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La critique sociale au XVIIe siècle (2e partie)
Chronologie simplifiée de l’esclavage

Origine : http://www.letudiant.fr/boite-a-docs/document/la-critique-sociale-xviie-2nde-partie-3133.html

8 janvier 1455 : le pape Nicolas V autorise le roi du Portugal à pratiquer la traite.

1621 : création de La première compagnie maritime, hollandaise, à pratiquer la traite.

1664 : Colbert crée la Compagnie des Indes Occidentales.

1700 : 9 500 habitants à St Domingue dont 9 000 esclaves ;

1726 : 130 000 habitants dont 100 000 esclaves ;

1753 : 172 000 habitants dont 154 000 esclaves ;

1778 : 289 000 habitants dont 249 000 esclaves (natalité : moins de 1 % ! Mortalité : environ 11 % !) ;

1789 : 523 000 habitants dont 466 000 esclaves.

Ce commerce triangulaire est institutionnalisé sous Louis XIV (Colbert publiera même un « Code noir » d’une excessive sévérité), et permet l’enrichissement de plusieurs ports français (Nantes, Lorient et Saint-Malo qui se remplissent de cette « noblesse de bois d’ébène », les Anglais parlent de "Black ivory", ivoire noir).

Présentation du CODE NOIR

Il s'agit d'une ordonnance promulguée par Colbert [Devenu contrôleur général des finances en 1665 après l’arrestation de Nicolas Fouquet (qu’il avait dénoncé pour détournement de fonds), Jean- Baptiste Colbert institua plusieurs réformes économiques et administratives en France. Sa politique commerciale permettait au roi, Louis XIV, de mener ses campagnes militaires et de développer la gloire de sa Cour. Sous Colbert on vit la fondation de l’Académie des sciences et la promotion de l’Académie française; il fut aussi protecteur de Jean Racine entre autres] la même année que la révocation de l'Edit de Nantes, en 1685 (ou édit du Roi servant de règlement pour le gouvernement et l'administration de justice et de la police des îles françaises de l'Amérique, et pour la discipline et le commerce des nègres et esclaves dans lesdits pays), qui avait pour objet de préciser la condition des esclaves noirs au regard du droit. Il s'inscrit donc dans une période de raidissement du catholicisme contre réformiste.

 En outre, l'esclavage est légitimé par la religion catholique : Il y a en effet un florilège de textes bibliques légitimant l'esclavage auxquels hommes d'église et érudits se réfèrent. Les théologiens font grand cas, aujourd'hui, des passages de la Bible où il est question de l'affranchissement des esclaves des Hébreux tous les sept ans (Genèse XVI 1, 12 13, 23 et 27 ; Exode XXI, 1, 21, Deutéronome XV, 12 18). En revanche, ils taisent ce passage du Lévitique, un des livres de l’Ancien Testament (Lévitique chapitre XXV, versets 44 à 46), qu'ils évoquaient alors constamment parce qu'il légitime l'esclavage au sens le plus fort : interdiction aux juifs de mettre des juifs en esclavage, mais ordre aux juifs de se procurer des esclaves, et dans les nations qui les entourent et chez les enfants des hôtes résidant chez eux, qu'ils soient nés ailleurs ou en territoire juif : « Ils seront votre propriété et vous les laisserez en héritage à vos fils après vous pour qu'ils les possèdent à titre de propriété perpétuelle. Vous les aurez pour esclaves. Mais sur vos frères, les enfants d'Israël, nul n'exercera un pouvoir arbitraire. »

L’esclavage est donc assez communément admis et les philosophes vont s’engager pour dénoncer cet état de fait. Nous pouvons par conséquent poser cette problématique : Comment la critique de l’esclavage s’exprime-t-elle dans les textes argumentatifs des philosophes des Lumières ?

Montesquieu (1689-1755) peut apparaître à bien des égards comme le type même du philosophe de la première moitié du 18° siècle. Il s’engage en effet dans la lutte contre l’esclavage avec un texte très célèbre : De l’esclavage des nègres (livre XVII, chapitre V, de L’Esprit des Lois). Mais ce qui est surprenant pour quelqu’un qui semble s’élever contre le système esclavagiste, c’est que Montesquieu est l’un des financeurs de ce commerce soi-disant "pas bon par sa nature". En effet, Montesquieu était très connu à Bordeaux où il faisait partie des financiers et actionnaires de la Compagnie des Indes et où il fréquentait les armateurs négriers (il vendait d’ailleurs son vin outre- mer). Son engagement, comme celui de l’ensemble des philosophes des Lumières est même remis en cause par Louis Sala-Molins.

