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origine : http://www.gensdelacaraibe.org/recherche/articles.php?id_story=70
Quelle figure et quel contenu peut prendre le passage de l’état
d’esclave à celui d’homme libre ? L’interrogation
sur un tel chemin, celui de l’homme asservi à celui
de l’homme libre, est l’une des questions majeures de
la philosophie politique. D’une part, parce qu’elle
met en jeu les processus et les rapports interhumains de domination.
D’autre part parce qu’elle convoque la mise en question
des conditions de possibilité de l’exercice de sa liberté
pour l’individu humain. Une telle question implique l’interrogation
sur les voies d’accès au juste exercice d’une
liberté, nécessairement mise en concurrence avec d’autres
dans un monde socialisé, de même que sur les fondements
de la préservation d’une telle liberté pour
les uns et les autres.
Une question aussi massive, a pourtant connu des réponses
inscrites dans la durée historique, qui ont fait événement
et qui ont été assez complexes pour susciter l’étonnement
du philosophe ; l’invitant par-là à dégager
de l’expérience des contenus de sens peut-être
inattendus ou inédits. Ainsi, par une loi française
républicaine du 27 avril 1848, dans la Caraïbe des esclaves
furent affranchis et déclarés libres. Par cette décision
politique et juridique, la République abolissait l’esclavage
colonial inauguré sous l’Ancien Régime en 1642.
Elle mettait fin à plus de deux siècles d’esclavage
légalisé, codifié. Plus encore, elle le faisait
d’une manière originale : elle faisait de la pleine
citoyenneté le moyen de l’abolition, plus encore de
l’humanisation. Cependant, de façon paradoxale, l’attribution
de la citoyenneté, concept clef de la souveraineté
moderne –puisque c’est le citoyen qui est au fondement
du pouvoir-, à une population entière d’affranchis
n’en impliquait pas pour autant la contestation de la situation
coloniale. En d’autres termes, des citoyens colonisés
ne constituaient pas en soi une contradiction, ni sémantique,
ni juridique. Aussi, notre interrogation portera essentiellement
sur le statut du fait colonial esclavagiste, puis du fait colonial
lui-même, pour la souveraineté moderne. Plus explicitement,
que nous apprend le traitement du fait colonial esclavagiste, puis
de l’état de colonisation, par le droit positif, sur
le sens de la souveraineté moderne elle-même ?
Enfin, il ne s’agira pas tant pour la réflexion philosophique
d’étudier de façon descriptive et historique
(même si le passage par l’observation et l’analyse
de l’histoire s’avère bien sûr ici éminemment
indispensable) comment s’est opéré ce passage
d’esclave à homme libre ou plus précisément
d’esclave à affranchi, que de penser les implications
philosophiques de l’incarnation juridico-politique d’une
abolition de l’esclavage conçue dans sa conciliation
avec le projet colonial lui-même.
I°/ L’esclavage colonial moderne et l’histoire
du concept d’esclave.
Afin de comprendre le statut que prend l’esclavage colonial
pour la modernité il importe d’envisager le terme dans
l’économie des traditions théoriques qui l’ont
justifié et ont tenté de lui apporter des fondements
rationnels. Il convient pour penser cet esclavage pour lui-même,
de déterminer si les contenus habituels d’esclavage
qui l’ont précédé lui sont applicables.
Il s’agit par là de déterminer dans quelle mesure
l’esclavage qui inaugura la traite négrière
est un esclavage spécifique et ce qui en fait proprement
la spécificité.
A - La distinction de l’ancien et du moderne, rupture ou
continuité ? : le problème des critères.
La notion d’esclavage moderne implique celle d’une
forme non-moderne. En l’occurrence, c’est la distinction
qu’établissent les historiens entre esclavage ancien
et esclavage moderne qui se trouve ici convoquée. Cette distinction
s’établie à partir du critère chronologique
qui désigne l’antiquité et l’époque
moderne. Mais elle appelle aussi des caractérisations plus
précises. Ainsi, l’esclavage ancien est-il généralement
qualifié d’esclavage « doux » en raison
de son caractère patriarcal et domestique . L’esclavage
moderne quant à lui, se distinguerait de la forme antique
par l’ampleur qu’il revêt à partir des
16ème et 17ème siècles : il est d’abord
un esclavage de masse. A en croire les estimations des historiens
et démographes, du début du 16ème siècle
jusqu’au milieu du 19ème siècle, c’est
en effet plus de 11 millions d’hommes que la traite transatlantique,
ou « traite négrière », a déporté
des côtes africaines vers les Amériques (pour le cas
précis de la France, on parle de 1 180 000 de captifs entre
le XVIIIème et le XIXème siècle ). En d’autres
termes, esclavage antique et esclavage moderne recouvreraient des
phénomènes identiques conceptuellement. Leur distinction
serait purement quantitative et organisationnelle (puisque l’esclavage
moderne invente la « traite »). Un tel raisonnement
implique par là l’idée d’une continuité
du phénomène non dans sa forme, mais dans son contenu
; par suite, celle encore de son identité. Ce qui n’est
pas sans poser problème car reviendrait à relativiser,
voire à banaliser, un phénomène qui s’il
est particulier, ne l’est pas en raison simplement de son
ampleur.
L’opposition entre esclavage ancien ou antique et esclavage
moderne s’établie en effet à partir de la mise
en balance de critères qui n’ont rien à voir
et qui ne sont pas comparables : un critère qualitatif relatif
à l’esclavage dit « doux » - qui, au passage,
d’après les récits historiques, n’avait
rien de « doux » - ne désignant finalement que
la forme apparente des rapports humains organisés entre maître
et esclave, et un critère quantitatif, numérique,
désignant un phénomène massif. Or la comparaison
de critères qui par essence s’opposent absolument tend
à confiner les deux phénomènes dans une opposition
brute, indifférenciée, bref à laisser le flou
sur leur nature. Le critère numérique ou qualitatif
est plus qu’insuffisant à définir la distinction
véritable entre esclavage de type ancien et esclavage de
type moderne. Sans doute cette distinction invite-t-elle à
en appeler à des critères autrement pertinents. Aussi
est-ce sur la qualification de l’ancien et du moderne qu’il
nous faut ici revenir ; c’est-à-dire sur ce qui se
joue de propre à l’une et l’autre dans la caractérisation
de ces deux temporalités historiques - qui marquèrent,
chacune de façon particulière, l’histoire de
la philosophie.
Dégager l’acception du concept d’esclavage pour
l’Antiquité comme pour l’époque moderne
requiert d’interroger la signification des fondements donnés
au phénomène, c’est-à-dire des justifications,
pour l’une ou l’autre des deux périodes. C’est
une analyse génétique des théorisations du
bien fondé de l’esclavage sous l’une ou l’autre
de ses formes historiques majeures qui permet d’y remonter.
B - Le sens et la signification d’ « esclave »
: une vision temporelle du monde.
De prime abord l’esclavage se donne comme l’état
ou la condition d’existence humaine marquée par la
privation – sociale, juridique, voire physique – de
liberté, et surtout, par la soumission à un tiers
qui le commande et le domine, c’est-à-dire un maître.
