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Origine : http://www.idymov.com/documents/C_Rinaudo-ethnicite_urbaine.rtf
Jusqu’à une époque récente, le développement
des sciences sociales en France s’est caractérisé
par une méconnaissance de la place qu’ont occupée
les étrangers dans la formation de la nation. La recherche
historique, en tout premier lieu, a longtemps considéré
l’immigration comme “ un objet illégitime ”
en dépit de l’existence d’un mouvement migratoire
continu depuis le milieu du XIXe siècle . L'histoire
ouvrière en particulier ne voyait l'étranger
que dans la figure du prolétaire dont l'accès
à la dignité et à l'égalité
ne se réalisait qu'à travers le syndicalisme
. L'anthropologie française a également été
peu concernée par la question de l'altérité
du " proche ". Jusqu'à tout récemment,
le " regard éloigné " de l'anthropologue
supposait que l'on superpose, dans la tradition de Mauss et
de Durkheim, un exotisme lointain et une altérité
radicale. L'Autre ne pouvait être qu'ailleurs,
en Afrique ou en Océanie par exemple, alors que nos sociétés
complexes, nationales, étaient censées fonctionner
sur un " nous " inclusif qui n'était pas
pensé comme problématique . La sociologie, enfin,
a longtemps été dominée par d'autres
champs disciplinaires (travail, éducation, études
rurales et urbaines, religion, etc.) au point que, jusque tout récemment,
le thème des migrations et des relations ethniques n'apparaissait
même pas dans les manuels d'initiation et dans les recueils
de textes fondamentaux.
Le thème de l’immigration ne devint significatif dans
la recherche française qu’au moment où l’on
a pris conscience du fait que l’entrée temporaire d’immigrés
économiques sur le territoire national avait vocation à
devenir permanente. À partir du milieu des années
70, la question de l’immigration s’est en effet posée
en des termes radicalement nouveaux. La crise économique
provoquée par l’embargo pétrolier de 1973 a
mis en cause la légitimité de la présence des
travailleurs immigrés dans un contexte de récession
et d’aggravation du chômage national. Or, c’est
précisément au moment de la suspension des flux migratoires
et de la fermeture des frontières que le caractère
stable et durable de l’installation des immigrés apparut
au grand jour. On s’aperçoit alors qu’il y a
beaucoup d’immigrés en France et que la plupart ne
sont pas prêts à retourner dans leur pays. Bien au
contraire, la suspension des flux a pour effet inattendu d’accélérer
l’installation des familles et de ralentir le rythme des retours
au pays. À partir de là, la présence féminine
se renforce et la proportion des jeunes issus de cette immigration
définitive s’accroît considérablement.
Comme le souligne F. Dubet, le jeunes immigré symbolise alors
rapidement le “ problème ” posé par la
nouvelle immigration d’installation. Il représente
le type même de l’immigré installé et
il est, le plus souvent, né en France .
En l’absence de tradition académique, le thème
de l’immigration est apparu d’abord sur la scène
politique et sociale. Avec la crise et l’arrêt de l’immigration
de main-d’œuvre, le débat a changé progressivement
de nature passant d’une réflexion économique
et démographique sur l’utilité de la présence
d’une population immigrée en France, à un discours
centré sur la question de l’identité nationale
française. Dans ce domaine, c’est le Front national
qui a pris l’initiative de fixer les termes de ce nouveau
débat face à une pensée humaniste et universaliste
qui s’est trouvée dans l’incapacité de
se définir elle-même .
Cette évolution est apparue notamment dans le discours social
sur l’immigration. Comme le souligne R. Schor, “ la
montée du chômage, la visibilité de certains
étrangers, les heurts de la vie quotidienne ont réveillé
des préventions contre les immigrés, souvent exacerbé
le sentiment de différence éprouvé par les
Français et accrédité l’idée que
le pays est envahi ” . Les craintes et les soupçons
se sont multipliés à l'égard d'une
immigration post-coloniale qui était de plus en plus perçue
comme un " désastre social " et comme un "
problème " de société . On est alors
progressivement passé d'une représentation de
l'immigré " étranger " et "
temporaire " à une vision des immigrés en tant
que groupes bien implantés, notamment dans les banlieues,
et qui représentent une menace pour la République.
