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Origine :
http://www.communicationsansfrontieres.net/interviews/02_parole.html
François Brune http://larbremigrateur-fb.blogspot.com
Dans quelle mesure les généreux élans humanitaires
ne sont-ils pas destinés à compenser les dégâts
commis par l'occidentalisation du monde, au risque de les entretenir
?
BIOGRAPHIE
Bruno Hongre alias François Brune, professeur et écrivain,
collaborateur du Monde Diplomatique, a notamment publié Le
Bonheur conforme, essai sur la normalisation publicitaire (Gallimard,
1985), « Les médias pensent comme moi ! », fragments
du discours anonyme (L'Harmattan, 1993/1997), De l'Idéologie
aujourd'hui (Parangon, 2004) et dernièrement, Médiatiquement
correct ! (Parangon, 2004).
Ces essais se proposent comme il le précise « d'accroître
la conscience critique des citoyens, en démystifiant les
discours dominants de notre espace public ». François
Brune est un pseudonyme qu'il a pris il y a 31 ans quand il a commencé
à écrire des analyses de discours politiques dans
le journal Combat, puis de "spots" publicitaires dans
Le Monde (de 1977 à 1981).
A ses yeux il ne s'agit pas d'un pseudonyme au sens, où
l'auteur cache ce qui serait son nom véritable, il ne se
cache pas lorsque qu'il intervient dans des débats, mais
de spécifier une activité écrite très
particulière, qu'il éprouvait le besoin de différencier
de son métier de professeur de lettres et des livres pédagogiques
qu'il a rédigé en tant que tel.
François Brune est diplômé d'HEC, promotion
1964, et a décidé de recommencer ses études
pour devenir enseignant réalisant, comme il le dit lui-même,
son propre mai 68.
Communication Sans Frontières
Vous dites « que la persuasion publicitaire n'est pas une
bonne chose même quand elle se met au service des "grandes
causes" ». Comment les associations de solidarité,
qui ont une culture indiscutable du témoignage, devraient
elles communiquer selon vous ?
François Brune
Votre interrogation est significative : vous me demandez «
comment » avant même de poser la question du «
pourquoi ». Pourquoi la persuasion publicitaire est-elle nocive
aux « bonnes causes » ? Parce qu'elles adoptent l'idéologie
inhérente au style pub, qui est de saisir l'individu au niveau
réflexe/émotif/narcissique, pour obtenir de lui le
chèque de soutien qui soulage sa pitié, au lieu de
s'adresser à sa réflexion et à sa conscience
en l'éclairant sur les raisons profondes qui mènent
aux catastrophes humanitaires, et qui ne se réduisent pas
à des calamités naturelles. Car -c'est le second «
pourquoi », pourquoi faut-il qu'il y ait des associations
de solidarité ? De quel système mondial viennent les
injustices qui frappent tant de contrées de notre planète
(y compris chez nous) ? Dans quelle mesure ces généreux
élans humanitaires ne sont-ils pas destinés à
compenser les dégâts commis par l'occidentalisation
du monde, au risque de les entretenir ? Vous voyez bien que le langage
publicitaire ne peut que fausser ces questions et mystifier les
« cibles » auxquelles il s'adresse. Si donc les associations
humanitaires ont des témoignages à nous apporter,
eh bien qu'elles témoignent, qu'elles informent tout simplement,
sans passer par le théâtre du spot ou l'exhibition
de l'affiche, et en reliant les témoignages individuels à
l'analyse des situations et des systèmes qui font que, par
exemple, 30 000 enfants de moins de cinq ans meurent chaque jour
de malnutrition ou de maladies infectieuses.
CSF
Pensez vous qu'un « supra organisme » devrait décider
de communiquer sur telle ou telle cause afin de ne pas permettre
d'interpeller le public régulièrement ?
FB
Voici encore une question dont la formulation me semble bien étrange.
