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La souveraineté moderne devant le fait colonial dans les vieilles colonies :
de l’esclavage moderne à la « citoyenneté impériale »
par Silyane LARCHER, doctorante en philosophie politique
Gens de la Caraïbe

origine : http://www.gensdelacaraibe.org/recherche/articles.php?id_story=70

Quelle figure et quel contenu peut prendre le passage de l’état d’esclave à celui d’homme libre ? L’interrogation sur un tel chemin, celui de l’homme asservi à celui de l’homme libre, est l’une des questions majeures de la philosophie politique. D’une part, parce qu’elle met en jeu les processus et les rapports interhumains de domination. D’autre part parce qu’elle convoque la mise en question des conditions de possibilité de l’exercice de sa liberté pour l’individu humain. Une telle question implique l’interrogation sur les voies d’accès au juste exercice d’une liberté, nécessairement mise en concurrence avec d’autres dans un monde socialisé, de même que sur les fondements de la préservation d’une telle liberté pour les uns et les autres.

Une question aussi massive, a pourtant connu des réponses inscrites dans la durée historique, qui ont fait événement et qui ont été assez complexes pour susciter l’étonnement du philosophe ; l’invitant par-là à dégager de l’expérience des contenus de sens peut-être inattendus ou inédits. Ainsi, par une loi française républicaine du 27 avril 1848, dans la Caraïbe des esclaves furent affranchis et déclarés libres. Par cette décision politique et juridique, la République abolissait l’esclavage colonial inauguré sous l’Ancien Régime en 1642. Elle mettait fin à plus de deux siècles d’esclavage légalisé, codifié. Plus encore, elle le faisait d’une manière originale : elle faisait de la pleine citoyenneté le moyen de l’abolition, plus encore de l’humanisation. Cependant, de façon paradoxale, l’attribution de la citoyenneté, concept clef de la souveraineté moderne –puisque c’est le citoyen qui est au fondement du pouvoir-, à une population entière d’affranchis n’en impliquait pas pour autant la contestation de la situation coloniale. En d’autres termes, des citoyens colonisés ne constituaient pas en soi une contradiction, ni sémantique, ni juridique. Aussi, notre interrogation portera essentiellement sur le statut du fait colonial esclavagiste, puis du fait colonial lui-même, pour la souveraineté moderne. Plus explicitement, que nous apprend le traitement du fait colonial esclavagiste, puis de l’état de colonisation, par le droit positif, sur le sens de la souveraineté moderne elle-même ?

Enfin, il ne s’agira pas tant pour la réflexion philosophique d’étudier de façon descriptive et historique (même si le passage par l’observation et l’analyse de l’histoire s’avère bien sûr ici éminemment indispensable) comment s’est opéré ce passage d’esclave à homme libre ou plus précisément d’esclave à affranchi, que de penser les implications philosophiques de l’incarnation juridico-politique d’une abolition de l’esclavage conçue dans sa conciliation avec le projet colonial lui-même.

I°/ L’esclavage colonial moderne et l’histoire du concept d’esclave.

Afin de comprendre le statut que prend l’esclavage colonial pour la modernité il importe d’envisager le terme dans l’économie des traditions théoriques qui l’ont justifié et ont tenté de lui apporter des fondements rationnels. Il convient pour penser cet esclavage pour lui-même, de déterminer si les contenus habituels d’esclavage qui l’ont précédé lui sont applicables. Il s’agit par là de déterminer dans quelle mesure l’esclavage qui inaugura la traite négrière est un esclavage spécifique et ce qui en fait proprement la spécificité.

A - La distinction de l’ancien et du moderne, rupture ou continuité ? : le problème des critères.

