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La construction sociale de l’ethnicité en milieu urbain
Christian Rinaudo,
Maître de conférences à l’Université de Nice-Sophia Antipolis, chercheur au SOLIIS-URMIS (CNRS, esa 7032)
Le débat social sur l’immigration et la recherche sur l’ethnicité

Origine : http://www.idymov.com/documents/C_Rinaudo-ethnicite_urbaine.rtf

Jusqu’à une époque récente, le développement des sciences sociales en France s’est caractérisé par une méconnaissance de la place qu’ont occupée les étrangers dans la formation de la nation. La recherche historique, en tout premier lieu, a longtemps considéré l’immigration comme “ un objet illégitime ” en dépit de l’existence d’un mouvement migratoire continu depuis le milieu du XIXe siècle . L'histoire ouvrière en particulier ne voyait l'étranger que dans la figure du prolétaire dont l'accès à la dignité et à l'égalité ne se réalisait qu'à travers le syndicalisme . L'anthropologie française a également été peu concernée par la question de l'altérité du " proche ". Jusqu'à tout récemment, le " regard éloigné " de l'anthropologue supposait que l'on superpose, dans la tradition de Mauss et de Durkheim, un exotisme lointain et une altérité radicale. L'Autre ne pouvait être qu'ailleurs, en Afrique ou en Océanie par exemple, alors que nos sociétés complexes, nationales, étaient censées fonctionner sur un " nous " inclusif qui n'était pas pensé comme problématique . La sociologie, enfin, a longtemps été dominée par d'autres champs disciplinaires (travail, éducation, études rurales et urbaines, religion, etc.) au point que, jusque tout récemment, le thème des migrations et des relations ethniques n'apparaissait même pas dans les manuels d'initiation et dans les recueils de textes fondamentaux.

Le thème de l’immigration ne devint significatif dans la recherche française qu’au moment où l’on a pris conscience du fait que l’entrée temporaire d’immigrés économiques sur le territoire national avait vocation à devenir permanente. À partir du milieu des années 70, la question de l’immigration s’est en effet posée en des termes radicalement nouveaux. La crise économique provoquée par l’embargo pétrolier de 1973 a mis en cause la légitimité de la présence des travailleurs immigrés dans un contexte de récession et d’aggravation du chômage national. Or, c’est précisément au moment de la suspension des flux migratoires et de la fermeture des frontières que le caractère stable et durable de l’installation des immigrés apparut au grand jour. On s’aperçoit alors qu’il y a beaucoup d’immigrés en France et que la plupart ne sont pas prêts à retourner dans leur pays. Bien au contraire, la suspension des flux a pour effet inattendu d’accélérer l’installation des familles et de ralentir le rythme des retours au pays. À partir de là, la présence féminine se renforce et la proportion des jeunes issus de cette immigration définitive s’accroît considérablement. Comme le souligne F. Dubet, le jeunes immigré symbolise alors rapidement le “ problème ” posé par la nouvelle immigration d’installation. Il représente le type même de l’immigré installé et il est, le plus souvent, né en France .

En l’absence de tradition académique, le thème de l’immigration est apparu d’abord sur la scène politique et sociale. Avec la crise et l’arrêt de l’immigration de main-d’œuvre, le débat a changé progressivement de nature passant d’une réflexion économique et démographique sur l’utilité de la présence d’une population immigrée en France, à un discours centré sur la question de l’identité nationale française. Dans ce domaine, c’est le Front national qui a pris l’initiative de fixer les termes de ce nouveau débat face à une pensée humaniste et universaliste qui s’est trouvée dans l’incapacité de se définir elle-même .

Cette évolution est apparue notamment dans le discours social sur l’immigration. Comme le souligne R. Schor, “ la montée du chômage, la visibilité de certains étrangers, les heurts de la vie quotidienne ont réveillé des préventions contre les immigrés, souvent exacerbé le sentiment de différence éprouvé par les Français et accrédité l’idée que le pays est envahi ” . Les craintes et les soupçons se sont multipliés à l'égard d'une immigration post-coloniale qui était de plus en plus perçue comme un " désastre social " et comme un " problème " de société . On est alors progressivement passé d'une représentation de l'immigré " étranger " et " temporaire " à une vision des immigrés en tant que groupes bien implantés, notamment dans les banlieues, et qui représentent une menace pour la République.

