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Origine http://infokiosques.net/spip.php?article=219
http://infokiosques.net/imprimersans2.php3?id_article=219
Peut-on, en matière de communication, employer des moyens
frauduleux au service de fins éthiques ?
Telle est en substance la question sur laquelle, en mai 2002, un
respectable universitaire, ni sot ni cynique, m’a demandé
de réfléchir pour une contribution à un ouvrage
collectif. Puisque chacun manipule chacun, n’est-ce pas, comment
convertir ce mal en bien, et positiver dans le sens de la modernité
?
Quelle question ! Quelle tentation ! Que répondre à
cela ? Rien.
On se contentera de mettre en question la question...
À première vue, nous sommes en effet confrontés
à l’éternelle opposition entre les fins et les
moyens, entre éthique et politique, entre morale et efficacité.
Opposition que les jésuitismes de l’Ordre établi
« résolvent » classiquement par de magnifiques
énoncés paradoxaux : on a le droit de tuer au nom
de la vie (guerres, peine de mort) ; il faut parfois être
injuste au nom de la Justice (machiavélismes) ; on doit risquer
d’être inhumain au nom de l’Humanité (révolutions)
; il est permis d’opprimer au nom de la liberté (pédagogies
dogmatiques) ; il faut parfois recourir au mensonge pour servir
la vérité (recours aux mythes pour enseigner la Sagesse),
et ainsi de suite.
Ces conciliations de l’inconciliable -et notamment l’usage
de procédés trompeurs pour faire croire des choses
vraies- me paraissent dès le départ indéfendables.
Gandhi disait déjà que l’usage d’un «
moyen », quel qu’il soit, implique toujours par lui-même
des finalités qui lui sont inhérentes, et sont donc
susceptibles de compromettre la fin recherchée. D’où
la nécessité d’une conscience extrêmement
attentive aux méthodes dont on use. Une action dont les moyens
et les fins sont contradictoires se hasarde toujours à être
non seulement immorale, mais inefficace.
Par exemple, si l’on poursuit comme « fin éthique
» le Bien commun de la Cité, il est douteux qu’on
puisse l’atteindre par une « communication » flattant
l’égoïsme du citoyen (ce qui est souvent le cas,
il faut le répéter, des publicités dites «
d’intérêt général »). De
même, si pour mieux combattre les thèses racistes d’un
leader d’extrême droite, un hebdomadaire illustre son
dossier par une photographie en gros plan, de façon à
faire ressembler le leader détesté à un boule-dogue
(visage en contre-plongée, mâchoires en avant), il
rate sa fin par son moyen : cette trop habile photo, en faisant
correspondre les traits (supposés détestables) d’un
visage avec l’essence (supposée haïssable) d’un
homme, s’inscrit précisément dans la logique
de tous les racismes, celle du délit de faciès. Si,
pour combattre un raciste, on renforce dans l’esprit du public
le schéma fondamental de tout racisme, on aboutit au contraire
de son objectif. Ce n’est vraiment pas de la bonne «
communication » [1] ...
Quand la mauvaise communication chasse la bonne
Mais qu’appelle-t-on au juste « communication »
? L’énoncé de la question posée -«
en matière de communication »- semble présenter
celle-ci comme un moyen neutre en soi, une « matière
», une discipline, une technique pouvant être bien ou
mal utilisée. Or, ce que l’on couvre désormais
du vocable de communication n’est-il pas déjà
une pratique moralement condamnable, par son caractère oppressif
et mensonger ?
Deux définitions du mot sont en effet possibles :
- en théorie, on peut définir la communication, au
sens originel et étymologique, comme la forme même
du dialogue à armes égales, entre des interlocuteurs
qui mettent en commun (c’est cela, communiquer) ce qu’elles
ont à se dire, à échanger, à discuter,
pour préciser leurs points d’accord ou de désaccord.
Cela suppose effectivement une alternance dans l’échange
et une distribution égalitaire des messages (verbaux ou non)
que ces personnes s’adressent au cours de leur interlocution.
Cette définition correspond très précisément
à ce que décrit Montaigne dans le chapitre des Essais
intitulé « De l’art de conférer ».
