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Origine : http://www.aidh.org/esclav/30quest/esclavage.doc
Introduction
Le trafic “ connu sous le nom de traite des Noirs ”,
selon une formule en vogue sous la Restauration, a profondément
marqué l'histoire et la mémoire des hommes. Du milieu
du XVe siècle à la fin du XIXe siècle, des
millions d'êtres humains ont été arrachés
au continent africain et conduits vers des terres étrangères
et lointaines - qui les rendirent esclaves. C'est aux XVIe et XVIIe
siècles que les puissances maritimes européennes récemment
installées en Amérique mirent en place la Grande Déportation
par l'Atlantique et c'est au siècle suivant qu'elles la portèrent
à son apogée. Aujourd'hui, cette Déportation
est clairement dénoncée comme un crime contre l'humanité.
Mais l'opinion d'alors ne la percevait pas ainsi parce que l'esclave
nègre n'était pas un homme. Même si l'Église
lui reconnaissait une âme en l'initiant aux mystères
de la religion, sur le plan économique, l'esclave nègre
ne se différenciait guère d'un mulet dont il remplissait
souvent la fonction : son statut était celui d'un “
bien meuble ” livré au bon vouloir du propriétaire.
Devait-il s'en plaindre ? Son déplacement “ d'une plage
à l'autre de l'Atlantique ” lui avait rendu service
en le soustrayant à la barbarie de ceux qui l'avait vendu.
Ce service en valant un autre, l'esclave pouvait apporter sa pierre
à l'édification des nations blanches et riches.
Ce petit livre souhaite présenter une vision synthétique
et claire d'un phénomène complexe qui a duré
quatre siècles et concerné, à des titres divers,
des dizaines de millions d'individus noirs et blancs répartis
sur trois continents. Une carte et une chronologie aideront le lecteur
tandis qu'une bibliographie l'invitera à élargir le
champ de ses connaissances.
Qu'est-ce que la traite des noirs ?
La traite des Noirs est un phénomène qui remonte
à la nuit des temps pharaoniques, mais celle qui nous occupe
ici est d'une autre nature, à la fois modestement séculaire
et violemment nouvelle.
C'est au milieu du XVe siècle que les Portugais commencèrent
à trafiquer des hommes sur une côte africaine dont
ils faisaient la connaissance. Au début du siècle
suivant, les Espagnols, qui emménageaient depuis peu de l'autre
côté de l'Atlantique, eurent besoin de bras pour exploiter
les espaces immenses et fabuleux du Nouveau Monde. Les immigrants
européens ne suffisaient pas à la tâche et les
populations amérindiennes succombaient à celle qu'on
leur imposait. Il fallait puiser à d'autres sources. On pensa
à l'Afrique : elle était à la fois accessible
et intarissable.
Les pays ibériques eurent vite fait de se répartir
les rôles : au Portugal le transport des nègres, à
l'Espagne l'utilisation des esclaves. Les navigateurs aventuriers
hollandais, anglais et français considérèrent
d'un œil torve ce monopole de jure. Ils ne tardèrent
pas à introduire frauduleusement des captifs outremer au
grand dam des nouveaux propriétaires : la traite des Noirs
par l'Atlantique avait désormais rang international. Elle
obtint ses lettres de noblesse au XVIIe siècle quand les
principales monarchies la légalisèrent et elle eut
bientôt droit de cité dans les livres.
Dans son Dictionnaire Universel de Commerce publié en 1730,
Jacques Savary des Bruslons définissait ainsi la traite des
nègres : “ Les Européens font depuis des siècles
commerce de ces malheureux esclaves, qu'ils tirent de Guinée
et des autres côtes d'Afrique, pour soutenir les Colonies
qu'ils ont établies dans plusieurs endroits de l'Amérique
et dans les Antilles. ”
La traite est donc l'enlèvement des Noirs d'Afrique suivie
de leur déportation en Amérique, et plus tard vers
l'archipel des Mascareignes dans l'océan Indien. Elle a deux
objectifs et le second est le corollaire du premier : amasser de
l'argent grâce au commerce des captifs ; façonner de
belles colonies avec la sueur et le sang des esclaves. La réalisation
de ces deux objectifs nécessite une triple opération
: 1/ échanger des produits bruts et manufacturés européens
contre des captifs africains ; 2/ transporter ces captifs par-delà
l'océan pour en faire des esclaves dans les colonies ; 3/
vendre ou échanger les captifs contre des denrées
tropicales destinées à l'Europe.
La traite des Noirs était dénommée de diverses
manières : traite des nègres, des esclaves, ou de
Guinée. Il n'était pas signifiant d'utiliser un terme
plutôt qu'un autre ni d'adopter une minuscule plutôt
qu'une majuscule. Il n'était pas non plus nécessaire
de les employer : le mot “ traite ” employé sans
complément suffisait la plupart du temps à définir
son objet. On pouvait traiter autre chose que des hommes, toutes
sortes de richesses que recélait l'Afrique, mais sans autre
précision, “ faire la traite ” revenait à
prendre des humains à la côte africaine.
Quelle différence avec l'esclavage ?
La confusion peut exister entre ces deux termes indissociables.
L'esclavage et la traite s'alimentent mutuellement et ne peuvent
donc, ou difficilement, vivre l'un sans l'autre : l'esclavage sans
la traite se régénère au ralenti, la traite
sans l'esclavage s'arrête. Pourtant, aussi liés soient-ils,
ce sont des phénomènes parfaitement distincts occupant
des durées, des lieux, des hommes différents.
L'esclavage était pluri-millénaire quand débuta
la traite par l'Atlantique et il lui survécut des dizaines
d'années dans les colonies des pays concernés. Par
exemple, l'Angleterre et les États-Unis abolissent la traite
en 1807, la France en 1815, et suppriment respectivement l'esclavage
en 1833, 1865, 1848. Cuba et le Brésil sont, en 1886 et 1888,
les deux derniers pays à abolir l'esclavage au XIXe siècle.
Au XXe siècle, l'esclavage n'est pas mort. Il perdure en
Mauritanie malgré trois abolitions dont la dernière
remonte à 1981 seulement, et en 1996 Dominique Torrès
publiait aux éditions Phébus un ouvrage intitulé
: 200 millions d'esclaves aujourd'hui.
Si la traite et l'esclavage sévissent sur les terres africaines,
la traite s'arrête en Amérique, là où
l'esclavage recommence.
Les victimes sont toujours noires mais leur condition évolue,
ou empire. Captives le temps de la traite, elles deviennent esclaves
entre les mains de leurs nouveaux maîtres. Les bourreaux sont
africains et européens. Les premiers amènent les captifs
de l'intérieur vers les côtes et les seconds assurent
leur transport vers l'Amérique : ce sont les négriers
; ceux qui exploitent les captifs dans les colonies sont les esclavagistes.
Mais négriers et propriétaires d'esclaves ne sont
pas obligatoirement les mêmes. Un armateur métropolitain
qui expédie à la traite peut n'avoir aucune relation
directe avec le milieu des colons, ne posséder aucun champ
de canne à sucre ni aucun esclave : il assure un service
de pourvoyeur que les colons “ amériquains ”
ne lui disputent pas. Mais cette séparation fut au fil du
temps de moins en moins nette. Les colons étaient mauvais
payeurs. Aussi les négociants de la métropole n'avaient-ils
comme autre moyen pour recouvrer leurs créances que de s'implanter
aux îles, soit en se liant avec des sociétés
déjà en place, soit en gérant des domaines
ou en les enlevant à leurs débiteurs. Sur la fin du
XVIIIe siècle, et souvent contre leur gré, les principales
maisons de commerce des ports négriers français pratiquaient
à la fois la traite et l'esclavage.
En dépit de leurs liens étroits, ces deux activités
doivent être considérées séparément.
Avec des passerelles inévitables entre les deux, l'étude
de la traite est une fin en soi, celle de l'esclavage en est une
autre.
Pourquoi des esclaves en Amérique ?
Le besoin d'esclaves aux Amériques est donc né du
souci des Espagnols de se constituer une réserve de main-d'œuvre
aussi inépuisable que les ressources du sol et du sous-sol
qu'ils se faisaient fort d'exploiter à plein régime.
Ce régime fut fatal aux Indiens qui moururent par millions.
Il fallait leur substituer des travailleurs capables de supporter
les contraintes conjuguées du travail forcé et du
climat : les Noirs, qui vivaient sous les mêmes latitudes
et connaissaient déjà l'institution de l'esclavage,
seraient en pays de connaissance.
L'installation des Européens du Nord en Amérique
se fit au début du XVIIe siècle. Dans les années
1630, les Français étaient implantés dans les
îles antillaises de Saint-Christophe, de la Guadeloupe et
de la Martinique. Même si des groupes d'esclaves arrivèrent
très tôt, on recourut d'abord à une main-d'œuvre
blanche plutôt que noire pour mettre en valeur ces possessions
nouvelles. Cette immigration était volontaire. De pauvres
bougres, le plus souvent, embarquaient au Havre, à Nantes,
Bordeaux ou La Rochelle, pour s'engager au service d'un planteur
de coton ou de tabac. Après une période fixée
par contrat à trois ans, ils recevaient un petit pécule
acquitté en tabac et un bout de terre. Jusqu'en 1660, ces
“ engagés ” suffirent à cette première
mise en route pastorale et agricole des Petites Antilles. Ensuite,
ce fut différent. Le développement de la culture des
grandes denrées d'exportation comme le sucre exigeait qu'on
employât beaucoup de monde sur des propriétés
de plus en plus grandes, appelées “ habitations ”.
C'était notamment le cas à Saint-Domingue dont la
colonisation avait été plus tardive. Alors, affluèrent
les Noirs.
Ils présentaient sur les engagés blancs des avantages
indiscutables : ils étaient bon marché, corvéables
à merci, renouvelables à volonté. Par ailleurs,
les colons n'en étaient pas les seuls bénéficiaires.
En amont, les négociants de la métropole avaient tout
à y gagner : la source des profits était démultipliée
: de l'écoulement des cargaisons en Afrique au transport
des nègres et à leur entretien dans les colonies.
L'accroissement de la production sucrière directement liée
à l'augmentation du nombre des esclaves s'ajoutait à
ces facteurs d’enrichissement. Un cercle vertueux en somme
auquel l'État ne pouvait demeurer insensible. On attendait
de lui des mesures en faveur de l'économie coloniale. Elles
vinrent en 1670 et la traite française décolla.
Pourquoi des captifs en Afrique ?
La rencontre des intérêts européens et africains
fut facilitée par le fait que la pratique de la traite et
de l'esclavage en Afrique remontait à des époques
reculées. Mais, si la réalité de cette entente
est parfaitement admise par les historiens, il n'en demeure pas
moins vrai que les Africains sont devenus vendeurs parce que les
Européens se sont d'abord présentés comme acheteurs,
sur leurs rivages.
C'est au VIIe siècle que la traite se développa franchement
en liaison avec la fulgurance de l'expansion musulmane. La conquête
arabe s'étendit rapidement vers le continent africain et
les populations soumises se virent contraintes de fournir aux vainqueurs
une main-d'œuvre servile majoritairement féminine car
à vocation domestique et sexuelle. A la suite de quoi, deux
réseaux d'approvisionnement se mirent en place : une traite
transsaharienne à destination du nord de l'Afrique et du
Moyen-Orient - du Maroc à l'Arabie du Sud ; une traite orientale
vers la péninsule arabique. Les chercheurs ont du mal à
s'accorder sur la comptabilité de cette traite qui s'est
poursuivie jusqu'au XXe siècle (en mer Rouge) : entre huit
et douze millions d'individus ?
A ce marché esclavagiste sous influence musulmane s'en ajoutait
un autre de taille au sud du Sahara : le marché intérieur
africain lui-même. Il était alimenté par les
razzias ou les guerres entre les États voisins et répondait
aux besoins locaux en domestiques, porteurs, et travailleurs agricoles.
L'absence de sources écrites empêche de quantifier
cette traite mais elle dut être considérable.
On voit donc que des circuits de traite parfaitement rodés
préexistaient à l'arrivée des Européens
qui vont en bénéficier pour ouvrir en Amérique
le troisième grand marché esclavagiste. Après
de premiers échanges limités avec les Portugais au
XVe siècle, les États côtiers de l'Afrique occidentale
s'organisent pour répondre à une demande qui croît
au rythme de la colonisation outre-atlantique. Les opérations
guerrières ou toutes autres méthodes destinées
à créer des captifs dans les régions de l'intérieur
se multiplient : elles sont effectuées par les Africains
et rarement par les Européens qui ne s'enfonçaient
jamais très loin à l'intérieur des terres.
Les négriers noirs avaient tout à gagner d'une collaboration
réussie avec les négriers blancs : l'augmentation
de la demande des captifs avait fait grimper les prix et la monnaie
d'échange était d'une nature à inspirer toutes
les convoitises parce qu'on ne pouvait la fabriquer ni la produire
sur place - ainsi les armes à feu, les textiles, les alcools
et toutes sortes d'objets manufacturés en métal, en
verre ou en osier. Cela offrait un intérêt dont la
rationalité ne peut être comprise que par les Noirs
qui étaient dépourvus de ces articles - banals et
donc peu considérés en Europe.
