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Crime contre l’humanité, mémoire et devoir de réparation
Rosa Amelia PLUMELLE-URIBE

Origine : http://www.mdes.org/article85.html

http://www.cran.ch/02_MenuHorizontal/3_ceran06/04_ConferenceThematiques/Word/

Communication prononcée lors de la Première Conférence Européenne sur le Racisme anti-Noir, Genève, 17 et 18 mars 2006
Organisée par le Carrefour de réflexion et d’actions contre le Racisme anti-Noir (CRAN)
Rosa Amelia Plumelle-Uribe a publié "La férocité blanche" en 2001 Elle est avocate.

Il existe une problématique soulevée par le droit d’accès à la mémoire et le devoir de Réparation liés aux crimes de la traite négrière, l’esclavage et la barbarie coloniale. Depuis la Conférence Mondiale contre le racisme qui s’est déroulé à Durban en 2001, nous assistons chez les anciennes puissances négrières, à une offensive généralisée visant à enlever toute légitimité au principe même des Réparations revendiquées à Durban.

Les adversaires des Réparations s’appuient, fondamentalement, sur deux arguments que nous essaierons d’analyser très brièvement.

Commençons par le premier argument

Un premier argument consiste à affirmer que les esclaves africains étaient produits, transportés vers les embarcadères, parqués et estimés par des négriers noirs. Les négriers européens n’auraient été que les intermédiaires d’un commerce d’esclaves interafricain, réglementé et organisé par les pouvoirs en place. Les défenseurs de cet argument soutiennent que c’est l’offre africaine en esclaves qui rendit possible la traite car les Européens n’auraient pas eu les moyens pour forcer la main à l’Afrique. Ils prétendent que l’Afrique noire est volontairement entrée dans l’engrenage négrier car, la traite était rentable pour nombre d’élites locales qui contrôlaient le monopole sur le commerce d’esclaves.

Les tenants de ce discours ignorent systématiquement toutes les preuves, informations ou travaux qui ne tendent pas à confirmer leurs thèses. Par exemple, ils passent sous silence les témoignages concordants, laissés par des géographes et voyageurs qui ayant abordé l’Afrique noire entre le 10ème et le 16ème siècles, rendirent compte des réalités dont ils furent témoins oculaires.

Ces récits témoignent d’une Afrique noire densément peuplée et économiquement florissante grâce à une production agricole abondante, un artisanat fort développé et un commerce très dynamique. Ils brossent le tableau de grands empires et royaumes dont les populations jouissaient d’un niveau de bien être social qui à la même époque était inexistant dans les pays européens. Ces récits, assez nombreux, correspondent à une époque antérieure aux attaques portugaises et marocaines qui ont disloqué les empires et royaumes africains avec toutes les conséquences que cela implique.

A la lumière de ces témoignages concernant l’Afrique avant le 16ème siècle, on voudrait savoir et comprendre ce qui s’est passé dans ce continent entre le 16ème et le 18ème siècles. En effet, il est nécessaire de comprendre comment et pourquoi, en l’espace de deux siècles ce continent a été à moitié vidé de sa population. Comment et pourquoi son économie a été ruinée, son tissu social détruit et le bien être des populations remplacé par le chaos et la misère qui depuis le 18ème siècle frappe l’Afrique.

Il est important de comprendre comment tant d’Africains ont été transformés en négriers. Comment les empires et royaumes détruits ont été remplacés par des roitelets faisant du commerce négrier une de leurs activités économiques les plus importantes. Nous n’avons pas ici le temps de développer cette approche, mais il s’agit d’une piste à explorer. La question reste ouverte et ceux qui voudraient approfondir ce sujet, peuvent consulter, très profitablement, l’essai pluridisciplinaire « Afrique Noire Démographie Sol et Histoire » par Louise Marie Diop Maes. Ce travail, ne pouvant pas être facilement contesté, a été enseveli sous un silence qu’il faudra déchirer.

Passons maintenant au deuxième argument

Un autre argument unanimement avancé dans les pays occidentaux pour contester aux Noirs le principe même de Réparation, consiste à dire que la traite des Noirs ne fut pas une invention des Européens. Qu’en effet, lorsque les négriers européens sont intervenus en Afrique, ce continent était depuis sept ou huit siècles un réservoir d’esclaves à destination des pays arabo-musulmans. Et que la traite négrière de type arabo-musulman, a continué à sévir en Afrique longtemps après la fin de la traite négrière transatlantique. Ils rappellent qu’en 1960, la traite négrière continuait vers certains pays arabo-musulmans dont la Mauritanie et l’Arabie Saoudite où l’esclavage était encore légal.