Bien entendu, cette communication authentique, dans un climat d’honnêteté
intellectuelle parfaite, est un idéal vers lequel on ne s’achemine
pas aisément : il n’en permet pas moins de considérer
avec la distance qui s’impose ce qu’est devenu l’emploi
de ce mot dans le champ public (politique, médiatique, social)
;
- dans la pratique, ce qu’on appelle « communication
», aujourd’hui, couvre un ensemble d’opérations
publicitaires ou de « relation publique », entrant dans
le champ général des « industries culturelles
» (bel oxymore !), conçues avec toutes les techniques
manipulatoires que les sciences humaines ont mises à la disposition
du « marketing », et dont la manifestation dans le champ
social obéit aux caractères suivants :
- il s’agit d’une transmission de messages à
sens unique. On « communique à ». On ne regarde
le procès de communication que dans sa phase de diffusion
(verbale, iconique, etc.), allant de l’émetteur à
un destinataire qui n’a pas la parole, et se réduisant
donc à la « fonction impressive » du langage,
mise en valeur par le linguiste Jakobson ;
- il s’agit d’une communication dans laquelle, le plus
souvent, l’énonciateur représente un pouvoir
qui s’adresse, pour l’influencer, à un public-cible
qui n’a pas de possibilité de réponse, -ni sur-le-champ,
-ni à armes égales. Que le message vise une personne
identifiable, un groupe, une entité sociale, il émane
en effet la plupart du temps d’une force économique,
d’une autorité administrative ou politique, d’une
institution « légitime », lesquelles veulent
agir sur les individus ou les groupes sociaux, que cela soit ou
non pour leur bien ;
- ce public a d’autant moins le pouvoir de répondre,
comme le supposerait une vraie de communication, qu’il est
saisi massivement dans des lieux où il ne peut être
que récepteur, spectateur, consommateur, « gouverné
», « administré », etc. à travers
les différents vecteurs du système économico-politico-médiatique,
cette communication fait irruption dans son existence de citoyen
sans qu’il l’ait désirée (cf. la profusion
des messages publicitaires auxquels il ne peut se soustraire). Il
est d’ailleurs saisi à un niveau dont il n’a
pas conscience (qu’il s’agisse des connaissances sociologiques
qu’on pense avoir de lui ou de la « psychologie des
profondeurs »). On court-circuite ainsi ses défenses
rationnelles en le pénétrant de façon sciemment
clandestine, ce qui est foncièrement malhonnête, quelle
que soit la fin recherchée. Au cours des diverses «
campagnes » de communication (expression révélatrice),
on pourra certes lui octroyer des miettes d’expression (émissions
interactives, questions « en direct », présence
à la télévision de panels de téléspectateurs
supposés représentatifs, etc.) ; mais à chaque
fois, c’est moins pour entendre sa réponse que pour
donner à la « communication » produite une apparence
d’échange, un simulacre de dialogue [2], qui ne servent
qu’à le faire taire en lui donnant l’impression
qu’il est écouté ;
- le comble de cette « communication » est que ses
auteurs méconnaissent le plus souvent ceux à qui ils
s’adressent, comme l’ont encore montré, aux présidentielles
2002, les bévues des organismes de sondage ou les erreurs
tragiques des politiques abusés par leurs conseils en «
marketing ». Les communicants du monde actuel (dans le cadre
médiatico-publicitaire) s’adressent en effet, non pas
à des hommes ou à des publics réels, mais le
plus souvent aux représentations abstraites (nourries de
moyennes statistiques) qu’on leur a donné d’eux,
d’où résultent ces figures fictives que sont
« le consommateur », « la ménagère
de moins de cinquante ans », ou même « l’opinion
». Toute personne est en effet ce qu’elle est dans sa
totalité : prétendre s’adresser à elle
à travers une grille de pensée qui la réduit
à la fonction de ménagère, à sa tranche
d’âge, à ses achats, etc., qui ne sont que des
aspects partiels de son être multidimensionnel, c’est
manquer l’interlocution authentique qu’on prétend
tisser avec elle. Ainsi, techniquement si j’ose dire, les
communicateurs ne communiquent pas : ils n’écoutent
pas ce que disent leurs interlocuteurs, ils ne voient pas leurs
visages. Ils sont au-dessus, ou à côté. Ils
ne s’adressent qu’aux représentations mentales
qu’ils se font des gens. Ils ne s’adressent jamais aux
gens
On pourra certes discuter dans le détail et nuancer ces
remarques. Il n’en reste pas moins que, quand les responsables
les mieux intentionnés veulent « communiquer »,
c’est toujours prisonniers de ces schémas unilatéraux,
et c’est toujours avec des moyens d’action disproportionnés.
