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DOSSIER : LA PIEUVRE PUBLICITAIRE
De l'organisation de la résistance
Par FRANÇOIS BRUNE

Origine : http://www.monde-diplomatique.fr/2001/05/BRUNE/15217


LA résistance s'organise. Comment pourrait-il en être autrement ? Tout responsable qui a le sens de l'intérêt public, tout journaliste qui désire réellement informer, tout éducateur qui veut développer les consciences, tout humaniste qui tente de promouvoir la dignité des personnes, tout militant qui travaille à l'émancipation des peuples ou simplement à la sauvegarde de la citoyenneté, tous trouvent sur leur route l'obstacle de la publicité. Ces deux dernières décennies ont donné lieu à nombre de protestations individuelles ou catégorielles, trop éparses sans doute pour freiner le vaste système économico-médiatique qui nous enserre (lire encadré), mais dont la multiplication a préparé la résistance collective qui émerge.

L'opposition du public s'est toujours manifestée, isolément, par les indignations qui paraissent dans le courrier des lecteurs des journaux et revues. Filtrées, certes. Récupérées, il va de soi. Mais bien présentes, et ne manquant pas, souvent, de provoquer les réponses embarrassées des « supports » mis en cause (1).

Les graffitis sur les panneaux, les affiches déchirées ou « taguées » sont d'autres formes de révolte isolée qui, pour être « illégales », n'en demeurent pas moins des réponses légitimes dans la mesure où les citoyens, qui paient des impôts pour jouir d'un espace public sain, n'ont souvent plus d'autre moyen, pour défendre leur paysage, que de barbouiller les ignobles surgissements de la pollution publicitaire (2).

Les associations de consommateurs, de façon plus systématique, se trouvent régulièrement amenées à dénoncer les dérives de la publicité. Il n'est guère de numéro de leurs revues qui n'épingle les mensonges de telle ou telle campagne, ou la désinformation sur les produits (leur composition, leurs dangers, etc.). Mais, focalisée sur le produit, sur le meilleur rapport qualité-prix, la protestation consumériste reste souvent prisonnière de l'idéologie de la consommation. Elle demeure pourtant un contre-pouvoir indispensable montrant, jour après jour, les manipulations dont nous sommes l'objet, les détournements de la loi et le cynisme des marchands.

Attaquer le système

Autre forme de riposte : celle des professionnels de la santé qui s'insurgent, depuis quinze ans, contre la nocivité du conditionnement publicitaire. Ils ont eu à déplorer l'abus de sucreries chez les enfants, l'obésité en nette progression chez les plus jeunes, les multiples ravages de l'alcoolisme et du tabagisme à tous les niveaux, sans parler des accidents de la route favorisés par le culte automobile. Ils ont eu à affronter les menées du lobby des annonceurs, lors de la loi Evin. Ils ont dû exhorter les pouvoirs publics à ne pas démissionner devant l'impérialisme publicitaire. Et ils ont souvent échoué en raison de la lâcheté des politiques (3)...

Les féministes, de leur côté, ont été et sont restées en première ligne dans ce combat. Leur résistance s'est notamment manifestée à l'occasion de la loi Roudy, dont certains articles prévoyaient la possibilité d'attaquer juridiquement les responsables de publicités sexistes. La coalition des intérêts économiques et médiatiques fit alors échouer cet aspect du projet (4). Depuis, la lutte s'est poursuivie à travers diverses associations, dont les récentes Chiennes de garde et La Meute (5). Et un certain nombre de militantes ont compris qu'il est vain de dénoncer les représentations dégradantes de la femme dans certaines publicités si l'on ne s'attaque pas radicalement au système publicitaire, dont la logique est d'instrumentaliser tout être et tous les êtres à des fins commerciales (la femme, certes, mais aussi l'homme, l'enfant, le vieillard, etc.).