Corrélativement, une diffusion des catégories et
des désignations ethniques s’est opérée
dans tous les domaines de la vie sociale (travail, logement, éducation,
loisir, etc.). Aux termes d’ “ immigrés ”
et d’ “ enfants d’immigrés ”, sont
venus se rajouter ceux de “ Maghrébins ” ou d’
“ Arabes ”, de “ Beurs ” ou de “ Beurettes
”, de “ Zoulous ” ou de “ Blacks ”
et leur corollaire : les “ Blancs ” ou les “ Français
de souche ” . Le slogan " Blacks, Blancs, Beurs, on
est tous des enfants d'immigrés " régulièrement
scandé lors des manifestations contre les idées du
Front national témoigne de ce durcissement des catégories
ethnico-raciales. On voit également apparaître de plus
en plus fréquemment le terme de " fracture ethnique
" pour rendre compte d'un phénomène d'ethnicisation
de la société française. Que ce soit dans le
champ politico-médiatique où, lors d'une visite
du président de la République à Vaulx-en-Velin,
le journal Le Monde titrait : " M. Chirac face aux fractures
sociales et ethniques dans les banlieues " , ou dans le domaine
des sciences sociales lorsque P. Farine se demande, dans un éditorial
de Migrations Société si " la "fracture
sociale" ne va pas se doubler ou se prolonger d'une
"fracture ethnique" " , il s'agit bien à
chaque fois de souligner un processus d'exclusion qui met
en danger les fondements d'une citoyenneté "
à la française ". Le débat sur l'immigration
s'oriente alors de plus en plus vers une réflexion
politico-idéologique qui oppose d'un côté,
ceux qui pensent que l'on doit percevoir dans ce phénomène
un facteur de dissolution du modèle républicain et,
de l'autre, ceux qui y voient au contraire un moyen d'accès
nouveau vers l'intégration, c'est-à-dire
une chance de renouvellement de ce même modèle par
des voies différentes .
Quelle que soit la position adoptée, la question de l’ethnicité
se pose donc par rapport au statut de la citoyenneté dans
un contexte d’installation des immigrés sur le territoire
national. Elle apparaît tout d’abord sur un plan strictement
politique, lors des débats sur le droit de vote local pour
tous les étrangers et sur la réforme du code de la
nationalité. À chaque fois, ce sont les liens qui
unissent en France la citoyenneté et la nationalité
— et, corrélativement, l’exclusion politique
des étrangers — qui se retrouvent au centre des discussions
publiques. La mobilisation collective de jeunes issus de l’immigration
maghrébine lors des grandes marches nationales de 1983 et
1984 ouvre alors la voie de la contestation sous la bannière
de l’antiracisme et pose publiquement une question laissée
jusque-là en suspens : celle des droits politiques des “
Beurs ”. Cette question se pose également sur un plan
axiologique, avec l’affaire dite du “ foulard ”
qui instaura en France un vaste débat sur la liberté
de culte et sur l’intégration des immigrés et
enfants d’immigrés de confession musulmane. Elle se
pose enfin sur le plan urbain, lorsque la relégation de populations
immigrées vers des territoires d’exclusion opère
une remise en cause des principes fondamentaux de la République
qui s’exprime publiquement par des explosions de violences
mettant en scène de nouveaux acteurs sociaux : les “
bandes ethniques ”, les “ Zoulous ”, les “
intégristes ” de banlieue, etc.
Dans toutes ces pratiques d’exclusion et de revendications
identitaires apparaissent de manière croissante des “
classifications sauvages ” pour rendre compte de l’organisation
des rapports sociaux. Se distinguant du découpage administratif
et statistique entre “ français ” et “
étrangers ” à partir duquel se distribue l’accès
à la citoyenneté nationale, ces désignations
fondent les discriminations à l’égard de ceux
qui sont perçus comme “ racialement ” ou “
ethniquement ” différents .
