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Origine : http://www.potomitan.info/articles/esclavage.html
«Il conviendra d'aligner les dizaines, centaines d'événements
de l'histoire d'Afrique, d'Asie, d'Amérique, d'Océanie...»
Le 23 mars 2002.
Le Châtiment des quatre piquets dans les colonies par Marcel
Verdier.
Dans le débat sur les réparations, trois préalables
à l'approche de l'esclavage afro-américain de la grande
époque, de signe exclusivement chrétien.
Le premier est de nature juridique.
Si les textes juridiques internationaux en vigueur aujourd'hui
disent «imprescriptibilité» lorsqu'ils disent
«crime contre l'humanité» et s'ils qualifient
la traite et l'esclavage de crimes contre l'humanité, les
effets criminels de l'une et l'autre, hier et aujourd'hui, sont
imprescriptibles.
Le deuxième est d'ordre idéologique.
La licéité juridique pluriséculaire de l'esclavage
ne signifiait pas sa bonté morale, parce que si le droit
et la morale convergent parfois dans la pratique, leurs domaines
théoriques ne se recouvrent pas.
Le troisième concerne l'histoire.
Qu'au nom de la raison Aristote ait brocardé en son temps
les quelques illustres inconnus qui niaient l'existence d'un «esclavage
naturel»; que Las Casas ait condamné dans le sien ceux
qui légitimaient au nom du droit, de la morale et de le religion
l'asservissement des Indiens chez eux et celui des Noirs déportés
prouve que le consensus historique ne vaut pas forcément
raison.
Une fois rappelés ces trois préalables imposés
par l'histoire, la question de la légitimité d'une
exigence de réparation juridique pour l'esclavage de la grande
époque de la traite négrière et de ses conséquences
néfastes jusqu'à nos jours est superflue. Seule question
juridiquement nécessaire : comment réparer ?
L'imprescriptibilité est de droit. Nombreux, les ayants-droit
sont là. Il est donc urgent d'argumenter ce « comment
». On y parvient en toute rigueur en formulant deux autres
questions et en leur apportant des réponses en harmonie avec
le droit et l'histoire, dont l'accord avec l'idéologie permet
de lire le droit dans l'histoire et le présent, l'histoire
dans le présent du droit.
Deux questions. Que doit-on réparer? Qui doit réparer?
Les réponses commandent l‘opportunité de la
troisième : comment réparer?
QUE DOIT-ON REPARER ?
On doit réparer tout ce qui, dans le crime en question,
est juridiquement pondérable, mesurable, quantifiable.
Non la valeur infinie des vies interrompues. Non l'immensité
inénarrable de la tragédie sur la vastitude du sol
africain, tout le long de l'interminable traversée de l'océan,
sur chaque pied et chaque coudée des mouroirs insulaires
et continentaux. Non la sauvagerie au quotidien des siècles
durant. Non l'asservissement sexuel. Le vécu viscéral,
existentiel, psychique, charnel de cette tragédie déborde
la grammaire du droit et n'est aujourd'hui pondérable que
dans le trouble effaré des consciences. L'infinitude dépasse
le droit et convoque la morale.
Sont quantifiables les heures et les jours, les mois et les années,
les décennies et les siècles d'esclavage. Est quantifiable
en terres d'esclavage l'écart en nombre d'années entre
l'espérance moyenne de vie des colons esclavagistes d'une
part, des esclaves d'autre part. Est pondérable la quantité
de travail fournie par l'esclave. Est mesurable la part (la part?)
qui lui revient du «miracle économique» de l'industrie
sucrière et de quelques autres. A combien la journée
de travail sera-t-elle chiffrée? Combien de millions d'esclaves?
Combien de journées ouvrables pour l'esclave dans l'année?