Pour qui considère les limites du « contre-pouvoir
» langagier dont le citoyen est supposé bénéficier
dans notre « république », la position dominante
qu’occupent les « communicateurs » est toujours
un démenti cinglant de la pureté des intentions qu’ils
affichent. On assiste sans cesse au spectacle d’une classe
de prescripteurs d’opinion qui veulent « faire croire,
faire penser, faire agir », c’est-à-dire en définitive
qui veulent conditionner ou manipuler, en croyant ou en jouant à
croire qu’ils ne font qu’échanger, et en ayant
sans cesse à la bouche le mot « démocratie »
dont leurs pratiques sont un perpétuel démenti.
En d’autres termes, le mot « communication »
n’est, dans son acception actuelle dominante, que le synonyme
médiatiquement correct du mot propagande. Il est notable
que personne ne dénonce plus le coup de force sémantique
opéré par les publicitaires lorsqu’ils ont confisqué
le mot pour euphémiser leur pratique oppressive, ce qui a
d’ailleurs conduit Florence Amalou à donner à
son pamphlet, Le livre noir de la publicité, ce sous-titre
bien mal inspiré : « Quand la communication va trop
loin » ! Elle ratifiait ainsi la mensongère équivalence
publicité=communication, qui est à lire dans les deux
sens. Au reste, voilà plusieurs années déjà
que certains journalistes ont dénoncé la communication
en s’alarmant de ce que « la communication tue l’information
», comme si cette dérive n’était pas en
germe dans la simple perversion publicitaire du terme, que les médias
ont acceptée et consacrée, avant que les universitaires
ne leur emboîtent le pas. La communication aujourd’hui,
n’obéissant plus à aucune règle de vérité,
ni à aucun principe de démocratie, est devenue par
essence manipulatrice, et donc immorale.
Il ne s’agit donc pas de se demander si, « en matière
de communication », on peut employer des moyens frauduleux
puisque celle-ci, étant ce qu’elle est dans sa pratique
aujourd’hui, est intrinsèquement perverse. On ne peut
que déplorer qu’elle soit, et qu’elle soit ce
qu’elle est. Recourir à la « communication »,
au mot d’abord, à la chose ensuite, sachant que la
signification théorique du mot ne sert qu’à
masquer la pratique mensongère des « communicants »,
me paraît aux antipodes de l’éthique humaniste,
dont l’un des préceptes fondamentaux à rappeler
est le droit de tout homme à n’être pas manipulé.
Précepte qui risque, il est vrai, de mettre au chômage
la plupart des entreprises de « communication »...
Pour une éthique du discours
En rester à ce constat, bien sûr, serait un peu vite
enterrer un débat dont il est plus fécond de reformuler
les termes. Revenons donc à la situation de base où
quelqu’un essaie de dire honnêtement quelque chose à
quelqu’un d’autre. Oublions le mot piégé
de « communication » (sauf à l’utiliser
dans le sens péjoratif que je viens de définir). Préférons-lui
le terme de « discours » au sens le plus large : ensemble
de propos, d’images, de signes utilisés pour exprimer
des idées, recommander des conduites, chercher à convaincre
ou simplement informer autrui.
On peut reprendre alors la question initiale en la posant sous
cette autre forme : quelle peut être l’éthique
d’un discours « vrai » ? Y aurait-il deux éthiques,
l’une visant les actions recommandables (le « vivre
») et l’autre régissant l’art de les recommander
(le « dire »), l’une concernant les choses et
l’autre leurs représentations, la seconde étant
considérée comme plus malléable et pouvant
être enfreinte pour mieux servir la première ? Ne faut-il
pas au contraire, quand on veut mettre le « discours »
au service de causes nobles ou légitimes, chasser à
tout prix de ce discours les procédés moins nobles
qui contredisent ses finalités morales ? Et quand bien même
la langue serait toujours potentiellement manipulatoire, y compris
lorsqu’elle veut servir le « Bien », comment faire
en sorte qu’elle manipule le moins possible, et respecte à
la fois la vérité de ce que l’on veut dire et
la liberté de ceux à qui l’on parle ?
L’emploi ici du mot discours ne présuppose nullement
que le « discours » serait le langage de vérité
par opposition à la « communication » qui en
serait la corruption (même si elle amplifie considérablement
ce danger). Car il est vrai que le discours aussi manipule, ruse,
« tronque » ou fait violence. Et personne ne l’ignore.