C’est donc sous la pression des faits et des débats
idéologico-politiques qu’ils ont engendrés que
le thème de l’ethnicité émerge dans les
sciences sociales françaises au début des années
80, ce qui ne sera pas sans effets sur la définition des
problématiques et des objets de recherche. La première
de ces conséquences est que la sociologie se trouve alors
investie d’une mission : celle de réfuter, à
partir de données empiriques, un certain nombre de stéréotypes
qui se répandent dans la société française
concernant les immigrés et leurs pratiques (thèses
de l’“ invasion ”, du coût social des immigrés,
du péril islamique, de la concurrence sur le marché
de l’emploi, de la baisse du niveau scolaire dans les écoles
où la proportion des enfants d’immigrés est
importante, etc.) . Les enquêtes de M. Tribalat sur l'intégration
des immigrés et de L.A Vallet et J.-P. Caille sur la réussite
scolaire des élèves étrangers ou issus de l'immigration,
témoignent de la perpétuation de cette dimension critique
des sciences sociales dans ce domaine .
Un autre effet de l’imposition du politique sur les problématiques
de l’immigration et des relations ethniques est que celles-ci
se trouvent dès lors pensées en termes d’intégration
à la nation. Le lien national s’affirme alors comme
une forme incontournable de lien social et, pour reprendre la formule
de D. Schnapper, l’intégration se présente à
la fois comme “ un fait, une valeur et une nécessité
” . F. Lorcerie montre bien comment la représentation
" nationaliste républicaine " de la société
et la conception étatiste de l' " identité
nationale " travaillent le questionnement et les problématiques
de recherche des spécialistes de l'immigration .
Dans ce contexte, l’ethnicité ne se pose pas comme
un objet pertinent de la sociologie, mais plutôt comme le
spectre d’une dérive à l’américaine,
c'est-à-dire comme un contre-modèle politique qui
risque de mettre en danger un “ modèle français
d’intégration ” pensé comme un principe
indiscutable. Une telle position n’autorise guère la
possibilité d’une analyse des discriminations culturelles
même si celles-ci existent de fait. Comme le souligne V. De
Rudder, c’est au moment où se déploient “spontanément”
toutes sortes de désignations ethniques ou raciales et où
celles-ci sont non seulement utilisées, mais parfois même
produites par les acteurs institutionnels locaux, que ce modèle
est le plus fortement évoqué .
Ainsi, la recherche sur l’ethnicité a été
devancée par les faits. Ce n’est que tout récemment,
face à ce constat d’ethnicisation de la société
et aux menaces de dissolution du lien social qui en résulte,
qu’elle s’est imposée comme un domaine à
part entière des sciences sociales françaises .
Toutefois, cet intérêt récent accordé
à la thématique des relations ethniques et de l’ethnicité
dans le cadre du débat national et des études sur
le phénomène migratoire, n’est pas sans susciter
des malentendus, des divergences de vue et des confusions quant
au statut analytique à accorder à des notions aussi
ambiguës que celles de communauté, d’identité
culturelle ou de pluriculturalisme, qui sont l’expression
d’enjeux idéologiques et l’objet d’une
circulation entre discours savant et discours politique.
Ainsi, les termes du débat politico-idéologique,
jusqu’ici portés sur l’assimilation des immigrés,
s’orientent de plus en plus vers une discussion sur le multiculturalisme,
faisant de l’ethnicité une question centrale au risque
de réifier des identités et des groupes sous prétexte
de ne plus vouloir en ignorer l’existence. Ce risque est particulièrement
sensible dans les débats qui traversent la science démographique
autour de la question de l’introduction des informations sur
les “ origines ethniques ” dans les enquêtes statistiques.
