Origine : http://www.cybersolidaires.org/histoire/docs/1970.html
Ce texte est écrit à l'été 1970 par
deux militantes du Front de libération des femmes du Québec
(Nicole Thérien et Louise Toupin). Il constitue le tout premier
texte distribué un peu plus largement par ce groupe initiateur
du nouveau féminisme québécois (1969-1971).
Destiné aux nouvelles recrues et aussi aux médias
qui en auront fait la demande, il décrit les priorités
du groupe, ainsi que les principes d'autonomie qui l'animent. L'un
de ses slogans est "Pas de libération des femmes sans
libération du Québec! Pas de libération du
Québec sans libération des femmes!". Un autre,
"Québécoises deboutte!", deviendra le titre
du journal du Front de libération des femmes (premier numéro
paru à l'automne 1971).
1977: Québécoises deboute
À l'automne 69, des militantes anglophones nous ont approchées
pour discuter des mouvements de libération des femmes. Nous
avons décidé de nous réunir - nous étions
une dizaine - mais appartenir à un mouvement composé
exclusivement de femmes ne nous est pas apparu, à ce moment-là,
comme un besoin. La plupart des femmes présentes militaient
déjà dans des mouvements politiques dirigés
par des hommes. Elles ne voyaient pas pourquoi elles diviseraient
en mouvements distincts les hommes et les femmes alors qu'il était
déjà tellement difficile de s'unir pour mener la lutte
de libération du peuple québécois.
Après de nombreuses discussions, plusieurs devinrent conscientes
que même dans ces mouvements - qui se définissaient
comme des mouvements de gauche - elles étaient aussi exploitées
puisque, encore une fois, elles ne participaient pas aux décisions
importantes des mouvements. Bien au contraire, on les confinait
à des tâches dites féminines (tapeuses de listes,
colleuses de timbres, faiseuses de pancartes, téléphonistes).
Là encore, les hommes définissaient tout le travail
d'orientation.
Après quelques réunions, certaines femmes continuèrent
à défendre la première hypothèse et
choisirent les mouvements mixtes, tout en n'excluant pas nécessairement
le mouvement des femmes; d'autres se fixèrent comme priorité
la libération des femmes.
À la fin de novembre, l'administration Drapeau-Saulnier
imposa son règlement anti-manifestation. À l'époque,
aucun mouvement politique mixte ne pouvait rassembler suffisamment
de gens pour contrecarrer cette loi fasciste. Tous savaient que
s'ils descendaient dans la rue, ils se feraient matraquer. En effet,
l'armée venait de quitter Montréal et la population
était terrifiée par le régime autoritaire qui
régnait sur la métropole.
Quelques Québécoises, pour la plupart travaillant
dans des syndicats, choisirent ce moment pour essayer de rassembler
d'autres femmes, conscientes de s'appuyer sur un vieux préjugé
qui veut que les hommes, dont la police, protègent les femmes,
nous savions que le pouvoir en place serait désarmé.
De plus, nous voulions démystifier le symbole de la femme
passive et douce qui s'assujettit à toutes les décisions.
Notre manifestation remettait en question notre rôle dans
la vie politique tout en dénonçant l'administration
Drapeau-Saulnier. Nous n'étions plus la majorité silencieuse.
Cette action ne touchait pas uniquement les femmes mais toute la
société québécoise.
Pour cette manifestation, nous avions rassemblé deux cents
femmes en quarante-huit heures. Cette expérience prouvait,
malgré toutes les théories masculines qui veulent
démontrer le contraire, que les femmes sont aussi prêtes
à s'engager que les hommes. Cent soixante-cinq manifestantes
furent emprisonnées.
À la suite de cette action, les discussions continuèrent
et, une fois de plus, les manifestantes se divisèrent en
deux groupes :
- les mouvements mixtes
- les mouvements féministes.
Le Front de libération des femmes du Québec était
né. En mai 70, nous avons manifesté au Parc Lafontaine
pour "l'avortement libre et gratuit".
Notre mouvement s'inscrit dans la lutte de libération du
peuple québécois. Nous appartenons à une société
de classes (exploiteurs-exploités). Nous nous définissons
comme "esclaves des esclaves". Nous considérons
que les femmes ne pourront se libérer qu'à l'intérieur
d'un processus de libération globale de toute la société.
Cette libération ne sera possible qu'avec la participation
entière et à tous les niveaux des femmes qui composent
la moitié de la population québécoise.
Depuis mars 70, nous avons des réunions hebdomadaires.
Nous travaillons actuellement en cellules :
- journal
- avortement
- garderies
- recrutement.