Combien d'années volées? Tout cela fait combien de
millions de journées, une fois additionnées les durées
de vie de chaque esclave avant de mourir d'épuisement ou
sous les coups et les châtiments les plus cruels, les tortures
les plus raffinées? Et si, comme il est scientifiquement
acquis, l'espérance de vie des esclaves est brutalement inférieure
à celle des colons et des «petits blancs», chiffrera-t-on
les années volées, celles qui témoignent le
plus fort de la nature indiscutablement génocidaire de toute
l'entreprise, au même prix que les années de labeur?
Des Etats, qui choyaient les compagnies négrières,
versaient aux négriers une prime par tête de nègre
–en France, la prime atteignit sa valeur maximale aux années
glorieuses de début de la Révolution- : cela fait
combien, toutes ces primes, du début à la fin de l'infâme
commerce? Sont quantifiables les bouleversements des économies
intra-africaines, dont la traite de signe chrétien (il ne
sera pas question ici de la traite de signe musulman et arabe aussi
féroce, aussi brutale, aussi massive que celle dont la croix
est l'étendard) est responsable. Combien, ces bouleversements?
Toutes ces données - et il en est d'autres - sont quantifiables.
Il faut et il suffit que des historiens de l'économie nourrissent
de données leurs ordinateurs. Qui cracheront des chiffres.
Dont le gigantisme des plus hauts épouvantera.. Dont les
plus bas seront encore monstrueux. Au beau milieu de cette fourchette,
le chiffre moyen, cruellement spectaculaire, s'affichera comme l'approximation
la moins aberrante du vrai. Qu'on s'y tienne. Que le droit s'en
empare. Qu'il impose réparation à sa hauteur, sachant
qu'il ne gommera pas pour autant la crapulerie de ce génocide
utilitariste, dont les descendants actuels et à venir des
victimes garderont inentamé le droit (parce qu'ils l'ont)
de gérer la mémoire comme bon leur semblera…ou
comme ils pourront. On n'aura quantifié que le quantifiable,
pondéré que le pondérable. Et on aura fourni
au droit les données économiques dont il a besoin
pour s'imposer avec force, comme il se doit. Il suffit de vouloir
et de clairement faire savoir à qui doit réparer l'irrévocable
de cette volonté.
QUI DOIT REPARER ?
Doivent réparer les nations de chrétienté,
à proportion exacte des légitimations qu'elles ont
produites de ce commerce et de cette lente extermination génocidaire.
Et à la mesure exacte des débordements de ces légitimations
qu'elles ont tolérés, qu'elles n'ont pas poursuivis,
dont elles se sont charitablement arrangées. Personne n'aura
le front d'invoquer là contre une prescription quelconque
résultant «logiquement» d'un changement d'ère
et de régime ou de code, opérant une rupture totale
avec un passé historique : le crime dont nous parlons est
imprescriptible. Les Etats y sont impliqués: cette imprescriptibilité
suppose, c'est une évidence, leur continuité.
A titre d'exemple, la France. Ancien régime, révolution,
empires, restaurations, une quasi demi-douzaine de républiques,
la continuité de l'Etat est, ici, un principe administratif,
théorique, fiscal, juridique, esthétique, culturel
incontournable, dont les incidences sont de tous les jours et de
tous les instants. Dans cette continuité à l'harmonie
ou à la dialectique souvent vantées, la cinquième
république évoque les fastes historiques de «
la France éternelle », s'émeut du baptême
de Clovis, célèbre le fantastique allant du juridisme
de Colbert et la belle rigueur du code Napoléon. Le très
chrétien Code noir naît avec Colbert et Louis XIV,
triomphe sous la Révolution et périclite avec elle,
renaît avec Bonaparte, expire aux aurores de la II République.
Belle continuité de l'Etat. Et cet Etat chercherait , à
grands frais de ténors des prétoires, ailleurs qu'en
lui-même le criminel de ce crime contre l'humanité?
Ailleurs qu'en lui-même l'assassin devant réparation?