La notion d’esclavage moderne implique celle d’une forme non-moderne. En l’occurrence, c’est la distinction qu’établissent les historiens entre esclavage ancien et esclavage moderne qui se trouve ici convoquée. Cette distinction s’établie à partir du critère chronologique qui désigne l’antiquité et l’époque moderne. Mais elle appelle aussi des caractérisations plus précises. Ainsi, l’esclavage ancien est-il généralement qualifié d’esclavage « doux » en raison de son caractère patriarcal et domestique . L’esclavage moderne quant à lui, se distinguerait de la forme antique par l’ampleur qu’il revêt à partir des 16ème et 17ème siècles : il est d’abord un esclavage de masse. A en croire les estimations des historiens et démographes, du début du 16ème siècle jusqu’au milieu du 19ème siècle, c’est en effet plus de 11 millions d’hommes que la traite transatlantique, ou « traite négrière », a déporté des côtes africaines vers les Amériques (pour le cas précis de la France, on parle de 1 180 000 de captifs entre le XVIIIème et le XIXème siècle ). En d’autres termes, esclavage antique et esclavage moderne recouvreraient des phénomènes identiques conceptuellement. Leur distinction serait purement quantitative et organisationnelle (puisque l’esclavage moderne invente la « traite »). Un tel raisonnement implique par là l’idée d’une continuité du phénomène non dans sa forme, mais dans son contenu ; par suite, celle encore de son identité. Ce qui n’est pas sans poser problème car reviendrait à relativiser, voire à banaliser, un phénomène qui s’il est particulier, ne l’est pas en raison simplement de son ampleur.

L’opposition entre esclavage ancien ou antique et esclavage moderne s’établie en effet à partir de la mise en balance de critères qui n’ont rien à voir et qui ne sont pas comparables : un critère qualitatif relatif à l’esclavage dit « doux » - qui, au passage, d’après les récits historiques, n’avait rien de « doux » - ne désignant finalement que la forme apparente des rapports humains organisés entre maître et esclave, et un critère quantitatif, numérique, désignant un phénomène massif. Or la comparaison de critères qui par essence s’opposent absolument tend à confiner les deux phénomènes dans une opposition brute, indifférenciée, bref à laisser le flou sur leur nature. Le critère numérique ou qualitatif est plus qu’insuffisant à définir la distinction véritable entre esclavage de type ancien et esclavage de type moderne. Sans doute cette distinction invite-t-elle à en appeler à des critères autrement pertinents. Aussi est-ce sur la qualification de l’ancien et du moderne qu’il nous faut ici revenir ; c’est-à-dire sur ce qui se joue de propre à l’une et l’autre dans la caractérisation de ces deux temporalités historiques - qui marquèrent, chacune de façon particulière, l’histoire de la philosophie.

Dégager l’acception du concept d’esclavage pour l’Antiquité comme pour l’époque moderne requiert d’interroger la signification des fondements donnés au phénomène, c’est-à-dire des justifications, pour l’une ou l’autre des deux périodes. C’est une analyse génétique des théorisations du bien fondé de l’esclavage sous l’une ou l’autre de ses formes historiques majeures qui permet d’y remonter.

B - Le sens et la signification d’ « esclave » : une vision temporelle du monde.

De prime abord l’esclavage se donne comme l’état ou la condition d’existence humaine marquée par la privation – sociale, juridique, voire physique – de liberté, et surtout, par la soumission à un tiers qui le commande et le domine, c’est-à-dire un maître. La condition d’esclave est celle tout entière soumise à un pouvoir arbitraire. En ce sens, l’esclavage est l’état d’asservissement à un pouvoir despotique, lui-même défini par la valeur de loi que revêt la volonté ou le caprice d’un seul. Par opposition à l’homme libre qui, lui, possède le pouvoir d’agir sur lui-même et pour lui-même, qui possède le principe d’autodétermination par lequel il se soumet lui-même à l’empire de sa volonté et de sa conscience, l’esclave est celui dont l’existence même est soumise radicalement à un maître . C’est ainsi d’abord cette dépossession de soi, cette non appartenance à soi, donc appartenance à un autre, qui confère à l’esclave le statut d’esclave, c’est-à-dire l’objet d’un autre, la chose d’un sujet. En tant qu’il ne s’appartient pas à lui-même, l’esclave est pur outil ou instrument de travail pour le bénéfice du maître. Si l’esclave comme bétail ou comme pur outil demeure essentiellement objet, son statut de chose ne prend pas le même sens pour l’Antiquité ni pour l’époque moderne. Comme nous le verrons plus loin, l’esclavage colonial moderne invente une autre nature de l’esclave et enrichit le contenu de la servilité d’une façon majeure.