Des régions se spécialisèrent et devinrent
des réservoirs d'esclaves, dans le golfe du Bénin,
à Loango ou en Angola. La traite atlantique amplifia les
rapports de force entre les États africains dont les sociétés
furent irrémédiablement bouleversées, et contre
les Africains qui vendaient leurs frères, nombreux furent
les Africains qui, par tous les moyens, protestèrent et résistèrent.
Quelle politique négrière en France ?
La politique négrière de la France ne fut guère
plus audacieuse que la politique maritime et coloniale qui l'englobait.
(Il est question ici d'économie, pas de morale.) Au contraire
de l'Angleterre à l'accointance si évidente avec la
mer et les mondes lointains, la France eut avec eux des rapports
compliqués et cela se traduisit par une succession d'initiatives
et de mesures souvent incohérentes, malheureuses ou tardives.
Passons sur le XVIe siècle. Désorganisé par
les conflits intérieurs et extérieurs, tenu par le
traité de Crépy (1544) et la trêve de Vaucelles
(1566) conclus avec l'Espagne de ne pas armer pour les Amériques,
l'État français n'a pas même la faculté
de regarder au-delà de ses frontières. L'aventure
dans l'Atlantique sud est individuelle et interlope.
La royauté apporte son soutien au XVIIe siècle mais
elle ne se débarrassera plus d'une stratégie tour
à tour encourageante et dissuasive. En 1642, un édit
de Louis XIII fait œuvre pionnière en autorisant la
traite négrière mais il n'aura pas d'effet avant longtemps
parce que les options choisies par Richelieu puis Colbert firent
long feu. Pour développer l'activité maritime et soutenir
la colonisation française aux Antilles, les ministres se
conformèrent au modèle hollandais et fondirent des
compagnies dont les échecs successifs eurent leur point d'orgue
avec la liquidation de la Compagnie des Indes occidentales en 1674.
Mais Colbert n'avait pas attendu pour faire marche arrière.
En 1670, il accorda la liberté du commerce avec les îles
en contrepartie d'un droit versé à la Compagnie des
Indes fixé à 5 % de la valeur des retours et ramené
à 3 % l'année suivante. La traite française
put alors démarrer sous la bannière d'un chef de file,
La Rochelle, qui expédia 45 navires négriers jusqu'en
1692.
En 1685, Colbert avait fait accompagner les mesures prises en métropole
en faveur de la traite par l'établissement, en aval, d'une
codification de l'esclavage en soixante articles connue sous le
nom de Code noir. Ce recueil d'édits, publié en format
de poche à l'usage des maîtres, concernait le régime,
la police et le commerce des esclaves dans les îles françaises
de l'Amérique - et de l'océan Indien en 1723. Il s'agissait,
en théorie, de définir les droits et les devoirs des
esclaves et des maîtres les uns envers les autres. En pratique,
et quand ils étaient respectés, les droits de l'esclave
se limitaient à l'accès aux sacrements religieux et
aux soins médicaux ou à l'octroi d'une ration alimentaire
hebdomadaire et de deux habits par an. En revanche, les droits du
maître plaçaient l'esclave sous sa complète
sujétion : l'esclave noir était sa propriété,
un bien “ meuble ” dont il usait à sa guise,
le punissant, l'assurant, le vendant, le léguant, engrossant
les négresses et les affranchissant parfois avec leur progéniture.
Ravalé au rang de marchandise, l'esclave noir était
transporté, cédé et considéré
comme telle.
C'est au XVIIIe siècle que la traite connaît son âge
d'or, mais son apogée se situe tout à la fin, quand
l'aide de l'État est à son comble. Cela commence par
les Lettres Patentes de 1716 et 1717 qui permettent aux principaux
ports français “ de faire librement le commerce des
nègres ” et réduisent de moitié les taxes
sur les denrées en provenance des colonies comme le sucre.
Il reste à acquitter un droit de 20 livres par Noir introduit
aux îles ; à partir de 1768, les ports sont exemptés
de ce droit ramené entre temps à 10 livres. Les efforts
financiers de l'État furent grands en 1784 et 1786 : tout
navire négrier recevait une prime d'encouragement de 40 livres
par tonneau de jauge payée avant son départ et une
prime de 160 ou 200 livres pour chaque captif débarqué
aux colonies à son retour ; ces efforts portèrent
leurs fruits : les armateurs même les plus timorés
eurent de l'estime pour le trafic des nègres. Mais la Révolution
mit fin à cette manne en supprimant les primes puis l'esclavage.
Quelle Europe négrière ?
La plupart des nations européennes ont été
plus ou moins concernées par le phénomène négrier
selon qu'elles ont armé des navires ou qu'elles ont borné
leur rôle au financement ou à la constitution des cargaisons
et des équipages.
Considérant la seule traite par l'Atlantique, trois pays
se détachent nettement dans la première catégorie
en totalisant 89,9 % des expéditions : l'Angleterre vient
largement en tête avec 41,3 %, suivie du Portugal et de la
France avec respectivement 29,3 % et 19,2 %. Il reste des miettes
pour les nations du Nord : 5,7 % pour la Hollande, 1,2 % pour le
Danemark. (Quant aux 3,2 % qui manquent pour faire le compte, ils
appartiennent à l'Amérique.) Un pays européen
de poids ne figure pas dans ces statistiques : l'Espagne. Sa Majesté
Très Catholique, dont les colonies américaines consommaient
pourtant beaucoup d'esclaves, en concédait le monopole du
commerce à d'autres plutôt qu'à ses sujets.
Grâce à un privilège ou contrat dit de l'Asiento,
les Génois, les Portugais, les Hollandais, les Français,
les Anglais et les Basques enfin, se succédèrent dans
le transport des captifs à destination des possessions espagnoles.
D'autres pays ne figurent pas davantage pour la raison que leur
participation fut de portée moindre voire anecdotique, ainsi
la Flandre, la Prusse, la Norvège, la Suède ou encore
la Russie. Tout pays ayant une façade maritime et un peu
d'ambition coloniale était à même d'avoir une
impulsion négrière. Mais il y en avait d'autres.
Un pays comme la Suisse compensait son handicap géographique
par la densité de son réseau commercial européen.
De grandes sociétés implantées à Neuchâtel,
Genève ou Bâle avaient des filiales dans les grands
ports comme Nantes et Bordeaux et elles entretenaient des relations
étroites avec les firmes et les banques d'origine protestante.
Quand les négociants suisses n'armaient pas eux-mêmes,
ils investissaient ou fournissaient des textiles appropriés
à la traite.
Manufacturer des articles pour la traite était une manière
indiscutable de participer au trafic négrier. De ce point
de vue, la liste n'en finirait pas de toutes les villes et régions
concernées : fusils à Saint-Étienne, Liège
ou Birmingham, sabres et couteaux flamands, bassins de cuivre à
Amsterdam, barres de fer d'Espagne ou d'Europe du Nord, indiennes
nantaises ou angevines, toiles de Silésie, Saxe ou Westphalie,
verrerie de Murano ou de Bohême, etc.
S'engager dans la marine négrière était une
autre manière. A certaines époques, les équipages
étaient très cosmopolites : les marins descendus des
rives de la mer du Nord et de la Baltique côtoyaient leurs
confrères du Sud : de Lisbonne, d'Espagne ou de Gênes.
L'Europe négrière fut donc une réalité
tangible. Les navires et leurs équipages, les cargaisons
et les capitaux provenaient des quatre coins du continent, se croisaient
et s'échangeaient pour une même cause : le commerce
des nègres à la côte d'Afrique.
Quels ports français furent négriers ?
Du milieu du XVIIe au milieu du XIXe siècle, la France métropolitaine
fut à l'origine d'au moins 4 220 expéditions négrières
qui abordèrent aux rivages d'Afrique et d'Amérique.
C'est de Nantes que partirent le plus grand nombre d'entre elles,
soit 1 744 expéditions représentant 41,3 % du total.
Nantes est la capitale incontestée de la traite française
et les autres villes négrières sont ses lointaines
dauphines : on en relève dix-huit - neuf sur l'Atlantique,
sept sur la Manche, deux sur la Méditerranée - qui
s'impliquèrent dans la traite en fonction de leurs moyens
ou de leurs ambitions. Bordeaux, La Rochelle et Le Havre totalisent
33,5 % des armements négriers et peuvent se prévaloir
de quelques références. A La Rochelle, la primauté
chronologique : en 1643, le voyage de l'Espérance est la
première expédition négrière officiellement
reconnue. Au Havre, la longévité : en 1840, le Philanthrope
est le dernier navire français formellement identifié
avec des captifs à bord. A Bordeaux, l'opiniâtreté
: ses bâtiments négriers se comptaient sur les doigts
d'une main avant 1730 quand Nantes comptait les siens par centaines,
mais en 1802-1803, ils furent plus nombreux à descendre la
Gironde que leurs rivaux bretons la Loire.
Les quinze autres ports sont à des encablures de ce quatuor
de tête. Ils se répartissent en deux sous-ensembles
: Saint-Malo domine nettement un premier groupe qui frôle
les 15 % et comprend par ordre d'importance décroissante,
Lorient, Honfleur et Marseille ; les onze ports du second groupe
sont des “ gagne-petit ” qui, à l'exception de
Dunkerque, ne franchissent pas la barre des vingt expéditions
chacun, comme Rochefort, Bayonne ou Vannes, ou même des dix
expéditions, comme Brest, Morlaix, Dieppe, Cherbourg, Saint-Brieuc,
Marans et Sète. Il est certain qu'à la différence
des précédents ces derniers ports n'ont jamais eu
de volonté négrière, si bien que leur présence
dans cette liste n'a d'autre justification que statistique : quand
on recense à Morlaix deux expéditions négrières
en tout et pour tout et à Marans une seule, on peut attribuer
aux circonstances le fait qu'elles aient embarqué des Noirs
à la côte d'Afrique plutôt que de la gomme, de
l'ivoire ou de la cire. Clôturons cet inventaire portuaire
en signalant les colonies [Guyane, Antilles, Sénégal,
Bourbon et Île de France (La Réunion et Maurice aujourd'hui)]
qui eurent pour certaines d'entre elles une activité négrière
intense de la Révolution au premier tiers du XIXe siècle.
Comment expédier à la traite ?
La formation d'une expédition négrière est
une affaire de longue haleine qui exige de son promoteur le don
de la persuasion et le sens de l'organisation. L'armateur est le
maître d'œuvre d'une entreprise qu'il contrôle
de bout en bout - de la recherche des actionnaires à la répartition
des bénéfices.
Sa première tâche est de réunir les fonds nécessaires
à la constitution de la mise-hors - soit l'ensemble des sommes
dépensées pour l'armement du navire négrier
: coque, gréement, câbles, ancres, cargaison, vivres,
salaires, assurances. La longueur du voyage et le coût élevé
des marchandises entraînent un investissement rarement inférieur
à 150 000 livres tandis qu'à tonnage égal,
un simple aller-retour transatlantique, dit en droiture, se contente
souvent du tiers. C'est pourquoi l'armateur ne s'engage pas seul
mais invite des partenaires ou intéressés à
acquérir des parts dont le montant varie de la moitié
à des broutilles de la mise-hors - 1/512e. Il peut accepter
jusqu'à quinze ou vingt participations si le capital est
important et l'actionnariat prudent. Tout le monde peut tenter sa
chance en fonction de ses moyens, du modeste épicier au grand
banquier en passant par la veuve qui vit de ses rentes. Pour convaincre
ces capitalistes (et ce ne sont pas les plus petits qui sont les
plus faciles à convaincre), l'armateur peut leur fournir
un devis estimatif, généralement surévalué.
Les bénéfices annoncés sont fastueux - de 100
à 200 %. On peut en effet compter sur un gros et solide bateau,
un bon capitaine, et beaucoup de beaux nègres.
L'étape financière franchie, il reste à réaliser
le projet en s'efforçant de réduire la part du hasard.
Le mieux est d'équiper un bâtiment neuf conçu
pour la traite, mais si le navire est d'occasion, on s'occupe de
le mettre aux normes négrières. Le capitaine, qui
est souvent apparenté à l'armateur, a carte blanche
: il préside au recrutement de l'équipage et à
la préparation du navire dont il est copropriétaire.
L'armateur pendant ce temps rassemble la cargaison de traite en
contactant ses fournisseurs en France et à l'étranger.
Le navire à quai et les hommes inscrits sur le rôle
d'armement, les marchandises envahissent l'entrepont et la cale
se remplit de barriques, de vivres, et de quantités d'ustensiles
qui vont des fers à nègres aux matériels de
rechange. Le négrier est alors un bazar flottant qu'il faut
assurer : en période de paix et selon la destination, la
prime varie de 3 à 7 % environ, et de 35 à 50 % en
période de guerre - qui pouvait survenir inopinément
pendant l'expédition. L'habitude des assureurs était
souvent à l'extrême prudence, pour la navigation négrière
aussi bien que marchande. La tactique consistait à risquer
de faibles sommes sur chaque navire et à multiplier le nombre
des engagements pour limiter les dégâts en cas de coup
dur. Les polices d'assurances pouvaient ainsi rassembler plusieurs
dizaines de personnes signant chacune pour des sommes limitées
à quelques milliers de livres.