Ses thèmes de prédilection sont les non-sens de la Loi et les situations-limites créées par ces aberrations, notamment l'esclavage au temps des Lumières, avec deux ouvrages-phares : Le Code Noir ou le calvaire de Canaan, 1987 (réédité en 2002) et Les misères des Lumières. Sous la raison, l'outrage, 1992.

Il présente dans le Code noir ou le Calvaire de Canaan (PUF, 1987) les 60 articles du Code noir et démontre que les philosophes du XVIIIe siècle ne condamnaient l’esclavage que du bout des lèvres.

Mais quel rapport entre la Bible et les Noirs africains ? L'africanisation de Canaan apparaît comme une autre clé de légitimation. Les origines de la « légende noire » de Canaan remontent à l'époque de Noé. Celui ci décide, après le Déluge, de planter une vigne. Il en tire du vin, le boit, se saoule, et se met tout nu. Un de ses trois fils, Cham, l'aperçoit ainsi dévêtu. Il rigole et part raconter ce qu'il a vu à ses frères. Ces derniers prennent un voile, vont à reculons vers leur père pour ne pas le voir et couvrent sa nudité. Puis ils lui racontent les moqueries dont il a été l'objet. Noé est furieux. Il décide de maudire Cham. Problème : il l'a déjà béni. Alors il décharge toute sa colère sur Canaan, le fils de Cham. Il condamne Canaan à être l'esclave de ses frères. C'est la première fois que le mot « esclave » apparaît dans la Bible. Une vieille tradition rabbinique, très tôt reprise par les exégètes chrétiens, risque une géographie post diluvienne de l'éparpillement des hommes sur terre en partant des trois enfants de Noé : sont attribuées aux descendants de Sem (les Sémites), les rives orientales et méridionales de la Méditerranée ; à ceux de Japhet (les Japhétites), les rives septentrionales et occidentales de cette mer ; à ceux de Cham (les Chamites), les terres inconnues de l'Afrique, aussi loin qu'elles s'étendent. Fils unique de Cham, Canaan devient la souche de toute la population noire... Conclusion : les Noirs héritent tout naturellement de l'esclavage. Aussi simple que cela, et pour l'exégèse juive et pour l'exégèse chrétienne. Dans cette tradition « blanco biblique », l'esclavage des Noirs est parfaitement légitimé et la traite apparaît dès lors comme un moyen providentiel de christianisation. Cf. ce passage d’une prière de la Congrégation des Indulgences en 1784 : « prions aussi pour les très misérables peuples éthiopiens de l’Afrique Centrale, qui constituent un dixième de tout le genre humain. Que Dieu tout-puissant libère un jour leurs coeurs de la malédiction de Cham et qu’il les bénisse en Jésus notre seigneur. ». Il faut lire par exemple les récits de voyages du Père Jean- Baptiste Labat, Dominicain qui relate avec bonne conscience, sans les édulcorer, les exactions auxquelles il a participé pour la bonne cause. Le Père Labat traitait ses esclaves — les esclaves en général — avec un sens exclusif de ses intérêts et de ceux de la société coloniale. Publié pour la première fois en 1722, le récit du Père Labat a connu de nombreuses et très inégales rééditions ; on notera, parmi les plus récentes, celle réalisée sous la direction de Michel Le Bris : Voyage aux isles : chronique aventureuse des Caraïbes, 1693-1705, Éd. Phébus, Paris, 1993.