La condition d’esclave est celle tout entière soumise
à un pouvoir arbitraire. En ce sens, l’esclavage est
l’état d’asservissement à un pouvoir despotique,
lui-même défini par la valeur de loi que revêt
la volonté ou le caprice d’un seul. Par opposition
à l’homme libre qui, lui, possède le pouvoir
d’agir sur lui-même et pour lui-même, qui possède
le principe d’autodétermination par lequel il se soumet
lui-même à l’empire de sa volonté et de
sa conscience, l’esclave est celui dont l’existence
même est soumise radicalement à un maître . C’est
ainsi d’abord cette dépossession de soi, cette non
appartenance à soi, donc appartenance à un autre,
qui confère à l’esclave le statut d’esclave,
c’est-à-dire l’objet d’un autre, la chose
d’un sujet. En tant qu’il ne s’appartient pas
à lui-même, l’esclave est pur outil ou instrument
de travail pour le bénéfice du maître. Si l’esclave
comme bétail ou comme pur outil demeure essentiellement objet,
son statut de chose ne prend pas le même sens pour l’Antiquité
ni pour l’époque moderne. Comme nous le verrons plus
loin, l’esclavage colonial moderne invente une autre nature
de l’esclave et enrichit le contenu de la servilité
d’une façon majeure.
Pour être pensé avec sérieux et rigueur, l’esclavage,
qu’il soit ancien ou moderne, ne saurait être pensé
en dehors des représentations, conceptions et valeurs par
lesquelles la vie, les rapports sociaux, l’organisation sociale
et politique, en tant que structure, prennent sens pour les hommes
de l’époque qui l’instaure. L’esclavage,
son organisation et bien sûr les justifications théoriques
qui le sous-tendent, ne peuvent prendre sens en dehors d’une
représentation du monde, d’une certaine conception
de l’être-au-monde. De même, le statut d’esclave
s’insère au sein de cette conception et prend sens
corrélativement à elle. Plus encore, c’est la
représentation particulière du monde qui par rayonnement
confère son contenu à l’identité servile,
pour ce monde-là et pas un autre, dans cette temporalité-là
et pas dans une autre.
Ainsi, les théories antiques de l’esclavage ne peuvent
être comprises indépendamment d’une anthropologie
antique qui situe l’agent humain entre la nature et la loi.
L’esclave s’inscrit dans une vision holiste et téléologique
de la nature ainsi que dans une vision hiérarchisée
de l’ordre de la cité. Une telle cosmologie antique,
grecque plus particulièrement, détermine une conception
axiologique des régimes de vie, de ce qui relève ou
non de la vie bonne, auxquels se lient telles ou telles activités.
C’est ainsi en ce sens qu’il faut lire la célèbre
justification naturaliste d’Aristote, au livre I des Politiques,
qui affirme que « dès leur naissance une distinction
a été opérée chez certains, les uns
devant être commandés, les autres commander »
et par suite, que « donc par nature les uns soient libres
et les autres esclaves. » Le philosophe grec s’efforce
ici de lier explication téléologique d’un ordre
cosmique et d’un ordonnancement de la nature à la manière
même dont, en Grèce, on devient esclave. Il n’ignore
pas , bien sûr, qu’un esclavage pour dettes ou encore,
pour conflit par lequel le vaincu est considéré comme
butin de guerres livrées entre cités voisines, détermine
à l’origine les conditions d’asservissement.
En d’autres termes, pour la pensée grecque, si les
faits de guerre ou les conflits d’intérêts déterminent
la réduction à l’esclavage, c’est encore
qu’ils s’inscrivent sous l’horizon d’un
ordre non créé par l’homme, mais nécessaire
et gouverné par la nature elle-même.
Cette représentation de la nature et de la place de l’homme
dans l’ordre des choses a des conséquences sur la représentation
de la vie ; et par suite sur la conception de l’activité
de l’agent humain eu égard à la signification
axiologique de la vie, à la valeur de la vie. En effet, pour
la pensée antique, grecque notamment, l’ordonnancement
du monde est un ordonnancement hiérarchique, en son sein
lui correspond une échelle des vies, des vies en valeur.
De même, dans l’existence humaine la sphère de
l’action se trouve ordonnée selon un ordre hiérarchique.
Aussi, rejoignons-nous les analyses de Hannah Arendt, dans Condition
de l’homme moderne, pour affirmer avec elle que : «
Dire que le travail et l’artisanat étaient méprisés
dans l’Antiquité parce qu’ils étaient
réservés aux esclaves, c’est un préjugé
des historiens modernes. Les Anciens faisaient le raisonnement inverse
: ils jugeaient qu’il fallait avoir des esclaves à
cause de la nature servile de toutes les occupations qui pourvoyaient
aux besoins de la vie. » En d’autres termes, le fondement
naturaliste de l’esclavage définissant une ontologie
servile, prend sens dans la conception grecque d’une hiérarchie
entre la vie bonne, et ce qui n’en relève pas, en l’occurrence
l’ensemble des activités appartenant à la sphère
des besoins ou de la subsistance, c’est-à-dire de la
vie biologique (zoè). Le travail répondait à
une nécessité de la nature elle-même, il correspondait
à « l’asservissement à la nécessité,
et cet asservissement était inhérent aux conditions
de la vie humaine ». Celui-ci était en effet conçu
comme incompatible avec la vie bonne ; celle-ci définie à
la fois par l’exercice de l’activité politique
et la vie contemplative (la pratique, entre autre, de la philosophie).
C’est en ce sens qu’il faut lire le texte aristotélicien
célèbre selon lequel « l’esclave est un
objet de propriété animé » spécifique,
distinct des « instruments de productions ». Cet outil,
ou instrument, est ainsi consacré non simplement au travail,
mais plus encore aux activités nécessaires à
la vie (du maître, on l’aura compris).
La réception intellectuelle d’une réalité
factuelle pour une société et pour une époque
donnée - en l’occurrence celles du fait esclavagiste
ancien - répond à une véritable vision du monde.
Parce que celle-ci la sous-tend, plus encore l’englobe, elle
ne peut en être arrachée. C’est cette réception
qui érige le fait au rang de phénomène social.
Les théories qui s’efforcent de rendre raison de ce
phénomène social émanent elles-mêmes
d’un ensemble spécifique de représentations,
d’une vision du monde particulière. De même,
sans entrer davantage ici dans le détail de l’historiographie
du concept antique d’esclave, on notera ainsi que sa conception
romaine pense la servitude non plus par rapport à la nature,
mais par rapport à la fortune, que le droit a pour charge
d’entériner . En d’autres termes, penser la catégorie
d’esclave, qu’elle appartienne à l’Antiquité
ou à l’Age Moderne, comme si elle était une
revient à nier tout l’horizon temporel à partir
duquel son contenu se construit, c’est-à-dire tout
ce qui définit un « Esprit du temps » –
pour reprendre des termes hégéliens - pour une société.
L’époque moderne se réapproprie une catégorie
historique précise - celle d’esclave - qu’elle
enrichit d’un contenu nouveau, qu’elle infléchit,
et par suite qu’elle modifie sensiblement.