Corrélativement, une diffusion des catégories et des désignations ethniques s’est opérée dans tous les domaines de la vie sociale (travail, logement, éducation, loisir, etc.). Aux termes d’ “ immigrés ” et d’ “ enfants d’immigrés ”, sont venus se rajouter ceux de “ Maghrébins ” ou d’ “ Arabes ”, de “ Beurs ” ou de “ Beurettes ”, de “ Zoulous ” ou de “ Blacks ” et leur corollaire : les “ Blancs ” ou les “ Français de souche ” . Le slogan " Blacks, Blancs, Beurs, on est tous des enfants d'immigrés " régulièrement scandé lors des manifestations contre les idées du Front national témoigne de ce durcissement des catégories ethnico-raciales. On voit également apparaître de plus en plus fréquemment le terme de " fracture ethnique " pour rendre compte d'un phénomène d'ethnicisation de la société française. Que ce soit dans le champ politico-médiatique où, lors d'une visite du président de la République à Vaulx-en-Velin, le journal Le Monde titrait : " M. Chirac face aux fractures sociales et ethniques dans les banlieues " , ou dans le domaine des sciences sociales lorsque P. Farine se demande, dans un éditorial de Migrations Société si " la "fracture sociale" ne va pas se doubler ou se prolonger d'une "fracture ethnique" " , il s'agit bien à chaque fois de souligner un processus d'exclusion qui met en danger les fondements d'une citoyenneté " à la française ". Le débat sur l'immigration s'oriente alors de plus en plus vers une réflexion politico-idéologique qui oppose d'un côté, ceux qui pensent que l'on doit percevoir dans ce phénomène un facteur de dissolution du modèle républicain et, de l'autre, ceux qui y voient au contraire un moyen d'accès nouveau vers l'intégration, c'est-à-dire une chance de renouvellement de ce même modèle par des voies différentes .

Quelle que soit la position adoptée, la question de l’ethnicité se pose donc par rapport au statut de la citoyenneté dans un contexte d’installation des immigrés sur le territoire national. Elle apparaît tout d’abord sur un plan strictement politique, lors des débats sur le droit de vote local pour tous les étrangers et sur la réforme du code de la nationalité. À chaque fois, ce sont les liens qui unissent en France la citoyenneté et la nationalité — et, corrélativement, l’exclusion politique des étrangers — qui se retrouvent au centre des discussions publiques. La mobilisation collective de jeunes issus de l’immigration maghrébine lors des grandes marches nationales de 1983 et 1984 ouvre alors la voie de la contestation sous la bannière de l’antiracisme et pose publiquement une question laissée jusque-là en suspens : celle des droits politiques des “ Beurs ”. Cette question se pose également sur un plan axiologique, avec l’affaire dite du “ foulard ” qui instaura en France un vaste débat sur la liberté de culte et sur l’intégration des immigrés et enfants d’immigrés de confession musulmane. Elle se pose enfin sur le plan urbain, lorsque la relégation de populations immigrées vers des territoires d’exclusion opère une remise en cause des principes fondamentaux de la République qui s’exprime publiquement par des explosions de violences mettant en scène de nouveaux acteurs sociaux : les “ bandes ethniques ”, les “ Zoulous ”, les “ intégristes ” de banlieue, etc.

Dans toutes ces pratiques d’exclusion et de revendications identitaires apparaissent de manière croissante des “ classifications sauvages ” pour rendre compte de l’organisation des rapports sociaux. Se distinguant du découpage administratif et statistique entre “ français ” et “ étrangers ” à partir duquel se distribue l’accès à la citoyenneté nationale, ces désignations fondent les discriminations à l’égard de ceux qui sont perçus comme “ racialement ” ou “ ethniquement ” différents .

C’est donc sous la pression des faits et des débats idéologico-politiques qu’ils ont engendrés que le thème de l’ethnicité émerge dans les sciences sociales françaises au début des années 80, ce qui ne sera pas sans effets sur la définition des problématiques et des objets de recherche. La première de ces conséquences est que la sociologie se trouve alors investie d’une mission : celle de réfuter, à partir de données empiriques, un certain nombre de stéréotypes qui se répandent dans la société française concernant les immigrés et leurs pratiques (thèses de l’“ invasion ”, du coût social des immigrés, du péril islamique, de la concurrence sur le marché de l’emploi, de la baisse du niveau scolaire dans les écoles où la proportion des enfants d’immigrés est importante, etc.) . Les enquêtes de M. Tribalat sur l'intégration des immigrés et de L.A Vallet et J.-P. Caille sur la réussite scolaire des élèves étrangers ou issus de l'immigration, témoignent de la perpétuation de cette dimension critique des sciences sociales dans ce domaine .