Ces arguments sont fondés sur des faits historiques vérifiables. Et celui qui, pour des raisons de réal politique, ferait l’économie des crimes contre l’humanité liés à la traite négrière arabo-musulmane, ne pourra pas, légitimement, dénoncer les crimes contre l’humanité liées à la traite négrière transatlantique blanco-biblique. Ceci dit, il est évident que les crimes commis par les négriers arabo-musulmans ne peuvent pas changer en quoi que ce soit la nature des crimes commis par les négriers occidentaux. Il est même indécent d’invoquer un crime pour chercher à se dédouaner d’un autre crime.

De plus, les Noirs descendants d’Africains déportés dans l’univers concentrationnaire d’Amérique, n’ont rien, mais strictement rien à faire avec les anciens négriers arabo-musulmans, ni avec les pays musulmans. Indépendamment des complicités et collaborations dont les négriers européens auraient bénéficié en Afrique, il est incontestable que les crimes commis contre plusieurs millions d’enfants, de femmes et d’hommes africains, obligés à traverser l’Atlantique, enchaînés dans le fond de la cale des bateaux négriers, ces crimes dont le théâtre fut l’Océan Atlantique, furent le fait et seulement le fait d’Européens agissant au nom d’une puissance occidentale ou en accord avec ses lois.

Pendant plus de trois siècles, les Africains débarqués dans l’univers concentrationnaire d’Amérique, ainsi que leurs descendants, ont été réduits en esclavage, assimilés à des bêtes de travail et obligés à produire les richesses qui ont favorisé en Europe, la révolution industrielle, la démocratie politique et la prospérité dont jouissent aujourd’hui les anciennes puissances négrières. Cette politique génocidaire qui a duré plus de trois siècles dans l’univers concentrationnaire d’Amérique, a été inventée, exercée et développée par les puissances occidentales, au nom des valeurs chrétiennes, de la supériorité de la race blanche et de la civilisation occidentale. En conséquence, c’est aux puissances occidentales que les anciennes victimes de ce crime exigent Réparation.

L’accès au droit de mémoire

S’agissant des Noirs, qu’ils soient Africains ou descendants d’Africains déportés dans l’univers concentrationnaire d’Amérique, l’accès au droit de mémoire et à une maîtrise de leur histoire, est assez problématique. J’avancerai deux exemples. Prenons la traite négrière arabo-musulmane. C’est un phénomène historique qui a duré douze siècles environ, car il couvre une période qui va du 8ème au 20ème siècle. Douze siècles pendant lesquels, les Africains noirs massivement introduits dans les pays musulmans, l’étaient en qualité d’esclaves.

Ces rapports d’asservissement, ont façonné la mentalité d’esclaves et esclavagistes. Cela a donné naissance à l’image dégradée et repoussante des Noirs qu’on trouve dans la littérature arabo-musulmane dès le 9ème siècle et même avant. A tous ces dégâts socioculturels découlant de l’asservissement systématique des Africains noirs dans les pays musulmans, il faut ajouter tous les dommages collatéraux provoqués par la traite pendant plus de mille ans.

Il s’agit là, de faits historiques dont l’intérêt relève aussi bien de l’histoire que de la sociologie ; des sciences politiques ou de l’économie. Et pourtant, ce sujet de réflexion est complètement inexistant dans la recherche universitaire, que ce soit dans les pays musulmans anciens utilisateurs d’esclaves africains, ou dans les pays africains anciens fournisseurs d’esclaves. Ce sujet est absent dans le débat politique parmi les intellectuels arabo-musulmans y compris les militants anti-colonialistes les plus radicaux. Il demeure aussi absent dans le débat parmi la plupart des intellectuels de l’Afrique noire y compris beaucoup de ceux qui par ailleurs, dénoncent les méfaits de la traite négrière transatlantique. Pourquoi ?

Il n’y a pas de réponse unique et définitive à cette question. Cependant, on peut mentionner le fait qu’à partir du 19ème siècle, les pays arabo-musulmans autrefois conquérants, ont été eux aussi conquis et se sont trouvés sous la domination coloniale des puissances occidentales. Perçus comme des Indigènes, ils ont été traités avec tout le mépris qu’on croyait réservé aux seuls Africains Noirs. En plus de cela, il y a eu cette grande injustice qui, depuis 1948 ne cesse de frapper le peuple palestinien.

En tant que peuples victimes de la domination coloniale, les pays arabo-musulmans ont intégré le courant dit du tiers monde. Dès lors, toute allusion aux préjugés défavorables envers les Noirs et à la dette de ces pays à l’égard des pays africains, naguère leurs anciens fournisseurs d’esclaves, demeurent des sujets tabous qu’on préfère ne pas aborder. Et celui qui oserait l’aborder le ferait à ses risques et périls. Sachant que le risque existe de se faire agresser. Ces inconvénients ne facilitent pas l’accès au droit de mémoire.