Pourquoi un « supra organisme », qui d'une position
explicitement supérieure, ferait pleuvoir de très
haut une « communication sur » ? Quelle bizarre expression,
« communiquer sur » ! Elle implique un discours à
sens unique adressé à des interlocuteurs qui ne peuvent
justement pas « interloquer », et auxquels on demande
de s'aligner sur un mot d'ordre, fût-il le plus caritatif
qui soit. Pour moi, c'est le contraire même du véritable
échange que postule le mot « communication ».
Ce n'est pas ainsi qu'on informe vraiment, ni qu'on contribue à
bien faire connaître à ces personnes que vous appelez
« public » les misères de leurs frères
humains et la façon de leur venir en aide. Dans De l'idéologie
aujourd'hui, j'ai développé cette réflexion
dans un chapitre intitulé « Une éthique de la
manipulation ? » ; je me permets de vous y renvoyer.
CSF
Par quels moyens appropriés, en dehors de la communication
auprès des donateurs, des subventions étatiques ou
communautaires, les organisations de solidarité pourraient,
selon vous, financer leurs actions?
FB
« Par quels moyens », dites-vous ? Une fois encore,
vous me placez devant un « comment » avant de m'avoir
posé la question du pourquoi, comme si celle-ci allait de
soi. De plus, vous m'interrogez sur les moyens, en en ayant déjà
énuméré deux (les donateurs, les Etats), me
laissant une place bien petite pour compléter ce financement.
Je vous répondrai donc par une question : pourquoi faut-il
des organisations de solidarité, et quel type d'organisations,
et à quelles actions précises vous pensez qu'elles
doivent se livrer ? (Secours d'urgence, pseudo « développement
», etc.°). Je suppose que vous ne me demandez pas de recommander
cette forme d'aide perverse qu'on nomme d'un bel oxymore «
placement humanitaire ».
CSF
Vous avez reconnu que : « critiquer la publicité, c'est
mince, comparé à la lutte contre les catastrophes
écologiques, les massacres au Rwanda ou le terrorisme »,
mais qu'il ne fallait pas oublier que : « .il y a 20 ans,
les écologistes eux aussi étaient considérés
comme des doux rêveurs, des intellectuels marginaux ».
Est-ce à dire que vous inscrivez vos actions dans un cadre
politique destiné à fonder un parti ou une structure
de ce type?
FB
J'ai voulu dire que l'analyse critique de la publicité semblait
une activité bien mince, comparée aux maux dont vous
parlez qui éclatent à la Une. Mais cette analyse,
si on la pousse jusqu'au bout, nous conduit à mettre en cause
le système (économique et politique) qui a besoin
de cette publicité pour répandre son idéologie,
l'idéologie propre à la société de la
consommation, qui est le pendant, l'autre face nécessaire,
de ce qu'on nomme « la marchandisation du monde », et
qui engendre les maux que vous citez. Ainsi, cette modeste activité
critique, qui semble encore minoritaire, s'inscrit évidemment
dans une visée politique : la transformation radicale d'un
système qui nous paraît (je ne suis pas seul !) fondamentalement
déshumanisant. Mais cela ne veut pas dire qu'elle va déboucher
sur la création d'un parti ou d'une structure « politique
» au sens courant du mot. Emmanuel Mounier distinguait deux
pôles dans l'engagement : le pôle politique et le pôle
prophétique. Je me situerais plutôt, bien modestement,
du côté de ce dernier, avec mes amis du journal La
Décroissance.
CSF
Vous écrivez dans le « Monde Diplomatique » alors
même que ce journal est financé en grande partie par
la publicité que vous dénoncez. Comment expliquer
ce paradoxe ?
FB
Ce n'est pas un paradoxe, c'est une regrettable contradiction, et
il y a longtemps que j'ai expressément souhaité que
le Monde Diplomatique n'ouvre plus ses colonnes à la publicité
commerciale. Vous noterez toutefois qu'à ma connaissance,
le journal n'est pas « en grande partie » financé
par la publicité, mais seulement dans la limite de 5% de
son budget, ce qui le rend indépendant d'une éventuelle
pression des annonceurs (contrairement au journal Le Monde). En
attendant que « Le Diplo » renonce à la publicité,
il me reste à espérer que ma critique du système
publicitaire ait plus d'influence, au niveau des lecteurs, que n'en
ont les messages diffusés.
