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Date: Wed, 8 Sep 2004 11:17:44 +0200
Subject: [multitudes-infos] Qu'est-ce qu'une éthique hacker
?
Bonjour
il me semble important de préciser les notions de "hacker"
et de "pirate"
voir une définition :
http://www.linux-france.org/prj/jargonf/H/hacker.html
un livre: http://www.freescape.eu.org/biblio/article.php3?id_article=114
la page personnelle de l'inventeur de "GCC"
http://www.stallman.org/
On, 6 Septembre 2004
"nico" a écrit:
Qu'est-ce q'une éthique hacker? Sachant
que le hacker est individuel, asocial (dans les faits, pas forcément
dans ses tendances) et surtout non associable, où se trouve
la possibilité d'une éthique? Je vois déjà
certains me répondre d'emblée que le hacker se meut
dans une nouvelle société, un nouvel espace très
social: je leur répondrais que justement en cet espace ce
ne sont pas des hommes qui font société mais des entités
sur-nommées , volatiles, futiles et dont l'être n'est
rien moins qu'instable
*. L'identité d'un homme en société a au moins
dans notre très classique monde terrestre le mérite
de la permanence, de la stabilité qui est, non pas souhaitable,
mais nécessaire à l'élaboration d'une éthique.
Les Hackers qui aujourd'hui respectent certaines règles ne
le font que parce qu'ils sont aussi hommes en notre monde avant
d'être hackers et, en notre monde, la piraterie existe déjà,
et pas seulement dans les musées de Saint-Malo. Pourquoi
devrions-nous analyser différemment les actions qu'un homme
fait sous un pseudonyme dans cet espace réseau, des actions
que ce même homme fait sous son nom officiel sur sa bonne
vieille planète d'origine ?
Une éthique hacker: Il faudrait déjà dégager
les difficultés que présentent une telle proposition
pour en faire l'orée d'une philosophie morale, plutôt
même d'une pensée. Y a t il une éthique des
charpentiers ? En ce cas, sans doute les hommes qui dirigent et
administrent notre pays peuvent se vanter d'être les seuls
à pouvoir comprendre les implications morales de leur politique.
Il y a donc une éthique, et celle-ci s'applique au hacker
comme au dernier et au premier des hommes, si du moins on veut qu'il
y ait une démocratie, mais elle ne saurait différer
selon la fonction ou les loisirs qui occupent cet homme. Hacker
est même, à mon sens, comme beaucoup de termes inutilement
anglais dans notre novlangue, un mot un peu pompeux pour désigner
un futur commercial en sécurité informatique. Le hacker
est nécessaire à la fortune de ce qu'un temps il combat,
parce qu'il fait tourner un roue qui, sans lui, n'aurait eu nul
besoin de se mouvoir.
Maintenant, j'ai une question, sans doute certains la trouveront
stupide: pourquoi n'ai-je jamais entendu ou lu personne revendiquer
une morale hacker* ? Ne nous gargarisons-nous pas un peu vite de
quelques mots?
* Sur l'impossibilité pour l'homme d'être moral lorsqu'il
se dissimule, Pascal, Pensées, section 2*Kant définit
l'éthique comme un ensemble de propositions négatives
(interdits) et la morale comme un ensemble de prescriptions positives.
On voit alors difficilement comment l'un pourrait aller sans l'autre
selon ces simples définitions.
Nicolas Guyomard
m u l t i t u d e s - i n f o s
Liste transnationale des lecteurs de "Multitudes"
Site Web de la revue multitudes :
http://multitudes.samizdat.net
[hacker ] # 1. n. m.
À l'origine, programmeur de génie, terme parfois
employé pour bidouilleur. Le terme de Hacker a perdu son
prestige depuis le Crackdown de 1990, lorsque le système
téléphonique US a globalement disjoncté, du
fait d'une erreur de programmation des opérateurs, qui accusèrent
pourtant le monde des BBS. Désormais, et surtout du fait
des journalistes s, le terme désigne surtout les pirates
des réseaux. Voir aussi cracker .
Les hackers existent depuis longtemps : bien avant les ordinateurs,
ils bidouillaient déjà, entre autres, les tableaux
de commande des ascenseurs, de sorte que le fait d'appuyer sur un
bouton pouvait vous envoyer à peu près n'importe où
entre le rez-de-chaussée et le dernier étage...