Notamment, le constat de décalage entre les catégories
officielles et les classifications sauvages amène certains
chercheurs à envisager la question de la catégorisation
ethnique sous l’angle de sa transcription statistique au nom
d’un ajustement des principes à la “ réalité
”. Simultanément, le débat porte sur les effets
de “ fixation des groupes ethniques ” par l’appareil
statistique alors que les identifications sociales sont diverses
et que celles qui se constituent sur des bases ethniques sont elles-mêmes
labiles et fluctuantes. Certains se demandent alors si ce durcissement
des catégories ethniques n’aura pas pour effet d’enfermer
des individus dans des identités sociales labellisées
en fonction de leurs “ origines ” alors que celles-ci
sont parfois multiples et souvent non pertinentes .
Nombre d’ouvrages récemment parus tentent par ailleurs
de rendre compte de ce processus d’ethnicisation de la société
française en le reliant à des phénomènes
macro-sociaux de transformation des sociétés contemporaines
— passage d’une société industrielle structurée
horizontalement à une société post-industrielle
structurée verticalement — et proposent une réflexion
sur l’avenir d’une post-modernité marquée
par une organisation des conflits centrée sur les rapports
ethniques. L’ethnicité est alors envisagée comme
un modèle politique qui se distingue du communautarisme et
qui se caractérise par l’affirmation d’une “
culture intériorisée par des individus vivant dans
une société moderne ” .
La démarche de recherche que j’ai privilégiée
dans mon travail se situe à un autre niveau d’analyse.
Il ne s’agit pas de spéculer sur la place à
accorder à des “ réalités ” ethniques
données comme “ déjà là ”
dans la société française, mais, considérant
que les classifications et les catégorisations des acteurs
sont un des aspects fondamentaux des “ réalités
” ethniques , de rendre compte de l'émergence
de ces catégories et d'en restituer les usages dans
les circonstances et les contextes dans lesquels elles sont mobilisées
pour interpréter les situations et pour organiser les interactions.
Cette démarche s'inscrit dans une problématique
de l'ethnicité qui place les processus d'attribution
catégorielle et d'interaction au centre de l'analyse.
Les questions qui se posent consistent alors à savoir comment
se produisent le marquage et le maintien des frontières entre
des " nous " et des " eux " et quels en
sont les effets sur les comportements effectifs des individus engagés
dans les interactions où ce processus de dichotomisation
est rendu saillant.
Cela m’a conduit à circonscrire le domaine d’investigation
aux usages sociaux des catégories et des stéréotypes
ethniques, et à porter l’analyse sur le lien qui s’est
établit en France entre ces usages et la définition
de la banlieue comme problème public . Il ne s'agissait
pas de chercher dans les phénomènes d'exclusion
urbaine et de replis identitaires la cause ou l'explication
de l'ethnicisation des relations sociales, mais d'analyser
le rapport entre l'usage de catégories sociales sur
une base ethnique et la définition de la " banlieue
" comme problème public.
Ethnicité et stigmatisation urbaine
Depuis le début des années quatre-vingt, les grands
ensembles d’habitation apparaissent en France comme des lieux
d’événements et de rupture. Construits entre
1960 et 1975 pour pallier les problèmes de logement rencontrés
dans les grandes villes, ils se présentent désormais
dans les discours politiques et médiatiques comme l’illustration
centrale de la “ crise sociale ”. Les incidents périodiques
dans les quartiers périphériques ont alors favorisé
l’exploitation politique et médiatique de la figure
emblématique du “ ghetto ” américain pour
rendre compte de la situation des cités françaises
à l’origine du “ malaise des banlieues ”.
La figure du ghetto juif dans sa version historique et, plus encore,
celle du ghetto noir dans sa variante américaine, ont ainsi
fixé une représentation sociale de la banlieue française
contemporaine associant désignations ethniques et localisations
urbaines stigmatisées.