Par conséquent, instaurer une linéarité de
sens entre esclavage antique et esclavage moderne revient par conséquent
à évacuer tout ce qui se joue de spécifique
dans l’avènement de la modernité en Occident
: une modification, voire une rupture, de la représentation
de la situation de l’Homme (l’homme occidental) dans
le monde, mais aussi une modification de la conscience qu’il
a de lui-même et de ses capacités. En cela, nous rejoignons
encore Hannah Arendt dans Condition de l’homme moderne pour
identifier avec elle dans « la découverte de l’Amérique
suivie de l’exploration du globe tout entier ; la Réforme
qui, en expropriant les biens ecclésiastiques et monastiques,
commença le double processus de l’expropriation individuelle
et de l’accumulation de la richesse sociale » les caractérisations
essentielles qui vont marquer la modernité occidentale. A
partir d’elles va s’opérer le passage d’un
univers mental à un autre, d’un monde à un autre,
et par suite d’un Homme à un autre. Outre ces déterminations,
il faut en ajouter une autre, non négligeable pour notre
propos : « Parmi les conséquences spirituelles des
découvertes de l’époque moderne, écrit
Hannah Arendt, la plus grave peut-être, et en même temps
la seule qui fut inévitable puisqu’elle suivit de près
la découverte du point d’Archimède et l’apparition
connexe du doute cartésien, a été l’inversion
des rapports de la vita contemplativa et de la vita activa dans
l’ordre hiérarchique. » Avec la modernité,
en effet, la vita activa et avec elle le travail, plus encore l’idée
d’une transformation de la nature et du réel par l’action
et l’intelligence de l’homme, prennent leur fort contenu
de valeurs. Cela n’est pas sans conséquence sur l’ampleur
du phénomène esclavagiste et sa froide rationalisation
incarnée par la traite - comme nous le verrons plus loin
- .
L’intelligence de l’instauration de l’esclavage
des Noirs appelle donc la prise en compte d’une triple détermination
: la volonté d’exploiter des espaces nouvellement découverts,
la recherche d’un renouveau du Christianisme contre la Réforme,
mais aussi l’affirmation radicale de l’homo faber contre
la nature. On l’aura compris, l’esclavage moderne ne
trouve sa nécessité inscrite ni dans la nature, ni
même dans le principe d’un droit d’esclavage venant
entériner l’effet de la contingence ou de la fatalité.
A ce dernier égard, c’est d’ailleurs un paradoxe
car la pensée juridique et philosophique de l’époque
dispose de tout le dispositif conceptuel permettant de définir
de façon fine et subtile les fondements juridiques d’un
tel droit d’esclavage. On peut s’en étonner,
et poser la question suivante : pourquoi ne pas invoquer l’idée
d’un droit d’esclavage pour justifier l’instauration
de la traite et de l’esclavage ? Pourquoi ce concept n’opère-t-il
pas ? Pourquoi l’Age Moderne ne recourt-il pas à l’idée
d’un droit d’esclavage comme principe de légitimation
sur lequel fonder l’esclavagisme colonial ? Ce qui nous conduira
par suite à nous demander alors quelle articulation s’opère
entre les fondements invoqués et la triple détermination
temporelle précédemment évoquée. C’est
toute la question de la spécificité de son fondement
rationnel primitif, voire de son premier principe de légitimation,
qui se trouve posée.
C - L’esclavage colonial moderne : une aporie pour les théories
juridiques et philosophiques du droit moderne.
Au sujet de cette différence entre les formes antique et
moderne de l’esclavage, le philosophe guadeloupéen
Jacky Dahomay attire l’attention sur le contenu spécifiquement
moderne de l’esclavage colonial. Ainsi écrit-il : «
si le premier s’enracine dans une tradition fondée,
comme chez Aristote, dans un certain naturalisme, le second se caractérise
par son essentiel artificialisme. » Souligner cette spécificité
de l’esclavage moderne est toutefois encore trop peu dire.
Il importe en effet de cerner au plus près ce qui se joue
pour l’époque dans cet artificialisme.
A l’origine de la traite et de l’esclavage colonial
: la culture de l’indigo, du tabac, du cacao, du café,
et surtout de la canne à sucre ou« Or blanc ».
Comme on le sait, aux lendemains de la conquête et de la colonisation
de nouveaux territoires, tels les îles de la Caraïbe,
la traite et l’esclavage répondent à la volonté
d’exploitation des ressources de ces territoires à
des fins d’expansion économique . Ils s’inscrivent
au cœur de stratégies d’expérimentations
coloniales occidentales émergeantes au début du XVIIème
siècle. En outre, c’est la mise en place du système
plantationnaire dans une économie pré-industrielle
et coloniale naissante qui détermine dans ces territoires,
comme au Brésil, ou plus tard aux Etats-Unis, l’organisation
de la traite puis de l’esclavage. En ce sens, tout deux interrogent
sur la nature du phénomène d’esclavage pour
l’époque moderne, mais encore sur le fait colonial
lui-même. Plus spécifiquement, ils interrogent sur
leur articulation : l’invention d’un esclavagisme-colonial.
Or qu’est-ce qui fonde en droit la déportation de 11
millions de captifs africains, première déportation
massive de population de l’histoire de l’humanité
, vers les plantations du « Nouveau Monde » ?
Si l’on s’en réfère à quelques
textes d’une tradition juridique et politique qui fait autorité
pour la modernité et autorise à penser les ressorts
conceptuels d’un droit de conquête et d’un droit
d’esclavage, tels ceux de Grotius ou plus tard ceux de Hobbes
, l’on est frappé de constater comme aucun ne permet
rationnellement de rattacher la traite transatlantique et l’esclavage
de plantation à un quelconque droit d’esclavage. Comme
le dit J. Dahomay « produit par les premières vagues
de la modernité, un tel esclavage apparaît en premier
lieu comme consubstantiel à cette modernité même
» et, pourrions-nous ajouter, son artificialisme prend surtout
un statut spécial, original, qui en dit long sur la modernité
occidentale.
À la lecture des analyses relatives au droit d’esclavage
fondé sur l’acquisition d’un droit légitime
sur les personnes, dans le De jure belli ac pacis (1625) de Grotius,
il nous est permis de dire que l’ambiguïté d’un
droit d’esclavage des maîtres européens sur leurs
esclaves africains est réelle. Il propose trois critères
fondamentaux d’un droit légitime sur les personnes.
« Ce n’est pas seulement sur les choses, mais encore
sur les personnes que l’on acquiert un droit ; et l’on
acquiert originairement par la génération, par le
consentement, ou à cause d’un délit »
écrit-il. Or, s’agissant des esclaves africains, il
n’est pas besoin de rappeler qu’ils ne sont pas concernés
par la filiation avec les maîtres européens. Faut-il
alors considérer que ce droit d’esclavage pourrait
être fondé sur le consentement ou causé par
un délit ? Serait-il encore fondé sur la victoire
à l’issue de la guerre ; en d’autres termes un
droit quelconque de conflit ou de guerre ?
Là encore, il est difficile d’en parler. On peut difficilement
parler de droit de guerre et de droit d’esclavage quand aucun
conflit guerrier n’a opposé Africains et Européens
de sorte que pu être rendue légitime la cession de
biens - même d’esclaves - qu’oblige la défaite.
Les captifs embarqués sur les négriers ne constituaient
pas des trophées de guerre en tant que tels, des gains acquis
dans la guerre par des vainqueurs européens. S’agissant
de la traite, les esclaves achetés sur les marchés
africains des côtes de l’Afrique de l’Ouest ne
se sont pas soumis volontairement aux Européens. Ils n’ont
pas eu de conflit immédiat avec ces derniers, mais avec des
Africains d’ethnies rivales. Les captifs de guerre n’avaient
pas fait l’objet de capture à l’issu de conflits
entre peuples européens et peuples africains. Tout au plus
pouvaient-ils entrer sous le coup d’un droit de guerre, fondé
sur les conflits entre ethnies africaines elles-mêmes. Relevaient-ils
alors d’un droit de conquête ?
