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Message Mail du 18 Septembre 2006
Objet: [zpajol] A. Sayad : Exister, c'est exister politiquement
Extrait du livre d'Abdelmalek Sayad :
L'immigration ou les paradoxes de l'altérité.
2. Les enfants illégitimes
Éditions Raisons d'Agir, septembre 2006, pp.13-21
http://www.homme-moderne.org/raisonsdagir-editions/
[Extraits : le texte original va jusqu'à la page 44].
Exister, c'est exister politiquement.
Comment exister dans un ordre sociopolitique qui s’appelle
la nation – même de cette existence mineure, accidentelle,
inessentielle, toute chétive, étriquée, mutilée
qu’on accorde aux immigrés – sans exister politiquement
? sans avoir une identité civile, de jure ? Il faut la complicité
du politique et de la politesse pour opérer pareille exclusion
: du politique, parce qu’il assure le monopole du politique
exclusivement aux nationaux (surtout en France, où citoyenneté
et nationalité sont une seule et même chose, l’une
étant indissociable de l’autre); de la politesse ou
de la neutralité politique, qui est aussi une neutralité
éthique, parce qu’elle interdit à qui n’est
pas du lieu (i.e. le non-national) d’intervenir dans la vie
politique propre aux maîtres de céans, toute intervention
en la matière ne pouvant apparaître que comme désordre,
perturbation, voire subversion. C’est la même cécité
au politique qui fait qu’un phénomène aussi
fondamentalement politique que l’immigration – émigration
de citoyens d’un côté et immigration de citoyens
ou de futurs citoyens de l’autre – n’est jamais
perçu et pensé comme tel, tout au moins au moment
où il s’accomplit. On se refuse même, de part
et d’autre, à l’envisager sous ce rapport, prenant
de la sorte le parti d’être toujours en retard par rapport
à la réalité du phénomène.
L’EXCLUSION POLITIQUE, FONDEMENT DE L’ORDRE
POLITIQUE ?
À considérer toutes les formes d’exclusion
dont l’ordre politique s’est accompagné, on est
en droit de se demander si pareille exclusion ne constitue pas un
des fondements mêmes de cet ordre. L’exclusion sur la
base de la nationalité n’est-elle pas nécessaire
pour l’existence de la nationalité et, plus largement,
l’exclusion politique d’un groupe social inclus dans
la vie politique n’est-elle pas nécessaire pour l’existence
du politique ? Athènes et Sparte, dont on a fait des modèles
de référence, avaient chacune leurs hommes libres
et, par opposition à ceux-là, l’une ses esclaves
(esclaves-marchandises) et l’autre ses groupes d’hilotes
(esclaves-conquis). Les républiques médiévales,
comme les cités-États médiévales ou
les « thalassocraties » de toute l’Italie, avaient
aussi leurs citoyens, définis par les arts auxquels ils appartenaient,
la souveraineté s’exerçant à travers
ces arts, et leurs non-citoyens (les campagnards, les contadini).
Nos démocraties modernes, dans leurs formes vraies et a fortiori
dans leurs perversions (colonialisme, apartheid et tous régimes
négationnistes, fascisme, nazisme et autres totalitarismes),
n’échappent pas à la logique qui fonde l’exclusion
et la sujétion. L’immigré, le non-national de
la nation dont il est membre de fait (mais de fait seulement, et
non de droit), semble être la variante moderne, c’est-à-dire
atténuée, de ce que furent, en d’autres temps
et d’autres lieux, les assujettis aliénés de
toutes les espèces.
Le citoyen athénien ou romain, le pair de la cité
de Sparte et le citadin de la Florence ou de la Venise médiévales,
le citoyen du Reich hitlérien, l’homme « blanc
» dans le régime d’apartheid, le citoyen du «
premier collège » dans le système colonial,
le national-citoyen de l’État-nation ont en commun
d’être définis comme des hommes « libres
» pour lesquels la seule activité qui vaille est la
politique, dont ils ont le monopole. Par opposition, l’esclave,
le métèque, l’hilote, le « barbare »,
le « paysan » (le contadino), ainsi que tous les nationaux
ou citoyens de seconde zone ou de seconde classe, et enfin l’immigré
ont en commun d’être exclus du politique en raison de
leur appartenance, de naissance, à quelque condition ou à
quelque univers qui les voue à constituer une classe particulière
: appartenance à la « mauvaise race » (les nationaux
du Reich hitlérien privés de droits politiques), à
la « mauvaise couleur » (les Noirs), à la «
mauvaise caste » (les colonisés, par exemple), au «
mauvais ordre économique et culturel » (l’immigré).