Concernant le génocide africain-américain, il existe surtout une criminalisation du débat

Chacun se rappellera qu’aux Etats-Unis d’Amérique, les descendants d’Africains déportés furent maintenus dans une situation de sous-hommes longtemps après l’abolition légale de l’esclavage. C’est pourquoi dans les années de 1960, le mouvement pour les droits civiques, présidée par le Pasteur Luther King, cherchait encore la reconnaissance des Noirs comme des êtres humains à part entière. Or, cette démarche incontestablement juste et pacifique, s’est heurtée à l’hostilité des élites juives nord-américaines.

A ce sujet, dans son essai « L’holocauste dans la vie américaine », le professeur Peter Novick rappelait que, occupant une place de choix parmi les nantis de la société nord-américaine, en termes de revenus comme de représentation dans toutes les positions d’élite, les Juifs avaient tout à perdre et rien à gagner d’une redistribution plus juste des richesses. Cela expliquerait que, (pour reprendre les mots du professeur Novick), mis à part certains Juifs militants de gauche, n’ayant guère de liens avec la communauté juive, les plus grandes organisations juives prirent leurs distances vis-à-vis de la lutte contre la ségrégation raciale. D’ailleurs, en 1966 à New York (rappelle Novick), trois Juifs new-yorkais sur quatre trouvaient que le mouvement des droit civils allait trop vite.

Parallèlement, plusieurs études menées aux Etats-Unis par des chercheurs nord-américains, mettaient en évidence le rôle central joué par les banquiers, commerçants et planteurs Juifs dans le génocide africain-américain. Dans le même temps, les élites juives des Etats-Unis se définissaient de plus en plus comme la communauté victime par excellence du fait de l’holocauste. Ce monopole de la souffrance a provoqué beaucoup d’amertume parmi les Noirs comme cela ressort d’un discours de James Baldwin en 1967 :

« On n’a aucune envie [...] de s’entendre dire par un Juif américain que sa souffrance est aussi grande que celle du Noir américain. Elle ne l’est pas, et on sait bien qu’elle ne l’est pas au ton même sur lequel il vous assure qu’elle l’est [...].

Ce n’est pas ici, et pas maintenant, que le Juif est massacré ; et il n’est jamais méprisé, ici, comme l’est le Noir, parce qu’il est un Américain. Les épreuves juives ont eu lieu de l’autre côté de la mer, et l’Amérique l’a arraché à la maison de l’esclavage. Or l’Amérique est une maison d’esclavage pour le Noir, et il n’est pas de pays qui puisse l’en libérer ».

Une criminalisation réussie

La rancœur s’accrut et la confusion aussi. Une campagne médiatique a présenté les militants Noirs aux Etats-Unis comme des antisémites primaires. Cette campagne cherchait à criminaliser toute allusion au rôle joué par les négriers et esclavagistes juifs qui, en tant que membres de la race supérieure, participèrent au génocide africain-américain. A présent, on assiste dans les pays européens, notamment dans les anciennes puissances négrières, à une criminalisation de toute analyse qui tiendrait compte de, ou ferait allusion à la participation d’hommes d’affaires juifs dans la traite négrière et l’esclavage des Noirs dans l’univers concentrationnaire d’Amérique.

En France, par exemple, tout au long de l’année 2005, nombre d’intellectuels, historiens, porte paroles d’organisations des droits de l’homme, universitaires et hommes politiques, décrétèrent, contre toute évidence, qu’aucun Juif n’aurait jamais participé à la traite ni à l’esclavage des Noirs. En conséquence, celui qui oserait affirmer le contraire risque d’être unanimement accusé de judéo phobie. Avec tout ce qu’implique pareille accusation, l’accès des Noirs à certaines vérités dans la maîtrise de leur histoire demeure pour le moins, légèrement compromis.

Le 10 mars dernier, la 17ème chambre du tribunal correctionnel de Paris a reconnu coupable d’incitation à la haine raciale Dieudonné M’Bala M’Bala, pour avoir rappelé que des négriers et des esclavagistes Juifs participèrent au génocide africain-américain. Le Tribunal a considéré que par ces propos, Dieudonné « désigne à la vindicte les Juifs en les assimilant à des marchands d’esclaves qui auraient bâti des fortunes sur la traite des noirs, ayant ainsi tiré profit d’un crime contre l’humanité »**. En conséquence, le Tribunal a condamné Dieudonné à 5 000 euros d’amende pour diffamation.