Nos priorités sont :
* combattre l'oppression des femmes dans la société
* l'information sur la contraception et l'avortement libre et
gratuit pour les femmes qui ne désirent pas d'enfants (cela
s'inscrit dans une politique plus globale qui est le contrôle
des hôpitaux et le droit aux soins médicaux gratuits
pour tous)
* salaire égal-travail égal, travail égal-salaire
égal (1- cela suppose aussi un changement total des structures
actuelles puisque beaucoup d'emplois ne sont pas accessibles aux
femmes; 2- nous savons, bien sûr, que la majorité des
travailleurs québécois sont exploités, puisque
dans le système capitaliste, nous n'avons pas le contrôle
des moyens de production; cependant, à l'intérieur
même de ce système d'exploitation, les femmes sont
encore plus défavorisées que les hommes)
* un salaire pour les femmes qui désirent travailler à
la maison
* des garderies d'État (ouvertes 24 heures par jour-7 jours
par semaine) pour libérer les femmes de leurs tâches
de gardiennes et de ménagères
* éducation gratuite à tous les niveaux et fin de
la discrimination (changer un système d'éducation
qui dirige les femmes et les hommes vers des métiers différents)
* combattre l'exploitation sexuelle véhiculée par
la mode et la publicité
* redéfinir la cellule familiale, base traditionnelle de
notre société où la femme devient la servante
du mari et des enfants, et l'homme, le chef de famille (système
de propriété privée).
[...]
Il est bien entendu que nous ne comptons pas nous en tenir là.
Ce n'est qu'un début. D'autres projets naîtront au
contact des autres femmes qui sont décidées à
faire cesser l'exploitation dont nous avons toujours été
l'objet. Car c'est avec toutes les Québécoises que
nous voulons agir, en prenant conscience que les problèmes
personnels sont presque toujours des problèmes collectifs.
Nous aurions pu choisir d'autres moyens d'action; par exemple,
envoyer des lettres aux ministres, faire pression auprès
du gouvernement pour obtenir dans les faits l'égalité
de l'homme et de la femme, etc. Mais nous refusons d'utiliser ces
moyens. Nous pensons qu'il faut s'unir pour amorcer un changement
radical de notre condition plutôt que de réclamer des
miettes au gouvernement. Nous croyons qu'il appartient aux femmes
de décider de leurs conditions d'existence, de leur corps,
de leur vie. Jamais les femmes n'ont eu leur mot à dire dans
les décisions qui les concernaient. On les a toujours mises
à l'écart de tout et on leur a donné une éducation
qui les empêchait de devenir des êtres humains à
part entière.
Le monde ne doit plus continuer sans nous. Il nous faut apprendre
à être autre chose que des reproductrices, des balayeuses
et des objets sexuels. Notre destin nous appartient et c'est à
nous seules que revient le droit de décider de ce qui nous
concerne.
Cependant nous nous rendons bien compte que la société
telle qu'elle existe ne peut accepter ces changements sans accepter
de se détruire elle-même, car cette société
est fondée, entre autres choses, sur l'oppression des femmes
tout comme elle est fondée sur le fait que les gros doivent
écraser les petits. C'est son principe de survie. Nous savons
que toutes les femmes ne pourront arriver à une libération
totale au milieu d'un tel état de choses tout comme nous
ne croyons pas que n'importe quel Canadien français puisse
devenir riche et puissant dans l'état actuel de la société
québécoise.
Nous sommes conscientes du fait que les actions que le Front de
libération des femmes entreprend actuellement sont tout à
fait acceptables pour le gouvernement. En effet les femmes pourront,
dans un avenir rapproché, faire garder leurs enfants gratuitement
ou se faire avorter quand elles le désireront. Ces réformes
amélioreront la condition des femmes mais elles ne créeront
jamais une libération totale. Il faudrait pour y arriver
des changements beaucoup plus profonds et d'une tout autre nature.
Nous croyons cependant que les actions que nous entreprenons actuellement
constituent un pas vers une libération partielle des femmes
et surtout un moyen d'apprendre à travailler ensemble.
Le Front de libération des femmes ne sera pas, nous le
sentons bien, la force qui changera la société québécoise
de fond en comble. Idéalement oui, mais concrètement
non. Il y a tant à faire que ce serait se leurrer que d'espérer
pour très bientôt la libération totale. Le but
que se fixe le Front, dans la phase actuelle des choses, c'est de
créer une solidarité entre toutes les Québécoises,
solidarité qui nous permettra d'élaborer ensemble
ce que devra être notre libération.
[Source : Véronique O'Leary et Louise Toupin, Québécoises
deboutte!, tome 1, Montréal, Remue-ménage, 1982, p.
65-67.]
REPÈRES :
1969 : Manifestation pour le droit de manifester à Montréal
1970 : Manifestation de femmes favorables à l'avortement
à la Chambre des communes - Application de la Loi des mesures
de guerre par la Chambre des communes
1971 : Geste d'éclat posé par le Front de libération
des femmes au procès de Paul Rose
1971 : Adoption d'une loi permettant aux femmes de siéger
comme jurés
1972 : Fondation du Centre des femmes de Montréal
2000 : Il y a trente ans... la crise d'octobre
Document relié :
Le mouvement des femmes au Québec, Denise Dorval, Irène
Durant-Foupart, Serge Lacroix, Martine Lanctôt, France Leboeuf,
Danielle Lemay, Louise Maillette, Hedi Mizouni et Pauline Lacroix-Lecompte,
revue Politique aujourd’hui, no 7-8, 1978
Éditions du remue-ménage, 2003
Mis en ligne le 8 janvier 2005 par Nicole Nepton
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