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Origine :
http://www.monde-diplomatique.fr/2001/05/BRUNE/15217
LA résistance s'organise. Comment pourrait-il en être
autrement ? Tout responsable qui a le sens de l'intérêt
public, tout journaliste qui désire réellement informer,
tout éducateur qui veut développer les consciences,
tout humaniste qui tente de promouvoir la dignité des personnes,
tout militant qui travaille à l'émancipation des peuples
ou simplement à la sauvegarde de la citoyenneté, tous
trouvent sur leur route l'obstacle de la publicité. Ces deux
dernières décennies ont donné lieu à
nombre de protestations individuelles ou catégorielles, trop
éparses sans doute pour freiner le vaste système économico-médiatique
qui nous enserre (lire encadré), mais dont la multiplication
a préparé la résistance collective qui émerge.
L'opposition du public s'est toujours manifestée, isolément,
par les indignations qui paraissent dans le courrier des lecteurs
des journaux et revues. Filtrées, certes. Récupérées,
il va de soi. Mais bien présentes, et ne manquant pas, souvent,
de provoquer les réponses embarrassées des «
supports » mis en cause (1).
Les graffitis sur les panneaux, les affiches déchirées
ou « taguées » sont d'autres formes de révolte
isolée qui, pour être « illégales »,
n'en demeurent pas moins des réponses légitimes dans
la mesure où les citoyens, qui paient des impôts pour
jouir d'un espace public sain, n'ont souvent plus d'autre moyen,
pour défendre leur paysage, que de barbouiller les ignobles
surgissements de la pollution publicitaire (2).
Les associations de consommateurs, de façon plus systématique,
se trouvent régulièrement amenées à
dénoncer les dérives de la publicité. Il n'est
guère de numéro de leurs revues qui n'épingle
les mensonges de telle ou telle campagne, ou la désinformation
sur les produits (leur composition, leurs dangers, etc.). Mais,
focalisée sur le produit, sur le meilleur rapport qualité-prix,
la protestation consumériste reste souvent prisonnière
de l'idéologie de la consommation. Elle demeure pourtant
un contre-pouvoir indispensable montrant, jour après jour,
les manipulations dont nous sommes l'objet, les détournements
de la loi et le cynisme des marchands.
Attaquer le système
Autre forme de riposte : celle des professionnels de la santé
qui s'insurgent, depuis quinze ans, contre la nocivité du
conditionnement publicitaire. Ils ont eu à déplorer
l'abus de sucreries chez les enfants, l'obésité en
nette progression chez les plus jeunes, les multiples ravages de
l'alcoolisme et du tabagisme à tous les niveaux, sans parler
des accidents de la route favorisés par le culte automobile.
Ils ont eu à affronter les menées du lobby des annonceurs,
lors de la loi Evin. Ils ont dû exhorter les pouvoirs publics
à ne pas démissionner devant l'impérialisme
publicitaire. Et ils ont souvent échoué en raison
de la lâcheté des politiques (3)...
Les féministes, de leur côté, ont été
et sont restées en première ligne dans ce combat.
Leur résistance s'est notamment manifestée à
l'occasion de la loi Roudy, dont certains articles prévoyaient
la possibilité d'attaquer juridiquement les responsables
de publicités sexistes. La coalition des intérêts
économiques et médiatiques fit alors échouer
cet aspect du projet (4). Depuis, la lutte s'est poursuivie à
travers diverses associations, dont les récentes Chiennes
de garde et La Meute (5). Et un certain nombre de militantes ont
compris qu'il est vain de dénoncer les représentations
dégradantes de la femme dans certaines publicités
si l'on ne s'attaque pas radicalement au système publicitaire,
dont la logique est d'instrumentaliser tout être et tous les
êtres à des fins commerciales (la femme, certes, mais
aussi l'homme, l'enfant, le vieillard, etc.).
D'autres autorités « morales » ou institutionnelles
font entendre de temps à autre leurs voix indignées
devant la perte ou la profanation des « valeurs », liées
au dévergondage publicitaire. Ces utiles dénonciations
détonnent dans le champ médiatique. Mais elles sont
souvent grevées par les ambiguïtés des protestataires.