C’est aussi le cas pour le déporté et, dans
une mesure à peine moindre, pour la femme. Le rapprochement
entre toutes ces formes historiques, donc inégales, de sujétion
et d’exclusion plus ou moins totales du politique ne manque
pas d’éclairer utilement la situation typique des immigrés
sous leurs rapports au politique ou dans leurs rapports à
l’État. Faire partie ou ne pas faire partie de la Cité,
tel est aujourd’hui encore l’enjeu pour l’immigration.
La défense des immigrés, l’amélioration
de leur condition, leur promotion sur tous les plans ne peuvent
plus être assurées aujourd’hui que si elles se
situent délibérément et ouvertement dans le
champ politique, que si les immigrés eux-mêmes et,
surtout, leurs enfants s’y engagent directement et engagent
leur action dans la sphère politique. Cette conviction se
nourrit, pour une bonne part, des transformations qui se produisent
dans la morphologie de la population immigrée, avec la généralisation
de l’immigration familiale qui fait de l’ancienne immigration,
réputée de travail, une immigration de peuplement.
Les conséquences de cette évolution sont la montée
de la nouvelle génération, constituée d’enfants
de l’immigration, et l’arrivée sur le marché
d’un nouveau type d’immigrés en raison des transformations
internes aux sociétés d’émigration. Du
fait de ces transformations, la population immigrée cherche
à imposer une définition nouvelle de son statut. De
partout et en toutes circonstances se profilent des tentatives en
vue de casser le carcan dans lequel on enfermait les immigrés,
conformément à la représentation que l’on
avait d’eux et que l’on se faisait du phénomène
de l’immigration. Cette conviction, il fallait la faire partager
par les intéressés eux-mêmes et, plus particulièrement,
par leurs enfants ; il fallait la retraduire en termes de lutte,
en faire une arme de combat.
UN COMBAT D’AVANT-GARDE
À quoi sert la revendication de la citoyenneté quand
on n’a pas la nationalité, voire quand on ne veut pas
de cette nationalité ? – cela, dans le cas des anciennes
générations d’immigrés. Ou alors, à
quoi sert d’avoir une nationalité vide de tout contenu
réel, attribut abstrait, purement juridique ? Est-ce que
cela change quelque chose à ma condition ? Voilà ce
que disent et ce que se disent les jeunes de l’immigration.
Sans que rien ne vienne lever ces objections, les choses sont allées
extrêmement vite. Les idées et les attitudes sous ce
rapport se transforment rapidement, plus rapidement dans la conscience
et le système des comportements des populations immigrées
que dans l’opinion française, qui, globalement, reste
fortement et anachroniquement attachée à la représentation
qu’elle a de son ordre social, économique, moral, culturel,
bref, politique. L’indissociabilité de la citoyenneté
et de la nationalité est une chose naturelle, une chose-allant-de-soi
au point de ne pouvoir envisager, encore moins penser, le contraire.
Il est vrai qu’en cela il n’est rien qui vienne l’aider
à opérer ce qui, pour son entendement politique, est
une révolution. Bien au contraire, tout le discours politique
que lui tient le haut monde politique ne fait que conforter les
certitudes de l’opinion française et la confirmer dans
la justesse de ses croyances en la légitimité et en
la nécessité de l’ordre politique actuel, le
seul possible. Le seul fait d’envisager le contraire est une
hérésie et ne peut être que le travail d’hérétiques,
c’est-à-dire d’esprits subversifs ou d’agents
de la subversion qui attentent sciemment à l’ordre
national. Et proclamer le contraire est nécessairement le
fait d’hérésiarques de toutes natures, les uns
appartenant à l’ordre national – qu’ils
minent de l’intérieur –, les autres assiégeant
ce même ordre, dont ils veulent l’écroulement
de l’extérieur !