Dans un entretien qu'il accorde en 2002 au magazine Historia, Louis Sala-Molins s'indigne du fait que pour la première fois dans l'histoire moderne cohabitent les mots « droit » et « esclavage » dans un ensemble homogène de lois. Son livre a sorti le Code noir de l’oubli, qu'il commente et qu'il considère comme « le texte juridique le plus monstrueux qu'aient produits les temps modernes », mais il explore également la réception que les Lumières en faisaient. Dans la 3° partie de son ouvrage (« le Code Noir à l'ombre des Lumières »), il met en évidence le fait que la référence des Lumières du point de vue de l’anthropologie est Buffon (Georges-Louis Leclerc, comte de), qui établit une hiérarchie des races en plaçant les Blancs en haut et les Noirs en bas ; les uns ayant atteint un degré élevé de perfectibilité, les autres étant marqués de dégénérescence. Le principe de « tout homme image de Dieu » induit l'évangélisation des Noirs mais ne revient pas à penser l'égalité anthropologique. Or, la science anthropologique, c'est Buffon. Et dans son Histoire naturelle (36 volumes de 1749 à 1789 !), les Noirs jouent des coudes avec les orangs outans pour occuper le palier le plus bas de la pyramide des races. Buffon voit dans le Blanc une perfection éthique, esthétique, physique. Quand les philosophes évoquent la perfectibilité et la dégénérescence, ils parlent pour le Blanc de perfectibilité morale. Pour les Noirs, anthropologiquement dégénérés, il s'agit d'une perfectibilité qui leur permette de se « blanchir ». Ce qui pour les Blancs est d'ordre purement moral est pour les Noirs d'ordre anthropologique. Les Lumières critiquent ici et là les excès des violences inutiles perpétrées par les négriers, mais à aucun moment elles ne remettent clairement en question et jusqu'au bout le principe de l'esclavage des Noirs. Louis Sala-Molins cite le cas de Diderot et de Raynal. Malgré leurs belles paroles, ils ne sont pas les derniers à toucher des dividendes sur l'esclavage. Ils montrent par leur pratique qu'on peut pleurer sur le triste sort fait aux esclaves noirs tout en engageant de l'argent dans les compagnies négrières et en touchant des bénéfices. Ainsi Montesquieu était lui-même actionnaire de la Compagnie des Indes et fréquentait les milieux d'armateurs négriers et d'importateurs (sucre, café, épices...). Autre exemple : Condorcet dans Réflexions sur l'esclavage des nègres en 1788. Réputé pour avoir combattu l'esclavage, il propose pourtant un moratoire de soixante-dix ans entre la date où on décrète que l'esclavage est une monstruosité et le moment où l'esclave va être traité comme un homme. Il demande aussi qu'il y ait quinze ans pendant lesquels le travail de l'esclave dédouanera le maître des frais d'achat et de formation de l'esclave avant son affranchissement. Pour rassurer les maîtres qui s'inquiètent de savoir qui va travailler leurs terres, Condorcet argue que les esclaves affranchis ne savent rien faire d'autre que les travaux agricoles.

Toutefois cette hiérarchie des races existe et perdure dans toute la littérature ; Louis Sala-Molins en cite plusieurs exemples, notamment chez les descendants des philosophes des Lumières, Victor Hugo en tête (« Parmi cette foule de malheureux, au milieu desquels je passais souvent des journées entières, j’avais remarqué un jeune nègre, pour qui ses compagnons semblaient avoir le plus profond respect. Bien qu’esclave comme eux, il lui suffisait d’un signe pour s’en faire obéir. Ce jeune homme était d’une taille presque gigantesque. Sa figure où les signes caractéristiques de la race noire étaient moins apparents que sur celle des autres nègres, offrait un mélange de rudesse et de majesté dont on se ferait difficilement l’idée. » BUG-JARGAL, 1ère version (1818-1819)). Parfois en littérature, la figure de l'esclave est employée à des fins esthétiques : on évoque alors sa beauté « lascive ». La position de Montesquieu, souvent cité comme tête de proue de la lutte contre l'esclavagisme, doit donc être nuancée.

En fait Louis Sala-Molins n'a pas trouvé de texte qui soit une dénonciation nette et sans appel de l’esclavage. Il existe des textes qui dénoncent la traite ou les abus de l’esclavage, mais pas de textes qui disent que cela doit cesser immédiatement. Et, de fait, si certains auteurs chrétiens, au premier rang desquels il faut mettre saint Jean Chrysostome, ont vigoureusement condamné l'esclavage, nettement plus nombreux sont ceux qui l'ont justifié, comme Bossuet qui déclare dans le Cinquième Avertissement aux protestants, que condamner l'esclavage, "ce serait condamner le Saint-Esprit, qui ordonne aux esclaves, par la bouche de saint Paul, de demeurer en leur état et n'oblige point leurs maîtres à les affranchir" (Oeuvres complètes, éd. Lachat, Louis Vivès, 1863, tome XV, p. 468).

L'exemple de Bossuet est particulièrement significatif pour deux raisons. La première, c'est que le même homme qui jette ainsi l'anathème sur ceux qui condamnent l'esclavage, est aussi celui qui, dans la Politique tirée de l'Ecriture sainte, proclame solennellement et s'emploie à établir que "Tous les hommes sont frères" (Op. cit., tome XXIII, p. 482). On voit donc combien certaines grandes déclarations de principes tirent peu à conséquence. La seconde, c'est que, comme la plupart des auteurs chrétiens qui ont prétendu justifier les injustices établies, Bossuet s'appuie sur saint Paul, qui, dans la Première Epître aux Corinthiens (VII, 21-25), ainsi que dans l'Epître aux Ephésiens (VI, 5-9), dit aux esclaves de rester soumis à leurs maîtres. On a l'impression, que cette injonction, et, plus généralement, le conservatisme politique et social de saint Paul s'expliquent par le fait qu'il croit à l'imminence de la fin des temps et du retour du Christ dans sa gloire, et considère, en conséquence, qu'au lieu de chercher à transformer la société, il ne faut songer qu'à se préparer moralement à ce grand événement. Si au XVIII° siècle, les théologiens n’approuvaient pas totalement l’esclavage, ils avaient du mal à le condamner nettement (débats savants entre pairs, Jésuites et Dominicains notamment, cf. La Controverse de Valladolid en 1550 : les Indiens ont-ils une âme ?).

