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Origine :
http://mobile.lemonde.fr/societe/article/2009/02/04/laurent-bonelli-nous-sommes-dans-une-logique-d-extension-du-controle_1150560_3224.html
Laurent Bonelli, maître de conférences en science politique
à l'université de Nanterre, est l'auteur de La France
a peur. Une histoire sociale de l'insécurité (La Découverte,
2008) et codirecteur, avec Didier Bigo et Thomas Deltombe, d'Au
nom du 11 septembre... Les démocraties à l'épreuve
de l'antiterrorisme (La Découverte, 2008).
Comment la notion de sécurité s'est-elle imposée
dans le débat politique français au risque de supplanter
la défense des libertés ?
Le contraste est assez saisissant entre la situation actuelle,
où l'on bat des records d'incarcérations et du nombre
de personnes placées sous la main de la justice, et le consensus
qui existait durant les années 1950-1970. A cette époque,
on considérait que la délinquance était surtout
liée à "des ratés de socialisation"
que les progrès sociaux et économiques finiraient
par résorber. Droite, gauche, acteurs de ce domaine croyaient
à la réinsertion.
Puis le consensus s'est inversé : il faut mieux punir ou
punir davantage. Lors des débats sur la loi sécurité
et liberté d'Alain Peyrefitte en 1980, les députés
socialistes hurlaient au fascisme quand la garde à vue est
passée de 48 à 72 heures. Vingt-six ans plus tard,
ils se sont poliment abstenus quand elle a été étendue
à 144 heures dans les cas de terrorisme.
Comment passe-t-on d'un consensus à l'autre ?
Longtemps, l'usine a fonctionné comme une instance de normalisation
sociale pour les fractions les plus turbulentes des jeunesses populaires.
Même les blousons noirs finissaient par se "ranger des
voitures" comme on disait, en y travaillant. La montée
d'un chômage de masse et de la précarité a largement
défait ce modèle d'encadrement. Ce qui a provoqué
une résurgence des désordres sociaux dans certains
quartiers, dont les violences dites "urbaines" sont l'aspect
le plus visible.
A partir des années 1990, on voit se développer des
tentatives diverses, pas forcément cohérentes, pour
tenter de discipliner ces fauteurs de troubles. Le curseur est largement
mis sur la police et sur la justice avec le durcissement du traitement
des petits délits, notamment dans les chambres de comparution
immédiate. Cela s'est traduit, aussi, par une fuite en avant
technologique, avec la vidéosurveillance, ou bien par des
arrêtés municipaux instaurant le couvre-feu pour les
mineurs.
Cette situation reflétait les préoccupations très
concrètes d'élus municipaux, de droite comme de gauche,
qui ont joué un rôle important pour "désencastrer"
ces désordres du local et les transformer en "problème
de sécurité", débattu dans les partis
et les assemblées. Cette question apparaît ainsi, pour
la première fois, à gauche, dans le programme du candidat
Jospin en 1995.
Sur ce terrain-là, il n'y a pas, selon vous, de rupture
?
Non. Nicolas Sarkozy a personnalisé et radicalisé
le discours sur la sécurité, mais il n'incarne pas
une rupture. D'ailleurs, si la sécurité était
restée un sujet de droite, elle n'aurait jamais prospéré
comme elle l'a fait. Il est intéressant de voir que, quand
le gouvernement Jospin a pris ses premières mesures sur la
sécurité, l'opposition de droite est restée
muette. Il faut attendre 2000-2001, à quelques mois des élections
municipales, pour que se réactivent des lignes d'opposition.
La droite va alors rentrer dans une logique de surenchère
politique, mais la philosophie qui sous-tend les lois prises après
2002 n'est pas fondamentalement différente de ce que l'on
pouvait observer entre 1995 et 2002. Ce phénomène-là
n'est pas spécifiquement français. On l'observe aux
Etats-Unis, en Grande-Bretagne, en Italie, en Espagne ou en Belgique.