Des mois ont été nécessaires pour former une
expédition négrière et lui donner les moyens
de réussir. Il en faudra plus encore pour que l'expédition
ait lieu et fasse du profit.
Qu'est-ce qu'un navire négrier ?
Littéralement, un navire négrier est un navire qui
sert à déporter des nègres ; aussi n'est-il
véritablement négrier qu'à temps partiel. Considérons
la figure commode du triangle : le premier côté joint
l'Afrique avec les marchandises de traite, le troisième côté
regagne l'Europe avec les denrées tropicales, seul le second
côté qui relie l'Afrique à l'Amérique
fait le plein de captifs noirs. La précision est importante
car elle explique en partie la conception du navire négrier
: celui-ci peut être n'importe quel bâtiment puisqu'il
remplit une fonction marchande normale les deux tiers du parcours.
Il lui faut simplement un volume de cale suffisant pour y serrer
les innombrables futailles d'eau ; une hauteur d'entrepont minimale
pour y entasser les captifs ; et la possibilité de construire,
le temps de leur présence, des aménagements en planches
propres à les contenir.
Tout navire ferait donc l'affaire quelques soient la taille, l'allure,
le type de gréement, ou l'affectation habituelle. Des embarcations
n'excédant pas 50 tonneaux et 15 mètres de longueur
ne craignent pas de franchir l'océan surchargées de
Noirs. Les goélettes, les bricks de 200 tonneaux, les trois-mâts
qui en font jusqu'au quintuple, sont mieux adaptés aux réalités
du trafic négrier. La plupart de ces navires sont d'occasion
et beaucoup ont déjà été amortis par
leurs sorties précédentes au grand cabotage ou au
long cours. Le transport du cheptel humain étant réputé
accélérer le processus de dépréciation
du navire, l'armateur négrier n'investit pas facilement dans
le neuf.
Une évolution concerne cependant de nombreux bâtiments
dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. Les chantiers
navals produisent pour la traite des navires spécialisés
et “ taillés pour la marche ” qui passent moins
de temps en mer. Il en résulte une mortalité réduite
et un bénéfice accru. Après la guerre d'Amérique
(1783) et en dépit d'un surcoût à la construction,
les coques des navires négriers sont doublées de plaques
de cuivre qui améliorent le sillage du navire et les préservent
de l'action des tarets (mollusques qui percent le bois aux mouillages
africains). Par ailleurs, les gros navires se multiplient, conjuguent
parfois leurs efforts et donnent ainsi aux expéditions une
ampleur nouvelle. Après 1815, les coques négrières
qui voguent dans l'illégalité parce que la traite
est interdite voient leur forme s'affiner et leur tonnage diminuer
pour effectuer des rotations rapides de six à neuf mois ;
il en fallait le double avant la Révolution.
Qu'est-ce qu'un équipage négrier ?
Un équipage négrier se caractérise d'abord
par un effectif nombreux. Celui-ci est proportionné au tonnage
du navire et au contingent de Noirs prévu par l'armateur.
En moyenne, on prévoit un homme pour cinq ou six tonneaux
de jauge et dix captifs. Si les équipages comportent de dix
à soixante hommes par navire, la majorité d'entre
eux en compte plus de trente. En effet, quand vingt marins suffisent
à naviguer trois cents tonneaux en droiture vers les Antilles,
il en faut au moins cinquante pour aller chercher des Noirs. Dans
le contexte d'un voyage à haut risque, deux raisons expliquent
ce surplus de main-d'œuvre. La première raison est l'hémorragie
des hommes provoquée par les débarquements volontaires,
les désertions, la maladie, la mort, surtout, qui frappe
de 10 à 15 % de l'équipage. La seconde raison est
contenue dans la double fonction du marin, manœuvrier et garde-chiourme.
On comprend qu'il faille des gens pour compenser les défaillances,
surveiller ou réprimer les captifs.
Un équipage négrier, c'est aussi un groupe d'hommes
que le capitaine voudrait unis mais que les aléas de la navigation
dispersent. Il arrive rarement qu'un équipage soit le même
d'un bout à l'autre et cela peut nuire au bon déroulement
de l'expédition : les remplaçants embarqués
aux escales ne sont pas toujours fiables. Au départ, le capitaine
recrute lui-même son monde en puisant d'abord dans son entourage
professionnel et parental. La composition de l'équipage répond
à des règles auxquelles il ne peut déroger.
Ainsi, les postes principaux du bord fonctionnent par paires pour
pallier les disparitions annoncées : au sein de l'État-major,
un second assiste toujours le capitaine et il y a au moins deux
lieutenants, deux enseignes et deux chirurgiens navigants. Il en
va de même pour les officiers mariniers et non mariniers dont
la compétence et l'expérience sont essentielles :
en tête, le maître d'équipage qui a la haute
main sur la cohorte des matelots, novices et autres mousses, pas
tous mauvais garçons mais turbulents de nature ; suivent
les maîtres charpentier, tonnelier, voilier, armurier, des
techniciens sûrs ; enfin, le cuisinier-boulanger, dont l'éventuel
talent n'avait que la table de l'État-major pour s'exercer.
Mais c'est bien de la poigne du capitaine que dépend le
sort de l'expédition. C'est un coriace dont la survie personnelle
et la soif de réussite ignorent les états d'âme.
Navigateur, commerçant et meneur d'hommes, sa polyvalence
fait qu'il est habile, efficace et insensible. Cependant, il n'est
pas en permanence la brute que son triste métier laisse supposer
: les Noirs étant son gagne-pain, moins il en perd, mieux
vont ses affaires.
Qu'est-ce qu'une cargaison négrière ?
Au moment d'appareiller, le navire négrier abrite dans ses
flancs un chargement coûteux, lourd et volumineux, scindé
en deux parties : l'avitaillement et la cargaison d'échange.
L'avitaillement désigne l'ensemble des provisions nécessaires
à l'alimentation des marins et des captifs. Il est plus important
que dans toute autre expédition puisqu'il faut nourrir beaucoup
plus de monde pendant beaucoup plus de temps. On distingue les vivres
de l'équipage des vivres pour les nègres. Soumis aux
obligations culinaires du long cours, les marins engloutissaient
avec une monotonie décourageante des tonnes de biscuits de
mer, des salaisons de porc et de bœuf, des jambons, des fromages,
des morues sèches ou vertes, des légumes secs, des
lentilles, des céréales, du riz. Les captifs avaient
encore moins de choix, si l'on peut dire : riz, fèves, gruau
et biscuits revenaient invariablement leur caler l'estomac. A cette
nourriture ô combien solide s'ajoutaient des barriques de
vin et des dizaines, des centaines de barriques d'eau arrimées
dans la cale et surveillées avec une vigilance extrême.
La cargaison d'échange est la cargaison de traite proprement
dite. Sous réserve de différences liées à
l'évolution normale de la demande selon le site de traite
et l'époque, on retiendra trois constantes : la cargaison
constitue en valeur plus de la moitié de la mise-hors, elle
se compose des mêmes sortes de marchandises et elle les répartit
selon les mêmes proportions. C'est une idée reçue
de croire que les traitants africains se satisfaisaient de babioles
péjorativement appelées aujourd'hui pacotille. Cette
catégorie qui comprenait des ciseaux, des cadenas, des miroirs…,
ne représentait qu'une faible part de la cargaison en valeur
et en volume, souvent moins de 10 %. A l'inverse, les textiles,
classés dans la catégorie des “ grandes marchandises
”, valaient environ 50 % de la cargaison. C'étaient
surtout des cotonnades imprimées aux noms teintés
d'exotisme dont les plus connues sont les “ indiennes ”
décorées de motifs géométriques ou floraux,
anthropomorphes ou paysagers. Les armes à feu, la poudre
et les munitions, secondairement les armes blanches, constituent
l'autre produit d'échange que tout capitaine se devait d'avoir
sous peine “ de manquer sa traite ”. Les alcools, eaux-de-vie
et liqueurs, viennent après, suivis des métaux bruts
ou travaillés, fer, cuivre, étain. On échangeait
aussi les cauris, petits coquillages blancs venus des îles
Maldives, servant de monnaie aux Africains ; ou encore le tabac.
Une cargaison de traite était ainsi composée d'une
infinité d'articles dont la variété et la qualité
devaient répondre au goût des négriers noirs.
Où le navire négrier allait-il ?
S'il va de soi que tout navire négrier gagnait l'Afrique,
où allait-il précisément ? Ce sont les instructions
de l'armateur, les journaux de bord et de traite, les rôles
de désarmement, la déclaration de retour du capitaine,
qui nous l'apprennent. Or ces pièces majeures manquent souvent
dans les dépôts d'archives. Le chercheur peut se contenter
de destinations vagues comme la côte de Guinée qui
désignait alors les côtes occidentales de l'Afrique
- faire le commerce de Guinée ou des nègres revenait
au même. On identifie malgré tout les grandes zones
négrières.
Au XVIe siècle, quand se tissaient les premiers liens commerciaux
entre l'Europe et l'Afrique occidentale, le capitaine partait sans
directives particulières de l'armateur sinon celles de faire
du profit. Il menait son navire à l'aventure sans bien savoir
où aborder ni quelles marchandises troquer. C'étaient
souvent les circonstances qui décidaient du choix des sites
et du genre de traite. Le navire allait plutôt d'une rade
foraine (non protégée des éléments)
à l'autre et embarquait au gré de l'offre les ressources
locales, végétales, minérales ou… humaines.
Celles-ci finirent par nommer les lieux où on les trouvait
: la côte des Graines, la côte de la Malaguette (variété
de poivre), le cap des Palmes, la côte de l'Or, la côte
de l'Ivoire et la côte des Esclaves se succèdent entre
le 10e degré de latitude nord et l'équateur. Dès
cette époque les navires descendaient plus bas jusqu'au cap
Lopez à l'embouchure de l'Ogooué au Gabon. Ainsi la
traite se fit très tôt sur une longue façade
littorale de plusieurs milliers de kilomètres commençant
en Mauritanie actuelle, se développant des rivières
du Sud au delta du Niger, et se prolongeant de part et d'autre du
fleuve Congo dans les pays de Loango et d'Angola. Des sites de traite
fixes s'échelonnent le long de ces côtes, nombreux
mais d'importance variable : sur la côte sénégambienne
au nord, l'île de Gorée doit sa réputation à
la Maison des Esclaves que l'on y visite et non au peu de captifs
qui en partirent ; les sites d'Elmina, Cape Coast, Anomabu, Accra,
Ouidah, Porto-Novo, Bonny, Calabar sur le golfe de Guinée
furent autrement productifs, de même qu'au sud de l'équateur
les sites portugais de Loango, Malembo, Cabinda, Ambriz, Luanda,
Benguela.
La compagnie des Indes supprimée en 1769, les navires négriers
purent aller au-delà du cap de Bonne Espérance, sur
la côte orientale de l'Afrique, à Mozambique, Kilwa,
Ibo, Zanzibar, Quérimbe. Ces destinations furent de plus
en plus prisées après 1783 quand le marché
négrier s'essouffla sur les côtes occidentales en raison
de la concurrence, de la rareté et de la cherté des
captifs. (La traite orientale se poursuivra jusqu'à l'orée
du XXe siècle.)
Quelques soient leurs façons de traiter, les navires négriers
disposaient donc d'une géographie négrière
vaste et variée qui répondait parfaitement à
leurs besoins.
Comment s'effectuait la traite à la côte africaine
?
Les navires négriers disposaient de plusieurs méthodes
pour prendre des captifs à la côte africaine. Il fallait
choisir la meilleure en fonction d'une conjoncture fluctuante :
une longue file d'attente, la présence agacée de rivaux
étrangers (souvent britanniques), un accueil hostile des
chefs locaux, une pénurie de captifs, ou des prix extravagants.
Autant d'imprévus qui obligeaient le capitaine à s'adapter.
La traite itinérante n'était pas la méthode
la plus simple. Elle consistait à descendre le long de la
côte, à mouiller dans les rades foraines quand il s'en
présentait, ou à s'ancrer à l'entrée
des rivières qui s'insinuaient à l'intérieur
des terres. A chaque fois, on devait disposer de la chaloupe, franchir
la barre qui déferle dangereusement le long du rivage, prendre
langue avec les autorités locales, leur offrir des présents,
et s'entendre avec eux sur les délais de livraison, le nombre
et le prix des captifs. Cela pouvait durer et se répéter
d'un site à l'autre. On conçoit que tout le monde
en prenait ombrage : le bateau qui se dégradait ; les captifs
qui suffoquaient dans ses flancs surchauffés ; les marins,
que les fièvres emportaient. Des expéditions pouvaient
languir des mois durant et il fallait alors s'inquiéter de
la traversée future.
