Quelle est la différence entre Papon et un mutin de 1917
?
Un moyen pour le savoir : l'étude de l'obéissance,
ou le fascisme au laboratoire.
C'est un bon père de famille. Fier d'être admis dans un
labo universitaire. Il sert d'assistant pour une expérience concernant
l' "effet de la punition sur la mémoire". En face de
lui, le "cobaye" qui doit apprendre une liste de mots. Le
père de famille a reçu des consignes précises :
à chaque erreur du cobaye, il doit appuyer sur une manette, qui
lui balance une décharge de plus en plus forte, jusqu'à
480 V. Voyez comme il crie et gesticule. Mais ce que le père
de famille ne sait pas, c'est que le cobaye ne reçoit aucune
décharge. Qu'il joue la comédie. Que le vrai cobaye, c'est
lui, le père de famille. Et qu'on est en train de mesurer jusqu'où
peut aller son obéissance à l'autorité.
Contre la soumission : des idéaux
Ce scénario a été imaginé à la fin
des années 60 par le psychologue américain Stanley Milgram.
Il voulait comprendre comment des gens "normaux", cultivant
des géraniums et jouant avec les gosses, ont pu déchirer
des vagins et asphyxier des bébés à Auschwitz et
Treblinka. L'expérience, répétée plus de
1 000 fois, a permis de révéler une foule de choses sur
la psychologie du tortionnaire. D'abord, qu'environ deux tiers des participants
"électrocutent" sans broncher. Femmes ou hommes, jeunes
ou vieux, universitaires ou analphabètes, tous affichent la même
servilité. Avec d'autant plus de zèle que le labo semble
"officiel" et "prestigieux". Le seul moyen pour
réveiller un reste de conscience, c'est le regard réprobateur
d'un pair : si un complice du chercheur feint de se rebiffer contre
le procédé, le taux d'obéissance chute jusqu'à
20%.
Il reste, bien sûr, ce tiers de rebelles qui finissent par rejeter
l'expérience. " C'est généralement parce qu'ils
ont intériorisé un fort idéal, chrétien
ou communiste, par exemple ", explique le psychologue Adam Kiss.
Ce qui leur permet de conserver un état " autonome ",
où ils n'obéissent qu'à leurs propres normes. Alors
que Milgram nomme l' "état agentique", où ils
délèguent toute responsabilité à l'autorité
en place.
Autre expérience édifiante, réalisée par
le Pr Jean-Léon Beauvois. Un groupe de volontaires est censé
participer à une épreuve d'endurance. Durant plusieurs
jours, certaines pratiques leur sont interdites ( fumer... ), et d'autres
prescrites ( manipuler des serpents... ). Un second groupe subit la
même épreuve, mais à la nuance près qu'ils
peuvent interrompre à tout moment l'expérience. Eh bien,
croyez-le ou non : non seulement ils obéissent autant que le
premier groupe, mais en plus ils invoquent un tas de prétextes
pour justifier leur soumission. Ce qui fait dire à Adam Kiss
qu' "une société dite libre ne l'est pas forcément
plus qu'une autre, mais on y rationalise le manque de liberté
". Bref, d'Auschwitz à Santiago du Chili, ce n'est pas tant
la crainte de la punition que la soumission "babouinesque"
des bourreaux à l'autorité1 qui transforme un abbé
Pierre en Dr Mengele.
Mais alors, comment expliquer les révoltes de 1917, ce mimosa
dans un bourbier de chair ?
Selon Adam Kiss 2, "c'est difficile, car jusqu'ici on a surtout
étudié l'obéissance. Mes recherches ont justement
pour but de déterminer les circonstances dans lesquelles un homme
est amené à dire non, afin de mieux lutter contre les
atteintes aux droits de l'Homme ". Un espoir, peut-être,
pour dépaponiser l'humain et développer la graine subtile,
rare et vivace de la mutinerie.
Antonio Fischetti
1- Voir Belle du Seigneur, d'Albert Cohen.
2- Dans la continuité de Stanley Milgram, Adam Kiss a élaboré
un programme de recherche. Mais le problème c'est que les fonds
publics ne financent qu'un tiers du budget. Il manque 300 000 F pour réaliser
un expérience filmée. Un appel aux sponsors ( Fondations,
associations... ) est donc lancé. Tél : 04 42 67 08 25,
e-mail : kiss at univ-aix.fr .
La page origine : http://www.chez.com/nicoals/CHtri4/CH335psy.htm