On a pu ainsi se sentir gêné par les foudres antipublicitaires
du commandant Cousteau, lequel, par ailleurs, usait de la publicité
pour développer sa fondation et son image. De même,
les souffrances publiquement attestées du cardinal Lustiger
devant certaines présentations cinématographiques
du Christ n'ont pu faire oublier les paroles du Vatican légitimant
le système publicitaire par l'exemple du Sauveur : «
Jésus lui-même a fait de la publicité (6). »
Plus constantes, plus efficaces ont été les positions
des militants de l'écologie, confrontés à la
pollution publicitaire qui défigure les paysages quotidiens
ou dégrade la vie de la ville en une foire aux signaux. C'est
ainsi que l'association Paysages de France, depuis une dizaine d'années,
a abouti par un travail obstiné à un certain nombre
de victoires locales, non sans faire ressortir aux yeux de tous
le vandalisme du pouvoir économique, les insuffisances de
la loi et la frilosité - voire les compromissions - des représentants
de l'autorité publique (7). La lutte contre les méfaits
environnementaux de la publicité ne se limite d'ailleurs
pas à la présence obstruante des enseignes et panneaux
: les écologistes dénoncent, plus gravement, l'idéologie
publicitaire en tant que telle, puisque, en exaltant partout le
modèle occidental de surconsommation (l'american way of life),
elle encourage et masque le pillage des ressources de la planète,
la destruction des espaces verts, la production de l'effet de serre
(8).
Toutes ces ripostes partielles, surgies au gré des événements,
n'ont évidemment pas suffi. Il fallait que se créent
des associations attaquant frontalement l'impérialisme publicitaire
dans tous ses états et dans tous ses dégâts.
Après Le Publiphobe, en 1990, ce fut le cas, en 1992, de
Résistance à l'agression publicitaire (RAP) (9). Malgré
le soutien de personnalités connues, ce regroupement d'irréductibles
mit un certain temps à se faire reconnaître. RAP apparaît
maintenant, dans le champ social, comme un roc salutaire auquel
peuvent s'accrocher les citoyens conscients de la manipulation publicitaire
et qui refusent l'oppression des faux bonheurs de la « consommation
».
En 1999, ce fut au tour de publicitaires, écoeurés
par le mercantilisme et par le faux prestige de leur « art
», d'abandonner leur cléricature pour dénoncer
le veau d'or qu'ils avaient adoré. Le Comité des créatifs
contre la publicité (CCCP) intervint par un coup d'éclat
dans le ronron médiatique, en lançant la revue Casseurs
de pub, malgré la censure du milieu professionnel (10). Les
liens qui se sont créés entre Paysages de France,
RAP et le CCCP, aussi limités que soient leurs moyens d'action,
permettent d'espérer une extension de la résistance.
Contre la masse médiatique du Goliath publicitaire, la fronde
des antipub est née. Mais il ne faut pas sous-estimer les
pièges susceptibles de rendre inopérant ce mouvement
naissant.
Trois types de difficultés attendent les résistants.
D'abord l'inégalité de pouvoir entre les citoyens
et le système qui les asservit : d'un côté,
des individus, même regroupés, qui sont avant tout
occupés par l'importante tâche de vivre et ne peuvent
donc lutter que sporadiquement ; de l'autre, il y a un ensemble
de professionnels de l'aliénation, qui font de ce travail
leur métier à temps plein et disposent pour conditionner
la foule d'armes psychologiques (utilisation de la psychanalyse),
neurosensorielles, sociologiques (sondages) et sémiologiques
(techniques de communication). En outre, les oppresseurs usent d'une
stratégie de débordement : pendant que je m'insurge
contre le panneau qui obstrue ma rue, un spot télévisé
enfonce dans le crâne de mon fils la dernière marque
qu'il va devoir exhiber ; pendant que je peste contre l'envahissement
de ma boîte aux lettres, des légions d'adolescents
plébiscitent le portable gratuit avec conversations entrecoupées
de spots...