Pour être pensé avec sérieux et rigueur, l’esclavage, qu’il soit ancien ou moderne, ne saurait être pensé en dehors des représentations, conceptions et valeurs par lesquelles la vie, les rapports sociaux, l’organisation sociale et politique, en tant que structure, prennent sens pour les hommes de l’époque qui l’instaure. L’esclavage, son organisation et bien sûr les justifications théoriques qui le sous-tendent, ne peuvent prendre sens en dehors d’une représentation du monde, d’une certaine conception de l’être-au-monde. De même, le statut d’esclave s’insère au sein de cette conception et prend sens corrélativement à elle. Plus encore, c’est la représentation particulière du monde qui par rayonnement confère son contenu à l’identité servile, pour ce monde-là et pas un autre, dans cette temporalité-là et pas dans une autre.

Ainsi, les théories antiques de l’esclavage ne peuvent être comprises indépendamment d’une anthropologie antique qui situe l’agent humain entre la nature et la loi. L’esclave s’inscrit dans une vision holiste et téléologique de la nature ainsi que dans une vision hiérarchisée de l’ordre de la cité. Une telle cosmologie antique, grecque plus particulièrement, détermine une conception axiologique des régimes de vie, de ce qui relève ou non de la vie bonne, auxquels se lient telles ou telles activités. C’est ainsi en ce sens qu’il faut lire la célèbre justification naturaliste d’Aristote, au livre I des Politiques, qui affirme que « dès leur naissance une distinction a été opérée chez certains, les uns devant être commandés, les autres commander » et par suite, que « donc par nature les uns soient libres et les autres esclaves. » Le philosophe grec s’efforce ici de lier explication téléologique d’un ordre cosmique et d’un ordonnancement de la nature à la manière même dont, en Grèce, on devient esclave. Il n’ignore pas , bien sûr, qu’un esclavage pour dettes ou encore, pour conflit par lequel le vaincu est considéré comme butin de guerres livrées entre cités voisines, détermine à l’origine les conditions d’asservissement. En d’autres termes, pour la pensée grecque, si les faits de guerre ou les conflits d’intérêts déterminent la réduction à l’esclavage, c’est encore qu’ils s’inscrivent sous l’horizon d’un ordre non créé par l’homme, mais nécessaire et gouverné par la nature elle-même.

Cette représentation de la nature et de la place de l’homme dans l’ordre des choses a des conséquences sur la représentation de la vie ; et par suite sur la conception de l’activité de l’agent humain eu égard à la signification axiologique de la vie, à la valeur de la vie. En effet, pour la pensée antique, grecque notamment, l’ordonnancement du monde est un ordonnancement hiérarchique, en son sein lui correspond une échelle des vies, des vies en valeur. De même, dans l’existence humaine la sphère de l’action se trouve ordonnée selon un ordre hiérarchique. Aussi, rejoignons-nous les analyses de Hannah Arendt, dans Condition de l’homme moderne, pour affirmer avec elle que : « Dire que le travail et l’artisanat étaient méprisés dans l’Antiquité parce qu’ils étaient réservés aux esclaves, c’est un préjugé des historiens modernes. Les Anciens faisaient le raisonnement inverse : ils jugeaient qu’il fallait avoir des esclaves à cause de la nature servile de toutes les occupations qui pourvoyaient aux besoins de la vie. » En d’autres termes, le fondement naturaliste de l’esclavage définissant une ontologie servile, prend sens dans la conception grecque d’une hiérarchie entre la vie bonne, et ce qui n’en relève pas, en l’occurrence l’ensemble des activités appartenant à la sphère des besoins ou de la subsistance, c’est-à-dire de la vie biologique (zoè). Le travail répondait à une nécessité de la nature elle-même, il correspondait à « l’asservissement à la nécessité, et cet asservissement était inhérent aux conditions de la vie humaine ». Celui-ci était en effet conçu comme incompatible avec la vie bonne ; celle-ci définie à la fois par l’exercice de l’activité politique et la vie contemplative (la pratique, entre autre, de la philosophie). C’est en ce sens qu’il faut lire le texte aristotélicien célèbre selon lequel « l’esclave est un objet de propriété animé » spécifique, distinct des « instruments de productions ». Cet outil, ou instrument, est ainsi consacré non simplement au travail, mais plus encore aux activités nécessaires à la vie (du maître, on l’aura compris).