CSF
Les sociétés où la publicité était
(ou est encore proscrite), furent le creuset de manipulations, de
propagandes et de rumeurs de très grandes ampleurs. Les Ong
dénoncent avec force et vigueur nos amnésies régulières
telles qu'Amnesty International ou Greenpeace. Actuellement Médecins
du Monde et Médecins Sans frontières communiquent
sur des désastres en chaîne; Tchétchénie,
Darfour, Irak, bande de Gaza. Ne pensez vous pas que leurs actions
de communication participent à la liberté d'expression
et d'information mais aussi au devoir de communiquer pour ceux qui
n'en n'ont pas la possibilité ?
FB
Je ne partage pas votre analyse : il me semble que les sociétés
dites démocratiques où règne la publicité
sont tout autant « le creuset de manipulations, de propagandes
et de rumeurs de très grande ampleur ». Il en est maint
exemple. Dois-je vous rappeler par quels mensonges les Etats-Unis
ont « justifié » leur guerre et leur fiasco Irakien
? Et par quelles propagandes également mensongères
une grande partie du « monde libre » s'est rallié
à l'entreprise américaine ? Ne savez-vous pas, corollairement,
que bien des régimes autoritaires se servent des techniques
publicitaires pour mieux asservir leurs peuples ? N'a-t-on pas vu
des publicitaires français se mettre au service de dictateurs
africains pour nourrir de conseils et de slogans leurs campagnes
électorales ? Quant à la représentation quotidienne
des réalités du monde, telle que la produit le système
médiatico-publicitaire, elle est falsifiée par une
grille idéologique dont n'ont pas toujours conscience ses
propres acteurs. Je vous renvoie là-dessus aux travaux d'ACRIMED
et aux interventions de l'Observatoire Français des Médias,
qui vont bientôt se multiplier. Pour en revenir à la
« communication » des ONG ou des associations humanitaires,
je la trouve justifiée tant qu'elle est « information
» au service de l'intelligence critique des gens, mais déplacée
et suspecte quand elle devient « communication », au
sens publicitaire que vous donnez à ce mot : car elle est
alors livrée à un public qui, abreuvé de spectacles
événementiels et d'événements plus ou
moins dramatiques, les reçoit comme des « signes à
consommer », sans que cela change quoi que ce soit à
ses modes de vie.
CSF
Vous défendez la thèse que l'espace offert aux publicitaires
est démesuré par rapport à l'importance des
produits qu'ils vantent. Quel est votre point de vue sur l'espace
« offert » aux organisations de solidarité ?
FB
Ce n'est pas dans cet espace que le discours de ces organisations
doit s'exprimer. Et comme vous le savez, des publicitaires l'ont
d'ailleurs dit, ces espaces ne sont offerts aux grandes causes que
pour, en retour, redorer le blason de la fameuse « communication
publicitaire ». Bref, la pub se trouve là une légitimation
éthique qui permet au système, par ailleurs, de poursuivre
son travail pour le moins « amoral » de conditionnement
du public. Je pourrais en dire davantage mais j'ai développé
cela dans un chapitre du Bonheur conforme qui a pour titre «
L'Alibi culturel », et auquel je vous renvoie (ce n'est pas
là « de la pub », mon bouquin peut être
consulté en bibliothèque).
CSF
Le R.A.P (Résistance à l'Agression Publicitaire) est
proche du mouvement des « casseurs de pub » qui a conçu
et édité une affiche contre une démonstration
de F1 à Lyon. Cette affiche utilise les mécanismes
et les principes de propagande nazis contre les juifs, les homosexuels,
les francs-maçons, opposants politiques, les tziganes. Comment
jugez-vous cela ?