Le deuxième problème est celui des divers niveaux
de résistance qu'il faut pratiquer simultanément.
L'oppression publicitaire est multidimensionnelle. Le risque serait
de croire, en marquant des points sur un certain plan, qu'on est
à l'abri des autres. Or la violence publicitaire doit être
contrée simultanément (11) :
au plan économique, faire barrage inlassablement au conditionnement
à l'achat (12), aux pulsions d'appropriation, aux mimétismes
de l'identité par la marque, tout ce que flatte la publicité,
notamment chez les jeunes ;
au plan environnemental (et mental !), démystifier l'idéologie
propre à la société de consommation, le fétichisme
de l'objet, les temples du culte (les foires-fêtes des centres
commerciaux), les produits lancés comme des événements,
qui prescrivent le devoir de consommer comme rite d'intégration
à l'époque, dans une sorte de fuite en avant qui veut
ignorer les grandes misères du tiers-monde et les menaces
sur la biosphère ;
au plan culturel-symbolique, dénoncer les stéréotypes
récurrents que véhiculent les affiches et les spots,
les modes de bonheur convenus, les schémas de désir
aliénants, les formes de pensée-réflexe et,
pour finir, ce fameux « style de communication » qui
ne cesse d'instrumentaliser ou de récupérer le symbolique
pour mieux vendre, en prétextant que c'est cela l'art de
notre temps ! En particulier, depuis que la publicité a pastiché
le registre libertaire, il y aurait danger pour les militants d'exprimer
leur combat dans un langage si proche du « style-pub »
qu'ils honoreraient, en l'imitant, l'adversaire qu'ils désirent
terrasser.
Dernier piège, et non des moindres : comment faire connaître,
pour l'amplifier, le combat antipublicitaire ? A travers des médias,
hélas ! Or la vision médiatique du monde est tellement
imprégnée d'idéologie publicitaire qu'elle
risque de dénaturer la révolte antipublicitaire dans
la manière même (événementielle) dont
elle s'en fait l'écho. Médias et publicité,
en effet, se liguent pour cultiver, au coeur de l'être humain
moderne, une même « pulsion consommatrice » qui
conduit les gens à « tout avaler », qu'il s'agisse
d'événements, de spectacles, de marques, de produits,
de « stars » ou d'images d'eux-mêmes, au point
d'avoir besoin chaque jour de renouveler cette « consommation
». Dans cette logique, on comprend que les médias cherchent
aussi, de temps à autre, à divulguer de la protestation
antipub (des publiphobes de service, si possibles originaux et «
archaïques »), laquelle est désamorcée
en même temps que « consommée », avec le
reste de l'actualité, sans vraiment déranger l'ordre
économico-commercial. Cela « vaccine » même
le grand public contre sa propre humeur critique. La contestation
antipub s'inscrit alors comme épisode rituel dans la vaste
« culture-pub » qui rythme les médias. La meute
des publiphobes aboie, la caravane publicitaire passe, tout le monde
s'exprime (nous sommes en démocratie, n'est-ce pas ?), et
le tour est joué.
Traquer les connivences
DÈS lors, il est risqué pour les rebelles de faire
entendre leur dissonance dans cette symphonie audiovisuelle. Et
illusoire de croire avoir enfin « agi » parce qu'on
leur a permis, sur un strapontin médiatique, de mettre en
cause le trône publicitaire...