Un autre effet de l’imposition du politique sur les problématiques de l’immigration et des relations ethniques est que celles-ci se trouvent dès lors pensées en termes d’intégration à la nation. Le lien national s’affirme alors comme une forme incontournable de lien social et, pour reprendre la formule de D. Schnapper, l’intégration se présente à la fois comme “ un fait, une valeur et une nécessité ” . F. Lorcerie montre bien comment la représentation " nationaliste républicaine " de la société et la conception étatiste de l' " identité nationale " travaillent le questionnement et les problématiques de recherche des spécialistes de l'immigration .

Dans ce contexte, l’ethnicité ne se pose pas comme un objet pertinent de la sociologie, mais plutôt comme le spectre d’une dérive à l’américaine, c'est-à-dire comme un contre-modèle politique qui risque de mettre en danger un “ modèle français d’intégration ” pensé comme un principe indiscutable. Une telle position n’autorise guère la possibilité d’une analyse des discriminations culturelles même si celles-ci existent de fait. Comme le souligne V. De Rudder, c’est au moment où se déploient “spontanément” toutes sortes de désignations ethniques ou raciales et où celles-ci sont non seulement utilisées, mais parfois même produites par les acteurs institutionnels locaux, que ce modèle est le plus fortement évoqué .

Ainsi, la recherche sur l’ethnicité a été devancée par les faits. Ce n’est que tout récemment, face à ce constat d’ethnicisation de la société et aux menaces de dissolution du lien social qui en résulte, qu’elle s’est imposée comme un domaine à part entière des sciences sociales françaises .

Toutefois, cet intérêt récent accordé à la thématique des relations ethniques et de l’ethnicité dans le cadre du débat national et des études sur le phénomène migratoire, n’est pas sans susciter des malentendus, des divergences de vue et des confusions quant au statut analytique à accorder à des notions aussi ambiguës que celles de communauté, d’identité culturelle ou de pluriculturalisme, qui sont l’expression d’enjeux idéologiques et l’objet d’une circulation entre discours savant et discours politique.

Ainsi, les termes du débat politico-idéologique, jusqu’ici portés sur l’assimilation des immigrés, s’orientent de plus en plus vers une discussion sur le multiculturalisme, faisant de l’ethnicité une question centrale au risque de réifier des identités et des groupes sous prétexte de ne plus vouloir en ignorer l’existence. Ce risque est particulièrement sensible dans les débats qui traversent la science démographique autour de la question de l’introduction des informations sur les “ origines ethniques ” dans les enquêtes statistiques. Notamment, le constat de décalage entre les catégories officielles et les classifications sauvages amène certains chercheurs à envisager la question de la catégorisation ethnique sous l’angle de sa transcription statistique au nom d’un ajustement des principes à la “ réalité ”. Simultanément, le débat porte sur les effets de “ fixation des groupes ethniques ” par l’appareil statistique alors que les identifications sociales sont diverses et que celles qui se constituent sur des bases ethniques sont elles-mêmes labiles et fluctuantes. Certains se demandent alors si ce durcissement des catégories ethniques n’aura pas pour effet d’enfermer des individus dans des identités sociales labellisées en fonction de leurs “ origines ” alors que celles-ci sont parfois multiples et souvent non pertinentes .

Nombre d’ouvrages récemment parus tentent par ailleurs de rendre compte de ce processus d’ethnicisation de la société française en le reliant à des phénomènes macro-sociaux de transformation des sociétés contemporaines — passage d’une société industrielle structurée horizontalement à une société post-industrielle structurée verticalement — et proposent une réflexion sur l’avenir d’une post-modernité marquée par une organisation des conflits centrée sur les rapports ethniques. L’ethnicité est alors envisagée comme un modèle politique qui se distingue du communautarisme et qui se caractérise par l’affirmation d’une “ culture intériorisée par des individus vivant dans une société moderne ” .

La démarche de recherche que j’ai privilégiée dans mon travail se situe à un autre niveau d’analyse. Il ne s’agit pas de spéculer sur la place à accorder à des “ réalités ” ethniques données comme “ déjà là ” dans la société française, mais, considérant que les classifications et les catégorisations des acteurs sont un des aspects fondamentaux des “ réalités ” ethniques , de rendre compte de l'émergence de ces catégories et d'en restituer les usages dans les circonstances et les contextes dans lesquels elles sont mobilisées pour interpréter les situations et pour organiser les interactions. Cette démarche s'inscrit dans une problématique de l'ethnicité qui place les processus d'attribution catégorielle et d'interaction au centre de l'analyse. Les questions qui se posent consistent alors à savoir comment se produisent le marquage et le maintien des frontières entre des " nous " et des " eux " et quels en sont les effets sur les comportements effectifs des individus engagés dans les interactions où ce processus de dichotomisation est rendu saillant.