D'autres autorités « morales » ou institutionnelles font entendre de temps à autre leurs voix indignées devant la perte ou la profanation des « valeurs », liées au dévergondage publicitaire. Ces utiles dénonciations détonnent dans le champ médiatique. Mais elles sont souvent grevées par les ambiguïtés des protestataires. On a pu ainsi se sentir gêné par les foudres antipublicitaires du commandant Cousteau, lequel, par ailleurs, usait de la publicité pour développer sa fondation et son image. De même, les souffrances publiquement attestées du cardinal Lustiger devant certaines présentations cinématographiques du Christ n'ont pu faire oublier les paroles du Vatican légitimant le système publicitaire par l'exemple du Sauveur : « Jésus lui-même a fait de la publicité (6). »

Plus constantes, plus efficaces ont été les positions des militants de l'écologie, confrontés à la pollution publicitaire qui défigure les paysages quotidiens ou dégrade la vie de la ville en une foire aux signaux. C'est ainsi que l'association Paysages de France, depuis une dizaine d'années, a abouti par un travail obstiné à un certain nombre de victoires locales, non sans faire ressortir aux yeux de tous le vandalisme du pouvoir économique, les insuffisances de la loi et la frilosité - voire les compromissions - des représentants de l'autorité publique (7). La lutte contre les méfaits environnementaux de la publicité ne se limite d'ailleurs pas à la présence obstruante des enseignes et panneaux : les écologistes dénoncent, plus gravement, l'idéologie publicitaire en tant que telle, puisque, en exaltant partout le modèle occidental de surconsommation (l'american way of life), elle encourage et masque le pillage des ressources de la planète, la destruction des espaces verts, la production de l'effet de serre (8).

Toutes ces ripostes partielles, surgies au gré des événements, n'ont évidemment pas suffi. Il fallait que se créent des associations attaquant frontalement l'impérialisme publicitaire dans tous ses états et dans tous ses dégâts. Après Le Publiphobe, en 1990, ce fut le cas, en 1992, de Résistance à l'agression publicitaire (RAP) (9). Malgré le soutien de personnalités connues, ce regroupement d'irréductibles mit un certain temps à se faire reconnaître. RAP apparaît maintenant, dans le champ social, comme un roc salutaire auquel peuvent s'accrocher les citoyens conscients de la manipulation publicitaire et qui refusent l'oppression des faux bonheurs de la « consommation ».

En 1999, ce fut au tour de publicitaires, écoeurés par le mercantilisme et par le faux prestige de leur « art », d'abandonner leur cléricature pour dénoncer le veau d'or qu'ils avaient adoré. Le Comité des créatifs contre la publicité (CCCP) intervint par un coup d'éclat dans le ronron médiatique, en lançant la revue Casseurs de pub, malgré la censure du milieu professionnel (10). Les liens qui se sont créés entre Paysages de France, RAP et le CCCP, aussi limités que soient leurs moyens d'action, permettent d'espérer une extension de la résistance. Contre la masse médiatique du Goliath publicitaire, la fronde des antipub est née. Mais il ne faut pas sous-estimer les pièges susceptibles de rendre inopérant ce mouvement naissant.

Trois types de difficultés attendent les résistants. D'abord l'inégalité de pouvoir entre les citoyens et le système qui les asservit : d'un côté, des individus, même regroupés, qui sont avant tout occupés par l'importante tâche de vivre et ne peuvent donc lutter que sporadiquement ; de l'autre, il y a un ensemble de professionnels de l'aliénation, qui font de ce travail leur métier à temps plein et disposent pour conditionner la foule d'armes psychologiques (utilisation de la psychanalyse), neurosensorielles, sociologiques (sondages) et sémiologiques (techniques de communication). En outre, les oppresseurs usent d'une stratégie de débordement : pendant que je m'insurge contre le panneau qui obstrue ma rue, un spot télévisé enfonce dans le crâne de mon fils la dernière marque qu'il va devoir exhiber ; pendant que je peste contre l'envahissement de ma boîte aux lettres, des légions d'adolescents plébiscitent le portable gratuit avec conversations entrecoupées de spots...