Ces remarques ne visent pas à démobiliser, mais à
conférer sa pleine dimension à un engagement qui ne
serait pas efficace sans la conscience de ses limites. Une action
isolée n'a de sens que si elle s'articule sur une stratégie
d'ensemble ; la dénonciation du système reste incomplète
si l'on ne traque pas, au fond de soi, les connivences qu'il entretient
avec notre psychisme normalisé ; il serait vain de pourfendre
l'idéologie de la consommation si notre rapport au monde
restait de l'ordre de l'appropriation-assouvissement. Toutes les
formes de la lutte (huer les publicités dans les salles de
cinéma, distribuer des bons de non-achat à l'entrée
des grands magasins pendant les fêtes, barbouiller les affiches,
renvoyer à l'expéditeur les publicités encombrant
les boîtes aux lettres, etc.) sont recevables. A condition
de s'inscrire dans un mouvement collectif dénonçant,
simultanément, les finalités du système libéral,
les multiples connivences que celui-ci tisse avec le monde journalistique,
l'enfermement de nos vies dans l'optique unidimensionnelle de la
production-consommation, l'uniformisation culturelle et économique
de la planète, et les agissements des hommes ou des appareils
de pouvoir qui ne cessent de dépolitiser les citoyens pour
mieux les soumettre. Sinon, autant s'abstenir.
FRANÇOIS BRUNE.
Auteur de Médiatiquement correct : 265 maximes pou r notre
temps, Paris-Méditerranée, Paris, 1998.
François Brune http://larbremigrateur-fb.blogspot.com
(1) A des lecteurs indignés par une publicité sexiste
parue dans ses colonnes, Le Monde, par exemple, se voit contraint
d'avouer : « Une bonne partie de la publicité joue
sur le corps féminin et les rapports ambigus entre les sexes.
Si la direction de la rédaction devait se prononcer sur chaque
image, elle entrerait en conflit permanent avec les annonceurs et
finirait par sortir de son rôle » (18 décembre
2000).
(2) Dans Le Publiphobe n° 53, Yvan Gradis justifie la légitimité
de ces actions face à des pouvoirs publics qui répugnent
à faire appliquer la loi (texte disponible 56 bis, rue Escudier,
92100 Boulogne-Billancourt).
(3) On peut renvoyer, sur ce point, aux campagnes contre le «
parrainage sportif » subtilement organisé par des producteurs
d'alcool, contre le tabagisme favorisé par d'énormes
investissements publicitaires, contre le culte de la vitesse célébré
par les publicités automobiles.
(4) Voir l'article de Simone de Beauvoir, « La femme, la
pub et la haine », Le Monde du 4 mai 1983.
(5) Fondées par Florence Montreynaud (La Meute – contre
la publicité sexiste - Maison des femmes, 163 rue de Charenton,
75012 Paris, site internet : http://lameute.org.free.fr , e-mail
: lameute.org@free.fr).
(6) Lire « Le Vatican absout la publicité »,
Le Monde diplomatique, avril I997.
(7) Paysages de France a remporté deux victoires significatives
contre la prolifération de panneaux publicitaires (Paysages
de France, MNEI, 5, place Bir-Hakeim, 38000 Grenoble, tél.
: 04-76-03-23-75).
(8) Lire « L'Annonce faite au tiers-monde » (Le Monde
diplomatique, mai 1988), et le n° 2 de la revue L'Ecologiste
sur la crise climatique (25, rue de Fécamp, 75012 Paris).
Sans oublier le mot d'ordre de la Journée sans achat : «
Faites un geste pour la Terre : arrêtez d'acheter ».
(9) RAP, 53, rue Jean-Moulin, 94300 Vincennes, tél. : 01-43-28-39-21.
L'Association publie la revue Rap-Echos.
(10) CCCP et Casseurs de pub, 11, place Croix-Pâquet, 69001
Lyon, tél. : 04-78-39-93-32. Casseurs de pub paraît
en novembre, à l'occasion de la Journée sans achats
lancée par la Media Foundation (qui édite la revue
canadienne Adbusters). En 1999, le film accompagnant cette action,
qui devait passer parmi les spots télévisés
au tarif normal, fut refusé par les chaînes. Le CCCP
et RAP ont un même site Internet : www.antipub.net.
(11) Lire François Brune, « Violences de l'idéologie
publicitaire », Le Monde diplomatique, août 1995.
(12) Lire François Mazoyer, « Consommateurs sous influence
», Le Monde diplomatique, décembre 2000.
Lire :- L'impérialisme d'une logique
LE MONDE DIPLOMATIQUE MAI 2001
http://www.monde-diplomatique.fr/2001/05/BRUNE/15217
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