Cela m’a conduit à circonscrire le domaine d’investigation aux usages sociaux des catégories et des stéréotypes ethniques, et à porter l’analyse sur le lien qui s’est établit en France entre ces usages et la définition de la banlieue comme problème public . Il ne s'agissait pas de chercher dans les phénomènes d'exclusion urbaine et de replis identitaires la cause ou l'explication de l'ethnicisation des relations sociales, mais d'analyser le rapport entre l'usage de catégories sociales sur une base ethnique et la définition de la " banlieue " comme problème public.

Ethnicité et stigmatisation urbaine

Depuis le début des années quatre-vingt, les grands ensembles d’habitation apparaissent en France comme des lieux d’événements et de rupture. Construits entre 1960 et 1975 pour pallier les problèmes de logement rencontrés dans les grandes villes, ils se présentent désormais dans les discours politiques et médiatiques comme l’illustration centrale de la “ crise sociale ”. Les incidents périodiques dans les quartiers périphériques ont alors favorisé l’exploitation politique et médiatique de la figure emblématique du “ ghetto ” américain pour rendre compte de la situation des cités françaises à l’origine du “ malaise des banlieues ”. La figure du ghetto juif dans sa version historique et, plus encore, celle du ghetto noir dans sa variante américaine, ont ainsi fixé une représentation sociale de la banlieue française contemporaine associant désignations ethniques et localisations urbaines stigmatisées.

Le terme “ banlieue ” s’inscrit donc parmi une pluralité d’autres vocables (“ ghetto ”, “ quartier sensible ”, “ Z.U.P. ”, “ quartier ”) qui forment ensemble le répertoire de ce que J.-C. Depaule et C. Topalov appellent “ le champ sémantique de la stigmatisation urbaine ”. Ces différents vocables constituent autant de choix alternatifs de désignations d’un même phénomène social : celui qui “ exprime, sur le registre de l’habitat et de l’espace, une stigmatisation sociale qui repose, en réalité ou en même temps, sur d’autres critères de hiérarchisation qu’ils font passer au second plan ” . Or, cette hiérarchisation sociale qu'exprime la constitution progressive du sens de la banlieue comme territoire stigmatisé apparaît bien comme étant corrélative de l'imputation d'une identité ethnique attribuée à ses habitants.

Le travail de recherche que j’ai mené a été réalisé en grande partie dans un quartier périphérique de L’Ariane à Nice, typiquement labellisé dans la région comme “ sensible ” et “ à problèmes ”. Plusieurs enquêtes ont été réalisées afin de rendre compte des différents contextes sociaux dans lesquels il était fait usage de catégories ethniques et d’en cerner les rhétoriques propres : les articles de la presse locale et nationale qui traitent des activités et des événements survenus dans ce quartier ; l’étude ethnographique de contextes institutionnels tels que celui de l’école — ici, d’un collège public — ou de l’action culturelle municipale — en particulier d’une salle de spectacle implantée dans le quartier — ; enfin, l’observation d’interactions directes qui se jouent dans l’espace de la rue et des transports urbains qui relient cette périphérie urbaine au centre-ville.