Irait-il, pour se dédouaner, fouiller dans les archives,
fureter dans les livres de comptes des armateurs, des colons, des
négriers, des moines, des archevêques, des békés,
de tous ces parfaits serviteurs de sa politique de mort et poursuivre
leurs descendants, même ceux des prélats et des jésuites?
Dans ces grandes lignes, ce qui vaut pour la France vaut pour chacune
des autres nations de chrétienté ayant peu ou prou
pratiqué l'ignoble commerce.
COMMENT REPARER ?
Restons encore en France, bien que l'argumentaire qui suit vaille,
mutatis mutandis, comme au paragraphe précédent, pour
l'Angleterre, le Portugal, la Hollande etc.
La proposition de loi Taubira, devenue «loi Taubira»,
comprenait un article qui tomba à la poubelle de l'histoire,
au sens strict du terme, dès l'analyse du texte en Commission
des lois, sans même franchir le seuil de l'hémicycle.
Que disait-il? Voici : « Article 5.- Il est instauré
un comité de personnalités qualifiées chargées
de déterminer le préjudice subi et d'examiner les
conditions de réparation due au titre de ce crime. Les compétences
et les missions de ce comité seront fixées par décret
du Conseil d'Etat ».
Que pourrait-il jumeler ce comité, à titre de «réparation
due», au désastre pluriséculaire et intercontinental,
même abstraction faite de l'intensité du négoce
avant codification franche et royale en 1685 et de sa continuation
républicaine et chafouine après 1848 ? La rémission
de la dette de tel et tel pays africains ci-devant razziés
pour faire pousser la canne à sucre et le coton français
? La restitution à Haïti des cent cinquante millions
or dont la France républicaine aussi bien qu'impériale
lui exigea le payement en dédommagement de sa perte? La levée
de l'obstacle financier aux projets indépendantistes antillais?
La corrections des inégalités scandaleuses, abyssales
sur les « terres d'esclavage» entre les fortunes des
héritiers des colons et les gagne-pain des descendants d'esclaves?
La constitution d'un fonds de solidarité géré
par l'ONU, destiné au développement, l'éducation
et la santé des groupes de populations civiles descendant
d'esclaves déportés ? Tout cela à la fois sans
préjuger de tant d'autres projets que suggéreraient
à coup sûr les ayants-droit si le comité daignait,
la moindre des choses, demander leur avis? Le comité aurait
de quoi faire et l'Etat devrait favoriser le débat, qui déborderait
évidemment le cercle des «personnalités qualifiées»
dont il devrait seconder les efforts et s'approprier les décisions.
Aussi simple que cela, aussi lourd que cela pour une approximation
crédible des réparations à l'immensité
du pondérable dans le crime, à distance nécessairement
infinie de l'impondérable substance du crime lui-même.
L'alternative est claire. Ou bien cela, ou bien le droit international
s'efface et les « repentants » marmonnent entre deux
sanglots la forte parole de Tocqueville lors de l'abolition de 1848
: « Si les nègres ont le droit de devenir libres, il
est incontestable que les colons ont droit à ne pas être
ruinés par la liberté des nègres ».
Il est fréquent d'entendre ici et là des argumentations
pour ou contre les réparations mélangeant, contre
tout bon sens, la traite des Noirs réduits à l'esclavage
et déportés outre-mer, les pratiques de capture et
d'asservissement intra-africaines d'avant-hier, d'hier et résiduellement
d'aujourd'hui, les traites transsahariennes de signe arabo-musulman,
les brigandages des nations de chrétienté sur toute
l'étendue de l'Afrique et en quelques autres quartiers de
la planète pendant toute la durée des colonialismes
modernes etc. Ce qu'étant fait, côté partisans
des réparations on en exige l'effectivité et on en
suggère le moyen le premier et le plus simple : l'effacement
de la dette des nations historiquement victimes. Comme ça,
d'un coup, sans autre analyse… Côté opposition
aux réparations et résignation discrète ou
tapageuse à quelque repentance, on allègue les complicités
historiques de tel ou tel peuple africain avec les prédateurs,
les envahisseurs, les exterminateurs, on invoque des pactes entre
colonisateurs et colonisés, on parle « progrès
», nouvel ordre, voire abolition de l'esclavage, on regrette
l'impossibilité de faire « la part des choses »,
on exige enfin qu'on tourne la page, avec d'autant plus de sérénité
que les bilans sont globalement positifs…
Nul ne prétendra qu'il ne soit commode chez les «pour»
et chez les «contre» de céder à la tentation
de crier la conclusion sans avoir médité les prémisses.