Le deuxième problème est celui des divers niveaux de résistance qu'il faut pratiquer simultanément. L'oppression publicitaire est multidimensionnelle. Le risque serait de croire, en marquant des points sur un certain plan, qu'on est à l'abri des autres. Or la violence publicitaire doit être contrée simultanément (11) :

au plan économique, faire barrage inlassablement au conditionnement à l'achat (12), aux pulsions d'appropriation, aux mimétismes de l'identité par la marque, tout ce que flatte la publicité, notamment chez les jeunes ;

au plan environnemental (et mental !), démystifier l'idéologie propre à la société de consommation, le fétichisme de l'objet, les temples du culte (les foires-fêtes des centres commerciaux), les produits lancés comme des événements, qui prescrivent le devoir de consommer comme rite d'intégration à l'époque, dans une sorte de fuite en avant qui veut ignorer les grandes misères du tiers-monde et les menaces sur la biosphère ;

au plan culturel-symbolique, dénoncer les stéréotypes récurrents que véhiculent les affiches et les spots, les modes de bonheur convenus, les schémas de désir aliénants, les formes de pensée-réflexe et, pour finir, ce fameux « style de communication » qui ne cesse d'instrumentaliser ou de récupérer le symbolique pour mieux vendre, en prétextant que c'est cela l'art de notre temps ! En particulier, depuis que la publicité a pastiché le registre libertaire, il y aurait danger pour les militants d'exprimer leur combat dans un langage si proche du « style-pub » qu'ils honoreraient, en l'imitant, l'adversaire qu'ils désirent terrasser.

Dernier piège, et non des moindres : comment faire connaître, pour l'amplifier, le combat antipublicitaire ? A travers des médias, hélas ! Or la vision médiatique du monde est tellement imprégnée d'idéologie publicitaire qu'elle risque de dénaturer la révolte antipublicitaire dans la manière même (événementielle) dont elle s'en fait l'écho. Médias et publicité, en effet, se liguent pour cultiver, au coeur de l'être humain moderne, une même « pulsion consommatrice » qui conduit les gens à « tout avaler », qu'il s'agisse d'événements, de spectacles, de marques, de produits, de « stars » ou d'images d'eux-mêmes, au point d'avoir besoin chaque jour de renouveler cette « consommation ». Dans cette logique, on comprend que les médias cherchent aussi, de temps à autre, à divulguer de la protestation antipub (des publiphobes de service, si possibles originaux et « archaïques »), laquelle est désamorcée en même temps que « consommée », avec le reste de l'actualité, sans vraiment déranger l'ordre économico-commercial. Cela « vaccine » même le grand public contre sa propre humeur critique. La contestation antipub s'inscrit alors comme épisode rituel dans la vaste « culture-pub » qui rythme les médias. La meute des publiphobes aboie, la caravane publicitaire passe, tout le monde s'exprime (nous sommes en démocratie, n'est-ce pas ?), et le tour est joué.

Traquer les connivences

DÈS lors, il est risqué pour les rebelles de faire entendre leur dissonance dans cette symphonie audiovisuelle. Et illusoire de croire avoir enfin « agi » parce qu'on leur a permis, sur un strapontin médiatique, de mettre en cause le trône publicitaire...