Contrairement donc à l’usage du mot « communication
», choisir le mot « discours » masque beaucoup
moins son fréquent caractère de propagande ou d’énoncé
idéologique. On sait que le discours peut être un «
beau discours » mensonger, on sait que sous des dehors rationnels
il persuade aussi en flattant la part irrationnelle (inconsciente,
imaginaire, esthétique) de son interlocuteur, on sait que
les sophismes du langage sont toujours prêts à convaincre
pour égarer, on sait que celui qui parle ne le fait jamais
sans arrière-pensée, et on sait tellement tout cela
que certains politiciens ont prétendu accéder au «
parler vrai » pour désamorcer l’esprit trop critique
du public. Bref, parce qu’on sait tout cela, l’emploi
du mot discours a l’avantage de susciter la méfiance
[3] .
Enfonçons le clou. Tout langage manipule. On peut renvoyer
aux propos de Barthes : « la langue est fasciste »,
« discourir c’est assujettir ». Ces formules ont
choqué, comme excessives. C’est pourtant d’elles
qu’il faut partir si l’on veut esquisser ce que pourrait
être une éthique du discours, sachant qu’il n’y
a pas de langage de vérité en soi, quand bien même
on veut faire partager ce qu’on croit être la vérité.
Dans la chaleur de la conviction, on est toujours porté à
se servir des deux armes que comporte tout langage : la violence
et la ruse. C’est-à-dire, sommairement, d’abuser
de la nomination, qui est violence, et de la rhétorique,
qui est ruse. La nomination, premier acte langagier, est violence
en ce qu’elle enferme toujours les choses ou les êtres
dans des mots qui sont autant d’essences imposées,
non sans d’ailleurs jouer de détournements de sens
pour faire croire que le réel correspond à ce qu’on
en dit (c’est ce qu’opère justement la confusion,
dénoncée ci-dessus, entre les termes « communication
» et « publicité »). La rhétorique,
avec ses « fleurs » ou ses détours, est toujours
ruse, puisqu’elle mêle l’esthétique à
l’éthique, donne à croire que ce qui est «
beau » est nécessairement « vrai », que
la réussite de la forme signifie la justesse du fond, ou
suffit à faire croire à sa réalité.
Mais s’il n’y a pas de langage de la vérité,
il reste qu’il y a des façons plus ou moins mensongères
de s’exprimer. On peut surveiller son langage, définir
les mots qu’on emploie et préciser leurs limites. On
peut s’abstenir de procédés oratoires faciles,
voire déloyaux, comme de métaphores suspectes [4]
ou d’antithèses manichéennes. On peut éviter
d’user dans le discours des formes d’intimidation qui
font taire. On peut toujours recommander à ceux à
qui l’on parle de prendre conscience de nos sophismes ou de
nos présupposés. Et accepter, voire rechercher la
réponse, le débat. Le discours n’est que trop
porté à fuir le contrepouvoir, à forcer l’adhésion
en esquivant toute situation où il pourrait être débattu.
Toute tribune devrait chercher à s’inscrire dans un
dispositif qui puisse permettre de la contester, ou dont les lois
du genre soient parfaitement claires (-dans le cas, par exemple,
des textes délibérément polémiques ou
provocateurs, auxquels d’autres discours pourront être
opposés). Car il y a « fascisme » au niveau du
langage quand il n’est pas possible d’opposer le discours
au discours.
On aimerait rappeler ici le parallèle célèbre
de Pascal sur la violence et la vérité : « C’est
une étrange et longue guerre que celle où la violence
essaie d’opprimer la vérité. Tous les efforts
de la violence ne peuvent affaiblir la vérité et ne
servent qu’à la relever davantage. Toutes les lumières
de la vérité ne peuvent rien pour arrêter la
violence, et ne font que l’irriter encore plus. Quand la force
combat la force, la plus puissante détruit la moindre ; quand
on oppose les discours aux discours, ceux qui sont véritables
et convaincants confondent et dissipent ceux qui n’on que
la vanité et le mensonge ; mais la violence et la vérité
ne peuvent rien l’une sur l’autre. » (Pascal,
fin de la XIIème Provinciale).
À ce texte, qui nous avertit que la violence ne peut pas
combattre la vérité, l’une et l’autre
n’étant pas du même ordre, il faut logiquement
ajouter que la violence ne peut pas non plus servir la vérité.
Ceux qui, consciemment ou non, croient bien faire en introduisant
de la violence ou de la fraude dans leurs procédés
langagiers compromettent leur objectif (l’énoncé
de la vérité) autant qu’ils méprisent
le public qu’ils prétendent édifier.
La question est alors de savoir pourquoi ils font, en toute bonne
conscience, un aussi mauvais calcul.