# 2. np. m.
Jeu de rôle mis au point par Steve Jackson. Selon un agent
de l ‘USSS handbook for computer crime » (un manuel
de crime informatisé). Il aurait encore mieux fait de se
taire.
***********************************
http://www.freescape.eu.org/biblio/article.php3?id_article=114
L'Éthique hacker de Pekka Himanen
Compte rendu libre (intégrant des rebonds) de l'ouvrage
de Pekka Himanen L'Ethique Hacker, 2001, Exils.
mars 2002. Pascal Jolivet dans Multitudes
Economiste, enseignant-chercheur à l'Université de
Technologie de Compiègne, chercheur à Costech (UTC)
et Matisse-Isys(Paris 1), il travaille sur l'économie des
NTIC. Il a notamment publié " Les NTIC et l'affirmation
du travail coopératif réticulaire ", in Vers
Un Capitalisme Cognitif, ouvrage collectif ( C. Azaïs et al.
ed.) , L'Harmattan., 2001. Sa thèse a porté sur "
La rupture paradigmatique des NTIC et l'émergence de la figure
de l'utilisateur comme innovateur ", Université Paris
1, 2001. Membre du comité de rédaction de Multitudes.
Développer l'audiovisuel numérique libre
dans le style bazar
Les hackers affichent une éclatante santé, leur originalité
réside dans le processus qu'ils mettent en œuvre. Processus
social fondé sur l'Internet et la production coopérative
en réseau de logiciels libres et sur un rapport alternatif
au travail, à l'argent, au temps qui caractérise une
éthique que Pekka Himanen oppose à l'éthique
protestante du travail de Max Weber. Cette éthique recouvre
une relation passionnée au travail dont les motivations principales
sont le plaisir, le jeu et la passion. À cela s'ajoutent
un statut de non-dépendance salariale et l'adhésion
à des comportements de coopération en cours dans les
communautés scientifiques que Pascal Jollivet dénomme
» Communisme scientifique »
Circulez, y a rien à voir ! La nouvelle économie
est morte. L'argent facile des start up d'Internet, l'économie
de l'immatériel, la " société de l'information
", l'ère du réseau, tout ça n'était
qu'illusion. La bulle a éclaté. Les valeurs technologiques
sont exsangues et les placements financiers reviennent aux industries
traditionnelles. Retour au business as usual. La récré
est finie… et la morale est sauve.
Une activité productive originale
Et pourtant… Et si les start up paillettes et la fascination
tardive des capitaines d'industrie pour la net-économie et
le commerce électronique n'étaient que la face la
plus grotesque de mutation en cours, bien plus profondes, réelles
et destinées, elles, à perdurer ? Et si finalement,
les faillites en cascades des dotcom ne faisaient que mettre à
nu l'échec de l'économique à soumettre le net
à sa logique ?
En contraste avec ce e-crash boursier, l'activité productive
originale fondée sur l'utilisation d'Internet, la production
coopérative en réseau de logiciels libres par les
communautés de hackers, affiche une éclatante santé.
Rien qu'au niveau de ses performances économiques, ce "
modèle productif " original est, il est vrai, déjà
remarquable : Linux, le bien logiciel emblématique de la
production des hackers du libre, a conquis en quelques années
environ 5% de part de marché des systèmes d'exploitation
pour ordinateur personnel, s'approchant de la position du n°2
Apple, MacOS [1]. Ce logiciel connaît depuis trois ans un
taux de croissance en terme d'usages de l'ordre de 100% par an,
alors même que la domination exercée par la firme monopolistique
Microsoft semblait inébranlable, et que les firmes privées
s'y étant essayées avaient toutes échoué.
Mais la véritable originalité de cette activité
productive, et sa portée pour des activités autres
que l'informatique, résident ailleurs : dans le processus
social de sa mise en œuvre ; dans le rapport alternatif au
travail, à l'argent, et au temps dont cette dynamique sociale
est porteuse ; dans l'éthique particulière qui est
sous-tendue par cette production coopérative volontaire en
réseau dans les communautés du hack. Le schéma
de l'économie capitaliste est en effet, selon Himanen, profondément
remis " en cause par le modèle ouvert (open model) en
vertu duquel le hacker laisse librement sa production à la
disposition des autres pour qu'il l'utilise, la teste et la développe
" [2].
Une nouvelle éthique du travail
Pekka Himanen, dans son essai " L'éthique Hacker ",
soutient la thèse selon laquelle les pratiques sociales des
hackers du logiciel libre véhiculent une éthique qui
s'affirme en rupture profonde avec l'éthique protestante
qui est à la base même du capitalisme que nous connaissons.