J’ai montré comment c’est dans le cadre de la définition du quartier étudié comme espace “ sensible ”, de son caractère problématique ou de la position emblématique qu’il occupe localement, que le marquage des différences trouve son sens : les catégories et les stéréotypes ethniques y sont attribués pour configurer des événements, pour désigner et délégitimer ceux qui sont responsables de l’insécurité, pour maintenir l’ordre social dans les institutions, ou encore pour mettre en scène des compétences qui valorisent une appartenance au “ quartier ”. On peut voir comment les journalistes de la presse nationale qui ont à rendre compte d’un événement survenu dans ce quartier inscrivent les faits dans le contexte plus large de la “ crise des banlieues ” et puisent dans le registre propre à son traitement : celui des “ bandes ethniques ”. On constate également combien l’usage des catégories ethniques est enchâssé dans le travail pratique de description et de formulation des problèmes de quartier qui incombe au journalisme de proximité. De la même manière, les observations menées dans les espaces institués soulignent le lien établi entre la mise en danger des normes collectives — et notamment celle de l’indifférence aux différences ethniques et culturelles — et la mobilisation de connaissances d’arrière-plan sur les “ cultures ethniques ”. Enfin, on constate que les phénomènes de discrimination observés dans les lieux publics ne sont pas simplement le fait de l’origine ethnique ou du lieu de résidence de ceux qui en sont victimes, mais d’une élaboration mutuelle entre les deux à partir de différents indices informationnels. La visibilité raciale est l’une des caractéristiques qui permet l’identification des “ indésirables ” dans les boîtes de nuit, des “ individus suspects ” dans les grands magasins, des personnes “ non fréquentables ” dans les rencontres fortuites entre jeunes dans les rues du centre-ville, mais elle n’est ordinairement qu’un indice qui, couplé avec d’autres — ceux, précisément, qui, comme la tenue vestimentaire, les façons de parler et de se présenter, renvoient à une appartenance territoriale — permet de reconnaître et d’identifier les “ jeunes des banlieues ”.

Ainsi se joue dans ces différents contextes le passage d’un registre de sens — celui de la banlieue, de la marginalité sociale, de la pauvreté — à un autre, qui lui correspond implicitement, et qui repose sur des critères de différenciation et de hiérarchisation ethniques.

Ces contextes déterminent toutefois une organisation différente des niveaux de contraste entre les catégories mobilisées. Pour les journalistes de la presse de proximité par exemple, la distribution des rôles dans la description du problème de l’insécurité opère une distinction entre ceux qui sont désignés par des catégories généralisantes et ceux qui sont ethniquement nommés : les “ Gitans ” et les “ Maghrébins ”. Inversement, pour ceux qui ont la charge de faire appliquer les normes scolaires, ces mêmes catégories ethniques ne sont pas, ensemble, opposées à des catégories non ethniques, mais distinguées du fait de la volonté et des capacités différentielles des uns et des autres à s’intégrer au cadre scolaire. Enfin, pour les jeunes de ce quartier qui manipulent ces catégories avec beaucoup d’aisance dans leurs activités ordinaires, le niveau de contraste est encore ailleurs. C’est en effet l’opposition entre “ cailleras " et bouffons qui détermine en premier lieu le sens attribué aux comportements de chacun et qui permet de définir qui fait partie du groupe et qui est considéré comme outsider.

Une telle variabilité des usages ne rend pas pour autant l’ethnicité inopérante comme structuration du monde social. On peut même dire que c’est au contraire parce que son sens circule d’une pratique sociale à l’autre, parce qu’il est l’objet de redéfinitions et de reformulations par les différents acteurs sociaux impliqués d’une manière ou d’une autre dans cette construction, que l’on peut attester, en France, d’une ethnicisation des relations sociales. En fait, cette variabilité ne tient pas seulement à des différences de stratégies que les acteurs sociaux mettent en œuvre pour manipuler, au mieux de leurs intérêts, les affiliations ethniques. Elle se rattache plutôt à des logiques pratiques selon lesquelles ils font ce qu’ils ont à faire — mener des tâches de journalistes, de surveillants, d’organisateurs de spectacles — et dans lesquelles les catégories ethniques sont utilisées comme des compétences de comportement en situation. Elles ne s’imposent pas comme vrais ou fausses, mais sont utilisées parce qu’elles présentent un intérêt pour l’action, dans les contextes où les acteurs leur confèrent une pertinence organisationnelle : pour donner du sens à un événement ou assigner à certains individus une position de minoritaire, comme dans les discours médiatiques ; pour désamorcer une accusation de racisme ou ramener les élèves les plus durs dans le cadre scolaire, comme on l’a observé dans le collège ; pour établir la programmation culturelle, organiser la promotion d’un concert et régler les interventions du service de sécurité, comme c’était le cas dans la salle de spectacle ; ou encore pour maintenir la sociabilité au sein d’un groupe à travers toutes sortes d’activités où elles sont mises en jeu (joutes oratoires, insultes rituelles, discussions, moqueries) comme autant de manières de rendre manifeste une compétence de membre, comme l’a révélé l’étude des interactions entre les jeunes du quartier qui se donnent à voir en tant que tels dans les différentes scènes publiques observées (collège, théâtre, autobus, bars...).