La réception intellectuelle d’une réalité factuelle pour une société et pour une époque donnée - en l’occurrence celles du fait esclavagiste ancien - répond à une véritable vision du monde. Parce que celle-ci la sous-tend, plus encore l’englobe, elle ne peut en être arrachée. C’est cette réception qui érige le fait au rang de phénomène social. Les théories qui s’efforcent de rendre raison de ce phénomène social émanent elles-mêmes d’un ensemble spécifique de représentations, d’une vision du monde particulière. De même, sans entrer davantage ici dans le détail de l’historiographie du concept antique d’esclave, on notera ainsi que sa conception romaine pense la servitude non plus par rapport à la nature, mais par rapport à la fortune, que le droit a pour charge d’entériner . En d’autres termes, penser la catégorie d’esclave, qu’elle appartienne à l’Antiquité ou à l’Age Moderne, comme si elle était une revient à nier tout l’horizon temporel à partir duquel son contenu se construit, c’est-à-dire tout ce qui définit un « Esprit du temps » – pour reprendre des termes hégéliens - pour une société. L’époque moderne se réapproprie une catégorie historique précise - celle d’esclave - qu’elle enrichit d’un contenu nouveau, qu’elle infléchit, et par suite qu’elle modifie sensiblement.

Par conséquent, instaurer une linéarité de sens entre esclavage antique et esclavage moderne revient par conséquent à évacuer tout ce qui se joue de spécifique dans l’avènement de la modernité en Occident : une modification, voire une rupture, de la représentation de la situation de l’Homme (l’homme occidental) dans le monde, mais aussi une modification de la conscience qu’il a de lui-même et de ses capacités. En cela, nous rejoignons encore Hannah Arendt dans Condition de l’homme moderne pour identifier avec elle dans « la découverte de l’Amérique suivie de l’exploration du globe tout entier ; la Réforme qui, en expropriant les biens ecclésiastiques et monastiques, commença le double processus de l’expropriation individuelle et de l’accumulation de la richesse sociale » les caractérisations essentielles qui vont marquer la modernité occidentale. A partir d’elles va s’opérer le passage d’un univers mental à un autre, d’un monde à un autre, et par suite d’un Homme à un autre. Outre ces déterminations, il faut en ajouter une autre, non négligeable pour notre propos : « Parmi les conséquences spirituelles des découvertes de l’époque moderne, écrit Hannah Arendt, la plus grave peut-être, et en même temps la seule qui fut inévitable puisqu’elle suivit de près la découverte du point d’Archimède et l’apparition connexe du doute cartésien, a été l’inversion des rapports de la vita contemplativa et de la vita activa dans l’ordre hiérarchique. » Avec la modernité, en effet, la vita activa et avec elle le travail, plus encore l’idée d’une transformation de la nature et du réel par l’action et l’intelligence de l’homme, prennent leur fort contenu de valeurs. Cela n’est pas sans conséquence sur l’ampleur du phénomène esclavagiste et sa froide rationalisation incarnée par la traite - comme nous le verrons plus loin - .

L’intelligence de l’instauration de l’esclavage des Noirs appelle donc la prise en compte d’une triple détermination : la volonté d’exploiter des espaces nouvellement découverts, la recherche d’un renouveau du Christianisme contre la Réforme, mais aussi l’affirmation radicale de l’homo faber contre la nature. On l’aura compris, l’esclavage moderne ne trouve sa nécessité inscrite ni dans la nature, ni même dans le principe d’un droit d’esclavage venant entériner l’effet de la contingence ou de la fatalité. A ce dernier égard, c’est d’ailleurs un paradoxe car la pensée juridique et philosophique de l’époque dispose de tout le dispositif conceptuel permettant de définir de façon fine et subtile les fondements juridiques d’un tel droit d’esclavage. On peut s’en étonner, et poser la question suivante : pourquoi ne pas invoquer l’idée d’un droit d’esclavage pour justifier l’instauration de la traite et de l’esclavage ? Pourquoi ce concept n’opère-t-il pas ? Pourquoi l’Age Moderne ne recourt-il pas à l’idée d’un droit d’esclavage comme principe de légitimation sur lequel fonder l’esclavagisme colonial ? Ce qui nous conduira par suite à nous demander alors quelle articulation s’opère entre les fondements invoqués et la triple détermination temporelle précédemment évoquée. C’est toute la question de la spécificité de son fondement rationnel primitif, voire de son premier principe de légitimation, qui se trouve posée.