Ces remarques ne visent pas à démobiliser, mais à conférer sa pleine dimension à un engagement qui ne serait pas efficace sans la conscience de ses limites. Une action isolée n'a de sens que si elle s'articule sur une stratégie d'ensemble ; la dénonciation du système reste incomplète si l'on ne traque pas, au fond de soi, les connivences qu'il entretient avec notre psychisme normalisé ; il serait vain de pourfendre l'idéologie de la consommation si notre rapport au monde restait de l'ordre de l'appropriation-assouvissement. Toutes les formes de la lutte (huer les publicités dans les salles de cinéma, distribuer des bons de non-achat à l'entrée des grands magasins pendant les fêtes, barbouiller les affiches, renvoyer à l'expéditeur les publicités encombrant les boîtes aux lettres, etc.) sont recevables. A condition de s'inscrire dans un mouvement collectif dénonçant, simultanément, les finalités du système libéral, les multiples connivences que celui-ci tisse avec le monde journalistique, l'enfermement de nos vies dans l'optique unidimensionnelle de la production-consommation, l'uniformisation culturelle et économique de la planète, et les agissements des hommes ou des appareils de pouvoir qui ne cessent de dépolitiser les citoyens pour mieux les soumettre. Sinon, autant s'abstenir.

FRANÇOIS BRUNE.

Auteur de Médiatiquement correct : 265 maximes pou r notre temps, Paris-Méditerranée, Paris, 1998.

François Brune http://larbremigrateur-fb.blogspot.com


(1) A des lecteurs indignés par une publicité sexiste parue dans ses colonnes, Le Monde, par exemple, se voit contraint d'avouer : « Une bonne partie de la publicité joue sur le corps féminin et les rapports ambigus entre les sexes. Si la direction de la rédaction devait se prononcer sur chaque image, elle entrerait en conflit permanent avec les annonceurs et finirait par sortir de son rôle » (18 décembre 2000).

(2) Dans Le Publiphobe n° 53, Yvan Gradis justifie la légitimité de ces actions face à des pouvoirs publics qui répugnent à faire appliquer la loi (texte disponible 56 bis, rue Escudier, 92100 Boulogne-Billancourt).

(3) On peut renvoyer, sur ce point, aux campagnes contre le « parrainage sportif » subtilement organisé par des producteurs d'alcool, contre le tabagisme favorisé par d'énormes investissements publicitaires, contre le culte de la vitesse célébré par les publicités automobiles.

(4) Voir l'article de Simone de Beauvoir, « La femme, la pub et la haine », Le Monde du 4 mai 1983.

(5) Fondées par Florence Montreynaud (La Meute – contre la publicité sexiste - Maison des femmes, 163 rue de Charenton, 75012 Paris, site internet : http://lameute.org.free.fr , e-mail : lameute.org@free.fr).

(6) Lire « Le Vatican absout la publicité », Le Monde diplomatique, avril I997.

(7) Paysages de France a remporté deux victoires significatives contre la prolifération de panneaux publicitaires (Paysages de France, MNEI, 5, place Bir-Hakeim, 38000 Grenoble, tél. : 04-76-03-23-75).

(8) Lire « L'Annonce faite au tiers-monde » (Le Monde diplomatique, mai 1988), et le n° 2 de la revue L'Ecologiste sur la crise climatique (25, rue de Fécamp, 75012 Paris). Sans oublier le mot d'ordre de la Journée sans achat : « Faites un geste pour la Terre : arrêtez d'acheter ».

(9) RAP, 53, rue Jean-Moulin, 94300 Vincennes, tél. : 01-43-28-39-21. L'Association publie la revue Rap-Echos.

(10) CCCP et Casseurs de pub, 11, place Croix-Pâquet, 69001 Lyon, tél. : 04-78-39-93-32. Casseurs de pub paraît en novembre, à l'occasion de la Journée sans achats lancée par la Media Foundation (qui édite la revue canadienne Adbusters). En 1999, le film accompagnant cette action, qui devait passer parmi les spots télévisés au tarif normal, fut refusé par les chaînes. Le CCCP et RAP ont un même site Internet : www.antipub.net.

(11) Lire François Brune, « Violences de l'idéologie publicitaire », Le Monde diplomatique, août 1995.

(12) Lire François Mazoyer, « Consommateurs sous influence », Le Monde diplomatique, décembre 2000.


Lire :- L'impérialisme d'une logique

LE MONDE DIPLOMATIQUE MAI 2001

http://www.monde-diplomatique.fr/2001/05/BRUNE/15217