Dès lors que nous avons affaire à un marché,
à un commerce d’esclaves, nous ne sommes plus en présence
de la conquête, du rapport de force, mais de la concorde,
de l’échange d’intérêts. Ces captifs
étaient d’abord des esclaves d’Africains, vendus
sur les marchés des côtes pour répondre à
la demande européenne de main d’œuvre nombreuse
et peu coûteuse pour les nouvelles cultures à l’échelle
des plantations des Amériques. Ils étaient des marchandises
africaines vendues à des acheteurs européens. Un tel
droit d’esclavage ou droit de guerre tout au plus pourrait
être considéré comme un droit par procuration
ou par transmission qu’un droit acquis directement. Mais là
encore, pour parler de droit encore eût-il fallu qu’une
conquête autorise la reconnaissance d’un pouvoir acquis
sur des terres et des biens. Or l’esclavage colonial européen
s’établit sur des conflits interethniques africains
sans impliquer pour autant la conquête, en tant que telle,
de terres africaines. Enfin, Grotius souligne encore que «
la plus vile espèce d’assujettissement est celle par
laquelle un individu se donne en servitude parfaite ». Celle-ci
étant définie comme la servitude « qui oblige
à des services perpétuels en échange des aliments
et des autres choses qu’exigent la nécessité
de la vie. » Dans le même sens, non seulement, l’esclave
africain ne se donne pas tout entier puisqu’il est vendu,
après rapt, razzia ou capture à l’issue de la
guerre, mais encore il est soumis à des services perpétuels
; non pour conserver sa vie pour lui-même, mais afin que sa
survie permette au maître de préserver une main d’œuvre
indispensable à la production. Ainsi, est-ce la traite, comme
phénomène orchestré pourtant méthodiquement,
qui échappe aux critères rationnels de légitimation
tels qu’ils sont définis à l’intérieur
même de la théorie du droit pour l’époque
moderne.
Nous pouvons également nous convoquer certains textes du
De Cive (1642 ; 1647) de Hobbes, essentiel pour la théorie
contractualiste du droit moderne – avant le Léviathan
bien sûr. Là encore, nous observons la mise en échec
du contractualisme juridique moderne devant la traite négrière
et l’esclavagisme.
Si comme le souligne Hobbes dans le passage du De Cive, une certaine
forme d’obligation peut lier un esclave et un maître,
une obligation fondée sur la confiance réciproque
entre les deux partenaires, entre celui qui est obligé parce
qu’on lui laisse la vie sauve, la liberté corporelle
, dans le cas présent nous ne saurions parler d’une
telle obligation.
« L’obligation d’un esclave envers son maître,
écrit Hobbes, ne vient donc pas simplement qu’il lui
a donné la vie, mais de ce qu’il ne le tient point
lié, ni en prison ; car, toute obligation naît d’un
pacte, et le pacte suppose qu’on se fie à une personne,
comme il a été dit au neuvième article du second
chapitre, où j’ai défini que le pacte était
une promesse de celui auquel on se fie. Il y a donc, outre le bénéfice
accordé, la fiance que le maître prend en celui à
qui il laisse la liberté de sa personne ; de sorte que si
l’esclave n’était attaché par l’obligation
de ce tacite contrat, non seulement il pourrait s’enfuir,
mais aussi ôter la vie à celui qui lui a conservé
la sienne . »
Hobbes nous invite à penser, dans le De Cive , trois formes
de domination sur les personnes. La première est celle selon
laquelle « lorsque quelqu’un, pour le bien de la paix
et pour l’intérêt de la défense commune,
s’est mis de son bon gré sous la puissance d’un
certain homme ou d’une certaine assemblée, après
avoir convenu de quelques articles qui doivent être observés
réciproquement ». La deuxième est celle qui
correspond à la situation des prisonniers de guerre : quelqu’un
« vaincu par ses ennemis, ou se défiant de ses forces,
promet, pour sauver sa vie de servir le vainqueur ». Enfin,
la dernière – qui là encore ne constitue pas
un critère applicable au cas de l’esclavage colonial
antillais - est celle, à part, du « droit naturel acquis
sur une personne par génération ». Or c’est
une telle absence de convention, de contrat, en d’autres termes
de fondement de légitimation qui fait du phénomène
qu’ont été la traite négrière
et l’esclavage colonial, outre son ampleur, un phénomène
à part dans l’histoire de l’esclavage. Car que
reste-t-il de la notion de convention fondant un droit d’esclavage
dès lors que de rapts et des razzias sont parfois à
la source de la mise en servitude ? S’agissant des captifs
de guerres interethniques africaines (nettement majoritaires ; faut-il
le rappeler pour plus de rigueur) antérieures à la
demande européenne de main d’œuvre, comment entendre
l’idée de droit d’esclavage, donc de convention,
dès lors que la réduction en esclavage s’inaugure
par la mise en captivité, l’enchaînement, et
la violence du fouet, avant l’entassement au fond des cales
des navires négriers ?
La contrainte physique ne répond-elle pas plutôt à
l’absence de convention, et donc de droit ? N’est-ce
pas encore à une telle absence de droit que répondent
les suicides, avant l’embarquement comme durant la traversée,
les noyades, les tentatives de mutinerie à bord exercées
par les esclaves pour échapper à leur sort ? Au point
que les traversées jusqu’aux côtes américaines
pourront perdre près d’un tiers des esclaves . De même,
cette absence d’obligation réciproque explique sans
doute partiellement que les captifs achetés sur les marchés
africains aient été conduits complètement nus
et enchaînés les uns aux autres jusqu’aux cales
des négriers.
On notera par ailleurs, que c’est une telle domination de
la liberté physique de l’esclave par le maître,
donc de sa propriété absolue et sans limite, qui conduit
Hobbes à situer l’ergastulos (l’esclave enchaîné
ou emprisonné) hors du droit contractuel :
« Ainsi les esclaves qui souffrent cette dure servitude qui
les prive de toute liberté, et qu’on tient enfermés
dans les prisons, ou liés de chaînes, ou qui travaillent
en des lieux publics par forme de supplice, ne sont pas ceux que
je comprends en ma définition précédente ;
c’est pourquoi ils ne font rien contre les lois de nature,
s’ils s’enfuient, ou s’ils égorgent leur
maître. Car celui qui lie un autre, témoigne par-là
qu’il ne s’assure point de son prisonnier par quelque
obligation plus forte que les chaînes. »
L’absence d’obligation réciproque, le vide absolu
de toute légitimité, ouvre la porte ouverte à
la résistance, à l’insoumission. L’«
d’infâme trafic » ou encore l’« institution
particulière » (autant de dénominations qui
en disent long sur le flou régnant autour de la légitimation
de sa mise en place) semble ainsi devoir être classé
en dehors des formes courantes d’esclavage théorisés
aussi bien par la philosophie que par le droit en vigueur jusqu’à
la fin du XVIIème siècle.
Par là, ce sont encore leur absence totale de fondement
de légitimation véritable que la traite et l’esclavagisme
de plantation nous donnent à apercevoir. Dès lors,
on comprend pourquoi, fidèle à son artificialisme,
cet esclavage convoque des dispositifs, inédits jusqu’alors,
du droit positif.
