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Origine http://bap.propagande.org/modules.php?name=News&file=print&sid=216
François Brune http://larbremigrateur-fb.blogspot.com
Un mouvement légitime que convoitent quelques vautours...
L'invasion publicitaire se poursuit. Déjà nombre
de restaurants, de cafés et de supermarchés imposent
une rasade supplémentaire de « réclame »
entre deux musiques d'ambiance. On parle désormais d'«
assouplir » la directive européenne Télévision
sans frontières afin de donner aux animateurs une plus grande
marge de promotion des marques dans leurs émissions. Le développement
du mouvement « antipub » témoigne d'un refus
croissant de cette dégradation commerciale de l'espace public.
Soudain, à la fin de l'année dernière, les
médias se sont avisés qu'il y avait de la publicité
dans le métro. Que des groupes de jeunes, excédés,
s'étaient lancés à l'assaut des affiches pour
y bomber des formules libératrices. Et que la Régie
autonome des transports parisiens (RATP), outrée, réclamait
1 million d'euros à une soixantaine d'activistes pris sur
le fait. Journaux et revues ont alors multiplié les reportages
faisant de l'affaire un sujet « tendance », au risque
d'inquiéter les annonceurs qui les financent. D'où
sortent ces brigades éclaboussant soudain l'ordre publicitaire
? Et pourquoi les médias ont-ils paru orchestrer la dénonciation
du système qui les fait vivre ?
Le 17 octobre 2003, environ trois cents « barbouilleurs »
se rendent dans le métro pour couvrir de peinture, de croix
noires et d'aphorismes vengeurs des centaines de panneaux publicitaires
(« Au lieu de dé-penser : pensez ! »). Ils ont
répondu à l'appel d'un site Internet, lancé
par le collectif Stopub, constitué d'intermittents du spectacle,
d'étudiants, d'enseignants, de chômeurs, de précaires,
etc. Tous dénoncent la marchandisation du monde et des esprits,
dont « les pubs » sont à la fois la vitrine et
le vecteur. Tous, refusant la personnalisation médiatique
du mouvement, se présentent ironiquement sous le même
nom : Robert Johnson. Cette première action, suivie d?une
autre le 7 novembre, a très peu d'échos dans la presse,
aucun à la télévision.
Le 28 novembre, ce sont un millier de militants qui rejoignent
les stations d'où doit partir une nouvelle action d?envergure.
Mais, pour faire régner l'ordre publicitaire, la RATP a mobilisé
des cars entiers de policiers. Près de trois cents militants
sont cueillis à froid et arrêtés, souvent même
avant d'avoir eu le temps d'agir. Simultanément, le premier
hébergeur du site (Stopub.Ouvaton) doit livrer à la
justice le nom du seul responsable qu'il connaisse : celui d'un
jeune informaticien qui a bénévolement mis en place
le site incriminé. C'est alors que les médias, frappés
par l?événement-poncif action-répression, semblent
découvrir le sujet dont ils vont faire un (épi)phénomène
de société.
Le 19 décembre, stimulés par la répression
du 28 novembre et l'intérêt croissant de certains journaux,
les collectifs « antipub » reprennent l'initiative d'une
soirée de barbouillage, dans plusieurs villes de France.
La RATP et Métrobus choisissent alors d?assigner en justice
soixante-deux militants, parmi les centaines d'activistes interpellés,
et leur réclament solidairement la modique somme de 1 million
d'euros.
Dès lors, les médias s'agitent : de décembre
2003 à février 2004, on ne compte plus les demandes
d'entretien adressées aux associations, aux militants un
peu connus, aux analystes de l'idéologie publicitaire, sans
parler des reportages souterrains sur ces jeunes qui osent, de façon
festive et non violente, braver les armes et les symboles de la
société de consommation. Libération, Le Nouvel
Observateur, Technikart, Le Monde 2, VSD, puis encore Libération,
Le Figaro et L'Echo des savanes y vont tous de leurs articles illustrés
d'images, de citations approximatives ou de portraits singuliers
- avec l'assentiment des intéressés, qui utilisent
ce tam-tam médiatique pour braquer les feux sur un procès
ignominieux. Les radios puis, plus modérément, les
télévisions suivent. Le 10 mars enfin, Libération
consacre sa « une » à l'affaire, sous ce titre
ambigu : « Antipub : la génération spontanée
en procès (1) ».
« Tout se vend »
Pour saisir la genèse du mouvement, il faut éviter
d'expliquer l'actualité par l'actualité. Certes, les
manifestations se sont produites dans le sillage de la grève
des enseignants, du mouvement des intermittents du spectacle (lire
Le grand retour des intermittents du spectacle), des attaques contre
la recherche en France, qui ensemble ont nourri la critique de la
« marchandisation de la culture et des esprits ». Pour
autant, ces détonateurs événementiels ne font
pas du mouvement antipublicitaire le produit d'une « génération
spontanée ». Ce surgissement a des causes profondes
qui nous assurent de sa persistance.