C - L’esclavage colonial moderne : une aporie pour les théories juridiques et philosophiques du droit moderne.

Au sujet de cette différence entre les formes antique et moderne de l’esclavage, le philosophe guadeloupéen Jacky Dahomay attire l’attention sur le contenu spécifiquement moderne de l’esclavage colonial. Ainsi écrit-il : « si le premier s’enracine dans une tradition fondée, comme chez Aristote, dans un certain naturalisme, le second se caractérise par son essentiel artificialisme. » Souligner cette spécificité de l’esclavage moderne est toutefois encore trop peu dire. Il importe en effet de cerner au plus près ce qui se joue pour l’époque dans cet artificialisme.

A l’origine de la traite et de l’esclavage colonial : la culture de l’indigo, du tabac, du cacao, du café, et surtout de la canne à sucre ou« Or blanc ». Comme on le sait, aux lendemains de la conquête et de la colonisation de nouveaux territoires, tels les îles de la Caraïbe, la traite et l’esclavage répondent à la volonté d’exploitation des ressources de ces territoires à des fins d’expansion économique . Ils s’inscrivent au cœur de stratégies d’expérimentations coloniales occidentales émergeantes au début du XVIIème siècle. En outre, c’est la mise en place du système plantationnaire dans une économie pré-industrielle et coloniale naissante qui détermine dans ces territoires, comme au Brésil, ou plus tard aux Etats-Unis, l’organisation de la traite puis de l’esclavage. En ce sens, tout deux interrogent sur la nature du phénomène d’esclavage pour l’époque moderne, mais encore sur le fait colonial lui-même. Plus spécifiquement, ils interrogent sur leur articulation : l’invention d’un esclavagisme-colonial. Or qu’est-ce qui fonde en droit la déportation de 11 millions de captifs africains, première déportation massive de population de l’histoire de l’humanité , vers les plantations du « Nouveau Monde » ?

Si l’on s’en réfère à quelques textes d’une tradition juridique et politique qui fait autorité pour la modernité et autorise à penser les ressorts conceptuels d’un droit de conquête et d’un droit d’esclavage, tels ceux de Grotius ou plus tard ceux de Hobbes , l’on est frappé de constater comme aucun ne permet rationnellement de rattacher la traite transatlantique et l’esclavage de plantation à un quelconque droit d’esclavage. Comme le dit J. Dahomay « produit par les premières vagues de la modernité, un tel esclavage apparaît en premier lieu comme consubstantiel à cette modernité même » et, pourrions-nous ajouter, son artificialisme prend surtout un statut spécial, original, qui en dit long sur la modernité occidentale.

À la lecture des analyses relatives au droit d’esclavage fondé sur l’acquisition d’un droit légitime sur les personnes, dans le De jure belli ac pacis (1625) de Grotius, il nous est permis de dire que l’ambiguïté d’un droit d’esclavage des maîtres européens sur leurs esclaves africains est réelle. Il propose trois critères fondamentaux d’un droit légitime sur les personnes. « Ce n’est pas seulement sur les choses, mais encore sur les personnes que l’on acquiert un droit ; et l’on acquiert originairement par la génération, par le consentement, ou à cause d’un délit » écrit-il. Or, s’agissant des esclaves africains, il n’est pas besoin de rappeler qu’ils ne sont pas concernés par la filiation avec les maîtres européens. Faut-il alors considérer que ce droit d’esclavage pourrait être fondé sur le consentement ou causé par un délit ? Serait-il encore fondé sur la victoire à l’issue de la guerre ; en d’autres termes un droit quelconque de conflit ou de guerre ?