La brièveté du séjour africain étant
le premier gage de la réussite, la traite fixe était
ainsi la solution recommandable entre toutes et les instructions
de l'armateur indiquaient sa préférence pour un seul
site comme Bonny, au Calabar, dans le delta du Niger : il arrivait
là des foules de captifs venus notamment du pays des Ibos,
au nord. La rivière remontée jusqu'au comptoir de
traite, le navire devient là négrier. Le charpentier
aménage l'entrepont, débarrassé de sa cargaison
de traite, en parc à nègres. On installe sur le pont
la chaudière à gruau pour nourrir les captifs et une
“ maison ” en planches et nattes de jonc qui recevra
d'abord les dignitaires. Après les discussions et les cadeaux
d'usage, leur roi, Pepel, donne son accord et la traite peut commencer.
Une navette va pendant des semaines et au rythme de quelques individus
par jour amener des captifs et ramener en échange les marchandises
dont la correspondance est calculée ici en “ barres
” - en 1790, une négresse pouvait équivaloir
à 65 barres soit sept pièces de tissus, trois fusils,
cinq barils de poudre, cinq barres de fer, huit chapeaux et bonnets,
des perles, quatre cadenas et deux couteaux. Le chirurgien vérifiait
attentivement l'état physique des captifs qu'on préférait
jeunes et de sexe masculin : les “ pièces d'Inde ”.
Lorsque le capitaine estimait en avoir une quantité suffisante,
il mettait à la voile.
Les conditions de la traite fixe différaient selon les lieux,
selon les interlocuteurs africains dont les usages et les goûts
différaient, selon aussi les interlocuteurs européens
installés dans les forts côtiers comme celui d'Elmina
au Bénin actuel.
Où déportait-on les captifs ?
Sauf aux époques où les conditions de la traite furent
opaques (au XVIe siècle quand les navires négriers
français louvoyaient dans l'interlope et au XIXe siècle
dans l'illégalité pour fournir les colonies espagnoles
comme Cuba ou Porto-Rico et danoises comme Saint-Thomas), les expéditions
négrières parties de France gagnèrent presque
uniquement les colonies françaises en vertu du système
dit de l'Exclusif qui régissait les rapports entre les colonies
et la métropole. Selon ce régime, les colonies sont
au service de la métropole : tout ce qu'elles produisent
doivent lui parvenir, tout ce dont elles ont besoin doivent en provenir,
comme les esclaves. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, les négriers
français déportèrent donc (et non transportèrent,
la résonance ni la réalité ne sont les mêmes)
leurs captifs dans les possessions françaises de l'Amérique
d'abord et de l'océan Indien ensuite.
Outre-Atlantique, les Noirs furent débarqués sur
la terre ferme à Cayenne, en Guyane, ou à La Nouvelle-Orléans
en Louisiane ; dans les Petites Antilles, à Saint-Christophe,
à Saint-Barthélémy, à la Martinique,
à la Guadeloupe… ; dans les Grandes Antilles, à
Saint-Domingue. C'est dans cette île, justement surnommée
la “ perle des Antilles ” parce qu'elle représentait
un tiers du commerce extérieur français, qu'arrivèrent
le plus grand nombre de Noirs jusqu'à ce qu'ils se révoltent
en 1791 et prennent leur indépendance les armes à
la main. Le déséquilibre de la société
portait en elle le germe de la Révolution : il devait y avoir
alors quelque 500 000 esclaves, 30 000 libres de couleur qui n'avaient
aucun droit politique, et 40 000 Blancs. La population servile des
autres possessions de l'Amérique était numériquement
bien moindre. En 1831, quand sonne le glas de la traite française,
la Guadeloupe comptait 97 000 esclaves, la Martinique 86 000 et
la Guyane 19 000, soit un total deux fois et demi inférieur
au nombre des esclaves de Saint-Domingue quarante ans plus tôt.
Dans l'océan Indien, les Noirs qu'on allait chercher sur
la côte orientale de l'Afrique étaient débarqués
dans l'archipel des Mascareignes dont l'Île de France et l'île
Bourbon, les “ îles-sœurs ”, sont les deux
principales composantes. C'est après la suppression de la
Compagnies des Indes en 1769 que les armateurs de la métropole
purent s'intéresser à ces destinations lointaines.
L'Île de France, plus grande, et offrant de bonnes installations
portuaires (Port-Louis), eut la préférence des navires
négriers qui s'y rendirent en grand nombre de 1783 à
sa conquête par les Anglais en 1810. Bourbon prendrait le
relais jusqu'en 1831 - date à laquelle l'île vit sa
population servile portée à son plus haut niveau avec
70 000 esclaves.
Comment survivre au passage océanique ?
La traversée de l'océan était pour les Noirs
l'épreuve absolue et dire qu'elle était mal vécue
est un euphémisme. Sur l'échelle de la terreur, il
y eut certes des degrés, mais aucune cargaison vivante n'a
pu échapper à l'horreur de cet univers concentrationnaire
avant l'heure. Déracinés de leur continent, les Noirs
connaissent, après l'angoisse de la séparation et
de la captivité à terre, une situation aussi nouvelle
que traumatisante : nus, entravés, examinés, palpés,
marqués au fer à l'embarquement comme s'ils étaient
du bétail, les captifs noirs découvrent brutalement
leur prison flottante et ses geôliers blancs assimilés
à des mangeurs de chair humaine. Des tentatives désespérées
de fuite par-dessus bord s'ensuivaient qui obligeaient les bâtiments
négriers à l'ancre à s'entourer de filets de
protection.
Les captifs étaient parqués dans l'entrepont libre
de sa cargaison de traite. Lorsqu'une hauteur de 1,80 mètre
le permettait, le charpentier le divisait sur toute sa longueur
par un plancher installé à mi-niveau qui doublait
sa capacité. Dans le sens de la largeur une cloison maintenait
les hommes dans les deux tiers avant de l'entrepont, les femmes
occupant le tiers arrière. Dans une quasi obscurité,
allongés sur le côté à même le
bois, parfois tête-bêche, les captifs ne pouvaient se
tenir debout ni se mouvoir dans un espace calculé pour contenir
trois à quatre individus par mètre carré.
Le navire parti, il reste à subir l'impensable pour des
terriens ignorants de la chose maritime comme de leur sort. L'entassement
déjà insupportable se transforme en une promiscuité
humide et nauséeuse quand le mal de mer et le mauvais temps
s'en mêlent : l'eau s'engouffre dans l'entrepont par les écoutilles,
les vomissures, les déjections qui débordent des baquets
souillent, empuantissent tout, et font prospérer les maladies
que les carences alimentaires, le manque d'hygiène ou la
claustration avaient déjà installées : ophtalmies,
dysenteries, affections pulmonaires, fièvres, vérole,
scorbut. Des captifs finissaient pas perdre la raison, d'autres
refusaient de se nourrir, la médecine du bord était
inopérante et le chirurgien n'était pas le dernier
à mourir. Au mieux “ parfumait-on ” l'atmosphère
avec des vapeurs de vinaigre et le jour faisait-on monter les Noirs
sur le pont pour s'aérer et délasser leurs corps meurtris.
Cela ne diminuait guère la mortalité dont le taux
variait de 10 à 20 % en moyenne ou beaucoup plus quand les
Noirs n'en pouvant plus se révoltaient. Dans un combat inégal,
la répression pouvait faire des dizaines de victimes, fusillées
à bout portant, sabrées, ou balancées à
la mer.
Une traversée rapide de quelques semaines était finalement
ce que les captifs auraient pu considérer comme un moindre
mal. Mais à ce bonheur tout relatif succédait bientôt
leur mise en esclavage.
Comment vendre les captifs aux colonies ?
Il était aussi avantageux de ventiler les captifs en un
seul site de vente que de les avoir réunis en un seul site
de traite. Mais pour des raisons identiques (et inversées),
le capitaine échouait parfois à écouler la
totalité de sa cargaison au même endroit - quand il
lui fallait subir la concurrence de nombreux bateaux prioritaires
et la chute des cours qui résultait de cette offre pléthorique
; quand les Noirs proposés indisposaient parce que leur nation
d'origine était méconnue ou avait mauvaise presse
auprès des planteurs locaux - la préférence
allait naturellement aux nègres réputés dociles
et travailleurs plutôt qu'aux nègres fantasques ou
indolents ; ou enfin quand l'instabilité de la conjoncture
économique ou politique rendait les acheteurs potentiels
insolvables. C'est ainsi que l'on voit des bâtiments négriers
errer d'un port à l'autre des Antilles et en repartir, soit
en n'ayant rien vendu, soit en ayant débarqué une
partie de leurs Noirs à terre. Cette espèce de cabotage
négrier n'était pas du goût des Noirs qui prolongeaient
leur séjour à bord, ni du capitaine qui s'émouvait
du temps perdu.
La meilleure méthode était donc de se rendre là
où l'on vous attendait. Généralement, l'armateur
avait pris contact avec une maison de consignation installée
à Cayenne, Port-au-Prince, Fort-Royal ou Pointe-à-Pitre,
et l'avait chargée de vendre les captifs, de conserve avec
le capitaine ou son agent commercial à bord appelé
le “ subrécargue ”. Lorsque par contrat ou attache
familiale, cette maison était alliée, le déroulement
des opérations n'en était que plus limpide.
Il fallait respecter deux impératifs pour écouler
la cargaison humaine dans des conditions satisfaisantes. D'abord,
la “ rafraîchir ” pour redonner aux captifs épuisés
une apparence extérieure de bon aloi - en les envoyant se
requinquer à terre, en améliorant l'ordinaire de fruits
et de légumes frais, ou en maquillant les invendables que
la traversée avait estropiés ou rendus fous. Ensuite,
procéder à une vente rapide. Celle-ci était
publiquement affichée ou annoncée dans les gazettes
locales. On précisait où et quand, qui et combien.
Selon la formule de la vente, les acquéreurs se précipitaient
pour enlever les plus belles pièces aux autres clients, ou
devaient se plier à la règle des enchères.
Les prix des captifs dépendaient de leur qualité intrinsèque,
de leur âge et de leur sexe : un négrillon, une négresse,
valaient moins qu'un beau nègre qui représentait une
force de travail, pensait-on, supérieure et immédiatement
productive. Les prix variaient aussi selon l'offre et la demande.
Le marché était parfois saturé et les cours
chutaient. (Les colons, jamais rassasiés de captifs, ne pouvaient
pas toujours les absorber ; les négriers anglais en introduisirent
beaucoup en fraude ou pendant les périodes de guerre où
ils furent maîtres des possessions françaises.) A l'époque
de la Révolution française, il en coûtait aux
colons entre 1 500 et 2 500 livres environ par individu - cet argent,
dit des colonies, étant supérieur d'un tiers à
l'argent de France.
La vente pouvait durer plusieurs semaines. Il restait toujours
des captifs dont personne ne voulait parce que leur aspect, leur
état de santé, ou leur âge rebutaient. Le vendeur
s'ingéniait alors à les insérer dans des lots
pour lesquels il consentait des ristournes avantageuses.
Le règlement des captifs s'effectuait, une partie au comptant,
une grande partie à crédit sur six, douze, dix-huit
mois ou plus. L'acheteur s'acquittait avec des pièces d'argent,
des piastres espagnoles, mais essentiellement avec des denrées
du cru, sucre brut ou terré (raffiné), tabac, café,
indigo, ou coton. Il arrivait fréquemment qu'un représentant
de l'armement, capitaine ou subré-cargue, restât dans
la colonie pour veiller au recouvrement des créances. La
confiance était mesurée envers des colons qui ne payaient
pas souvent rubis sur l'ongle. Mais ce n'était pas le problème
des captifs. Entre les mains de leurs nouveaux maîtres, ils
étaient désormais des esclaves.
Quelle était la condition des esclaves ?
Les Noirs arrivés d'Afrique et désignés sous
le terme de “ bossales ” rejoignaient “ l'habitation
” du maître qui les avait achetés. (L'habitation
désigne l'ensemble des bâtiments et des terres plantées
en sucre ou en café : elle pouvait réunir sur plusieurs
centaines d'hectares autant d'esclaves nègres.) Les nouveaux
venus n'étaient pas immédiatement intégrés
aux anciens dont la moitié étaient nés sur
place (les créoles) : ils étaient logés à
part pendant plusieurs mois avant de venir s'installer dans l'un
des villages d'esclaves.
Il y avait en effet deux villages qui correspondaient aux deux
catégories principales d'esclaves. Près de la maison
du maître ou Grand Case se tiennent les cases des privilégiés
ou domestiques et nègres à “ talents ”
(ouvriers qualifiés, sucriers, tonneliers, charrons, ou postillons)
avec qui les nouveaux n'avaient rien à faire. Près
de la case du “ commandeur ”, celui qui dirige les esclaves,
sont alignées les cases des nègres dits de culture
ou de jardin et constituent “ l'atelier ”. Ces nègres
sont les plus nombreux. On y recense beaucoup de femmes et on y
accueille les bossales.