Mais chacun conviendra que pareille méthode se joue de la
raison et du droit, lesquels exigent tout simplement de disposer
de ce qui est à portée de la recherche : il faut vouloir
savoir, et cela suffit.
Les archives existent et chacun peut y aller voir. L'historiographie
n'est pas le jeu de l'oie. La notion de « peuple coupable
» est une chimère. L'Afrique a une histoire, elle n'est
ni de la seule géographie ni, n'en déplaise à
Hegel, de la pure durée.
Que les «pour» l'ouvrent, cette histoire; qu'ils s'en
saisissent. Qu'ils comparent, en les distinguant mais en les articulant,
aux désastres afro-américains des temps des «codes
noirs» les désastres africains des temps des «codes
de l'indigénat». A chaque crime son «instruction»
et, conformément à l'adage, «nul crime sans
punition, nul crime sans loi».Il conviendra d'aligner les
dizaines, centaines d'événements de l'histoire d'Afrique,
d'Asie, d'Amérique, d'Océanie, dont les traces archivistiques,
monumentales et autres dénonceront à l'esprit de ceux
qui les approcheront sans parti pris le caractère de génocide
ou d'autres crimes contre l'humanité, juridiquement imprescriptibles.
Les mêmes pesées historiques mettront en évidence
non la culpabilité de peuples agresseurs et des complicités
de peuples agressés, mais la culpabilité des Etats
agresseurs et des compromissions ponctuelles de puissants complices
chez les agressés.
Que les «contre» en fassent autant.
La constitution de chaque dossier sera longue. La tâche sera
lourde. Mais l'enjeu est de taille : s'installer dans le droit ou
le vider totalement de son sens en évacuant dans l'indécence
de quelque remords moral le devoir indépassable de la réparation
d'une kyrielle cauchemardesque de «crimes contre l'humanité».
boule boule boule
Ne nous voilons pas la face: si les généreux révolutionnaires
du siècle des Lumières demeuraient dans leur grande
majorité d'affreux conservateurs vis-à-vis des hommes
de couleur, c'est tout simplement parce qu'ils étaient les
dignes représentants d'un pays qui avait fait de la traite
des nègres et de l'esclavagisme dans ses colonies deux des
principaux piliers de sa prospérité commerciale sous
l'Ancien Régime. - Alain Rollat Les droits de l'homme noir,
Le Monde 14 juillet 1989.
On dit, pour excuser l'esclavage des Nègres achetés
en Afrique, que ces malheureux sont des criminels, condamnés
au dernier supplice, ou des prisonniers de guerre, qui seraient
mis à mort s'ils n'étaient pas achetés par
les Européens. D'après ce raisonnement quelques écrivains
nous présentent la traite des Nègres comme étant
presque un acte d'humanité.
Condorcet, Réflexions sur l'esclavage des Nègres,
(1781).
LIRE
* Le code noir ou le calvaire de Canaan Louis Sala - Molins. Le
Code Noir ou le calvaire de Canaan. Presses Universitaires de France
- Coll. Quadrige. Paris, 2002.
* Entretien avec Louis Sala-Molins : Que dire à des élèves
de lycée?
* Biographie de Lluis Sala-Molins
* Le Code Noir (version intégrale)
* Esclavage et abolitions (Propositions d'articles pour l'enseignement)
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