FB
Si ma mémoire est bonne, cette affiche qui utilise ironiquement
un graphisme rappelant des campagnes des années 1930-40 (ironie
discutable, certes), n'a rien à voir avec les mécanismes
que vous rappelez. Les campagnes racistes qui mettaient en scène
des juifs, homosexuels ou Tziganes « dénonçaient
» en effet ceux-ci en tant que tels, comme ayant une «
nature » dégénérée ou une «
essence » inférieure, marquées par des tares
ineffaçables et détestables. Tel n'est pas le cas
avec l'affiche de Casseurs de pub, qui met en scène des responsables
socialistes en raison de leur pratique antidémocratique,
et non de leur « essence » supposée haïssable
: ils utilisent en effet l'argent du contribuable pour financer
une démonstration publicitaire à la gloire de la Formule
1, ce qui est indigne d'élus qui se réfèrent
à un idéal socialiste. Ce n'est pas leur visage ou
leur « race » qui est condamnée comme maléfique
par nature, ce sont leurs choix politiques qu'illustre un visuel
démonstratif.
CSF
Vous défendez l'idée que l'enfant est devenue une
proie pour les industriels de la grande consommation et, de ce fait,
les met en situation de péril face à la publicité.
Pouvez vous nous dire à quels risques les enfants sont ainsi
exposés ?
FB
Le risque est d'abord celui de la mauvaise santé. Ce n'est
d'ailleurs pas un « risque », c'est devenu un «
sinistre », celui de l'obésité croissante de
nombre d'enfants scotchés à l'écran ou piégés
par les autres artifices du marketing. Les chiffres sont là,
et seuls des publicitaires de mauvaise foi peuvent nier sur ce point
le rôle nocif de la publicité. Mais bien sûr,
la somme des messages matraquant ces jeunes « cibles »
produit ses effets néfastes à un tout autre niveau,
celui du dressage d'un futur consommateur zombie. C'est en effet
un modèle uniforme d'individus illusoirement libres que façonnent
chez les petits et grands enfants ces publicités qui rythment
l'espace médiatique : focalisation de toute l'existence sur
le mythe du produit salvateur, qui procure infiniment jouissance
et puissance ; schéma d'absorption des choses de la vie et
du monde, qu'il faut « croquer à pleines dents »,
à commencer par les fleurons de l'industrie audiovisuelle
(films, feuilletons, émissions « grand public »,
albums, stars à la mode, etc.) ; stimulation d'une violence
des pulsions, nommées « envies », et bientôt
érigées en « droits de consommer » que
de jeunes tyrans imposeront à leurs proches ; impératif
d'une permanente exhibition de soi, « l'identité »
ne consistant plus qu'en des signes extérieurs -publicitaires,
sportifs ou religieux, par lesquels chacun croit distinguer son
« moi je » des autres. Modèle enfin d'un devenir
sans cesse en mutation, impossible à maîtriser au sein
d'un « monde qui bouge », qui oblige à «
changer pour changer » au gré des modes et des événements
médiatiques, et engendre une soumission chronique au groupe
(jeune ou moins jeune), supposé lui-même toujours en
mouvement... Tel est le tableau du « malheur conforme »
qui attend nos « jeunes ». Nous sommes vraiment aux
antipodes de la formation d'un citoyen critique, capable par lui-même
de se donner un sens, et de vivre un bonheur solidaire.
CSF
La loi Evin vient d'être modifiée au profit de la communication
des producteurs de produits alcoolisés. Que pensez vous de
cette situation ?
FB
Non seulement qu'elle est déplorable, comme l'a déclaré
cet éminent spécialiste de la santé publique
qu'est le professeur Got, mais que la loi elle-même était
bien insuffisante, - et je vous renvoie sur ce point aux autres
propositions du même professeur Got. Vous noterez simplement
que ce recul est idéal pour la profession publicitaire :
d'une part, il va y avoir des annonceurs nouveaux qui ont les moyens
de s'offrir de belles « communications » éminemment
stratégiques, mais aussi de bonnes âmes qui vont vouloir
contrecarrer cette dérive en lançant de grandes et
coûteuses campagnes d'intérêt général
pour inciter les buveurs à modérer leurs consommations
de boissons alcoolisées. La « communication »
a vraiment de beaux jours devant elle.
Propos recueillis par Communication Sans Frontières
François Brune http://larbremigrateur-fb.blogspot.com
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