Les esclaves finissent de perdre là leur identité
d'origine. Ils se retrouvent avec des Africains originaires d'autres
“ nations ” très éloignées les
unes des autres et dont ils ne comprennent pas la langue, des Mandingues
du Sénégal aux Congos en passant par les Ibos du Nigeria
actuel. On les affuble au mieux d'un prénom ou d'un diminutif,
au pire d'un surnom inconnu du calendrier des saints dont ils auraient
dû se rapprocher par le baptême : Monte-Au-Ciel, La
Fortune, Bacchus, Adonis ou Azor.
Leur vie quotidienne n'est pas une sinécure. Les esclaves
logent dans des cases en bois et torchis presque vides et se nourrissent
sans fantaisie : ignames, bananes, patates et riz reviennent inlassablement.
Comme reviennent inlassablement les épuisantes journées
de travail commencées tôt et finies tard, juste entrecoupées
de quelques pauses. Il n'y a pas de temps mort dans la vie d'une
plantation : coupe de la canne et broyage au moulin, charrois, préparation
de la terre et plantation, construction, entretien et réparation
continuels d’ouvrages divers. Libérés quelques
instants de ces travaux, les esclaves se consacrent ensemble aux
cultures vivrières et individuellement à biner le
lopin de terre qui leur est alloué. Il leur restait le dimanche
pour se reposer, et la danse, ou le vaudou la nuit, pour se défouler.
La vie en esclavage était courte, pas plus de dix années
en moyenne : les occasions de mourir ne manquaient pas, entre les
excès de travail, les punitions, les carences vitaminiques,
les épidémies. Les survivants nègres septuagénaires
ou bancals vivotaient. De tout ça, le maître n'avait
cure. Une vie d'esclave n'était rien. Grâce à
la traite, il pouvait la remplacer par dix autres. Et puis, un esclave
n'était pas vraiment un homme, qu'on détaillait dans
les inventaires avec les bêtes à cornes, qu'on achetait,
revendait, ou châtiait sans aucune considération. Le
Code noir lui avait bien accordé l'humanité, mais
celle-ci était seulement morale et religieuse. La raison
économique l'emportait et ne permettait pas qu'un esclave
fût autre chose qu'un objet, qui revendiquait pourtant son
statut d'homme et le faisait savoir.
Comment refuser l'esclavage ?
Les esclaves refusaient souvent leur condition et multipliaient
les formes de résistance. La plus courante était la
résistance passive qui consistait à mettre de la mauvaise
volonté dans l'obéissance aux ordres et dans l'exécution
du travail. Plus radicalement, des mères avortaient ou tuaient
leurs nouveau-nés pour ne pas perpétuer leur statut
“ honteux ”, des esclaves se suicidaient, d'autres,
qui se livraient souvent à la pratique du vaudou, empoisonnaient
les leurs. Des milliers d’esclaves disparurent ainsi.
La fuite ou “ marronnage ” fut un puissant mode de
résistance que les nègres adoptèrent très
tôt. Après avoir abandonné l'atelier ou la culture,
ils fuyaient se cacher au loin ou dans les bois. En “ partant
marron ” (de l'espagnol cimarron, sauvage), les esclaves faisaient
preuve d'une insoumission d'inégale gravité : le “
grand marronnage ” était une désertion qui se
voulait définitive par opposition au “ petit marronnage
” qui n'était qu'un absentéisme de quelques
jours. Les départs étaient le plus souvent affaire
individuelle et masculine, quelque soit l'âge ou l’appartenance
ethnique. Si le petit marronnage était dû à
une humeur passagère, la dureté des traitements, le
manque de nourriture ou un trop-plein de fatigue expliquaient plutôt
le grand marronnage.
Réfugiés dans les lieux inaccessibles ou les hauteurs
comme les “ mornes ” à Saint-Domingue, les fugitifs
pouvaient se regrouper pour vivre de troc et de chapardage ou se
constituer en bandes vivant du pillage des plantations. Certains
louaient leurs services dans d'autres habitations ou en ville comme
travailleurs libres.
Revenus d'eux-mêmes ou bien repris, les nègres “
marrons ” étaient soumis à la justice du roi
ou à celle du maître. La nature de la punition dépendait
de la durée du marronnage, d'une récidive éventuelle,
de la gravité des exactions commises, des conditions de la
réintégration, ou du bon vouloir des magistrats ou
des propriétaires. Les châtiments allaient des coups
de fouet aux supplices et à la peine de mort.
Que ces diverses formes de résistance aient été
un simple refus des conditions d'asservissement ou déjà
une lutte contre l'esclavage et pour la liberté, il est sûr
qu'elles ont gravement perturbé le fonctionnement du système
et préparé les situations insurrectionnelles de la
Révolution dont celle de Saint-Domingue est le meilleur exemple.
En août 1791, le baril de poudre que constituait la Grande
Île explosa. Les Noirs - majoritaires à quinze contre
un - se soulevèrent contre des Blancs opposés à
l'application de tout principe égalitaire. Saint-Domingue
fut alors emportée par un maelström qui n'épargna
rien : les habitations furent pillées et incendiées,
les colons massacrés ; ceux qui en réchappèrent
fuirent dans la précipitation, laissant l'île aux mains
d'une armée indigène commandée par plusieurs
chefs au premier rang desquels Toussaint Louverture. Parvenu au
pouvoir, Bonaparte voulut rétablir l'autorité de la
République sur Saint-Domingue mais Toussaint Louverture qui
s'était proclamé gouverneur général
à vie ne l'entendit pas de cette oreille et rompit avec lui.
En février 1802, un corps expéditionnaire placé
sous les ordres du général Leclerc, beau-frère
du Premier consul, débarqua dans l'île pour faire rentrer
celle-ci dans le giron colonial. Toussaint Louverture, arrêté
en juin 1802 et ramené en France avec sa famille, mourut
au Fort de Joux près de Besançon en 1803. Cela n'empêcha
pas l'expédition militaire - décimée par la
fièvre jaune et le paludisme - d'être un cuisant échec
et Saint-Domingue de devenir Haïti le 1er janvier 1804. La
France perdait définitivement ce qui avait constitué
le fleuron de son empire colonial - par la loi du 30 avril 1826,
l'État indemnisera en partie les anciens colons des pertes
qu'ils avaient subies.
Comment s'effectuait le voyage de retour ?
Pour le retour, le navire négrier retrouvait sa configuration
marchande de l'aller. De même que les Noirs avaient pris la
place des marchandises de traite à la côte d'Afrique,
les denrées tropicales les remplaçaient sur les sites
de vente. Les aménagements que la cargaison humaine avait
nécessités étaient démontés et
le bâtiment remis en état. Après plusieurs mois
en mer et des coups de tabac d'autant plus dévastateurs que
le navire était vétuste, on radoubait quand la coque
avait trop souffert ou on parait au plus pressé en bouchant
les trous et en réparant le gréement. La fatigue du
navire était parfois telle qu'il était condamné
ou vendu sur place. Mais la plupart du temps il repartait pour une
dernière traversée sans histoire.
A l'instant d'appareiller, l'équipage différait fort
de celui du départ. Il manquait à l'appel les malades,
les matelots que l'attrait des îles avait fait déserter,
et tous les marins décédés. Cela faisait de
nombreux vides comblés par les remplaçants - nombreux
étrangers et déserteurs attirés par les soldes
élevées que suscitait une offre supérieure
à la demande. Le capitaine lui-même n'était
souvent que le second du titulaire resté dans la colonie
gérer les affaires du navire. Mais la transmission du commandement
s'opérait d'autant mieux que les principales difficultés
de l'expédition étaient passées ; il suffisait
d'un capitaine simplement navigateur.
Pour précieux qu'ils fussent, les caisses de sucre, les
sacs de café, les billes d'acajou et les balles de coton,
n'avaient pas le caractère subversif des captifs qui les
avaient précédés dans l'entrepont.
La navigation est rapide. Un franchissement de quelques semaines.
Les pertes matérielles et humaines sont rares. Des marins
arrivent pourtant à mourir le dernier jour et des bâtiments
à périr à quelques lieues nautiques du but.
Il est plus fréquent que l'action des tempêtes sur
des navires à bout de souffle gâte la cargaison mal
protégée. On le sait par les déclarations d'avaries
et le chipotage des assureurs.
Après l'intervention des services sanitaires et douaniers,
le capitaine fait désarmer son navire, libérer l'équipage
et décharger la cargaison. Lorsque le tirant d'eau du négrier
ne permet pas de remonter jusqu'au port d'attache, la cargaison
est transbordée sur des gabares à fond plat. C'est
ainsi que les navires de Nantes procédaient en arrivant à
Paimbœuf - son avant-port situé sur la rive sud de la
Loire. Enfin parvenus à quai, les produits tropicaux étaient
mis au sec dans les entrepôts de l'armateur qui reprenait
là un rôle interrompu depuis le départ de l'expédition.
L'armateur commence par écrire à tous les actionnaires
pour les prévenir de l'heureuse arrivée et mettre
fin aux nuits éveillées des plus financièrement
vulnérables : avoir ses économies à bord d'un
négrier n'est pas de tout repos. L'armateur met ensuite ses
commis à la comptabilité : ceux-ci alignent des colonnes
de chiffres et tirent un premier bilan de l'expédition. Maintenant
il faut vendre ce premier arrivage et attendre les suivants puisque
le négrier a ramené une partie seulement de ce que
les Noirs ont rapporté. Le sucre brut est raffiné
sur place, à Nantes ou à Bordeaux, et réexpédié
en France et dans toute l'Europe.
Il faut attendre parfois de nombreuses années pour que tout
soit rentré au port : ce sont les “ queues de retour
”. C'est alors seulement que l'opération négrière
est terminée et que l'armateur peut dire combien l'expédition
a rapporté ou coûté aux actionnaires.
La traite a-t-elle bâti des fortunes ?
Cette question essentielle est l'une de celles à laquelle
il est le plus difficile de répondre avec précision.
L'idée court dans l'opinion que la traite des Noirs était
une source d'enrichissement sans égale pour ceux qui s'y
livraient, un Pactole en quelque sorte qui coulait à flots
: les armateurs menaient grand train, le roi reconnaissant les gratifiait
d'une particule, et les capitaines portaient beau. On abonderait
dans ce sens en donnant quelques noms de navires négriers
particulièrement révélateurs : le Pactole justement,
la Loterie, la Roue-de-la-Fortune ou le Pont-d'Or.
Il est notoire qu'en France aux XVIIIe et XIXe siècles,
on s'est enrichi grâce à la traite. De belles fortunes
ont été bâties sur le dos des nègres
et la pierre de somptueux hôtels particuliers en garde encore
la trace à Bordeaux et à Nantes, dans l'île
Feydeau ou sur la Fosse. Si la traite a continué longtemps
après qu'on l'eût interdite, c'est que les négriers
y trouvaient leur intérêt, sans quoi ils n'auraient
pas persévéré comme ils l'ont fait. La philanthropie
n'étant pas la vertu première des trafiquants négriers,
quoi qu'ils en disent, on n'imagine pas d'autre raison à
la poursuite de leur activité - même résiduelle
- jusqu'au milieu du XIXe siècle. La traite des Noirs a bel
et bien rapporté de l'argent à ceux qui l'ont pratiquée.
La question est de savoir combien.
Après avoir été largement surestimés,
les profits négriers sont actuellement revus à la
baisse, sans doute même un peu trop. De nombreux historiens
s'accordent sur des bénéfices moyens de l'ordre de
6 à 7 % par an, c'est-à-dire guère plus que
des placements tranquilles de père de famille à 5
% chez les notaires. Ce taux moyen ne rend évidemment pas
compte d'un éventail très large allant d'un échec
retentissant à une réussite exemplaire, de 50 % de
perte à 50 % de gain. Pour un grand nombre d'armateurs candidats
à la traite, la notion de risque faisait partie du voyage
: une expédition à la côte d'Afrique s'apparentait
à un coup de dé dont on attendait le meilleur comme
le pire. On tentait sa chance et souvent on ne recommençait
plus : ainsi à Bordeaux, 56 % des maisons d'armement ont
expédié une seule fois à la traite. Quelques
familles cependant se sont illustrées dans la traite négrière
en additionnant des dizaines d'expéditions et des millions
de livres de profits, comme Michel et Grou à Nantes, Begouèn-Demeaux
au Havre, ou encore la dynastie des Nairac dont Pierre-Paul et Élisée
à Bordeaux et Jean-Baptiste à La Rochelle furent les
plus actifs. Grâce à l'argent de la traite, Pierre-Paul
Nairac put, en 1775, se faire construire au cœur de Bordeaux
un hôtel qui lui coûta la bagatelle de 233 000 livres
et à Élisée d'acquérir à Barsac
un domaine viticole sur lequel il fit édifier le château
qui porte aujourd'hui son nom.