D - L’absence des fondements rationnels et l’invention
artificialiste de justifications.
C’est cette faiblesse de légitimation, de fondement,
c’est-à-dire d’établissement rationnel
et juridique de la pratique de la traite et de l’esclavage,
qui est en effet éloquente dans le Code Noir. Alors que le
texte codifie les pratiques et entend « humaniser le sort
de l’esclave », on n’y trouve pas une ligne sur
l’entrée de l’esclave dans le droit, rien sur
le critère de définition de l’accès au
droit pour l’esclave, en même temps qu’il y est
défini comme bien meuble (article 44) ! Aussi, ne pouvons-nous
que rejoindre les analyses de Louis Sala-Molins dans son commentaire
du Code Noir, Le Code noir ou le calvaire de Canaan, pour parler
« du néant juridique absolu de l’esclavage »
s’agissant de la faiblesse des légitimations théoriques
et juridiques de l’institution du fait colonial esclavagiste.
On est ainsi frappé de constater comme le préambule
du texte fournit - et ce, à demi-mot - pour unique bien fondé
à l’esclavage le simple devoir d’évangélisation
de la monarchie, indispensable à la nécessaire pérennité
du catholicisme. On lit ainsi :
« …Comme nous devons également nos soins à
tous les peuples que la divine providence a mis sous notre obéissance,
nous avons bien voulu faire examiner en notre présence les
mémoires qui nous ont été envoyés par
nos officiers de nos îles de l’Amérique, par
lesquels ayant été informés du besoin qu’ils
ont de notre autorité et de notre justice pour y maintenir
la discipline de l’Eglise catholique, apostolique et romaine,
pour y régler ce qui concerne l’état et la qualité
des esclaves dans nos dites îles, et désirant y pourvoir
et leur faire connaître qu’encore qu’ils habitent
des climats infiniment éloignés de notre séjour
ordinaire, nous leur sommes toujours présent, non seulement
par l’étendue de notre puissance, mais encore par la
promptitude de notre application à les secourir dans leurs
nécessités. »
On remarquera, à l’instar de Louis Sala-Molin, comme
le terme d’esclave intervient ex nihilo, sans que l’on
sache rien de la justification et de la théorisation de son
statut. Plus encore, Louis Sala-Molins a-t-il raison de soutenir
que « de l’esclavage le code noir en suppose la théorisation,
et il le légalise ». Le préambule du texte daté
de 1685 (année de la révocation de l’Edit de
Nantes), alors que la traite débute en 1642, n’autorise
donc à considérer le christianisme que pour seule
justification théorique ad hoc de l’esclavage, et Dieu
pour seul principe du droit d’esclavage. Il faut donc la caution
divine pour rendre raison d’expérimentations coloniales,
nouvelles, encore balbutiantes, pour masquer le véritable
fondement de l’entreprise : l’expansion économique
de la Monarchie ; l’idéologie coloniale comme projet
de civilisation n’étant pas encore proprement constituée.
Il faut encore inventer de la norme pour légaliser et codifier
ce qu’on ne peut justifier rationnellement, ce que la droite
raison ne peut soutenir. L’esclavagisme colonial de l’époque
moderne invente du droit, de la norme, là où fait
défaut la justice.
Ce que le monde antique pouvait expliquer à partir d’un
ordre des choses ou d’une hiérarchie naturelle entre
les hommes ou les peuples, voire à partir d’une théorie
du droit de la guerre, la modernité est bien en mal non seulement
de le justifier, mais moins encore de lui donner une apparence de
légitimité, sans en appeler à un principe supérieur
absolu (la figure de la toute-puissance divine), puis plus tard
à la mise en théorie du préjugé de couleur
dans une hiérarchie des races. Si l’expansion économique
et la découverte de nouveaux espaces de conquête et
d’exploitation, concomitante avec un capitalisme industriel
en gestation définissent la chair de cet esclavage, il est
encore spécifiquement moderne en ce qu’alors même
qu’il se coupe de tout arrière-plan métaphysique
originel, il invente l’exception juridique, un droit aux marges
du droit - nous avons vu le vide juridique que présentent
les théories du droit international moderne et de la souveraineté
devant la traite et l’esclavage colonial-, pour lui conférer
la mission d’actualiser une idéologie de la supériorité
de la civilisation blanche chrétienne. A ce titre, il faut
bien considérer que le Code Noir figure l’ancêtre
du droit colonial bien plus tardif.
Comme nous l’indiquions au préalable, l’abolition
de l’esclavage dans les îles françaises de la
Caraïbe s’est accompagnée de l’attribution
du statut de citoyens aux nouveaux affranchis. Par là, le
plein droit - l’attribution des droits politiques - vient
ici faire contrepoids à la néantisation juridique
qui pèse sur l’ancien esclave, dénué
de tout droit substantiel du fait de son statut de bien meuble.
Toutefois, on peut s’interroger sur le sens que vient prendre
ici le droit en revers de la monstruosité juridique dont
relève l’institution esclavagiste coloniale ; cela
d’autant que le statut colonial de ces territoires ne fait
l’objet d’aucune contestation. En d’autres termes,
ce qui se voit rangé aux marges du droit pour l’absolutisme,
se voit ainsi pleinement saisi par le droit pour la République.
Quel statut prend donc le fait colonial, non comme fait de conquête,
mais plutôt comme institutionnalisation juridico-politique
d’une situation de minorât d’un territoire et
de ses populations par rapport à un autre, pour la souveraineté
démocratique, explicitement républicaine ? Est-ce
à dire que la conception moderne de la souveraineté,
telle qu’elle prend sens dans l’histoire de la philosophie
politique de Hobbes à Rousseau, porterait en elle le spectre
de sa propre dérive colonialiste, voire impérialiste
?
II°/ Instrumentalisation de la souveraineté moderne
dans le fait colonial : l’invention d’une « citoyenneté
coloniale ».
Le statut juridique de citoyens s’est en effet présenté
en 1848 non seulement comme solution au problème de l’esclavage,
mais encore comme mesure de réparation à l’esclavage,
reconnu comme « crime de lèse-humanité ».
Ainsi peut-on lire dans le rapport de la commission chargée
des affranchissements adressé au Ministre de la Marine et
des Colonies les propos suivants :
« Mais il ne s’agissait pas seulement de proclamer
l’affranchissement des noirs ; deux mots auraient suffit ;
soyez libres ! Il fallait prendre des mesures pour que ce grand
acte de réparation d’un crime de lèse-humanité
s’accomplit de la manière la plus profitable à
ceux qui en ont été les victimes ; il fallait en prévoir
toutes les conséquences… »
La citoyenneté se voit ici dotée d’une fonction
de réparation pénale, mais bien sûr elle prend
surtout sens à l’intérieur même du républicanisme
français . Parce que l’abolition fut l’affaire
de républicains, son exécution se trouve marquée
à la fois du sceau de l’idéologie républicaine
et de l’ancrage du régime démocratique en Europe.
Les écrits abondent sur ce qui se décrit souvent comme
l’acte d’élargissement de la « famille
nationale » aux nouveaux affranchis des colonies ( !). Certes,
les acteurs du XIXème siècle ont pu se réclamer
à voix haute d’une telle intention, toutefois on ne
mesure pas combien ces derniers sont eux-mêmes aussi dépositaires
de valeurs ou des idéaux –des idées tout simplement
- qui convoquent, dans sa profondeur, une tradition politique et
philosophique dans laquelle ils prennent un sens particulier.
