents. Et les bonnes âmes d’alléguer le sempiternel sophisme de l’immersion : la pub est « dans la vie » ; or l’école ne doit pas être « en dehors de la vie » ; donc la pub doit entrer dans les écoles. Et voici le loup invité dans la bergerie, pour faire admirer sa denture aux moutons.

Les dérives ont été immédiates. Sous les auspices de M. Jack Lang, par exemple, le ministère de l’éducation nationale s’est adressé à une marque de vêtements pour stopper la violence à l’école (13). Lancé avant même la circulaire officielle, un jeu boursier, les « Masters de l’économie », qui entraîne les élèves à gérer un portefeuille fictif de 40 000 euros, sévit depuis trois ans (14). Ainsi forme-t-on les meilleurs esprits, futurs « managers », à devenir les « maîtres » des moins doués, futurs consommateurs.

D’un côté, on cautionne la culture de la consommation, de l’autre, on célèbre les vertus de l’actionnariat. Et voici les jeunes subtilement préparés au destin économico-social qu’ils sont appelés à choisir « librement », et qu’on baptise parfois, si judicieusement, « projet personnel »...

En suède, la publicité à destination des enfants est strictement encadrée et même totalement interdite à la télévision. Le gouvernement entend, avec l’appui de l’opinion publique, protéger les jeunes des pressions commerciales. Toutefois, il demeure isolé en Europe où la Commission tente de limiter le poids des législations nationales. En France, les députés ont renoncé à toute intervention, même dans le domaine alimentaire.

François Brune.

François Brune http://larbremigrateur-fb.blogspot.com


(1) Stratégies, Issy-les-Moulineaux, 8 octobre 1999.

(2) Libération, 17 juillet 2000. L’expression « qui les concernent » maquille le matraquage publicitaire en « droit d’être informé » !

(3) Le Figaro, 7 septembre 1999.

(4) Télérama, 12 avril 2000. Notons qu’on emploie toujours l’expression « pub pour les enfants », mais jamais « contre ».

(5) AFP, 12 février 2001.

(6) Ces informations, et plusieurs de celles qui suivent, figurent dans un article d’Ingrid Jacobsson, publié en juin 2002 par l’Institut suédois sur son site.

(7) Parmi ces lobbies se trouve l’Association des annonceurs, concurrente de la Fédération suédoise de la publicité, qui prône la déréglementation et l’autorégulation de la production publicitaire.

(8) Précisions apportées par la Commission européenne, le 23 avril 2004.

(9) Stratégies, 19 janvier 2001, p. 57. Selon les gens du métier, l’enfant influencerait près de la moitié des achats familiaux.

(10) Libération, 22 février 1996.

(11) Lire l’enquête de Nico Hirtt, Les Nouveaux Maîtres de l’école. L’enseignement européen sous la coupe des marchés, EPO, 2003.

(12) Paul Ariès, auteur de Putain de ta marque ! (Golias, 2003), dresse un tableau impressionnant de cette pénétration et de ses « bavures » dans la Lettre de Casseurs de pub, n° 17, Lyon, www.casseursdepub.org

(13) Sur les tee-shirts Morgan (vendus 100 F) était imprimé le slogan : « Le respect, ça change l’école ».

(14) Dénoncé notamment par l’Association des professeurs de sciences économiques et sociales, et par le mouvement Attac, ce jeu-concours illégal fait actuellement l’objet d’un procès intenté par un professeur de philosophie, Gilbert Molinier. Voir le site www.molinier.org

LE MONDE DIPLOMATIQUE septembre 2004

http://www.monde-diplomatique.fr/2004/09/BRUNE/11449