Un des éléments de réponse est, selon moi,
qu’ils méconnaissent au fond d’eux-mêmes
leur secrète volonté de puissance. Ceux qui produisent
des discours frauduleux pour servir des intérêts cyniques
ou démagogiques n’ont pas besoin, eux, de se cacher
leur désir de pouvoir et de manipulation. Mais ceux qui se
proposent d’employer les artifices du discours ou les techniques
de la « communication » au nom d’une vérité,
d’un « intérêt général »,
ou du « Bien commun », méritent la suspicion.
Car vouloir manipuler autrui dans son intérêt bien
compris implique toujours, au fond, deux désirs simultanés
:
- le désir de faire le bien, en admettant qu’il soit
sincère (« quelque part ») ;
- le désir d’agir sur l’autre, d’entrer
en connivence avec ceux qui disent disposer des moyens techniques
d’y parvenir, de se sentir auprès d’eux dans
une position supérieure, bref, de jouir d’un pouvoir
(cf. la fascination des Associations humanitaires pour les publicitaires
qui leur disent qu’ils vont assurer le succès de leurs
campagnes).
Et trop souvent le second désir, qu’on ne s’avoue
pas, prend le pas sur le premier, qu’on affiche. Et ceci quand
bien même on s’en remet aux adjectifs « éthique
» ou « citoyen » pour se masquer la chose d’abord
à soi-même. Ce n’est pas ce que l’on dit
vouloir faire qui éclaire ce que l’on fait, c’est
ce que l’on fait (objectivement) qui révèle
ce qu’on désirait profondément faire.
Je pose donc que tout locuteur qui recourt pour s’exprimer
à des moyens frauduleux poursuit, en réalité,
une fin elle-même douteuse. Qu’il s’agisse du
niveau purement interpersonnel (le parent qui « truque »
dans le discours qu’il tient à l’enfant «
pour son bien ») ou du niveau collectif (le ministre qui lance
une campagne d’intérêt général,
-par exemple en faveur de l’environnement-, pour ne changer
les choses... qu’au niveau du discours !).
Le fait même qu’on puisse se poser la question de savoir
si on peut utiliser de semblables moyens est le symptôme d’une
« société de communication » fort malade
au niveau de la recherche de la vérité et du souci
de l’éthique... Car nous ne sommes plus là dans
le cadre inter-individuel du cas de conscience classique où
celui qui parle se sent autorisé à farder la vérité
pour des raisons que l’on peut défendre (le médecin
qui ne dit pas brutalement la « vérité »
au malade atteint du cancer). Nous sommes dans le cadre d’une
société d’annonces et d’informations généralisées
où la moindre entorse au principe de vérité
finit par légitimer et amplifier un univers social fondé
sur le leurre, le mensonge, et l’inauthenticité. Où
tout peut être dit sur n’importe quoi. Où tout
peut être justifié au nom de n’importe quoi.
Où l’on emploie à tout bout de champ le mot
« éthique », mais où le fait de prendre
une position ouvertement morale sur un certain nombre de sujets
est considéré en soi comme archaïque ou illégitime.
Où enfin de respectables universitaires demandent sans sourciller
à de respectables journalistes si l’on peut justifier,
au nom de l’éthique, des pratiques radicalement contraires
à l’éthique.
Comme si ces légitimations devenaient nécessaires
!
François Brune
P.S.
Post Scriptum 1
Une bonne manip’ : la Déclaration des Droits de l’homme
publicitaire
En décembre 98, les publicitaires se sont affichés
au service de la Déclaration des Droits de l’homme
pour mettre la Déclaration des Droits de l’homme à
leur service...
Tout les y poussait, et en particulier le gouvernement Jospin,
qui avait créé pour l’occasion sur Internet
un site officiel (http://www.droithomme.gouv.fr) où l’on
pouvait lire : « La mise à disposition des espaces
publicitaires est offerte par les afficheurs français ».
Le résultat de cette synergie désintéressée
? Une étonnante campagne métropolitaine illustrant
la vocation libératrice de l’humanisme publicitaire,
au moyen d’affirmations bien senties qui semblaient tout à
fait illustrer la Déclaration universelle. Voici cinq ou
six axiomes méritant d’être médités
:
- « La liberté d’expression est née sur
les murs. » Très juste ! Il est vrai que la propagande
aussi s’étale sur les murs. C’est la preuve qu’il
y a de la place pour tout le monde.
- « Les afficheurs vous offrent la possibilité de
vous exprimer. » Une évidence ! Et même, ils
vous l’offrent gratuitement, sans intervention de votre part.