" L'éthique hacker est une nouvelle éthique du
travail qui s'oppose à l'éthique protestante du travail
telle que l'a définie Max Weber " [3].
Elle constitue selon l'auteur une innovation sociale susceptible
d'avoir une portée qui dépasse largement les limites
de l'activité informatique. " L'éthique hacker
devient une expression qui recouvre une relation passionnée
à l'égard du travail ", le hacker y étant
alors " un expert ou un enthousiaste de toute nature "
[4]. Le hack est donc vu ici comme une posture (la hack attitude)
et non plus seulement comme une activité (la programmation).
Himanen présente les termes de l'éthique hacker selon
trois pôles, en l'opposant à l'éthique protestante
caractéristique du capitalisme : l'éthique du travail,
l'éthique de l'argent, et la néthique ou éthique
du réseau.
Dans l'éthique protestante du travail, le travail est une
fin en soi. " C'est à l'action que Dieu nous voue et
voue nos activités : le travail est la finalité morale
et naturelle de la puissance " [5]. Il ne s'agit pas tant de
travailler pour vivre (le travail comme moyen, pour atteindre une
fin qui, éventuellement, le dépasserait - la vie -),
que vivre pour travailler (la finalité de la vie est le travail).
Le non-travail est assimilé à de l'oisiveté,
qui elle-même ne peut conduire qu'à la déchéance
morale. " Cette idée spécifique du métier
comme devoir, aujourd'hui si commune et cependant si peu évidente
en réalité. C'est cette idée qui est caractéristique
de " l'éthique sociale " de la culture capitaliste
et joue en un certain sens pour elle un rôle constitutif "
[6].
Le moteur principal de la mise au travail des hackers du logiciel
libre consiste dans le plaisir, dans le jeu, dans l'engagement dans
une passion. Le témoignage de deux figures emblématiques
des hackers, Linus Torvald et Eric Raymond, est à cet égard
très parlant. " C'est très amusant d'être
un hacker, mais c'est un amusement qui demande beaucoup d'efforts
" [7]. Mais, peut-on se demander pourquoi le hacker est-il
amené à mener de son plein gré une activité
laborieuse, alors même qu'il pourrait se consacrer pleinement
à un loisir ou à la flânerie, qui ne demanderaient
pas tant d'effort ? Cette question ne permet pas de comprendre ces
pratiques singulières du hack, car elle s'avère profondément
imprégnée de l'éthique protestante du travail,
et des catégories qu'elle impose. " Linux a largement
été un hobby (mais un sérieux, le meilleur
de tous) " [8]. Ainsi, c'est la césure ou l'opposition,
entre d'un coté le travail, nécessairement pénible,
et de l'autre le loisir, permettant le repos ou au mieux l'évasion,
qui est remise en question par les pratiques productives des hackers.
Ces personnes travaillent alors même qu'elles n'y sont pas
obligées pour subsister, et leur travail est d'une nature
différente de celui hérité de l'éthique
protestante. Pour le hacker, la distinction pertinente n'est pas
tant le travail ou le loisir, mais plutôt l'intérêt
que l'on porte ou pas à l'une ou l'autre de ces activités,
ainsi que la créativité que l'on met ou pas en œuvre,
la passion qui le porte. Cette éthique du travail contient
également un rapport différent au temps, à
son découpage et à son optimisation : " Dans
la version hacker du temps flexible, différentes séquences
de vie comme le travail, la famille, les amis, les hobbies, etc.
sont mélangées avec une certaine souplesse de telle
sorte que le travail n'occupe jamais le centre " [9].
Le deuxième plan qui caractérise l'éthique
hacker porte sur l'argent. Le mobile de l'activité du hacker
n'est pas l'argent. Un des fondements même du mouvement du
logiciel libre, initié par les hackers, consiste précisément
à rendre impossible l'appropriabilité privée
de la production logicielle et donc la perspective d'en tirer profit.
Là encore, on trouve comme mobiles qui président à
l'engagement dans le travail coopératif volontaire la passion,
la créativité, et la socialisation. " Pour les
hackers comme Torvald, le facteur organisationnel de base dans la
vie n'est ni l'argent, ni le travail, mais la passion et le désir
de créer avec d'autres quelque chose de socialement valorisant
" [10].