Ces acteurs principaux n'étaient pas les seuls à
tirer des avantages pécuniaires de la traite, une multitude
d'acteurs secondaires, de corporations, en bénéficiaient
indirectement. Lors des discussions portant sur l'avenir de la traite,
les tenants du système insistaient sur le fait que des millions
de personnes en France vivaient du commerce négrier et souffriraient
grandement de sa disparition : en premier lieu les marins, en second
lieu, les ouvriers des chantiers navals, des industries métallurgiques
et textiles, des raffineries, les artisans, les boutiquiers, les
couturières, les aubergistes, les viticulteurs, leurs femmes
et leurs enfants. Cela faisait du monde. Il n'est pas question pour
cette population, qui dans sa majorité, n'avait pas conscience
de collaborer à l'activité négrière,
de parler d'une quelconque fortune liée à la traite.
Gens de peu, leurs revenus ou leurs salaires étaient le plus
souvent misérables et n'avaient rien à voir avec les
sommes brassées par les gros armateurs.
Enfin la fortune négrière n'est pas qu'individuelle,
elle est aussi collective. L'accumulation des capitaux issus de
la traite et de l'exploitation des esclaves dans les colonies a
favorisé la croissance économique de l'Angleterre
ou de la France. Nul doute que l’enrichissement des Européens
doit beaucoup à l’asservissement des Africains. Ces
derniers demanderaient et obtiendraient réparation, même
après si longtemps, que cela ne serait que justice.
Qu'en est-il des noirs en métropole ?
Un fantasme hante de nombreux esprits et il a la vie dure. On entend
dire à Nantes ou à Bordeaux que les cargaisons d'esclaves
étaient vendues dans ces villes et que les Noirs se retrouvaient
enchaînés dans les caves des hôtels négriers
- les murs suintant encore de leur souffrance. Il n'en est rien
: aucun navire négrier n'a jamais débarqué
de captifs en métropole pour la raison qu'ils n'étaient
pas nécessaires et encore moins souhaités par les
autorités.
Un fantasme hante de nombreux esprits et il a la vie dure. On entend
dire à Nantes ou à Bordeaux que les cargaisons d'esclaves
étaient vendues dans ces villes et que les Noirs se retrouvaient
enchaînés dans les caves des hôtels négriers
- les murs suintant encore de leur souffrance. Il n'en est rien
: aucun navire négrier n'a jamais débarqué
de captifs en métropole pour la raison qu'ils n'étaient
pas nécessaires et encore moins souhaités par les
autorités.
Ce n'est pas dire qu'il n'y eut pas de Noirs en France : on en
vit même passer des dizaines de milliers au XVIIIe siècle,
des libres et des esclaves. Seulement, ils ne venaient pas directement
d'Afrique mais avaient transité par les colonies. Noirs de
pure souche africaine, mulâtres ou créoles, c'étaient
le plus souvent de jeunes garçons que les capitaines, les
armateurs ou les colons, ramenaient en France pour les avoir à
leur service ou leur faire acquérir une technique qui en
fasse de meilleurs domestiques, cuisiniers ou perruquiers. Devant
la fréquence de ces arrivées, l'État craignit
que les esclaves ne soient affranchis en trop grand nombre ou ne
contractent en France des habitudes et un esprit d'indépendance
qu'ils ne manqueraient pas de répandre à leur retour
aux îles. En 1738, l'État prit des mesures drastiques
:
1/ Les esclaves ne pouvaient plus prétendre à la liberté
du fait de leur présence dans le royaume - ce que permettait
un Édit de 1315 qui stipulait que tout esclave touchant le
sol français devenait automatiquement libre ;
2/ Le séjour des esclaves était limité à
trois ans - le temps qu'ils apprennent un métier. Passé
ce délai, les maîtres perdaient la caution de mille
livres désormais versée pour chaque esclave débarqué
en France. Ces mesures ne furent pas appliquées avec la rigueur
voulue et le nombre des Noirs ne diminua pas.
En 1777, l'État frappa un grand coup en refusant totalement
l'accès de son territoire aux hommes et aux femmes de couleur,
mais les injonctions de cette “ Déclaration du roi
pour la Police des Noirs ” ne furent pas plus suivies que
les précédentes. En 1778, l'État interdisait
les mariages mixtes.
La Révolution mit fin à ce processus de ségrégation
commencé sous Louis XIV. En 1791, elle accorda la liberté
et la citoyenneté à tout homme demeurant en France
quelque soit la couleur de sa peau, et en 1794 elle rendit la liberté
à tous les esclaves, mais ce n'était que provisoire.
La traite avait-elle une religion ?
A l'époque des barrières confessionnelles, la traite
négrière s'effectua dans un œcuménisme
rare. Les communautés chrétienne et israélite,
à proportion de leur importance, ont toutes contribué
à la déportation des captifs, et il leur est arrivé
plus d'une fois de s'agréger à une même expédition,
notamment à Bordeaux : l'armateur ou le financier peut être
catholique ou juif, le capitaine protestant.
Les laïcs ne faisaient que suivre la ligne adoptée
par leurs dignitaires, notamment catholiques. Dans la première
moitié du XVIe siècle, un prêtre et dominicain
espagnol, Bartolomé de Las Casas, avait préconisé
l’utilisation des esclaves noirs pour remplacer les Indiens
dont il était l'ardent défenseur. L'esclavage, que
les Écritures Saintes ne condamnaient pas, était alors
chose admise ; aussi les expéditions négrières
se firent-elles avec la bénédiction des Églises.
On donna aux navires négriers des noms issus de la Bible
(Abraham, David, Salomon) ou des Évangiles (Pierre, Luc,
Jacques, Paul, Jean, André, Philippe). Le Saint-Esprit, Saint-Joseph,
Sainte-Anne, et Saint-Jean-Baptiste eurent du succès. Il
est vrai qu'à bord, un aumônier était censé
reprendre auprès des Noirs la même fonction baptismale.
Mais on en vit peu, ou de piètre mérite. Les négriers
se recommandaient aux apôtres et à tous les saintes
et saints, d'Antoine de Padoue à Charles Borromée.
Quant aux registres de traite, leur première page pouvait
s'ouvrir sur cette formule bellement calligraphiée et pieuse
: “ Au nom de Dieu. ”
On ne trouvait rien à redire à la pratique de la
traite et de l'esclavage tant qu'elle s'exerçait sur les
Noirs. Mais il en allait autrement quand les Blancs se retrouvaient
aux mains des barbaresques ou de peuples africains scandaleusement
inaptes au moindre sentiment d'humanité. Les âmes charitables
se mobilisaient alors derrière des ordres religieux, tel
celui de Notre Dame de la Merci à Bordeaux, qui ne ménageaient
pas leur peine pour faire libérer les captifs chrétiens.
On voit par là que la position de l'Église sur le
sujet n'était pas franche.
Lorsque l'heure fut venue de dénoncer ces usages obsolètes
et criminels, la hiérarchie apostolique et romaine se fit
prier avant de dire qu'il était mal de faire la traite. En
1770, l'abbé Raynal publia contre la pratique négrière
mais ses écrits furent jugés séditieux et condamnés
par les siens. A la Révolution française, l'abbé
Grégoire, évêque de Blois, s'engagea dans une
longue lutte pour les droits des Juifs et des Noirs et s'attira
la “ haine sacerdotale ” jusqu'à la fin de sa
vie en 1831. Fondée en 1821, c'est la Société
de la morale chrétienne de tendance protestante qui fut,
sous l'égide du duc de Broglie, à la pointe du combat
abolitionniste. Les catholiques attendaient-ils qu'on les y invite
d'en haut ? Ce fut fait en 1839 - quand tout était dit, et
à la suite d'une démarche du gouvernement anglais
(!). Le pape Grégoire XVI condamna “ un commerce inhumain,
inique, pernicieux, dégradant, qui [devait] complètement
disparaître entre Chrétiens ”, mais cela faisait
belle lurette que les Quakers, par exemple, en étaient convaincus
et l'avaient officiellement proclamé.
Comment justifiait-on la traite ?
Après s'être émerveillés de l'invention
de nouveaux mondes, les Européens éprouvent vite des
tentations dominatrices. L'exploitation remplace l'exploration et
l'aliénation de l'autre succède à sa découverte.
C'est ainsi que se forge la légitimité de la traite
des Noirs et de l'esclavage. Le raisonnement est d'une logique sans
faille : la prospérité de la France est étroitement
liée à la prospérité des colonies qui
est elle-même entièrement dépendante de l'arrivée
régulière et massive d'une main-d'œuvre servile.
Donc, la traite négrière est une nécessité
vitale.
Montesquieu lui-même reconnaît dans l'Esprit des Lois
que le commerce avec les colonies était profitable à
la métropole et que “ la navigation avec l'Afrique
[était] nécessaire ; elle fournissait des hommes pour
le travail des mines et des terres de l'Amérique ”.
Comme il n'est pas aisé d'être à la fois philosophe
et soucieux de l'enrichissement de son pays, on constate que cet
argument économique est déterminant dans la justification
de la traite des Noirs. Les négociants et les marins voient
dans ce trafic le point fondamental de tous les commerces : “
L'Europe entière y contribue, en subsiste, soit par voie
directe ou indirecte ”, écrit en 1790, René
Button, un capitaine négrier originaire de l'île de
Ré. Favoriser la traite, c'est enrichir les ports de la métropole,
leur arrière-pays, la France tout entière. La freiner,
c'est perdre les colonies et en subir les conséquences en
cascade car faute de productions coloniales, le trafic maritime
et l'activité industrielle seront amoindris, insistait dès
1734, Jean-Français Melon, ami de Montesquieu et économiste
de renom. La traite contribue au rayonnement du commerce, de la
marine, de l'agriculture et des arts.
La traite négrière est aussi une institution honorable.
Les négriers achètent des esclaves noirs en toute
bonne foi et pensent agir humainement. À la fin du XVIIe
siècle, un théologien de la Sorbonne, Fromageau, affirme
dans le Dictionnaire des cas de conscience qu'on peut acheter des
Nègres qui sont “ esclaves à juste titre ”,
c'est-à-dire qui sont légalement esclaves selon le
droit des gens : “ On pourrait même sans aucun examen
les acheter si c'était pour les convertir et leur rendre
la liberté. ”
La traite négrière est enfin un service rendu aux
Noirs. On lit couramment que les Noirs vivent dans des contrées
obscures perpétuellement en guerre, sans religion ni morale,
mais dans une misère abjecte, parmi des peuples sauvages
dénués d'intelligence, soumis à la violence
extrême des rois qui les chassent, les tuent, les mangent.
Voilà que les Blancs donnent aux rois l'occasion de les vendre.
Il s'ensuit que les négriers qui achètent des captifs
les délivrent de la mort et font acte de bonté. Le
trafic négrier fait passer les Africains d'“ une servitude
barbare ” à “ une servitude humaine ”,
écrit le capitaine Button, qui, à cette occasion,
se targue de philanthropie. C'est que l'avantage retiré par
les esclaves est incontestable, ajoute-t-il ; arrivés aux
colonies, les Noirs “ se voient ressusciter parmi leurs semblables,
qui sont pour eux des êtres merveilleux, dont ils envient
le sort ”. La traite est donc une entreprise qui dispense
le bonheur et le négrier est un homme de bien.
Dans ces conditions, écrit en 1764 le théologien
Bellon de Saint Quentin, qui se fait là le porte-parole du
plus grand nombre, “ le plus grand malheur qu'on puisse faire
à ces pauvres Africains serait la cessation de ce trafic
”. Quel meilleur bienfait qu'une vie libérée
de l'arbitraire ? une existence civilisée ? une âme
sauvée par le baptême ?
Le trafic négrier est une œuvre utile qui comble non
seulement les négociants, les armateurs et les colons, mais
aussi les Noirs, placés “ dans une douce dépendance
[où] il ne tient qu'à eux de trouver le bonheur ”
écrivait à la Révolution un auteur qui préféra,
on ne sait pourquoi, garder l'anonymat.
Quand se mit-on à la contester ?
Alors que la traite française s'organise à la fin
du XVIIe siècle, il existe déjà des contestataires
du système négrier mais ce sont des esprits marginaux
dont l’influence est nulle et l'action condamnée. Ainsi,
l'ordre religieux des Capucins estimait qu'une fois baptisés,
les Noirs ne devaient plus demeurer esclaves : deux prêtres,
l'un Français, l'autre Espagnol, Épiphane de Moirans
et Francisco José de Jaca, furent jugés par un tribunal
ecclésiastique espagnol en 1681, et incarcérés,
après avoir dénoncé l'esclavage et promis la
damnation aux maîtres qui n'affranchiraient pas leurs esclaves.
À cette époque, la position de l'Église (exprimée
par Bossuet) en faveur de l'esclavage tient le haut du pavé
et l'heure n'est pas venue de la critiquer.
C'est au siècle des Lumières qu'on se pose la question
de savoir s'il est juste ou non d'avoir des colonies ou s'il est
admissible de pratiquer la traite et l'esclavage pour les développer.