À l’issue de ce travail, on ne peut que constater l’étendue du décalage entre un “ modèle ” d'intégration républicaine fondé sur l’égalité des citoyens par-delà leurs caractéristiques particulières et la réalité de la société concrète, faite de diversités et d’inégalités. D’un côté, l’unité politique proclamée se définit, au nom de principes universels, par le refus de reconnaître l'existence de communautés hiérarchisées et de nommer les populations immigrées selon des catégories ethniques. De l’autre, les discours médiatiques, les interactions routinières et le fonctionnement même des institutions mobilisent tout un répertoire de catégories ethnico-raciales qui servent à classer des personnes en fonction d'attributions catégorielles de prédicats culturels ou raciaux.

Un tel constat n'est certes pas nouveau et de nombreux travaux ont mis en évidence le fossé qui se creuse entre le principe de non-reconnaissance des différences de race, d’origine et de religion dicté par la Constitution française, et le maniement de telles différences dans les domaines les plus divers de la vie sociale : médiatisation des événements ; pratiques informelles de quotas de recrutement à partir d’une définition des demandes d’attribution en termes d’ethnicité dans les logements sociaux ; discrimination à l’embauche ; constitution par la police de critères d’identification basés sur le phénotype des personnes ; emploi implicite au sein des administrations scolaires de procédures qui consistent à prendre en compte l’ethnicité des élèves dans la “ fabrication des classes, etc .

Si toutes ces études montrent que les effets d’étiquetage sont à la fois puissants et constants, elles présentent également ce phénomène comme une forme de dérapage de l’organisation politique, comme un manquement voué à être corrigé, limité ou contrôlé. C’est en ce sens que P. Simon a pu parler du “ décalage ” qui ne cesse de croître — et qui impose un réajustement — entre des catégories juridico-administratives — celles des recensements de la population et des nomenclatures officielles de la gestion des ayants droit aux mesures compensatoires fixées par les politiques publiques — et les catégories sauvages de l’homme de la rue ou des médias qui font un usage intensif des références ethniques ou raciales . C'est également en ce sens que J.-P. Payet analyse l'émergence de catégories ethniques dans l'univers scolaire : alors que l'école républicaine française apparaît communément comme l'un des piliers de l'intégration nationale, elle se trouve traversée par des logiques ségrégatives qui remettent en cause le principe de neutralité culturelle et religieuse sur lequel elle repose .

Mes recherches m’amènent à aborder les phénomènes d’ethnicité comme une logique paradoxale telle que l’avait analysée M. Feldblum à propos de “ l’affaire du foulard ” plutôt qu'en termes de décalage entre principes et réalité. C'est en effet dans la nécessité de prendre en compte des différences qui font sens pour les individus, tant au niveau des représentations générales que des pratiques routinières, que les acteurs institutionnels sont amenés à faire usage de catégories ethniques et des stéréotypes qui les caractérisent. Les observations de terrain montrent bien comment, pour sauver l'essentiel, les acteurs qui ont à gérer les difficultés propres au maintien d'un service public égalitaire sont contraints à faire de l'ethnicité une ressource mobilisable dans l'action. Elles soulignent par là la nécessité pour eux de réintroduire des différences dans la gestion quotidienne des relations sociales, ce qui les place dans des situations parfois inconfortables. Ils se trouvent en effet dans l'obligation de dénier leurs propres catégories de la pratique ou de les justifier par des prétextes culturels, historiques ou religieux .

Cela implique d’interroger le traitement institutionnel de l’ethnicité à partir d’une perspective qui le situe à la fois comme inévitable et indéfiniment problématique. Il est inévitable dans la mesure où les institutions en question se trouvent de fait confrontées à des dynamiques d’ethnicisation qui existent bien en dehors des normes institutionnelles. Mais il est également toujours problématique en ce qu’il n’y a pas de réponse institutionnelle possible à cette dynamique, ce qui contraint les acteurs sociaux à devoir faire preuve d’une maîtrise de la situation qui reste indéfiniment productrice d’ajustements.

En ce sens, mes observations infirment la thèse souvent avancée de l’américanisation de la société française. Elles ne permettent en rien de supposer le passage d’un modèle assimilationniste refusant l’existence de “ communautés ” à un modèle communautariste qui les reconnaît. Elles montrent pourtant l’émergence en France d’une forme bien particulière d’ethnicisation ne se situant pas tant au niveau politique qu’à celui des relations sociales les plus routinières (dans les médias, dans l’administration, dans le travail social, mais aussi, plus largement, dans les pratiques de chacun) et pouvant d’ailleurs ne pas être incompatible avec le modèle républicain défendu par de nombreux acteurs sociaux en France.