Les communautés de hackers du logiciel libre se fondent donc
sur une éthique du travail dans lequel l'engagement dans
une activité productive n'est pas basé sur une valeur
morale (le travail comme devoir), ni sur le besoin de subsistance,
ni sur l'appât du gain.
La coopération directe
Un point particulier mentionné par Himanen, qui porte sur
l'organisation et la coordination du travail chez les hackers, mérite
d'être ici approfondi : selon l'auteur, les hackers parviennent
à s'affranchir du recours à l'autorité hiérarchique
pour coordonner leurs activités, en lui substituant comme
modalité principale la coopération directe. "
Comment cela pourrait-il fonctionner ? N'y aurait-il personne qui
dessine un plan d'organisation pour le Net et pour le développeur
Linux. " [11]. En quoi donc consiste cette innovation sociale,
au niveau du mode d'organisation de l'activité productive
? C'est une organisation productive qui, se caractérise par
:
un travail non prescrit par une autorité hiérarchique
;
un travail sans séparation entre activité de conception
et d'exécution ;
une coordination assurée par la coopération directe
entre acteurs [12].
La coordination se réalise par ajustement mutuel, dans une
sorte d'auto organisation, entre différents petits groupes
fortement autonomes. Le travail en œuvre dans ces communautés
de hacker, tel qu'il se présente dans le projet Linux par
exemple, est un travail directement coopératif et volontaire,
dont la structure est celle d'un réseau fortement horizontal.
Ces aspects sont importants, pour deux motifs : ils semblent s'affirmer
comme une des originalités marquantes de l'éthique
(et de la pragmatique) du travail chez les hackers ; d'autre part,
ils constituent un élément de controverse fort avec
certains tenants de l'approche néoclassique standard en économie.
Certains auteurs nient en effet la réalité d'une organisation
du travail originale dans les communautés de hacker de type
Linux. Lerner et Tirole, dans un article intitulé "
The simple economics of open source " [13], soutiennent notamment
qu'il n'y a rien de nouveau dans le monde du hacking et du logiciel
libre par rapport au fonctionnement de l'économie traditionnelle.
Les " stars " du hacking, telles que Linus Torvald et
Richard Stallman, joueraient en fait le même rôle, dans
les organisations productives open source, que celui du chef hiérarchique
dans une entreprise lambda : la culture hacker n'est qu'un ersatz
de la culture d'entreprise hiérarchique.
Pekka Himanen fournit plusieurs éléments permettant
de réfuter cette représentation. Il précise
tout d'abord que " l'absence relative de structures ne signifie
pas qu'il n'y en a pas " [14]. La structure organisationnelle
est celle d'un réseau fortement horizontal, mais qui ne prétend
pas être totalement plat. Il y a effectivement dans les projets
de logiciel libre des personnalités phares, qui au sein de
petits comités, arbitrent sur des choix, notamment sur les
contributions à retenir ou pas pour être intégrées
dans la " distribution officielle " du programme concerné.
Pourtant, malgré les apparences, une différence fondamentale
existe entre ces figures et celle du supérieur hiérarchique
: " le statut d'autorité est ouvert à quiconque
" [15]. Ce qui est déterminant, c'est qu'une spécificité
institutionnelle des projets en logiciel libre - nul ne peux se
prévaloir d'avoir la propriété de biens logiciels
produits dans le cadre de projet en licence libre - génère
les conditions matérielles et sociales pour que cette autorité
soit effectivement " ouverte " et destituable.
Précisons ce mécanisme. Si les décisions prises
par l'une de ces micro-structures d'arbitrage sont jugées
insatisfaisantes par un nombre conséquent de contributeurs
au projet, rien n'est plus facile que de mettre en œuvre le
processus de destitution : il suffit que le groupe récalcitrant
duplique (tout à fait légalement dans le cadre de
la licence GPL par exemple) les codes sources des programmes concernés,
se constituent en groupe porteur d'un projet alternatif, et mette
en place un site Internet appelant d'autres contributeur à
les joindre pour développer le projet. L'absence d'appropriabilité
privée des biens produits dans le cadre d'un projet open
source de type Linux (le droit de duplication et de modification)
constitue donc un sous-bassement institutionnel fondamental pour
que les schémas traditionnels de l'autorité hiérarchique
de l'entreprise (ou de l'administration) ne soient pas ici reproductibles.