Cette mise en question ne s'effectue pas sans difficultés
ni ambiguïtés. Le mouvement abolitionniste français
se dessine lentement et même à son apogée il
n'aura jamais la force ni l'audace du mouvement britannique emmené
par des hommes de la trempe du révérend Thomas Clarckson,
auteur en 1789 d'Un essai sur les désavantages politiques
de la traite des Nègres, considéré comme une
“ bible ” du genre, ou de William Wilberforce, député
des Communes, et leader incontesté du combat abolitionniste
au début du XIXe siècle. Outre qu'il se heurte à
de puissants intérêts, l'abolitionnisme en France se
circonscrit au milieu des intellectuels et ne remue guère
une opinion publique largement indifférente au sort des nègres.
Aussi anti-esclavagistes fussent-ils, les philosophes eux-mêmes
comme Montesquieu et Voltaire, se gardèrent bien de tenir
des propos définitifs et préférèrent
l'ironie à une dénonciation catégorique.
Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, la contestation
prend une autre tournure et l'Encyclopédie montre la voie.
Plusieurs de ses articles sont des condamnations sans appel de l'idéologie
colonialiste. Dans l'article “ Population ”, Damilaville
expose longuement les méfaits de la colonisation, tandis
que le chevalier de Jaucourt à l'article “ Traite des
Nègres ” affirme que celle-ci “ est un négoce
qui viole la religion, la morale, les lois naturelles, et tous les
droits de la nature humaine ”. Son ami Diderot prend aussi
fermement position en participant à l'Histoire philosophique
et politique… dans les deux Indes de l'abbé Raynal.
Cet ouvrage publié clandestinement en 1770 marqua les esprits
et déchaîna sur lui la censure et les condamnations
: pouvait-on laisser dire que la traite est “ le plus atroce
de tous les commerces ” et qu'il est regrettable que “
la plupart des nations s'en soient souillées ” ? Cependant,
à l'exception du pasteur calviniste Benjamin-Sigismond Frossard
qui publie
La cause des esclaves nègres et des habitants de la Guinée…
en 1789, les auteurs n'écrivent pas de traités précisément
consacrés au sujet ou vont rarement jusqu'au bout de leurs
convictions. Ainsi, la Société des Amis des Noirs
née en 1788 autour de Condorcet, Buffon, Clavière,
Mirabeau ou Brissot se prononce à la fois pour la suppression
de la traite et le maintien provisoire de l'esclavage : c'est un
abolitionnisme mitigé qui domine jusqu'à la Révolution
- et qui persistera. On affirme que la traite est le “ plus
grand crime public ” - selon l'expression du fils d'un “
marchand de nègres ” bordelais à la retraite
- mais on doute de la capacité des Noirs à supporter
une liberté qui leur viendrait sans préavis, entière
et immédiate. L'abolition progressive de l'esclavage paraît
la solution la plus censée à l'époque où
l'on proclame la “ Déclaration des droits de l'homme
et du citoyen ”. Les hommes naissent libres et égaux
en droits, mais à condition d'être blancs. Dans les
premiers temps de la Révolution le grand débat sur
le problème de l'esclavage et de la traite n'a pas lieu et
les armateurs négriers poursuivent leur tâche jusqu'en
1793 : les députés qui défendent à l'Assemblée
les intérêts coloniaux sont plus représentés
et mieux organisés que ceux qui défendent les droits
de l'homme noir. Finalement, la guerre avec l'Angleterre et le feu
à Saint-Domingue - qui condamnent les négriers à
l'inactivité forcée - vont peser au moins autant dans
la décision d'abolir l'esclavage en 1794 que les préoccupations
philosophiques.
Les abolitionnistes n'eurent gain de cause que pour un temps très
bref. Dès le Consulat, le lobby colonial et esclavagiste,
qui n'avait jamais désespéré, refait surface
et obtient, d'un Bonaparte assez peu concerné par la question,
l'annulation des acquis de la Révolution. Pour rétablir
ces acquis, la Restauration aura à affronter un dernier baroud
d'honneur des armateurs négriers, définitivement vaincus
en 1848. Définitivement ?
Quand furent abolis la traite et l'esclavage ?
La chronologie de l'abolition chevauche deux siècles et
s'étale sur plus de cinquante ans, de la Révolution
française à la Seconde République. A elle seule,
cette longue durée atteste des résistances qu'il a
fallu vaincre pour éradiquer des phénomènes
aussi profondément ancrés dans les mentalités.
C'est donc tardivement - la Révolution est entrée
dans sa sixième année - que la Convention nationale
abolit le 16 pluviôse an II (4 février 1794) l'esclavage
des Nègres dans toutes les colonies et accorde la citoyenneté
française à tous les hommes sans distinction de couleur.
L'abolition, qui fut longuement préparée puis votée
à l'unanimité, est un des actes essentiels à
mettre à l'actif de la Révolution. Mais, outre qu'il
ne dit mot de la traite, le décret ne put être véritablement
appliqué : on n'en tint pas compte à Bourbon ni à
l'Île de France et la guerre maritime ranimée avec
l'Angleterre l'année précédente avait coupé
la métropole de ses possessions en Guyane et aux Antilles.
Cette première abolition ne correspondait pas au vœu
du négoce français et dès que l'occasion se
présenta de l'annuler on ne la manqua pas. Bonaparte étant
Premier Consul, la paix fut conclue à Amiens le 26 mars 1802
avec l'Angleterre. Les colonies de nouveau accessibles, il fallait
renouer sans tarder avec des habitudes qui avaient fait leurs preuves.
Au mois d'avril suivant, Bonaparte reçut à Paris une
délégation de députés de Nantes, Bordeaux
et Marseille à qui il promit implicitement le retour du commerce
négrier. La promesse fut tenue : la loi du 30 floréal
an X (20 mai 1802) rétablissait la traite et l'esclavage
conformément aux dispositions antérieures à
1789. Un an plus tard, la rupture de la paix priva de sortie les
navires négriers jusqu'au retour des Bourbons en 1814.
Louis XVIII n'eut pas le temps de légiférer sur la
traite comme l'Angleterre, qui l'avait abolie en 1807, le lui demandait.
Napoléon, revenu pour cent jours, prit les devants et décréta
la fin de la traite le 29 mars 1815 - dans un geste politique à
l'égard des Anglais plus que par humanité vis-à-vis
des Noirs. La seconde Restauration ignora cette loi de “ l'usurpateur
”, mais pas l'Angleterre qui fit pression sur le roi pour
que le processus d'abolition de la traite fût accéléré.
L’accélération fut progressive et ne dura pas
moins de seize années : Louis XVIII s'engagea bien le 30
juillet 1815 à interdire immédiatement la traite,
mais il fallut une ordonnance et trois lois entre 1817 et 1831 pour
mettre un terme à l'activité négrière
française commencée presque deux siècles plus
tôt. L'interdiction de la traite ne pouvait être complètement
respectée tant que l'esclavage persistait. L'Angleterre montra
la voie en l'abolissant en 1833, mais la France traîna encore
des pieds pour la suivre. C'est Victor Schœlcher, sous-secrétaire
d'État aux Colonies de la Seconde République naissante,
qui obtint le 27 avril 1848 la signature du décret d'abolition
de l'esclavage dans les colonies françaises.
La traite et l'esclavage avaient officiellement disparu mais pas
le besoin d'une main-d'œuvre abondante et bon marché,
aussi la France recourut-elle à d'autres sources et à
d'autres méthodes.
Qu'appelle-t-on la traite illégale ?
L'historiographie récente désigne ainsi la traite
négrière pratiquée en contravention avec la
loi, sous la Restauration et la monarchie de Juillet.
Le 8 janvier 1817, le gouvernement français promulgua une
ordonnance menaçant de confiscation tout navire tentant d'introduire
des Noirs dans une colonie française. Cette première
mesure coercitive ne devait pas inquiéter les armateurs négriers
qui préféraient y voir une manière de calmer
l'impatience britannique : rien ne les empêchait d'embarquer
des marchandises de traite en France ni des captifs en Afrique…
Le 15 avril 1818 l'ordonnance devint la première loi abolitionniste
française sans que la détermination des intéressés
en fût le moins du monde diminuée. Plutôt que
d'apprécier les motifs humanitaires qui présidaient
à cette lutte anti-négrière, les armateurs
préféraient s'insurger contre les Anglais accusés
de vouloir saboter l'économie nationale. Continuer la traite,
c'était faire acte de patriotisme. C'était aussi gagner
de l'argent, comme les belles années d'avant la Révolution
en avaient laissé le souvenir.
Toujours est-il que la traite était désormais illégale
et non pas clandestine comme on la qualifia longtemps, et pudiquement,
à tort. La traite se préparait en dépit de
la loi mais non en cachette des autorités qui fermaient les
yeux. C'est ainsi qu'à Nantes, on pouvait se procurer des
fers à nègres en vente publique ou qu'on armait des
navires négriers au nez et à la barbe du commissaire
maritime censé les interdire. Nantes tenait à son
rang : en 1824-1825, elle expédia autant de navires négriers
qu'au cours de ses meilleures années du XVIIIe siècle
et, pour l'ensemble de la période illégale, 305 navires,
soit 42,5 % des 717 navires français répertoriés
par l'historien Serge Daget. Ce dernier chiffre, qui équivaut
à 17 % de la traite française toutes époques
confondues, montre la difficulté à vaincre des habitudes
aussi solidement établies.
Pour venir à bout des récalcitrants, il fallut déployer
un arsenal législatif et militaire sans précédent.
Deux nouvelles lois, votées en 1827 et 1831, sanctionnaient
très lourdement les armateurs et les marins qui y regardèrent
désormais à deux fois avant de récidiver. De
son côté, la Marine royale fut mise à contribution
à partir de 1820 : des bâtiments de guerre modernes
furent envoyés aux côtes occidentales de l'Afrique
avec pour mission d'arraisonner les navires marchands susceptibles
d'être aussi négriers. Les débuts furent timides
: les croisières de répression, opportunément
frappées de cécité, n'arrêtaient personne.
Mais elles finirent par déployer une belle efficacité
et se constituer un aussi beau palmarès que celui de la Royal
Navy. Il faut dire que depuis 1825, les marins français avaient
avantage à faire des prises négrières puisqu'ils
touchaient une prime de cent francs par Noir “ recapturé
” et se partageaient le produit de la liquidation du navire
négrier saisi.
La Seconde République décida de les supprimer peu
de temps après l'abolition de l'esclavage. La traite illégale
avait vécu, après avoir mobilisé contre elle
des moyens et une volonté longtemps retardés par l'inertie
et la complaisance des instances politiques locales et nationales.
Qu'appelle-t-on le coolie trade ?
Au XIXe siècle, les Français désignaient de
cette manière les voyages qui relièrent l'Inde aux
colonies françaises de l'océan Indien et de l'Atlantique
pour les approvisionner en travailleurs libres ou coolies. (La terminologie
anglaise indique que les Britanniques furent les premiers à
pratiquer une activité qu'ils n'hésitaient pas à
condamner quand elle était française : jusqu'au lendemain
de la Première Guerre mondiale, ils transportèrent
de un à deux millions d'Indiens dans leurs propres colonies.)
De 1849 à 1889, les navires français introduisirent
officiellement à La Réunion, à la Martinique
et à la Guadeloupe, cent trente mille Indiens - auxquels
il faut ajouter ceux de l'émigration clandestine et les travailleurs
noirs qui furent engagés sur la côte occidentale de
l'Afrique. Émigration volontaire ou traite déguisée
?
La répression de la traite illégale eut comme conséquence
de réduire le nombre des esclaves aux colonies alors que
les planteurs en avaient grand besoin pour cultiver une canne à
sucre dont la production était en plein essor. Prévoyant
la disparition à moyen terme de la main-d'œuvre servile,
les grands propriétaires de l'île Bourbon firent appel
dès 1827 à des travailleurs libres qui leur arrivèrent
l'année suivante du comptoir français de Yanaon. C'était
le début d'une émigration planifiée qui durerait
soixante ans.
En Inde, les agents recruteurs faisaient miroiter à ses
habitants miséreux les conditions d'une vie meilleure dans
les colonies françaises. Les planteurs qui les engageaient
pour trois ans, promettaient de leur payer le voyage du retour,
un salaire mensuel et tout ce dont ils auraient besoin dans leur
nouveau cadre de travail. Mais les coolies déchantèrent
rapidement : les conditions du transport maritime étaient
mauvaises et celles que leur réservaient sur place les planteurs
étaient pires. En 1839, l'émigration fut interdite.
On l'autorisa à nouveau en 1849 sous réserve d'améliorations
sensibles : engagés pour cinq ans maximum, les coolies, âgés
d'au moins 21 ans et en bonne santé, devaient disposer à
bord des navires d'une alimentation et d'une place suffisantes.
Enfin, c'est en 1852 que l'émigration indienne vers les colonies
d'Amérique fut permise et encouragée : trois ans plus
tard, l'État accorda à la Compagnie Générale
Maritime des frères Péreire le monopole du transport
et lui alloua une prime d'encouragement de 355 francs par émigrant
débarqué.