Des modèles d'action, comme la tolérance zéro
circulent. Mais ils sont ensuite retraduits en fonction des situations
et des histoires nationales. Si bien qu'ils finissent souvent par
se résumer à de simples slogans.
Tout de même, la loi Guigou sur la présomption
d'innocence contre-balançait cette conversion sécuritaire
à gauche ?
Le texte sur la présomption d'innocence a été
vécu par les forces de l'ordre comme une loi qui donne plus
de droits aux détenus qu'aux policiers. Les mobilisations
de ces derniers traduisaient un malaise face à la priorité
assignée par le gouvernement à la répression
de la petite délinquance et des désordres urbains.
Peu gratifiantes professionnellement, ces missions étaient
d'autant plus compliquées que les policiers ne connaissent
pas, ou peu, les populations auxquelles ils ont affaire. Ce que
traduit l'inflation des outrages. Ces relations rugueuses, entre
jeunes et polices, sont très largement le fruit de la "routinisation"
des missions de contrôle et de l'incompréhension, de
l'inexpérience, des jeunes policiers.
Quel rôle l'antiterrorisme a-t-il joué sur la
notion de sécurité ?
On ne peut pas séparer l'antiterrorisme des lois sécuritaires,
même s'il a des dynamiques propres. Là encore, il existe
une continuité parfaite entre les différentes lois
qui l'organisent, de celle de 1986, centralisant la justice antiterroriste
et créant une police spécialisée, à
celle de 2006, où l'application des peines est à son
tour concentrée au tribunal de grande instance de Paris.
La prochaine étape devrait être celle de la spécialisation
des présidents de cour d'assises. Les attentats du 11 septembre
2001 n'ont pas changé grand-chose en France dans ce dispositif.
Nous avions déjà trouvé une troisième
voie, que l'ancien directeur de la direction de la surveillance
du territoire, Pierre Bousquet de Florian, appelait la "neutralisation
judiciaire préventive".
L'association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste
permet d'arrêter de manière très large des personnes,
de les placer en détention provisoire, voire de les condamner,
avant que des actes ne soient commis. C'est cette pénalisation
de l'intention qui forme le coeur du système antiterroriste
français. Aussi longtemps que ce dispositif fonctionne contre
des groupes construits comme un "autre" dangereux, personne
ne se mobilise. Il y a eu des arrestations d'islamistes en direct
à la télévision, tous relâchés
par la suite, et personne ne s'en est ému. Aussi, les professionnels
de l'antiterrorisme ont-ils été surpris quand l'affaire
de Tarnac a suscité des réactions, car, jusqu'à
présent, ils fonctionnaient de la sorte. Mais tout à
coup, chacun se dit : "Cela pourrait être moi, mon fils,
mon voisin..."
Va-t-on vers une société de fichage généralisé
?
Nous sommes dans une logique d'extension du contrôle. Je
ne crois pas en une montée en puissance d'un Big Brother.
Ce n'est pas parce qu'il y a des technologies de surveillance qu'on
va tout savoir. Ce n'est pas parce qu'on collecte un maximum d'informations
qu'on peut toutes les traiter. Néanmoins, cela peut avoir
de lourdes conséquences. Le STIC (principal fichier de police)
peut ainsi priver des jeunes sans qualification de trouver un emploi
dans la sécurité privée, alors même qu'ils
sont reconnus innocents par la justice.
De manière plus générale, il n'existe pas
de débat contradictoire sur la sécurité souhaitable
dans notre société. La majorité des mesures
sont prises dans l'urgence, quand ce n'est pas dans le secret, comme
le fichier Edvige, qui a bien failli ne même pas être
débattu au Parlement. Or dans ce mouvement, ce sont surtout
les libertés des groupes marginaux qui sont sacrifiées.
Même en matière de petite délinquance, si la
justice rapide s'appliquait à tous les groupes sociaux, personne
ne le supporterait.
Propos recueillis par Isabelle Mandraud et Alain Salles
Article paru dans l'édition du 05.02.09.
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