Ce mécanisme fait non seulement que " le statut d'autorité
est ouvert à quiconque " mais également qu'il
soit " uniquement fondé sur les résultats . [Ainsi,]
personne ne peut occuper une fonction dans laquelle son travail
ne pourra être passé en revue par les pairs, au même
titre que les créations de n'importe quel autre individu
" [16]. Les personnes à qui sont délégués,
de façon temporaire et révocable, des éléments
d'autorité sont celles qui bénéficient de la
plus grande estime de leurs pairs. Ce sont notamment ceux dont les
contributions au travail collectif sont appréciées
par la majorité comme des plus pertinentes. Linus et Stallman
incarnent parfaitement ces rôles.
L'absence de dépendance salariale
Mais l'auteur ne mentionne pas dans son livre une autre condition
institutionnelle, fondamentale, qui autorise de s'affranchir de
la contrainte de l'autorité hiérarchique traditionnelle
dans les projets de hackers : l'absence de dépendance salariale.
C'est un point laissé en suspend par Himanen, et qui trouve
pourtant toute son importance quant il s'attèle à
poser l'éthique hacker comme possible modèle social
alternatif, et ce au delà de l'activité informatique.
Le thème du revenu social garanti, abordé dans la
majeure de ce numéro, paraît à cet égard
pertinent.
Ce modèle social et productif du partage et de l'entraide
- autour duquel Himanen rapproche l'éthique hacker du fonctionnement
du monde académique de la recherche - pourrait être
considéré comme marginal, et plus précisément,
comme à la marge du système capitaliste, en constituant
une excroissance secondaire. Tout au contraire Himanen soutient
que le capitalisme ne peut fonctionner que s'il existe des sphères
d'activités dans lesquelles les comportements humains s'affranchissent
de la logique capitaliste. Plus encore, il argumente que ces sphères
d'activités " hors économie de marché
" constituent les moteurs indispensables au fonctionnement
de l'économie capitaliste. " Le paradoxe est au cœur
de notre temps. En fait, si l'on considère sérieusement
la dépendance des entreprises technologiques à l'égard
de la recherche, on pourrait dire que le dilemme éthique
auquel sont confrontées les entreprises dans la nouvelle
économie de l'information est que le succès capitaliste
n'est possible qu'avec la pérennité du " communisme
" (au sens de la définition de Merton) chez la plupart
des chercheurs…. La société en réseau
n'est pas seulement déterminée par le capitalisme,
mais dans un degré à peu près égal par
le " communisme scientifique " [17].
En fait, les hackers ne sont pas partis de rien quand ils ont "
inventé " leur mode de production coopératif
en réseau, fondé sur la libre circulation des connaissances
et la dynamique sociale de reconnaissance par les pairs : "
la raison pour laquelle le modèle original d'open source
a si bien fonctionné, semble liée - en plus du fait
qu'ils réalisent leur passion et sont motivés par
la reconnaissance des pairs tout comme les scientifiques - au fait
qu'il se conforme dans une large mesure au modèle académique
" [18]. Au-delà de considérations éthiques,
les scientifiques, tout comme les hackers ont adopté ce modèle
basé sur l'ouverture des connaissances et le scepticisme
organisé [19] car il s'avère le plus adapté
pour l'activité productive de création de connaissance
: " A l'ère de l'information, les nouvelles informations
sont crées plus efficacement en laissant la place à
l'enjouement et à la possibilité d'organiser son rythme
de travail " [20].
C'est un des paradoxes des économies capitalistes contemporaines
fondées sur la connaissance et l'innovation permanente :
elles sont d'un coté basées sur la possibilité
d'exercice de la propriété privée vis-à-vis
de nouvelles connaissances (propriété intellectuelle,
brevets, droits d'auteurs) qui permettent leur exploitation commerciale
(cession, licence, etc.). Mais en même temps, ces économies
dépendent d'une création perpétuelle de connaissances
qui ne peuvent émerger (du moins, de façon efficace)
qu'à travers la libre circulation des connaissances, l'absence
d'appropriabilité privée des connaissances, selon
un modèle non marchand de type " académique ".
Nous sommes tous des hackers
Les hackers, malgré leur éthique originale et leurs
comportements " alternatifs ", ne sont donc pas pour autant
des " martiens ", des êtres improbables et étranges,
nécessairement minoritaires, que l'on peut observer parfois
à la marge du système capitaliste. Ils présentent
de nombreuses similitudes avec des personnages généralement
considérés comme " normaux " - du moins
qui bénéficient de reconnaissance institutionnelle
- et qui sont reconnus comme jouant un rôle déterminant
dans nos économies contemporaines fondées sur la connaissance
et l'innovation : les scientifiques et chercheurs, qui habitent
le monde dit académique. Hackers et scientifiques partagent
une éthique proche, fondée sur le partage, la passion,
et l'absence de propriété vis-à-vis de la connaissance
crée. En ce sens, chercheurs, scientifiques et autres travailleurs
intellectuels pourraient tous entonner de concert un " nous
sommes tous des hackers !".