Là encore, il est difficile d’en parler. On peut difficilement parler de droit de guerre et de droit d’esclavage quand aucun conflit guerrier n’a opposé Africains et Européens de sorte que pu être rendue légitime la cession de biens - même d’esclaves - qu’oblige la défaite. Les captifs embarqués sur les négriers ne constituaient pas des trophées de guerre en tant que tels, des gains acquis dans la guerre par des vainqueurs européens. S’agissant de la traite, les esclaves achetés sur les marchés africains des côtes de l’Afrique de l’Ouest ne se sont pas soumis volontairement aux Européens. Ils n’ont pas eu de conflit immédiat avec ces derniers, mais avec des Africains d’ethnies rivales. Les captifs de guerre n’avaient pas fait l’objet de capture à l’issu de conflits entre peuples européens et peuples africains. Tout au plus pouvaient-ils entrer sous le coup d’un droit de guerre, fondé sur les conflits entre ethnies africaines elles-mêmes. Relevaient-ils alors d’un droit de conquête ?

Dès lors que nous avons affaire à un marché, à un commerce d’esclaves, nous ne sommes plus en présence de la conquête, du rapport de force, mais de la concorde, de l’échange d’intérêts. Ces captifs étaient d’abord des esclaves d’Africains, vendus sur les marchés des côtes pour répondre à la demande européenne de main d’œuvre nombreuse et peu coûteuse pour les nouvelles cultures à l’échelle des plantations des Amériques. Ils étaient des marchandises africaines vendues à des acheteurs européens. Un tel droit d’esclavage ou droit de guerre tout au plus pourrait être considéré comme un droit par procuration ou par transmission qu’un droit acquis directement. Mais là encore, pour parler de droit encore eût-il fallu qu’une conquête autorise la reconnaissance d’un pouvoir acquis sur des terres et des biens. Or l’esclavage colonial européen s’établit sur des conflits interethniques africains sans impliquer pour autant la conquête, en tant que telle, de terres africaines. Enfin, Grotius souligne encore que « la plus vile espèce d’assujettissement est celle par laquelle un individu se donne en servitude parfaite ». Celle-ci étant définie comme la servitude « qui oblige à des services perpétuels en échange des aliments et des autres choses qu’exigent la nécessité de la vie. » Dans le même sens, non seulement, l’esclave africain ne se donne pas tout entier puisqu’il est vendu, après rapt, razzia ou capture à l’issue de la guerre, mais encore il est soumis à des services perpétuels ; non pour conserver sa vie pour lui-même, mais afin que sa survie permette au maître de préserver une main d’œuvre indispensable à la production. Ainsi, est-ce la traite, comme phénomène orchestré pourtant méthodiquement, qui échappe aux critères rationnels de légitimation tels qu’ils sont définis à l’intérieur même de la théorie du droit pour l’époque moderne.

Nous pouvons également nous convoquer certains textes du De Cive (1642 ; 1647) de Hobbes, essentiel pour la théorie contractualiste du droit moderne – avant le Léviathan bien sûr. Là encore, nous observons la mise en échec du contractualisme juridique moderne devant la traite négrière et l’esclavagisme.

Si comme le souligne Hobbes dans le passage du De Cive, une certaine forme d’obligation peut lier un esclave et un maître, une obligation fondée sur la confiance réciproque entre les deux partenaires, entre celui qui est obligé parce qu’on lui laisse la vie sauve, la liberté corporelle , dans le cas présent nous ne saurions parler d’une telle obligation.

« L’obligation d’un esclave envers son maître, écrit Hobbes, ne vient donc pas simplement qu’il lui a donné la vie, mais de ce qu’il ne le tient point lié, ni en prison ; car, toute obligation naît d’un pacte, et le pacte suppose qu’on se fie à une personne, comme il a été dit au neuvième article du second chapitre, où j’ai défini que le pacte était une promesse de celui auquel on se fie. Il y a donc, outre le bénéfice accordé, la fiance que le maître prend en celui à qui il laisse la liberté de sa personne ; de sorte que si l’esclave n’était attaché par l’obligation de ce tacite contrat, non seulement il pourrait s’enfuir, mais aussi ôter la vie à celui qui lui a conservé la sienne . »