Le terme “ banlieue ” s’inscrit donc parmi une
pluralité d’autres vocables (“ ghetto ”,
“ quartier sensible ”, “ Z.U.P. ”, “
quartier ”) qui forment ensemble le répertoire de ce
que J.-C. Depaule et C. Topalov appellent “ le champ sémantique
de la stigmatisation urbaine ”. Ces différents vocables
constituent autant de choix alternatifs de désignations d’un
même phénomène social : celui qui “ exprime,
sur le registre de l’habitat et de l’espace, une stigmatisation
sociale qui repose, en réalité ou en même temps,
sur d’autres critères de hiérarchisation qu’ils
font passer au second plan ” . Or, cette hiérarchisation
sociale qu'exprime la constitution progressive du sens de
la banlieue comme territoire stigmatisé apparaît bien
comme étant corrélative de l'imputation d'une
identité ethnique attribuée à ses habitants.
Le travail de recherche que j’ai mené a été
réalisé en grande partie dans un quartier périphérique
de L’Ariane à Nice, typiquement labellisé dans
la région comme “ sensible ” et “ à
problèmes ”. Plusieurs enquêtes ont été
réalisées afin de rendre compte des différents
contextes sociaux dans lesquels il était fait usage de catégories
ethniques et d’en cerner les rhétoriques propres :
les articles de la presse locale et nationale qui traitent des activités
et des événements survenus dans ce quartier ; l’étude
ethnographique de contextes institutionnels tels que celui de l’école
— ici, d’un collège public — ou de l’action
culturelle municipale — en particulier d’une salle de
spectacle implantée dans le quartier — ; enfin, l’observation
d’interactions directes qui se jouent dans l’espace
de la rue et des transports urbains qui relient cette périphérie
urbaine au centre-ville.
J’ai montré comment c’est dans le cadre de la
définition du quartier étudié comme espace
“ sensible ”, de son caractère problématique
ou de la position emblématique qu’il occupe localement,
que le marquage des différences trouve son sens : les catégories
et les stéréotypes ethniques y sont attribués
pour configurer des événements, pour désigner
et délégitimer ceux qui sont responsables de l’insécurité,
pour maintenir l’ordre social dans les institutions, ou encore
pour mettre en scène des compétences qui valorisent
une appartenance au “ quartier ”. On peut voir comment
les journalistes de la presse nationale qui ont à rendre
compte d’un événement survenu dans ce quartier
inscrivent les faits dans le contexte plus large de la “ crise
des banlieues ” et puisent dans le registre propre à
son traitement : celui des “ bandes ethniques ”. On
constate également combien l’usage des catégories
ethniques est enchâssé dans le travail pratique de
description et de formulation des problèmes de quartier qui
incombe au journalisme de proximité. De la même manière,
les observations menées dans les espaces institués
soulignent le lien établi entre la mise en danger des normes
collectives — et notamment celle de l’indifférence
aux différences ethniques et culturelles — et la mobilisation
de connaissances d’arrière-plan sur les “ cultures
ethniques ”. Enfin, on constate que les phénomènes
de discrimination observés dans les lieux publics ne sont
pas simplement le fait de l’origine ethnique ou du lieu de
résidence de ceux qui en sont victimes, mais d’une
élaboration mutuelle entre les deux à partir de différents
indices informationnels. La visibilité raciale est l’une
des caractéristiques qui permet l’identification des
“ indésirables ” dans les boîtes de nuit,
des “ individus suspects ” dans les grands magasins,
des personnes “ non fréquentables ” dans les
rencontres fortuites entre jeunes dans les rues du centre-ville,
mais elle n’est ordinairement qu’un indice qui, couplé
avec d’autres — ceux, précisément, qui,
comme la tenue vestimentaire, les façons de parler et de
se présenter, renvoient à une appartenance territoriale
— permet de reconnaître et d’identifier les “
jeunes des banlieues ”.
Ainsi se joue dans ces différents contextes le passage d’un
registre de sens — celui de la banlieue, de la marginalité
sociale, de la pauvreté — à un autre, qui lui
correspond implicitement, et qui repose sur des critères
de différenciation et de hiérarchisation ethniques.
Ces contextes déterminent toutefois une organisation différente
des niveaux de contraste entre les catégories mobilisées.