A - La citoyenneté dans la souveraineté républicaine.
Devant une masse énorme de simples affranchis les institutions
républicaines se trouvent confrontées à un
problème politique structurel. En cela, Mickaëlla Périna
a-t-elle raison de souligner que l’attribution de la citoyenneté
vient régler « un problème de cohérence
interne » pour le régime. En effet, la république
se définit comme un domaine de droits partagés, un
domaine de droit public dont sont détenteurs tous ensemble,
un certain nombre de sujets de droits en particulier : les citoyens.
Ce qui doit attirer l’attention ici c’est la centralisation
sur laquelle s’établit le partage des droits et des
devoirs : le domaine public constitue un socle sur lequel s’établissent
des liens nécessaires, des liens juridiques, entre les individus.
Le domaine public de droits est un corps, un corps juridique et
moral. Et la citoyenneté figure le principe par lequel se
donner l’accès au partageable, c’est-à-dire
la sphère de droits et des devoir. En d’autres termes,
la prétention aux droits communs passe par la citoyenneté.
Comprise ainsi, comme un espace juridique et politique, mais aussi
comme un espace moral de solidarité, la sphère de
la citoyenneté est l’essence de la république
: ce sont les citoyens unis qui font la république. Plus
encore, la citoyenneté n’est pas seulement un statut
juridique, ni un état de l’individu, elle est aussi
une activité par laquelle se manifeste une vie publique ;
activité qui s’incarne dans l’exercice des droits
politiques en particulier. Les droits et la liberté du citoyen
ne relèvent donc pas simplement de l’avantage personnel,
mais comportent aussi un enjeu collectif. La citoyenneté
se donne comme réponse démocratique à l’esclavage
dès lors qu’elle instaure l’égalité
en droit entre ancien maître et ancien esclave sous l’autorité
de la loi. Mais elle prend encore son contenu proprement républicain
en tant qu’elle engage la préservation de la liberté
conçue comme un bien public. La citoyenneté est la
garantie d’une liberté exposée, publique, d’une
liberté de participation (on retrouve ici la libertas romaine
définie comme « la garantie de l’égale
application de la loi à chacun »). A l’intérieur
de l’idée républicaine, la citoyenneté
se confond avec la définition d’une liberté
individuelle qui consiste à ne pas être libre seul,
mais à être libre avec d’autres puisque la vie
publique est faite d’activités et de relations avec
d’autres. En l’occurrence, la citoyenneté de
l’affranchi prend ici valeur de protection juridique et quasi
physique, et lui garantit son égalité en droit avec
l’ancien maître ; de même elle l’inscrit
dans un espace d’exercice public de la liberté qui
se préserve en commun. En ce sens, la citoyenneté
accordée aux nouveaux affranchis se donne à la fois
comme nécessité démocratique et comme exigence
incontournable du régime républicain. Pour l’idée
républicaine, elle est un impératif politique, mais
aussi un impératif moral qui puise sa source dans l’idée
de solidarité et de lien social autour d’un Bien commun
(res publica) qu’implique la notion de république.
Les fondements philosophiques de la citoyenneté, par suite
de l’abolition elle-même, puisent dans une mutation,
héritée du conventionnalisme (le contractualisme)
des théoriciens du pacte social et penseurs du droit naturel
, des représentations de la légitimité du pouvoir
politique en Occident : la naissance de l’individu source
de droits, l’individu de droits subjectifs dépositaire
de l’autorité légitime du pouvoir politique,
c’est-à-dire la souveraineté. L’affranchissement
suppose donc la libération juridique d’un être
caractérisé par sa nudité juridique, voire
sa vacuité juridique et anthropologique : l’esclave.
Mais il signifie également que ce dernier n’est pas
encore juridiquement reconnu comme homme, comme homme doué
de liberté et de pouvoir. En clair, l’affranchi n’a
aucune subjectivité juridique. Or, c’est la conception
d’une telle subjectivité juridique qui se trouve au
fondement de la notion d’égalité, notion qui
constitue le point d’Archimède du contrat légitime,
qui ne s’incarne que dans la loi. L’abolition de l’esclavage
ne prend alors sens que pour une époque, pour un univers
mental, qui fonde toute légitimité politique dans
la souveraineté exprimée par la loi. De même
c’est la conception d’une telle subjectivité
juridique qui rend intolérable la négation de l’Homme,
tenu pour une valeur absolue. Aussi, pour lui restituer ses droits
naturels, et par là, le ramener à son humanité,
il s’agit de le ramener à la communauté des
égaux, des individus égaux. Pour faire barrage à
l’esclavage historique, encore faut-il s’assurer de
l’impossibilité d’y faire retour, c’est-à-dire
de la préservation absolue des droits fondamentaux (la préservation
de sa vie, de sa sécurité et de sa liberté)
des anciens esclaves.
C’est de la sorte que prend sens, en réponse à
l’esclavage, la citoyenneté : elle est le dispositif
par lequel non seulement l’égalité en droit
des individus est affirmée, mais elle constitue aussi la
barrière légale par laquelle la sécurité
et la liberté de l’individu sont maintenues à
l’intérieur de la sphère des égaux. Car
l’assurance de l’égalité entre les individus
interdit toute domination, toute entrave despotique à leurs
droits fondamentaux. Par conséquent, dans la logique politique
qu’impose la nature du régime républicain en
sa forme démocratique, la citoyenneté intervient moins
pour ouvrir la « famille nationale » dans une sorte
d’élan de mansuétude ou de générosité,
que pour garantir l’impossibilité absolue, c’est-à-dire
politique, de retomber dans l’infériorité servile.
Par l’égalisation juridique des statuts accordés
aux individus, nulle possibilité, en principe, d’être
maître ou esclave de nouveau, mais seulement homme ; puisque
être vraiment homme c’est être citoyen. La citoyenneté
est ainsi conçue comme moyen efficace de préserver
la valeur sacrée qu’est l’homme, mais aussi de
rendre impossible la contradiction entre les principes et les conditions
actuelles d’existence. C’est l’enracinement de
la conception de la citoyenneté héritée des
Modernes dans l’individualisme politique, définie par
la notion de subjectivité juridique, qui fonde son universalisation
; c’est-à-dire l’élargissement de l’espace
de légitimité publique. Elle n’est plus ce qui
se distingue du statut d’esclave - comme dans l’Antiquité
- , mais plutôt ce qui sauvegarde des droits d’individus
universellement égaux. En ce sens, l’application de
la citoyenneté française aux Antilles vise moins des
habitants de colonies - même si cela a son importance, nous
le verrons plus loin - que d’anciens esclaves spécifiquement,
d’anciens bien meubles vidés de tout droits substantiels
et jusqu’alors séparés des maîtres par
le mur de la servitude, laquelle interdit radicalement la jouissance
de droits fondamentaux.
B - Une version forte de la citoyenneté comme magistrature
: le suffrage universel.