Néanmoins il faut relativiser la position radicale de Louis Sala-Molins : la politique des Lumières ne consiste pas en un " tout, tout de suite ", son effort réside précisément dans un éclairage progressif et pédagogique, et le temps, la diffusion lente et progressive des principes sont à la base même de sa stratégie, et de sa victoire. Les descendants des esclaves haïtiens savent bien, eux, qu'on ne sort pas de la barbarie et de l'exploitation par simple décret de la raison. De plus, on a bien compris que les Lumières étaient plurielles : elles ont fait cohabiter des idées paradoxales, comme l’humanisme égalitaire, capable de justifier la libération des esclaves, et le libéralisme individualiste pouvant légitimer l’exploitation de l’homme par l’homme, si cela était profitable. En somme, les Lumières ne pouvaient générer un discours uniforme sur la traite et sur l’esclavage, d’autant que l’Etat et l’Eglise soutenaient l’économie coloniale.

Il est remarquable cependant de constater le succès du travail des philosophes

1789 : Déclaration des droits de l’homme et du citoyen ; mais l’Assemblée Nationale précise que la Constitution ne doit pas s’appliquer aux colonies.

1794 : la Convention décrète que « l’esclavage des nègres dans toutes les colonies est aboli » ; mais ce décret ne sera pas appliqué à cause de l’insurrection d’Haïti. Il sera en revanche le prétexte pour libérer la Guadeloupe des Anglais et instaurer un système de travail contrôlé des anciens esclaves noirs : « Citoyens, c'est aujourd'hui que l'Anglais est mort ! Pitt et ses complots sont déjoués ! L'Anglais voit s'anéantir son commerce. » (commentaire de Danton).

1802 : Bonaparte rétablit l’esclavage, sous la pression des riches armateurs.

1818 : Louis XVIII interdit la Traite des Noirs, rendant le travail des négriers plus difficile.

1848 : la France abolit l’esclavage, grâce à Victor Schoelcher le 27 avril 1.

1 Par la volonté de Victor Schoelcher, un riche philanthrope libéral et républicain, héritier d'une fabrique de porcelaine, 250.000 esclaves noirs ou métis sont libérés aux Antilles, à la Réunion comme à Saint-Louis du Sénégal. C'est en qualité de sous-secrétaire d'État à la Marine que Victor Schoelcher peut publier le décret d'abolition, les colonies relevant de ce ministère. Les planteurs reçoivent une indemnité forfaitaire. Ils tentent aussi de reprendre la main en sanctionnant le «vagabondage»dans les îles à sucre : c'est une façon d'obliger les anciens esclaves à souscrire des contrats de travail.

Il aura donc fallu attendre près de cinquante ans après L'Esprit des Lois pour que, grâce à la Révolution française, cet appel commence à être entendu, et presque un siècle encore pour aboutir à une suppression à peu près générale de l'esclavage [Il faudra attendre 1815 et le congrès de Vienne pour que soit signée une "convention" interdisant la traite des noirs, et 1885 et l'acte de Berlin pour que les puissances coloniales s'engagent à supprimer l'esclavage lui-même. L'Angleterre ne l'abolira qu'en 1833, la Suède qu'en 1846, les Etats-Unis qu'en 1863 et le Brésil qu'en 1888. Cependant il faut attendre jusqu'en 1926 pour que la communauté internationale signe une convention abolissant l'esclavage.].

- Bibliographie :

Esclaves et négriers de Jean Meyer, Découvertes Gallimard, Histoire, 1986.

Le code noir ou le calvaire de Canaan de Louis Sala-Molins, PUF, coll. Quadrige 1987.

Littérature française du XVIII° siècle de Michel Delon et Pierre Malandain, PUF, 1996.

Les Lumières de Jean-Louis Tritter, Ellipses, Coll. Réseau, 2001.

Les traites négrières d’Olivier Pétré-Grenouilleau, dossier n°8032, Documentation photographique, La Documentation Française, 2003.

Les traites négrières, essai d’histoire globale d’Olivier Pétré-Grenouilleau, Gallimard, NRF, coll. Bibliothèque des Histoires, 2004.

Pour tenter de se représenter le vécu de l’esclavage, deux livres très lisibles par les élèves :
André SCHWARTZ-BART, La Mulâtresse Solitude, Seuil 1972 (Points 1983), « mise en roman » d’une biographie d’esclave au XVIIIe siècle,
et James MELLON, Paroles d’esclaves, les jours du fouet, Point-Virgule (Seuil), 1991 : recueil de souvenirs et jugements d’anciens esclaves américains.