Pour les journalistes de la presse de proximité par exemple,
la distribution des rôles dans la description du problème
de l’insécurité opère une distinction
entre ceux qui sont désignés par des catégories
généralisantes et ceux qui sont ethniquement nommés
: les “ Gitans ” et les “ Maghrébins ”.
Inversement, pour ceux qui ont la charge de faire appliquer les
normes scolaires, ces mêmes catégories ethniques ne
sont pas, ensemble, opposées à des catégories
non ethniques, mais distinguées du fait de la volonté
et des capacités différentielles des uns et des autres
à s’intégrer au cadre scolaire. Enfin, pour
les jeunes de ce quartier qui manipulent ces catégories avec
beaucoup d’aisance dans leurs activités ordinaires,
le niveau de contraste est encore ailleurs. C’est en effet
l’opposition entre “ cailleras " et bouffons qui
détermine en premier lieu le sens attribué aux comportements
de chacun et qui permet de définir qui fait partie du groupe
et qui est considéré comme outsider.
Une telle variabilité des usages ne rend pas pour autant
l’ethnicité inopérante comme structuration du
monde social. On peut même dire que c’est au contraire
parce que son sens circule d’une pratique sociale à
l’autre, parce qu’il est l’objet de redéfinitions
et de reformulations par les différents acteurs sociaux impliqués
d’une manière ou d’une autre dans cette construction,
que l’on peut attester, en France, d’une ethnicisation
des relations sociales. En fait, cette variabilité ne tient
pas seulement à des différences de stratégies
que les acteurs sociaux mettent en œuvre pour manipuler, au
mieux de leurs intérêts, les affiliations ethniques.
Elle se rattache plutôt à des logiques pratiques selon
lesquelles ils font ce qu’ils ont à faire — mener
des tâches de journalistes, de surveillants, d’organisateurs
de spectacles — et dans lesquelles les catégories ethniques
sont utilisées comme des compétences de comportement
en situation. Elles ne s’imposent pas comme vrais ou fausses,
mais sont utilisées parce qu’elles présentent
un intérêt pour l’action, dans les contextes
où les acteurs leur confèrent une pertinence organisationnelle
: pour donner du sens à un événement ou assigner
à certains individus une position de minoritaire, comme dans
les discours médiatiques ; pour désamorcer une accusation
de racisme ou ramener les élèves les plus durs dans
le cadre scolaire, comme on l’a observé dans le collège
; pour établir la programmation culturelle, organiser la
promotion d’un concert et régler les interventions
du service de sécurité, comme c’était
le cas dans la salle de spectacle ; ou encore pour maintenir la
sociabilité au sein d’un groupe à travers toutes
sortes d’activités où elles sont mises en jeu
(joutes oratoires, insultes rituelles, discussions, moqueries) comme
autant de manières de rendre manifeste une compétence
de membre, comme l’a révélé l’étude
des interactions entre les jeunes du quartier qui se donnent à
voir en tant que tels dans les différentes scènes
publiques observées (collège, théâtre,
autobus, bars...).
À l’issue de ce travail, on ne peut que constater
l’étendue du décalage entre un “ modèle
” d'intégration républicaine fondé sur
l’égalité des citoyens par-delà leurs
caractéristiques particulières et la réalité
de la société concrète, faite de diversités
et d’inégalités. D’un côté,
l’unité politique proclamée se définit,
au nom de principes universels, par le refus de reconnaître
l'existence de communautés hiérarchisées et
de nommer les populations immigrées selon des catégories
ethniques. De l’autre, les discours médiatiques, les
interactions routinières et le fonctionnement même
des institutions mobilisent tout un répertoire de catégories
ethnico-raciales qui servent à classer des personnes en fonction
d'attributions catégorielles de prédicats culturels
ou raciaux.