Elément premier, la recrudescence de la pression publicitaire
depuis quatre ans. Envahissement de l'espace public : bus pelliculés,
marketing olfactif dans les gares, pubs sonores dans les couloirs
du métro, « placement de produits » dans les
films long métrage ; pénétration du système
dans les écoles : panneaux intérieurs, parrainage
de certains cours, étalage des signes publicitaires - et
pas seulement religieux ; sexisme de plus en plus violent : mode
du porno chic, spectacles télévisés visant
le bas de la ceinture, entrelardés de tunnels publicitaires
qui recherchent la même destination. Le resserrement de l'étau
publicitaire suscite des soubresauts sans rapport avec une quelconque
« haine de la gaieté (2) ».
Plus profondément, la distorsion croissante entre la précarisation
de la France d'en bas (celle du métro, justement) et les
mythes de l'abondance étalés sur les affiches rend
de moins en moins supportable le dévergondage publicitaire.
Les faux bonheurs de l'hyperconsommation ne cessent de frustrer
une partie de ceux qui s'y adonnent ; l'omniprésente célébration
de l'argent ne cesse d'insulter les victimes d'une paupérisation
qui s'étend.
Or, depuis une vingtaine d'années, les analyses du système
médiatico-publicitaire et le travail militant d'un certain
nombre d'associations ont créé les voies d'une résistance
face à l'idéologie du « tout se vend (3) ».
Dossiers spéciaux, essais et documents (du No logo de Naomi
Klein au Putain de ta marque ! de Paul Ariès), revues spécialisées
(Casseurs de pub, Paysages de France, L'Ecologiste) ont orchestré
une « publicritique » de plus en plus mordante, dont
l'actuel mouvement dit des « antipub » s'est largement
nourri pour penser son action.
On comprend dès lors que cette contestation ne se limite
plus à un rejet épidermique de la déferlante
publicitaire. Elle entre en phase avec d'autres prises de conscience
militantes : critique radicale du libéralisme économique
et de la cartellisation d'un « monde-marchandise »,
constat de la dévastation écologique de la planète
directement liée aux modèles de vie prônés
par les sociétés de consommation, faillite des démocraties
dévoyées par les impératifs de l'économisme.
Devant l'affiche publicitaire, les plus mûrs des activistes
ne se contentent pas d'un coup de griffe ou de gueule : ils font
le lien entre le global et le local, entre l'impérialisme
du marché et l'idéologie de la consommation.
L'un des collectifs le déclare nettement : « Notre
espace public est devenu la proie d'une poignée de transnationales
qui sont à la tête de l'économie de marques,
avec son cortège de maux planétaires : délocalisations,
exploitation éhontée du tiers-monde, marchandisation
des ressources naturelles, de la culture, et, pour finir, des êtres
humains eux-mêmes. » D'où le sens et la nécessité
d?une riposte publique.
Mais voilà : si la soudaine prédilection des revues
et journaux pour les « croisés » de l'antipub
(papier glacé, deux pages de texte, images hautes en couleur)
a pu surprendre l'observateur, la lecture des articles consacrés
au mouvement l'aura rassuré. Hâtivement ficelés,
ils s'inscrivent dans la droite ligne de la récupération
médiatique, et de ses procédés bien connus.
D'abord, un effet de vaccin. On concède qu'en effet, ici
ou là, la publicité abuse de son pouvoir (prolifération,
sexisme, abêtissement). Nos journalistes, entrant en connivence
avec cette cause salutaire, sont alors allés, non sans une
certaine condescendance, humer le parfum de rébellion soixante-huitarde
que les barbouillages avaient répandu underground. Cela soulage
tout le monde, et notamment les plus subtils défenseurs de
la « pub ». Car cette liberté libertaire, face
aux dérives publicitaires, prouve paradoxalement qu'on peut
s'accommoder du système, comme le souligne sans ambages l'éditorialiste
de Libération : « Puisque trop de pub tue la pub, la
contestation ne peut pas faire de mal. Surtout si elle aide à
renouveler le genre (4). »
Le deuxième procédé est celui de l'amalgame.
Un peu comme naguère l'expression « antimondialiste
», l'appellation « antipub » permet d'étiqueter
le phénomène tout en se dispensant de lui chercher
une cohérence, qui serait politique. On donne à croire
qu'on saisit le réel alors qu'on le construit, selon le schéma
bien connu du phénomène de société dont
le surgissement échappe à la raison. C'est significativement
l'expression « pêle-mêle » qui revient dans
les articles sur les antipub. Se dessine un regroupement hétéroclite
de saturés du système, d'écologistes plus verts
que les Verts, de publiphobes archaïques (trop illuminés
pour que le lecteur dans la norme souhaite les rejoindre), d'étudiants
« néo-situationnistes » à leur insu, d?anars
clandestins qui fleurissent au grand jour, de tagueurs non violents
qui s'adonnent au « free style », et même d'intégristes
du voile islamique, tous plus ou moins entrés en «
désobéissance civile » (expression reprise mais
non élucidée).