Car ils font si bien leurs sondages et études de marché
que vos désirs se trouvent déjà exprimés
dans leurs affiches, sans que vous ayez à vous donner la
peine de prendre la parole. On comprend dès lors que soient
poursuivis devant les tribunaux les passants étourdis qui
y ajoutent d’inutiles graffitis, ou les « barbouilleurs
» d’images qui vandalisent le spectacle de leur propre
bonheur...
- « Ca fait cinquante ans qu’elle emm... les dictateurs
». Bravo, la publicité ne mâche pas ses mots
! à noter que les dictateurs, peu vindicatifs, ne manquent
pas pour autant de recourir à elle. Toute la question est
de savoir si la dictature des publicitaires viendra à bout
du libre-arbitre des dictateurs.
- « Depuis un demi-siècle, elle a la haine de l’exclusion.
» Et elle l’a prouvé. Elle ne s’est jamais
contentée d’appeler à la surconsommation les
peuples de pauvres et de chômeurs : elle s’adresse aussi,
un peu partout dans le monde, à ces minoritaires que demeurent
les plus riches. C’est là ce qu’on peut appeler
sa vocation religieuse.
- « Nul ne sera l’objet d’immixtion arbitraire
dans sa vie privée. » Il ne manquerait plus que cela
! Tout est question de définition. Si l’on considère
que la vie privée est ce lieu précis, à l’intérieur
de soi, qui échappe encore au système médiatique,
on en déduira sans peine que l’intrusion des publicités
dans nos foyers par la télévision, le téléphone
ou le courrier, -choses très publiques- ne saurait nullement
être taxée d’immixtion. En tout cas, pas d’immixtion
arbitraire, puisque la loi l’autorise...
- « Toute personne a droit à l’éducation.
» Réfléchissons : éducation = communication.
Or, publicité = communication. En conséquence : publicité
= éducation. Il est donc scandaleux que les bienfaits du
système publicitaire ne soient pas encore au programme de
l’éducation civique, en attendant que les cours de
nos meilleurs professeurs soient parrainés par les meilleures
marques.
Les élèves ont droit à la pub ! Et d’ailleurs,
leurs parents aussi.
Mieux : nous avons tous droit à la manipulation. Pour peu
qu’elle soit éthique, bien entendu...
Post Scriptum 2
Oxymores et tautologies...
L’oxymore est cette figure de style qui allie deux mots de
sens contraires, pour frapper le lecteur d’une sorte de dissonance
expressive, tantôt poétique (« le soleil noir
de la mélancolie »), tantôt ironique («
une sublime horreur »).
Mais l’emploi du procédé n’obéit
pas toujours à des intentions littéraires. Dans les
discours de propagande, l’objectif est trop souvent de tromper
les bonnes âmes en affectant de concilier l’inconciliable
: il suffit en effet, pour absoudre un substantif suspect, de lui
accoler un adjectif à vocation prophylactique. Ainsi sont
nées la « guerre propre » et ses « frappes
chirurgicales ». Les sordides réalités de la
domination ou de l’exploitation se trouvent alors «
blanchies » par l’artifice de mots qui ne changent rien
aux choses...
La règle, chaque fois qu’on trouve alliés deux
termes antinomiques, est donc d’observer lequel récupère
l’autre. Dans le cadre de la mondialisation actuelle par exemple,
la vogue du « commerce équitable » apparaît
comme une astucieuse chimère destinée à abuser
ceux qui veulent ignorer la férocité de la compétition
économique : à l’ère de la marchandisation
du monde, le commerce n’est-il pas précisément
d’autant plus florissant qu’il est inéquitable
?
Même chose avec l’idéal d’une «
consommation solidaire ». Cette formule, séduisante
pour l’homme de bonne foi, fait croire qu’on va corriger
les inégalités économiques par la vertu d’un
adjectif réhabilitant. Or, la logique de la « société
de consommation » (que ses « penseurs » voudraient
planétaire) est de cultiver un hédonisme individualiste
qui identifie supériorité sociale et surconsommation.
L’égoïsme, la « hiérarchite »,
en sont le moteur essentiel. En appeler dès lors à
une consommation solidaire, ou encore citoyenne, et la vouloir mondiale,
c’est conforter l’illusion selon laquelle on peut supprimer
l’injustice inhérente au système sans changer
le système.
Quant aux « investissements éthiques » à
la mode, on a vu comment, par la grâce d’un qualificatif
vertueux, ils « purifient » la substantielle matérialité
des profits récoltés.