Comme nous l’avons souligné, il faut sortir le régime
d’une contradiction structurelle, mais il faut encore s’y
prendre en ayant mesuré l’ampleur des rapports de domination,
rapports de puissance, qui font le tissus des relations des entre
maîtres et esclaves. Pour l’idée républicaine
française qui, fidèle à une acception rousseauiste
de la souveraineté légitime, met l’essence du
pouvoir politique légitime dans la participation législative,
l’objet d’esclavage lui-même rend insuffisante
la seule formulation juridique de la citoyenneté. Le statut
ne suffit pas, il faut encore l’acte par lequel un citoyen
est citoyen. À côté d’une « citoyenneté-protection
», émerge une « citoyenneté-participation
». En républicain acharné et intransigeant,
Schoelcher revendique le caractère de domaine partagé,
sans distinction de privilèges, qui définit l’espace
politique de délibération commune et égalitaire
(le régime est républicain et démocratique),
sur la res publica. Ainsi écrit-il :
« Le Gouvernement provisoire a parfaitement su ce qu’il
fallait, il a compris que s’il excluait les nouveaux affranchis
de la jouissance d’un seul des droits de citoyen, il formerait
une caste à part, une classe de parias politiques, et perpétuerait
l’inégalité dans les colonies régénérées,
au moment même où il y fondait l’égalité.
Ce n’est pas sans avoir réfléchi qu’il
a pris la résolution de doter immédiatement tous les
Français d’outre-mer des mêmes privilèges.
»
L’idée républicaine, qui conçoit l’égalité
en droit comme un dogme fondateur, fait en effet de la citoyenneté
participative, de la citoyenneté de délibération,
l’empreinte de l’essence démocratique du régime.
Aussi, le suffrage universel loin d’être un cadeau,
engage la définition en acte de la nature du régime,
alors fondamentale pour les hommes de 1848.
C’est ce caractère exigeant de la citoyenneté,
mais surtout son unité, qui se voit encore souligné
par ces propos de Schoelcher.
« Le Gouvernement provisoire a été parfaitement
logique lorsqu’il appela au suffrage universel les esclaves
qu’il affranchissait. En rendant les nègres à
la liberté on ne pouvait leur marchander le droit, on ne
pouvait en faire des demi-citoyens, des quarts de citoyens, hermaphrodites
politiques qui n’auraient eu ni place, ni rang, ni caractère
dans la société démocratique qu’a glorieusement
fondée la Révolution de février [février
1848]. »
Se montrer à la hauteur de l’idée de pouvoir
du peuple, de souveraineté démocratique, prendre une
telle idée au sérieux implique de distinguer en chaque
citoyen la figure du pouvoir du gouvernant. Pour l’idéologie
républicaine, la citoyenneté prend un contenu véritable
dans son caractère performatif, c’est-à-dire
qu’elle implique un agir direct et immédiat à
l’intérieur de la sphère du politique. Elle
est un pouvoir de gouvernance de l’Etat conféré
à l’ensemble des égaux, à chacun. En
ce sens faut-il lire ce lien de nécessité idéologique
qu’établit la Deuxième République entre
affranchissement par la citoyenneté et affirmation du suffrage
universel.
Toutefois, derrière l’exigence et l’intransigeance
des principes, se pose un problème important. D’une
part la citoyenneté est reçue d’en haut, elle
ne fait pas l’objet d’une démarche consciente
ni volontariste, pourtant essentielle dans la délibération
publique sur la chose commune. Par ailleurs, si la citoyenneté
est d’abord - au nom des principes politiques - attribuée
à d’anciens esclaves, à de nouveaux affranchis,
elle est encore attribuée à des habitants des colonies,
considérés comme français par ce seul fait.
Par un tel acte d’attribution, l’Etat ne fait que se
donner à lui-même et par lui-même les sources
de la légitimité de son propre pouvoir. Ce qui invite
à considérer le paradoxe selon lequel la conscience
et la volonté ne peuvent être reconnue à des
objets juridiques –à des non-sujets-, ni même
à des affranchis qui, comme non-citoyens ne peuvent légitimement
prétendre à participer au pouvoir, mais peuvent l’être
à des habitants des colonies qui, en tant que tels, ne peuvent
qu’être français. A travers cette confusion entre
la nationalité et la citoyenneté se montre l’instrumentalisation
des limites conceptuelles propres à la souveraineté
moderne.
C - La passion égalisatrice dans la démocratie et
l’enjeu de régénération des colonies
: l’invention de la « citoyenneté impériale
».
Quand le décret préparatoire à l’abolition
de l’esclavage du 4 mars 1848 énonce que « nulle
terre française ne peut plus porter d’esclaves »,
il faut certes en tirer la conséquence suivante : l’égalité
entre les hommes exclut que certains soient privés de leur
liberté intrinsèque, leur liberté naturelle,
et que d’autres, dans le même temps, en aient la peine
jouissance. Par ailleurs, puisque le même décret reconnaît
citoyens d’anciens esclaves, il faut également en tirer
l’autre conséquence selon laquelle la naissance sur
le sol français, qui fonde la nationalité, implique
la citoyenneté. Mais d’où vient le sens de cette
conciliation entre citoyenneté et statut colonial, plus encore
entre citoyenneté de pleins droits, égalitairement
participative, et enjeu colonial ?
Nous avons vu le prix que représente l’égalité
pour la nature démocratique du régime républicain.
Pourtant c’est la même égalité qui ne
semble pas faire problème dans la considération du
rapport de la métropole à ses colonies. Ainsi écrit
Schoelcher : « …nous espérons qu’avec le
temps, qui efface le passé, les uns et les autres rentreront
dans les voies de la vérité et de la justice. La prospérité
des colonies exige que chacun se persuade bien que l’égalité
est un des dogmes de la République. » L’égalité
prend ici une source nouvelle : elle n’est plus simplement
de source philosophique et juridico-politique, mais elle est aussi
de source économique. Cette source économique prend
une tonalité morale ou axiologique. Elle figure ce par quoi
des citoyens sont liés vers une fin commune : la prospérité,
ici conçue comme une valeur. Or là se situe précisément
le déplacement que nous pourrions qualifier d’impérialiste
de la notion unitaire de citoyenneté telle que l’implique
la souveraineté moderne. Comme nous l’évoquions
en effet, l’impérialisme se définit d’abord
par sa visée d’expansion économique. Il serait
né selon Hannah Arendt « lorsque la classe dirigeante
détentrice des instruments de production capitaliste s’insurgea
contre les limitations nationalistes imposées à son
expansion économique. » Il impliquait de « faire
reconnaître l’expansion [à la fois économique
et territoriale, mais d’abord économique] comme but
final de la politique étrangère » ajoute-t-elle.
En d’autres termes l’impérialisme établit
une translation entre l’acception unitaire et homogène
de la territorialité qui caractérise l’Etat
moderne et projet d’expansion économique. Il asservit
l’expansion territoriale au projet d’expansion économique.
En effet, l’Etat moderne comme forme du pouvoir intemporel,
désigne à partir des Six livres de la République
(1576) de Jean Bodin, un pouvoir unifié, indivisible et suprême
à un être impersonnel (l’Etat) qui est structuré,
en opposition à la notion romaine d’imperium, dans
l’espace homogène étatique que constitue son
territoire. La notion moderne de souveraineté (majestas)
s’est ainsi forgée contre l’imperium romain au
sein duquel se distingue une hiérarchie des compétences
juridiques réparties en fonction d’une territorialité
organisée selon deux espaces juridiques : les limites de
la cité et ses colonies . L’empire définit des
provinces qui lui sont subordonnées. En cela, à l’hétérogénéité
de l’espace anté-étatique romain s’oppose
l’homogénéité de l’espace politique
étatique moderne. Aussi, force est de constater que la souveraineté
moderne, même si elle n’exclut pas l’idée
d’une logique d’extension du pouvoir n’implique
pas pour autant originellement l’idée d’empire
colonial. C’est sur fond de ce rapport ambigu entre expansion
économique et extension territoriale que se joue l’instrumentalisation
des notions de nationalité et de citoyenneté. La terre
française, avons-nous vu, implique la nationalité
à laquelle est adossée la citoyenneté. Mais
la terre française comme colonie n’exclut pas la citoyenneté
en tant qu’elle est le terrain sur lequel se joue la prospérité
nationale.