Des vérités historiques assez embarrassantes

Mais, la vérité est parfois têtue. Au début des années 1980, Pierre Pluchon publia « Nègres et Juifs au XVIIIe siècle », un essai où l’auteur dénonce l’antisémitisme français au siècle des lumières. Il veut démontrer que, concernant l’antisémitisme, le progrès est du côté de l’absolutisme royal et la réaction du côté des Lumières. Pour illustrer cette hypothèse il rappelle que dès le mois août 1550, le Roi Henri II signe à Saint-Germain-en-Laye, des lettres patentes qui octroient aux Juifs appelés Portugais ou Espagnols, « les privilèges, franchises et libertés » dont jouissent les sujets du royaume.

Cette décision royale sera enregistrée par le Parlement de Paris dès le 22 décembre 1550 et par la chambre des Comptes, le 25 juin 1551. Pluchon regrette qu’en 1685, l’article 1er du Code Noir ordonne aux Juifs « ennemis déclarés du nom Chrétien », de quitter les îles dans les trois mois, « à peine de confiscation de corps et de biens ». Mais, il est soulagé de nous faire savoir que ce texte, enregistré deux ans plus tard par le Conseil Supérieur du Petit-Goâve, à Saint-Domingue, sera suivi, le 1er septembre 1688, d’un ordre du Roi appelant à la conciliation et dérogeant l’expulsion des Juifs. Et pour cause ! Les esclavagistes juifs possèdent un savoir faire précieux concernant la canne à sucre et son utilisation dans la production du rhum.

Malgré la jalousie et les nombreuses tracasseries qu’on leur opposait à cause de leur réussite, les négriers juifs (commerçants, armateurs, banquiers ou planteurs) n’étaient pas à plaindre. Pluchon rappelle avec bonheur que plusieurs parmi eux furent même anoblis par le Roi. Ce fut le cas de Joseph Nunès Pereyre un banquier à qui le Roy donne en 1720 les titres de vicomte de la Ménaude et de baron d’Ambès. Un autre négrier, Abraham Gradis, obtient des lettres de noblesse en 1751. Celui qui voudrait mieux connaître la trajectoire esclavagiste de ces familles, peut consulter le livre d’Eric Saugera « Bordeaux, port négrier ». Ceci étant dit, il ne faut pas oublier que le monopole sur le prosélytisme religieux demeurait la chasse gardée des Chrétiens. Le christianisme étant, avec la supériorité de la race blanche, le pilier idéologique sur lequel reposait la politique génocidaire dans l’univers concentrationnaire d’Amérique.

Aux Etats-Unis, le rabbin Ralph G. Bennett a publié une Histoire des Juifs des Caraïbes sous le titre « History of the Jews the Caribean ». Il s’agit d’un travail visant à reconnaître aux pionniers juifs, leur contribution à l’essor de l’économie de plantation dans les pays de la Caraïbe. Ils y auraient introduit, dès le 17ème siècle, la canne à sucre et des nombreux esclaves noirs pour mettre en valeur la terre. L’auteur affirme que ces Juifs « étaient à l’avant-garde des colons qui apportèrent une contribution essentielle à la colonisation du Nouveau Monde ». Or, « la colonisation du Nouveau Monde » a inauguré la systématisation juridique d’une déshumanisation dont la barbarie nazie aura été l’aboutissement en Europe*.

A présent, il est certainement gênant que des groupes ayant participé au génocide africain-américain du fait de leur appartenance à la race des Seigneurs, quelques décennies plus tard soient devenus, eux aussi, victimes de cette même politique de déshumanisation et de négation de l’humanité appliquée à l’intérieur de la race blanche. On voudrait bien que les choses ne se soient pas passées de cette manière. Tout comme nous voudrions que jamais aucun Africain n’eusse contribué à l’anéantissement d’autres Africains quelles que soient les circonstances qui se trouveraient en amont. Hélas ! Les faits sont ce qu’ils sont et la censure ne pourra pas, indéfiniment, voiler la vérité historique.

*Voir Plumelle-Uribe, La férocité blanche, Paris, 2001

**Voir le journal Libération du samedi 11 mars 2006


Bibliographie

1. Bennett, Ralph G. Histoire des Juifs des Caraïbes, Traduit de l’anglais en français par Marcel Charbonnier, membre de TLAXCALA le réseau de traducteurs pour la diversité linguistique.

2. Diop Maes L. M., Afrique Noire Démographie Sol et Histoire, Paris, 1996

3. Lewis Bernard, Race et esclavage au Proche-Orient, Paris, 1993

4. Novick Pierre, L’Holocauste dans la vie américaine, Paris, 2001

5. Pluchon Pierre, Nègres et Juifs au XVIIIe siècle, Paris, 1984

6. Saugera Eric, Bordeaux port négrier XVIIème-XIXème siècles, Paris, 1995