Mais c’est peut-être avec le « capitalisme syndical
» de Nicole Notat, dernier avatar du « capitalisme à
visage humain », que nous atteignons le sommet, l’oxymore
des oxymores. Il fallait associer des termes aussi historiquement
conflictuels, à l’occasion du débat sur les
retraites et des fonds de pension à la française...
Cependant, la vogue de l’oxymore ne doit pas nous cacher
la permanence de la tautologie, autre figure basique des discours
aliénants.
La tautologie est cette figure de style qui consiste à définir
un mot par lui-même , ou par une expression de type pléonastique
(« un étudiant c’est un étudiant »
; ou « c’est quelqu’un qui étudie »).
Mais souvent, sous couvert d’énoncer une évidence,
la tautologie ne répète le mot que pour imposer comme
une essence la chose à laquelle il renvoie : l’auditeur
ne peut que s’incliner sans comprendre. Ainsi, dans des énoncés
comme « la France c’est la France » ou «
Une femme c’est une femme », le « c’est
» équivaut à un « doit être »,
il n’y a pas à discuter. De même, lorsque le
général de Gaulle fustige les acteurs de « mai
68 » qui empêchent « les étudiants d’étudier,
les enseignants d’enseigner, les travailleurs de travailler
», il défend l’ordre établi en le fondant
sur des essences immuables, par la grâce de la tautologie
(allocution du 30-05-1968).
Ce discours demeure largement au service de l’idéologie,
aujourd’hui. L’expression « développement
durable », à mon sens, est peut-être plus proche
de la tautologie que de l’oxymore (elle signifie : le vrai
développement c’est le développement). En ce
qui concerne les publicités, on appréciera à
quel point les slogans suivants renseignent sur la nature concrète
des produits :
« Sa Supercinq, plus cinq que la cinq », « 205
GTI, plus GTI que jamais », « Café Grand-Mère
: Noir c’est Noir », « Il est seul parce qu’il
est unique »
Chez les politiciens, les tautologies demeurent une valeur sûre
:
Giscard (proposant le changement) :« Le changement pourquoi
? Parce que le monde change, parce que le temps change, parce que
vous changez et que la politique française doit s’adapter
à ce changement. » ;
Fabius (se différenciant de Mitterrand) : « Lui, c’est
lui ; moi, c’est moi » ;
Mitterrand (tautologie au second degré) : « Sans tomber
dans un excès de réalisme, c’est tout de même
la moindre des choses de considérer que l’Allemagne
est en Europe » (25-03-90) ;
Chirac : « Un chef c’est fait pour cheffer »
(bêtisier Internet) ;
Raffarin : « Les jeunes sont destinés à devenir
des adultes » (bêtisier Internet).
Il est bien d’autres tautologies dans l’univers politique,
par exemple ce fameux slogan inventé par des publicitaires
pour nous faire ratifier l’euro : « Je suis en Europe,
donc je pense en Euro », ou cette déclaration d’un
Premier ministre néerlandais à propos de la guerre
d’Afganistan : « Personne ne souhaite que les opérations
militaires se prolongent au-delà de ce qui est nécessaire.
» (5-11-2001)
Et Jospin ? J’allais l’oublier. Il faut noter que son
discours ne donnait pas dans le simili-gaullien. Il pratiquait plutôt
le langage techno-compétent, comme par exemple dans cette
présentation d’un remaniement ministériel :
« J’aurai à procéder à certains
ajustements pour renforcer le dispositif gouvernemental. C’est
une respiration normale en démocratie. » (25-03-2000).
Langage « fonctionnel » : ajustement, dispositif. Langage
« bio-naturel » : respiration normale. Deux manières
d’évacuer toute explication de nature politique...
Est-ce bien « normal » ?
Ce texte est un extrait de De l’idéologie aujourd’hui,
François Brune, éd Parangon, 2004.
Reproduit ici avec l’aimable autorisation de l’auteur.