Hannah Arendt considère que « l’impérialisme
doit sa seule grandeur à l’échec qu’il
a infligé à la nation. » Pourtant, rien n’est
moins sûr si l’on s’en tient à certains
textes de Schoelcher. Son colonialisme se veut en effet autrement
plus subtil car il est loin de signer l’échec de l’idée
de nation. En effet, nous pourrions même dire qu’il
est un colonialisme qui fait un usage impérialiste de l’idée
de nation : il attribue à la nation un déploiement
allocentrique. Il dégage une définition implicite
de la nation comme entité métaphysique transplantable,
non circonscrite à un Etat ni à un territoire, c’est-à-dire
à un sol. Par là, il entérine la conception
moderne de la nation comme entité spirituelle, telle que
Renan la définira plus tard dans Qu’est-ce qu’une
nation ? C’est l’usage que fait Schoelcher du concept
de nationalité, s’agissant des colonies antillaises,
qui lui permet de considérer comme légitime le fait
colonial fondé sur la mise en acte de la mission civilisatrice
et du déploiement extranational de la nation. Ce que l’on
appelle le principe d’assimilation se définit ainsi
par identification du colonial au non-étranger, donc au national.
Il écrit :
« C’est une erreur de prétendre que les produits
coloniaux sont des produits exotiques (ce mot pris dans le sens
d’étrangers) qui doivent être sacrifiés
en bonne économie aux produits nationaux. Encore une fois
nos colonies sont des provinces françaises d’outre-mer,
et leur industrie agricole est aussi nationale que celle de la fabrique
de Paris. Le pavillon qui flotte sur les créneaux de Pointe-à-Pitre,
de Fort-Royal , de Cayenne ou de Saint-Paul, est le même que
celui qui flotte aux tours de Notre-Dame. »
De même, il ajoute « ma politique coloniale a toujours
été la même, écrit-il dans la préface
de Polémique coloniale, toujours basée sur les principes
de la France, qui n’admet pas plus aux Antilles que dans la
métropole de distinction entre ses enfants, qui leur reconnaît
à tous les mêmes droits et leur impose les mêmes
devoirs ». L’élargissement de la citoyenneté
par lequel des affranchis devenaient français a ainsi légitimé
l’idée d’un bienfait de l’application,
non de la citoyenneté française, mais plutôt
de la nationalité française aux autres colonies de
l’empire en formation. Sous couvert d’expansion coloniale
bienfaitrice et civilisatrice pour la nation et les autres, la citoyenneté
française s’universalise. En cela faut-il considérer
que la passion égalisatrice qui anime l’idéal
démocratique s’est trouvée ainsi instrumentalisée
au profit du projet d’expansion économique et de la
mission morale de civilisation au point de donner naissance à
une forme bigarrée d’oxymore d’« une citoyenneté
impériale ».
L’imprégnation morale d’une valeur particulière,
également fondatrice de l’idéal républicain,
n’est pas sans expliquer cette subtilité de Schoelcher
ainsi que le souci de régénération des terres
françaises qui porte la trace de l’esclavage à
peine aboli : l’idée de fraternité. Parce que
la République promeut la liberté, l’égalité
et la fraternité, elle peut exporter sa liberté, sa
fraternité, et égaliser les peuples qui ignorent les
vertus de sa civilisation . La conviction du bien fondé d’une
telle entreprise se voit d’ailleurs résumée
ainsi : « le souverain et véritable principe des colonies
n’est point d’être exclusivement utiles à
leur métropole, mais bien d’être utiles et d’offrir
un séjour propice à ceux des enfants de la mère-patrie
qui vont s’y établir. Voilà leur réelle
destination politique et économique… » Et Schoelcher
d’affirmer de façon plus éloquente encore à
la fin de Des colonies françaises, « Le rôle
des colons est beau vraiment s’ils le veulent accepter : c’est
celui d’éducateurs pour la race infortunée,
que leurs pères leur ont laissé toute abrutie, que
la morale délivre, et que la nation les supplie de régénérer.
» Ainsi, la République, parce qu’elle sait mieux
que les autres ce qui est universellement bon pour les autres nations,
se donne pour mission de régénérer tous les
peuples démunis ! Loin de considérer avec la politiste
réunionnaise F. Vergès, que la synthèse entre
affranchissement et citoyenneté trouve sa source dans un
sentimentalisme fraternel ou un fraternalisme sentimental d’inspiration
chrétienne , nous pensons plutôt que cette synthèse
s’enracine dans la visée conjointe d’une unité
des nouveaux citoyens avec la métropole et même avec
leurs anciens maîtres, celle d’une « unité
nationale » nouvelle, mais aussi celle de redressement de
la détermination morale impliquée par l’idée
de fraternité républicaine. S’exprime là
l’héritage de l’acception politique du concept
mou de fraternité qui, au nom de l’universalisme, spiritualise
le lien de solidarité sociale et politique entre les citoyens,
et par là le dépolitise à des fins civilisationnelles
et économiques. Derrière l’assimilation d’une
catégorie extension religieuse à un concept politique
sourd l’imposition d’une vision du monde, d’une
norme, d’un projet de civilisation.
L’abolition a retiré l’esclavage comme phénomène
antidémocratique de l’Ancien Régime mais pour
finalement s’inscrire elle-même (et avec elle les principes
de l’Etat démocratique), de façon paradoxale,
comme principe de justification d’un état de colonisation,
dans l’impérialisme colonial lui-même. S’il
faut situer l’esclavage colonial à l’intersection
de deux époques, de deux mondes, il faut aussi l’inscrire
dans la genèse du phénomène impérialiste
moderne. A travers lui, c’est l’émergence processuelle
du fait colonial impérialiste qui se met en place. Loin de
disparaître avec l’abolition, le fait colonial se complexifie,
se perfectionne, se dote même de fondements théoriques
plus assurés pour se perpétuer. Dans cette récupération
de l’abolition comme source de légitimation d’une
mission civilisatrice se donne à voir combien le pouvoir
étatique se laisse illusionner par sa propre puissance, se
laisse séduire par sa propre efficace, au point d’en
dévoyer les principes fondamentaux. Ainsi, loin de signer
une dérive intrinsèque à la notion de souveraineté
telle qu’elle fut conçue pour l’Occident moderne,
la contorsion qu’y opère l’impérialisme,
porte plutôt l’indice d’une crise de l’articulation
de l’Etat-nation à une conscience commune de la pertinence
du vivre ensemble autour d’un projet commun, c’est-à-dire
autour du Bien Commun. Au déficit de Bien commun, aura répondu
l’excitation du fantasme de l’union derrière
la conquête et l’expansion.
Silyane LARCHER, doctorante en philosophie politique
Journée d'études doctorales sur la Caraïbe (2004)
EHESS Mémoire et Histoire
Gens de la Caraïbe 1999-2006
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