Hobbes nous invite à penser, dans le De Cive , trois formes de domination sur les personnes. La première est celle selon laquelle « lorsque quelqu’un, pour le bien de la paix et pour l’intérêt de la défense commune, s’est mis de son bon gré sous la puissance d’un certain homme ou d’une certaine assemblée, après avoir convenu de quelques articles qui doivent être observés réciproquement ». La deuxième est celle qui correspond à la situation des prisonniers de guerre : quelqu’un « vaincu par ses ennemis, ou se défiant de ses forces, promet, pour sauver sa vie de servir le vainqueur ». Enfin, la dernière – qui là encore ne constitue pas un critère applicable au cas de l’esclavage colonial antillais - est celle, à part, du « droit naturel acquis sur une personne par génération ». Or c’est une telle absence de convention, de contrat, en d’autres termes de fondement de légitimation qui fait du phénomène qu’ont été la traite négrière et l’esclavage colonial, outre son ampleur, un phénomène à part dans l’histoire de l’esclavage. Car que reste-t-il de la notion de convention fondant un droit d’esclavage dès lors que de rapts et des razzias sont parfois à la source de la mise en servitude ? S’agissant des captifs de guerres interethniques africaines (nettement majoritaires ; faut-il le rappeler pour plus de rigueur) antérieures à la demande européenne de main d’œuvre, comment entendre l’idée de droit d’esclavage, donc de convention, dès lors que la réduction en esclavage s’inaugure par la mise en captivité, l’enchaînement, et la violence du fouet, avant l’entassement au fond des cales des navires négriers ?

La contrainte physique ne répond-elle pas plutôt à l’absence de convention, et donc de droit ? N’est-ce pas encore à une telle absence de droit que répondent les suicides, avant l’embarquement comme durant la traversée, les noyades, les tentatives de mutinerie à bord exercées par les esclaves pour échapper à leur sort ? Au point que les traversées jusqu’aux côtes américaines pourront perdre près d’un tiers des esclaves . De même, cette absence d’obligation réciproque explique sans doute partiellement que les captifs achetés sur les marchés africains aient été conduits complètement nus et enchaînés les uns aux autres jusqu’aux cales des négriers.

On notera par ailleurs, que c’est une telle domination de la liberté physique de l’esclave par le maître, donc de sa propriété absolue et sans limite, qui conduit Hobbes à situer l’ergastulos (l’esclave enchaîné ou emprisonné) hors du droit contractuel :

« Ainsi les esclaves qui souffrent cette dure servitude qui les prive de toute liberté, et qu’on tient enfermés dans les prisons, ou liés de chaînes, ou qui travaillent en des lieux publics par forme de supplice, ne sont pas ceux que je comprends en ma définition précédente ; c’est pourquoi ils ne font rien contre les lois de nature, s’ils s’enfuient, ou s’ils égorgent leur maître. Car celui qui lie un autre, témoigne par-là qu’il ne s’assure point de son prisonnier par quelque obligation plus forte que les chaînes. »

L’absence d’obligation réciproque, le vide absolu de toute légitimité, ouvre la porte ouverte à la résistance, à l’insoumission. L’« d’infâme trafic » ou encore l’« institution particulière » (autant de dénominations qui en disent long sur le flou régnant autour de la légitimation de sa mise en place) semble ainsi devoir être classé en dehors des formes courantes d’esclavage théorisés aussi bien par la philosophie que par le droit en vigueur jusqu’à la fin du XVIIème siècle.

Par là, ce sont encore leur absence totale de fondement de légitimation véritable que la traite et l’esclavagisme de plantation nous donnent à apercevoir. Dès lors, on comprend pourquoi, fidèle à son artificialisme, cet esclavage convoque des dispositifs, inédits jusqu’alors, du droit positif.

D - L’absence des fondements rationnels et l’invention artificialiste de justifications.