François Brune http://larbremigrateur-fb.blogspot.com
[1] Lors des présidentielles d’avril 2002, cette photo
de Le Pen n’a été, notons-le, qu’un cas
parmi d’autres de la « communication » générale
faite par les médias à son encontre. Entre les deux
tours, la campagne unilatérale diabolisant aussi bien le
« vote Le Pen » que le « vote blanc » est
apparue comme un vaste déni de démocratie au nom de
la démocratie. C’est là un cas d’espèce
historique, caricatural, de ce que peut donner une communication
médiatique frauduleuse dans les meilleures intentions, une
« manipulation éthique » d’une France d’en
haut sans scrupule au nom d’un « bien » qu’elle
veut imposer à une « France d’en bas »
ignorante. Avec ses conséquences probables : ne parvenir
qu’à renforcer le mal en cherchant trop à en
masquer le symptôme. Cf. l’article d’E.Roskis,
« Chronique d’un orphéon médiatique »,
Le Monde Diplomatique, Juin 2002. Il semble bien que dans notre
société éprise de consensus, la « communication
» en faveur d’une cause jugée bonne ne puisse
plus se faire que dans des termes absolument manichéens.
C’est à dire immoraux...
[2] Cette simulation de démocratie, dans la bouche des «
communicants modernes » (patrons ou ex-patrons de type Jean-Marie
Messier, par exemple), se manifeste de plus en plus comme un semblant
d’ouverture au discours de leurs adversaires : « Il
nous faut des José Bové, il nous faut des organisations
alter-mondialistes, il nous faut une contestation écologiste,
etc. », disent-ils, hypocritement, pour donner l’impression
qu’ils les ont entendus. Mais c’est en réalité
pour les faire taire, en récupérant d’avance
leur argumentation. Cette façade médiatique cultive
à grande échelle la stratégie rhétorique
de la concession. Il s’agit de neutraliser -en lui concédant
quelque mérite- le discours de l’opposant, pour continuer
d’agir sans frein dans le domaine moins visible de l’action
réelle, -cette vaste jungle de la prédation économico-politique
qu’est devenue la « mondialisation » libérale.
[3] Dans un journal provincial, le 11 mai 2002, un éditorialiste
qui commente les premiers pas du Gouvernement Raffarin écrit
précisément qu’il va lui falloir « communiquer
sans trop parler ». C’est tout dire ! D’abord
que la « com. » est bien une forme euphémistique
de propagande publicitaire ou politique. Ensuite que la parole publique,
qui obéit aux mêmes objectifs, a désormais le
tort de trop apparaître comme manipulatrice. Il faut donc
communiquer, certes, mais sans trop parler ! D’une certaine
façon, le refus de J. Chirac de débattre avec J.-M.
Le Pen, puis celui de N. Sarkosy de débattre avec B. Gollnisch,
en avril 2002, ont été tout à fait symptomatiques
de ce « refus de parler » pour mieux « communiquer
»...Près de deux ans après, on peut juger de
ce qu’ont donné les « stratégies »
de communication du gouvernement Raffarin. Un affligeant déni
de discours réellement politique. Cette remarque nous guide
immédiatement vers ce que doit être au contraire le
débat en démocratie : un lieu où les acteurs
osent parler en refusant de communiquer. Un lieu où chacun
doit assumer la parole, dire ce qu’il veut dire, et non pas
enrober de « communication » et de « stratégie
d’image » les projets ou les politiques qu’il
soumet aux citoyens.
[4] Chaque figure de rhétorique, dans un discours (parole
ou écrit), doit être pesée à l’aune
de la vérité. D’abord dans son rapport à
l’objet dont on parle (honnêteté, justesse du
mot), ensuite dans son rapport avec la sémantique générale
de la langue qu’on emploie. Par exemple, si une publicité
de boisson pétillante et sucrée a pour slogan «
Buvez la vie », je puis d’abord suspecter l’emphase
d’une métaphore qui identifie ce breuvage à
la « vie », mais aussi, corollairement, m’interroger
sur une formule qui, en faisant de la vie quelque chose qui se boit,
renforce dans le langage courant cette idéologie ambiante
qui fait de toute chose un objet de consommation... De même,
si une marque de vêtement adresse au futur client la devise
empruntée à Nietzsche « Deviens ce que tu es
», on peut d’abord ironiser sur le fait que «
l’être » d’un individu soit contenu dans
le port de sa chemise, et qu’il ait comme seul « devenir
» ce que des fabricants de textile ont programmé pour
lui ; mais plus profondément, on peut s’interroger
sur une formule philosophique qui est ici détournée
de son sens. En effet, quand Nietzsche écrit dans Ecce homo
: « Comment je suis devenu l’homme que je suis »,
il entend bien expliquer comment, en usant de sa liberté,
il a forgé son être. Au contraire, dans l’usage
publicitaire de la formule, l’être humain n’a
pas à se construire, mais seulement à se conformer
à une « essence » préétablie, ce
qui est la négation même de sa liberté !
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