Le trafic des coolies fut un commerce lucratif qu'on doit pourtant
différencier du trafic négrier. Les Indiens étaient
mieux traités que les Noirs et le taux de mortalité
moyen des coolies ships reliant l'Inde à l'Amérique
fut de 2,7 %, selon l'historien Jacques Weber. En revanche, la condition
du coolie dans les colonies rappelait celle de l'esclave et la mortalité
y atteignait des taux records de 30 à 50 %. Cela motiva,
dans les années 1880, la décision de cesser l'émigration
indienne vers les colonies françaises.
Quel bilan dresser de la traite française ?
Pendant deux siècles, la France fut donc le point de départ
d'environ 4 220 expéditions négrières et 80
% d'entre elles eurent lieu au XVIIIe siècle. Sur le plan
national, Nantes occupe la première place des ports négriers,
et sur le plan international, la France, le troisième rang
des nations négrières derrière la Grande-Bretagne
et le Portugal. Compte tenu des lacunes de la documentation et de
l'évolution des conditions du commerce négrier, il
n'est pas possible de fournir des données chiffrées
qui soient autre chose que des ordres de grandeur. Telles quelles
cependant, elles donnent une idée saisissante de l'ampleur
du phénomène négrier.
A partir d'un nombre d'expéditions qu'on estime très
proche de la réalité, à quelles extrapolations
peut-on aboutir du point de vue humain et matériel ? Considérant
que chaque expédition a traité 300 captifs en moyenne,
on calcule que la totalité des 4 220 expéditions en
a traité 1 266 000 dont les deux cinquièmes sont “
d'origine ” nantaise. S'il est avéré que, pour
un captif embarqué vivant, cinq Africains trouvaient la mort
lors des opérations de razzias sur le continent, il faudrait
ajouter six autres millions d'individus victimes indirectes de la
traite française. Considérant qu'il fallait en moyenne
un marin pour dix captifs, on en déduit que 126 600 noms
ont été portés sur les rôles d'équipage
- étant donné que nombre d'entre eux ont effectué
chacun plusieurs expéditions, combien cela fait-il de marins
différents ? plus de cent mille ? Et ce sont des dizaines
d'autres milliers de noms qu'il faudrait recenser pour cerner l'importance
de la population française concernée par la traite
: armateurs, négociants, financiers, constructeurs, raffineurs,
fabricants, détaillants… Au total, des centaines de
milliers de Français ont participé de façon
directe et indirecte à la traite.
L'estimation du tonnage global est délicate puisque les
méthodes pour calculer le volume des navires ont changé
au cours de la période négrière. Quoi qu'il
en soit, avec le rapport de un marin pour cinq à six tonneaux
de jauge, on retient que les océans ont supporté au
moins 500 000 tonneaux à vocation négrière.
L'estimation du capital négrier investi est encore plus aléatoire.
Si l'on s'en tient à une fourchette comprise entre 700 et
1 000 livres par tonneau, on aboutit à un total variant de
350 millions à 500 millions de livres. Dans tous les cas,
des sommes colossales.
Des sommes qui ont enrichi et élevé socialement ceux
qui les ont maniées et permis la croissance économique
des ports où elles ont circulé. Mais, à long
terme, écrit l'historien Pétré-Grenouilleau
à propos du cas nantais, “ l'argent gagné apparaît
finalement beaucoup moins important que la manière dont il
a été utilisé ”. Au XIXe siècle,
les armateurs négriers, plutôt que de favoriser le
développement de leur ville en créant un nouveau dynamisme
économique, ont persévéré dans un modèle
d'Ancien Régime qui avait fait son temps.
Ce bilan montre que les ports français se sont longtemps
et consciencieusement livrés à l'activité négrière.
A l'époque de la traite, les négriers œuvraient
pour leur bien propre et celui de la nation tout entière,
pensaient-ils. Du bien fondé sur un crime. S'en souvient-on
aujourd'hui ?
Les ports négriers ont- ils de la mémoire
?
La réponse diffère selon que l'on considère
la mémoire sous l'angle de la conservation ou du rappel des
faits passés.
En effet, si la mémoire négrière est plutôt
bien conservée, c'est-à-dire, ficelée, mise
en boîtes et rangée sur des kilomètres de rayonnages,
elle est plus difficilement rappelée.
Au cours d'une carrière bien remplie, la traite a produit
beaucoup de papier grâce à quoi les dépôts
publics d'archives en France regorgent de documents essentiels :
registres matricules des bâtiments et des gens de mer, comptes
d'armement et contrats d'assurances, livres de bord et journaux
de traite, listes de marchandises et de victuailles, états
des cargaisons de retour, correspondances en tous genres, etc. Si
à Nantes, les Archives départementales de Loire-Atlantique
sont sûrement les mieux loties, d'autres lieux dans les grandes
villes portuaires abritent de fort belles choses. En dépit
de pertes inéluctables dues aux incendies ou simplement à
l'usure du temps, la masse documentaire à la disposition
du chercheur impressionne. L'historien de la traite bénéficie
aussi de l'apport des papiers d'origine privée - mais combien
de descendants d'armateurs ou de capitaines négriers se font
encore tirer la manche pour livrer ce qui trahirait l'activité
“ inavouable ” de leurs ancêtres ?
Le sentiment de honte et de culpabilité est le nœud
du problème en ce qui concerne le second volet de la mémoire
négrière. Il ne suffit pas de tout connaître
sur la traite, encore faut-il le faire savoir. Le sujet a longtemps
eu du mal à susciter les vocations quand plus d'un auteur
n'accordait à la traite qu'une place secondaire. Dans ce
contexte d'occultation de vieux, mais encombrants, souvenirs, vaincre
les réticences familiales comme les résistances municipales
relevaient du défi. En 1985, la municipalité nantaise
continuait de regarder son passé négrier de travers
en refusant de soutenir le Colloque international sur la traite
des Noirs organisé par Serge Daget à l'occasion du
tricentenaire du Code Noir. En 1992, la municipalité suivante
prenait le pari d'afficher ce même passé dans une exposition
intitulée Les Anneaux de la Mémoire. Pari risqué
dans la mesure où il n'est pas simple pour la ville-bourreau
de parler au nom du continent-victime en arguant du prétexte
d'une histoire commune : “ entre le fusilleur et le fusillé
l'instant est commun ”, peut justement ironiser le philosophe
Louis Sala-Molins. Il n'empêche. L'exposition a permis de
rappeler la participation de l'Europe en général et
de Nantes en particulier à une abomination que beaucoup préférerait
voir mise aux oubliettes de l'histoire plutôt qu'élevée
au rang de crime contre l'humain. Combien de temps lira-t-on encore
que l'importance de la traite dans l'économie nantaise est
un mythe ou que la traite bordelaise est lilliputienne face au Léviathan
britannique ? Quel besoin de savoir si ces deux assertions sont
exactes, quand, pendant 150 ans, un million de captifs, au bas mot,
ont nourri la cupidité des ports de Nantes et de Bordeaux,
de La Rochelle et du Havre ?
La traite des noirs a-t-elle un prix ?
Deux siècles après la disparition de la traite négrière
comme institution légale et encouragée, l'opulence
n'a pas changé de camp et la distance entre les mondes africain
et européen s'accroît : le premier, étranglé
par une dette colossale à l'étranger, va mal, tandis
que le second, même en crise, poursuit un développement
qu'aucune dette à l'Afrique ne freine. Or, serait-il incongru
d'évoquer la pertinence de cette dette, quand on sait que
le processus négrier et esclavagiste a largement favorisé
la croissance de l'Europe occidentale, des États-Unis, de
Cuba, ou du Brésil au détriment de l'essor africain
? Cette dette, qui prendrait la forme d'une indemnisation de dizaines
de milliards de dollars, réparerait les dommages causés
par les négriers blancs au continent noir et paierait les
intérêts du travail fourni gratuitement par les esclaves
à leurs maîtres pendant des siècles.
Mais peut-on vraiment évaluer le préjudice, et dire
qui doit payer et à qui ? A combien estimer les pertes humaines
et comment mesurer les effets à long terme sur la démographie
et l'économie africaines ? Il est difficile de déterminer
la ponction négrière et parmi les nombreuses estimations
divergentes retenons pour la traite atlantique 9,5 millions de captifs
importés, pour la traite transaharienne 7,2 millions, et
pour la traite orientale 2,3 millions. Mais derrière ces
résultats trop nets et que d'aucuns considèrent comme
très au-dessous de la réalité se cache l'hécatombe
des indigènes morts lors des opérations de production
ou de transport des captifs. Par quel nombre multiplier les dizaines
de millions de victimes ? Du fait de cette interrogation et de notre
ignorance de la démographie africaine d'alors, on peut encore
moins facilement calculer le déficit des naissances subi
par l'Afrique - estimé par l'historien nigérian Joseph
Inikori à cent millions dès la fin du XIXe siècle.
Il peut paraître vain et dérisoire de se livrer à
ces calculs d'apothicaire : la mort et la déportation portées
à une telle dimension statistique rendront-elles jamais compte
des souffrances endurées par les Noirs réduits en
esclavage ?
Chronologie
L'ère négrière du XVe au XVIIIe siècle
1441 Des navigateurs portugais ramènent les premiers esclaves
nègres au Portugal : cette date est considérée
comme marquant le début de la traite négrière
atlantique organisée par l'Europe.
1492 Christophe Colomb découvre l'Amérique.
1518 Charles-Quint autorise la traite et l'esclavage.
1594 Forte présomption d'une expédition négrière
rochelaise : l'Espérance va au Gabon puis au Brésil.
1626 Autorisation accordée pour déporter quarante
esclaves nègres à l'île de Saint-Christophe,
première colonie française outre-mer.
1642 Louis XIII autorise la traite.
1643 Première expédition négrière française
officiellement reconnue : l'Espérance de La Rochelle revient
de Saint-Christophe.
1670 Colbert accorde la liberté du commerce avec les îles.
1672 Première expédition négrière de
Bordeaux : le Saint-Étienne-de-Paris.
1674 Liquidation de la Compagnie des Indes occidentales.
1688 Première expédition négrière nantaise
: la Paix.
1688 Première expédition négrière de
Saint-Malo : le Pont-d'Or.
1716 Permission royale accordée à Rouen, La Rochelle,
Bordeaux et Nantes, de “ faire librement le commerce des nègres
”.
1738 Déclaration royale limitant le séjour des esclaves
noirs en France à trois années.
1749 Année négrière française la plus
productive : quarante-quatre expéditions quittent Nantes
pour l'Afrique.
1768 Exemption du droit de 10 livres par tête de nègre
introduit aux colonies par les négriers de Bordeaux, après
ceux de Saint-Malo, Le Havre, Honfleur.
1777 La Déclaration du roi pour la Police des Noirs interdit
à toute personne de couleur d'entrer en France. Reprise en
1802.
1778 Interdiction des mariages mixtes en France.
1783 Orientation de la traite française vers l'océan
Indien.
1784 Prime de 40 livres par tonneau de jauge expédié
à la traite.
1787 Création en Angleterre de la Société
pour l'abolition de la traite.
1788 Création en France de la Société des
Amis des Noirs.
1791 Déclenchement de l'insurrection des esclaves à
Saint-Domingue.
1792 Dernière année de la traite en France au XVIIIe
siècle.
1793 Abolition de l'esclavage à Saint-Domingue. Suppression
par la Convention des primes pour la traite.
1794 La Convention abolit l'esclavage dans les colonies françaises.
Continuation de la traite à l'île Bourbon et à
l'Île de France.
1802 Bonaparte rétablit l'esclavage dans les colonies françaises.
Expédition de Leclerc à Saint-Domingue.
1803 Mort de Toussaint Louverture au Fort de Joux.
1804 Proclamation de l'indépendance d'Haïti.
1810 Prise de l'Île de France par les Anglais.
L'ère abolitionniste au XIXe siècle
1803 Le Danemark abolit la traite.
1807 La Grande-Bretagne et les États-Unis abolissent la
traite.
1815 Pendant les Cent-Jours, Napoléon décrète
l'abolition de la traite. Congrès de Vienne : interdiction
officielle de la traite.
1817 Louis XVIII signe une ordonnance interdisant la traite en
France. Démarrage de la traite illégale jusqu'en 1830
au moins.
1820 Établissement de croisières de répression
à la côte d'Afrique.
1829 Début de l'immigration indienne vers les colonies françaises.
1830 Dernière expédition négrière nantaise
reconnue comme telle : la Virginie.
1831 Troisième et dernière loi abolitionniste française.
1833 La Grande-Bretagne abolit l'esclavage dans toutes ses colonies.
1839 Le pape Grégoire XVI condamne officiellement la traite
négrière.
1848 La France abolit l'esclavage dans toutes ses colonies.
1849 Dernier navire négrier français soupçonnable
: le Tourville débarquerait des Noirs au Brésil.
1863 L'esclavage est aboli dans les colonies hollandaises de Surinam
et Curaçao ;
1865 dans tous les États-Unis ;
1886 à Cuba ;
1888 au Brésil.
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