Reconnaissons seulement qu’il est plus facile à la
partie qui est en position dominée, en position préjudiciable,
de faire l’effort d’invention pour concevoir et pré-voir
(ou, prédire) quelque ordre nouveau qu’à la
partie dominante, qui a tout à gagner, effectivement et fictivement,
au statu quo. Aujourd’hui, la revendication des « droits
civiques », la revendication de l’engagement politique
au sens plein du terme et, par suite, du déplacement sur
le terrain proprement politique des luttes qui, traditionnellement,
étaient confinées dans le seul espace concédé
aux immigrés, à savoir les luttes directement liées
au travail et menées sous la bannière du travail,
est reprise un peu partout. De partout nous viennent les illustrations
de ce nouveau combat.
L’IRRUPTION DE LA JEUNESSE SUR LA SCÈNE POLITIQUE
L’expression « droits civiques » non seulement
n’effraie plus les immigrés mais, plus que cela, s’inscrit
désormais dans leur langage, dans leurs comportements. Elle
est un thème de ralliement ; elle est, à elle seule,
tout un programme, un mot d’ordre inscrit sur les pancartes,
un emblème derrière lequel on se regroupe. L’irruption
sur la scène publique, donc sur la scène politique,
de la jeunesse de l’immigration, la maturité politique
dont elle apporte ainsi, précocement, l’éclatante
manifestation, le grand sens civique dont elle sait faire preuve
constitueront, à n’en pas douter, le fait essentiel
de cette décennie, l’avant-dernière du siècle.
Cela marque une rupture. Si, à une jeunesse interdite de
parole, interdite de toute participation à la vie civile
la plus élémentaire – celle de la rue, celle
du quartier, celle de l’école ou de l’atelier
–, il ne restait, dans un premier temps, que la violence la
plus violente pour répliquer à la violence légale
qui l’exclut de la vie de la Cité, s’il ne lui
restait paradoxalement que la violence pour pouvoir exister civilement,
cette même jeunesse ne cesse, depuis quelques années,
d’apporter la preuve de ce dont elle est capable. Elle sait,
elle veut, elle peut sortir du ghetto de la violence cyclique –
violence et contre-violence – dans lequel on l’a inconsidérément
et stupidement placée, dans lequel on l’a fait naître,
on l’a fait grandir, on l’a scolarisée au rabais,
c’est-à-dire analphabétisée ; dans lequel
on l’a formée ou, mieux, « déformée
», en lui ôtant tout espoir et toute raison de croire
à la formation. Sans aucun doute, c’est là,
au fond, la véritable signification politique des multiples
manifestations auxquelles nous assistons, les unes trop «
solennellement » spectaculaires, les autres plus discrètes
mais combien plus efficientes. Il y a là motif à un
grand espoir. Et si, d’aventure, quelque esprit malin, quelque
apprenti sorcier s’avisait de vouloir berner cette toute jeune
et toute récente espérance, la détourner de
la juste voie qui est la sienne, de vouloir trop la séduire
pour mieux l’abuser et en abuser, gageons qu’il lui
en coûtera fort cher.
À ce vaste mouvement qui se déclenche au sein de la
jeunesse de l’immigration (que ces jeunes aient ou non la
nationalité française) et qui frappe par son dynamisme,
son extrême disponibilité, sa spontanéité,
sa générosité et son dévouement, la
sincérité de ses convictions, son idéalisme
(parfois teinté d’un certain angélisme), quel
langage tenir ? Quelle réponse donner à l’angoisse
et à l’espérance de tous ces jeunes qui demandent
à être rassurés, rassurés sur eux-mêmes
et sur le sens de leurs initiatives ? Est-ce folie ? Est-ce simplement
un jeu, mais un jeu terriblement cruel s’il ne devait être
suivi d’aucun effet ? Est-ce un cérémonial d’expiation
? Le résultat final dépendra de la manière
dont tout ce discours en actes que sont toutes les manifestations
publiques sera entendu par l’opinion et, plus spécialement,
par la classe politique.
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ZPAJOL liste sur les mouvements de sans papiers
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