Pour faire informé, on ajoute quelques références
aux associations militantes (légalistes, mais dépassées),
aux revues engagées, aux publicitaires repentis ou aux jansénistes
de la première heure. Bref, on filme un phénomène
au lieu d'analyser les fondements d?un mouvement. L'ensemble produit
une sorte d'effet galaxie sur lequel on tente de « brancher
» en direct les lecteurs, c'est-à-dire le public-cible
à qui l'on vend, cette semaine, de l'antipub...
Or, tout en peignant ce beau désordre, dont la seule unité
semble tirée du mot « anti », les articles tracent
une ligne de partage entre les anciens et les nouveaux, entre l'arrière-garde
qui pense (publicritiques par trop rigides, publiphobes institutionnels,
associations structurées) et l'avant-garde qui « bouge
» (réactivité immédiate, contacts Internet,
génération spontanée). Les reporters branchés,
imprégnés des canons de la postmodernité, saluent
chez les néo-publiphobes la prévalence du pulsionnel
sur le rationnel.
Ce qui plaît aux médias, c'est l'apparent «
jeunisme », l'hypermobilité des « acharnés
de la bombe à peinture », leur pratique de la gué-guérilla
métropolitaine - qui conduit par exemple Technikart, pour
être tout à fait « in », à nous
parler anglais : « No pub last night, underground, free style.
» C'est « par sa façon free style d'agir politiquement
(5) » que le mouvement antipub est jugé convaincant.
S'inscrivant en effet dans ce qui est tendance, il ne peut être
qu'une mode passagère, et donc inoffensive.
La subtilité de ce traitement médiatique peut néanmoins
paraître bien vénielle devant l'énormité
de la récupération institutionnelle tentée
par la RATP. Celle-ci, en effet, joignant la carotte au bâton,
annonça soudain en mars 2004 qu'elle allait offrir, pendant
une semaine, quarante-sept panneaux (soit un dix millième
de l'affichage publicitaire annuel de la RATP) à la «
libre expression » des artistes en tout genre. Des panneaux
de pub pour les antipub, en somme...
Peu après, tombant « dans le panneau », la très
verte association Agir pour l'environnement se félicita d'avoir
acheté à Métrobus quelques espaces publicitaires
pour dénoncer la pollution publicitaire, ce qui lui valut
un communiqué de Casseurs de pub sévère mais
justifié (6). Car s'il est difficile pour les militants d'échapper
à la récupération, il est vraiment futile de
prétendre récupérer leurs récupérateurs.
La stratégie du petit poisson qui entre dans le gros pour
le dévorer de l'intérieur... n'a pas encore fait toutes
ses preuves.
François Brune.
(1) A ce titre du journal répond la citation de publicitaires
qui déclarent : « Les antipub nous obligent à
être meilleurs. »
(2) Contrairement à ce que déclame le (très
involontairement) cocasse point de vue de Robert Redeker, «
L'antipublicité, ou la haine de la gaieté »,
Le Monde, 11-12 avril 2004.
(3) Cf. « De l'organisation de la résistance »,
Le Monde diplomatique, mai 2001, et plus généralement
le dossier « La pieuvre publicitaire » dans le même
numéro.
(4) Libération, 10 mars 2004.
(5) Technikart, février 2004. A l'opposé de ce «
free style » célébré comme « corps-à-corps
concret et rhizomatique » ( !), se situent des essais critiques
qui, faute d'avoir été lus, sont assimilés
à une dénonciation « curetonne, incantatoire
et finalement pas très efficace ». Le journaliste précise
: « Notre rapport à la publicité est beaucoup
trop intime, ambigu, pour qu'on se contente de pamphlets unilatéraux,
gris, moralisants. » D'autant plus intime, sans doute, que
la revue Technikart croule sous le poids d'une publicité
qu'on peine parfois à distinguer des articles...
(6) Casseurs de pub a donc refusé de participer au «
débat » organisé le 18 mars 2004 par Agir sur
l'environnement, sur le thème « La pub véhicule
un message polluant », où devait participer Frédéric
Beigbeder, ex-publicitaire repenti qui se charge de la publicité
télévisée de Flammarion. Casseurs de pub a
également déploré que la défense des
soixante-deux barbouilleurs du métro ait cru bon, pour des
raisons médiatiques, d'appeler Frédéric Beigbeder
à témoigner au procès, conjointement avec le
photographe Oliviero Toscani, « ex-publicitaire de Benetton
qui a instrumentalisé de la manière la plus écoeurante
qui soit toute la détresse du monde ».
Cet article provient de Brigades AntiPub
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