Un tel constat n'est certes pas nouveau et de nombreux travaux
ont mis en évidence le fossé qui se creuse entre le
principe de non-reconnaissance des différences de race, d’origine
et de religion dicté par la Constitution française,
et le maniement de telles différences dans les domaines les
plus divers de la vie sociale : médiatisation des événements
; pratiques informelles de quotas de recrutement à partir
d’une définition des demandes d’attribution en
termes d’ethnicité dans les logements sociaux ; discrimination
à l’embauche ; constitution par la police de critères
d’identification basés sur le phénotype des
personnes ; emploi implicite au sein des administrations scolaires
de procédures qui consistent à prendre en compte l’ethnicité
des élèves dans la “ fabrication des classes,
etc .
Si toutes ces études montrent que les effets d’étiquetage
sont à la fois puissants et constants, elles présentent
également ce phénomène comme une forme de dérapage
de l’organisation politique, comme un manquement voué
à être corrigé, limité ou contrôlé.
C’est en ce sens que P. Simon a pu parler du “ décalage
” qui ne cesse de croître — et qui impose un réajustement
— entre des catégories juridico-administratives —
celles des recensements de la population et des nomenclatures officielles
de la gestion des ayants droit aux mesures compensatoires fixées
par les politiques publiques — et les catégories sauvages
de l’homme de la rue ou des médias qui font un usage
intensif des références ethniques ou raciales . C'est
également en ce sens que J.-P. Payet analyse l'émergence
de catégories ethniques dans l'univers scolaire : alors
que l'école républicaine française apparaît
communément comme l'un des piliers de l'intégration
nationale, elle se trouve traversée par des logiques ségrégatives
qui remettent en cause le principe de neutralité culturelle
et religieuse sur lequel elle repose .
Mes recherches m’amènent à aborder les phénomènes
d’ethnicité comme une logique paradoxale telle que
l’avait analysée M. Feldblum à propos de “
l’affaire du foulard ” plutôt qu'en termes
de décalage entre principes et réalité. C'est
en effet dans la nécessité de prendre en compte des
différences qui font sens pour les individus, tant au niveau
des représentations générales que des pratiques
routinières, que les acteurs institutionnels sont amenés
à faire usage de catégories ethniques et des stéréotypes
qui les caractérisent. Les observations de terrain montrent
bien comment, pour sauver l'essentiel, les acteurs qui ont
à gérer les difficultés propres au maintien
d'un service public égalitaire sont contraints à
faire de l'ethnicité une ressource mobilisable dans
l'action. Elles soulignent par là la nécessité
pour eux de réintroduire des différences dans la gestion
quotidienne des relations sociales, ce qui les place dans des situations
parfois inconfortables. Ils se trouvent en effet dans l'obligation
de dénier leurs propres catégories de la pratique
ou de les justifier par des prétextes culturels, historiques
ou religieux .
Cela implique d’interroger le traitement institutionnel de
l’ethnicité à partir d’une perspective
qui le situe à la fois comme inévitable et indéfiniment
problématique. Il est inévitable dans la mesure où
les institutions en question se trouvent de fait confrontées
à des dynamiques d’ethnicisation qui existent bien
en dehors des normes institutionnelles. Mais il est également
toujours problématique en ce qu’il n’y a pas
de réponse institutionnelle possible à cette dynamique,
ce qui contraint les acteurs sociaux à devoir faire preuve
d’une maîtrise de la situation qui reste indéfiniment
productrice d’ajustements.
En ce sens, mes observations infirment la thèse souvent
avancée de l’américanisation de la société
française. Elles ne permettent en rien de supposer le passage
d’un modèle assimilationniste refusant l’existence
de “ communautés ” à un modèle
communautariste qui les reconnaît. Elles montrent pourtant
l’émergence en France d’une forme bien particulière
d’ethnicisation ne se situant pas tant au niveau politique
qu’à celui des relations sociales les plus routinières
(dans les médias, dans l’administration, dans le travail
social, mais aussi, plus largement, dans les pratiques de chacun)
et pouvant d’ailleurs ne pas être incompatible avec
le modèle républicain défendu par de nombreux
acteurs sociaux en France.
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