L'existence d'une sphère d'activité (la science) qui,
au sein même du système capitaliste, ne vérifiait
par les règles et valeurs de sa logique marchande (et notamment
son éthique protestante) était jusqu'alors tolérable
tant qu'une forte étanchéité, un cloisonnement,
entre les deux perduraient, et tant que cette éthique alternative
restait à la marge du système. L'essai de Pekka Himanen,
à travers son analyse théorique du phénomène
hacker et du logiciel libre, montre que ce compromis, s'il n'est
pas renouvelé, est aujourd'hui susceptible d'être fortement
déstabilisé. Tout d'abord, l'activité scientifique
et de recherche n'est plus, comme au temps du capitalisme industriel,
un addendum ponctuel à la dynamique capitaliste. Elle y est
désormais au cœur, et en constitue un des moteurs principaux,
de sorte que certains économistes identifient ici l'affirmation
d'un capitalisme post-industriel et spécifiquement cognitif.
D'autre part, les frontières entre la science et la technologie,
entre l'invention, l'innovation, et le produit nouveau, s'estompent.
Ce dernier phénomène est particulièrement perceptible
dans le domaine de l'informatique, où le cycle productif
entre la découverte d'un algorithme mathématique de
cryptographie et le développement d'un logiciel de cryptage
est particulièrement court. Ces deux tendances ont pour conséquence
que l'étanchéité et le cloisonnement entre
sphère du scientifique et sphère de l'économique
ne sont plus assurés. L'éthique académique
de l'ouverture de la connaissance (l'open science) et la logique
capitaliste de fermeture propriétaire sont susceptibles de
connaître une nouvelle confrontation.
L'éthique hacker du mouvement du logiciel libre, en tant
qu'elle constitue un élargissement et un renouvellement du
modèle académique de non-appropriation privée
de la connaissance, et du fait qu'elle pénètre l'économie
dans ses secteurs d'activité les plus moteurs (les technologies
de l'information et de la communication), permet de mieux comprendre
certains termes des mutations en cours du capitalisme contemporain.
Cet article a été publié dans le numéro
8 de la revue Multitudes - Mars 2002
Lire aussi sur le même sujet l'interview de Pekka Himanen
: La « hacker attitude », modèle social pour
l'ère post-industrielle
[
1] International Data Corporation (IDC), 2000.
[2] Himanen, Pekka, L'Ethique Hacker, 2001, Exils, p. 73.
[3] Ibid, p. 10. L'auteur s'inscrit dans son approche dans la prolongation
du travail de Max Weber, L'Ethique protestante et l'esprit du capitalisme,
Flammarion.
[4] Ibid, p. 10.
[5] Baxter, Christian, Directory, cité par Max Weber dans
L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme, p. 255
n. 2, et p. 257, n. 1.
[6] Weber, L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme,
pp. 93, 105. Cité par Himanen (op. cit.) p. 27.
[7] Raymond, Eric, in How to Become a Hacker, p. 233. Cité
par Himanen (op. cit.) p. 35.
[8] Torvald, L., message posté sur comp.os.minix le 29 janvier
1992. Cité par Himanen (op. cit.) p. 35.
[9] Himanen, op. cit., p. 46.
[10] Ibid, p. 65.
[11] Ibid p. 79.
[12] Nous avons développé ces points dans l'article
Les NTIC et l'affirmation du travail coopératif réticulaire,
in Azaïs, Dieuaide, Corsani, Vers un capitalisme cognitif,
L'Harmattan, 2001.
[13] The simple economics of open source, Josh Lerner & Jean
Tirole, Working Paper 7600, NBER Working Paper Series , National
Bureau of Economic Research, 2000.
[
14] Ibid, p 80.
[15] Ibid, p 80.
[16] Ibid, p 80-81.
[17] Ibid, p. 71.
[18] Ibid, p. 77
[19] Le concept est de Robert Merton.
[20] Ibid, p. 74.
http://www.freescape.eu.org/biblio/article.php3?id_article=114
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