C’est cette faiblesse de légitimation, de fondement, c’est-à-dire d’établissement rationnel et juridique de la pratique de la traite et de l’esclavage, qui est en effet éloquente dans le Code Noir. Alors que le texte codifie les pratiques et entend « humaniser le sort de l’esclave », on n’y trouve pas une ligne sur l’entrée de l’esclave dans le droit, rien sur le critère de définition de l’accès au droit pour l’esclave, en même temps qu’il y est défini comme bien meuble (article 44) ! Aussi, ne pouvons-nous que rejoindre les analyses de Louis Sala-Molins dans son commentaire du Code Noir, Le Code noir ou le calvaire de Canaan, pour parler « du néant juridique absolu de l’esclavage » s’agissant de la faiblesse des légitimations théoriques et juridiques de l’institution du fait colonial esclavagiste. On est ainsi frappé de constater comme le préambule du texte fournit - et ce, à demi-mot - pour unique bien fondé à l’esclavage le simple devoir d’évangélisation de la monarchie, indispensable à la nécessaire pérennité du catholicisme. On lit ainsi :

« …Comme nous devons également nos soins à tous les peuples que la divine providence a mis sous notre obéissance, nous avons bien voulu faire examiner en notre présence les mémoires qui nous ont été envoyés par nos officiers de nos îles de l’Amérique, par lesquels ayant été informés du besoin qu’ils ont de notre autorité et de notre justice pour y maintenir la discipline de l’Eglise catholique, apostolique et romaine, pour y régler ce qui concerne l’état et la qualité des esclaves dans nos dites îles, et désirant y pourvoir et leur faire connaître qu’encore qu’ils habitent des climats infiniment éloignés de notre séjour ordinaire, nous leur sommes toujours présent, non seulement par l’étendue de notre puissance, mais encore par la promptitude de notre application à les secourir dans leurs nécessités. »

On remarquera, à l’instar de Louis Sala-Molin, comme le terme d’esclave intervient ex nihilo, sans que l’on sache rien de la justification et de la théorisation de son statut. Plus encore, Louis Sala-Molins a-t-il raison de soutenir que « de l’esclavage le code noir en suppose la théorisation, et il le légalise ». Le préambule du texte daté de 1685 (année de la révocation de l’Edit de Nantes), alors que la traite débute en 1642, n’autorise donc à considérer le christianisme que pour seule justification théorique ad hoc de l’esclavage, et Dieu pour seul principe du droit d’esclavage. Il faut donc la caution divine pour rendre raison d’expérimentations coloniales, nouvelles, encore balbutiantes, pour masquer le véritable fondement de l’entreprise : l’expansion économique de la Monarchie ; l’idéologie coloniale comme projet de civilisation n’étant pas encore proprement constituée. Il faut encore inventer de la norme pour légaliser et codifier ce qu’on ne peut justifier rationnellement, ce que la droite raison ne peut soutenir. L’esclavagisme colonial de l’époque moderne invente du droit, de la norme, là où fait défaut la justice.

Ce que le monde antique pouvait expliquer à partir d’un ordre des choses ou d’une hiérarchie naturelle entre les hommes ou les peuples, voire à partir d’une théorie du droit de la guerre, la modernité est bien en mal non seulement de le justifier, mais moins encore de lui donner une apparence de légitimité, sans en appeler à un principe supérieur absolu (la figure de la toute-puissance divine), puis plus tard à la mise en théorie du préjugé de couleur dans une hiérarchie des races. Si l’expansion économique et la découverte de nouveaux espaces de conquête et d’exploitation, concomitante avec un capitalisme industriel en gestation définissent la chair de cet esclavage, il est encore spécifiquement moderne en ce qu’alors même qu’il se coupe de tout arrière-plan métaphysique originel, il invente l’exception juridique, un droit aux marges du droit - nous avons vu le vide juridique que présentent les théories du droit international moderne et de la souveraineté devant la traite et l’esclavage colonial-, pour lui conférer la mission d’actualiser une idéologie de la supériorité de la civilisation blanche chrétienne. A ce titre, il faut bien considérer que le Code Noir figure l’ancêtre du droit colonial bien plus tardif.

Comme nous l’indiquions au préalable, l’abolition de l’esclavage dans les îles françaises de la Caraïbe s’est accompagnée de l’attribution du statut de citoyens aux nouveaux affranchis. Par là, le plein droit - l’attribution des droits politiques - vient ici faire contrepoids à la néantisation juridique qui pèse sur l’ancien esclave, dénué de tout droit substantiel du fait de son statut de bien meuble. Toutefois, on peut s’interroger sur le sens que vient prendre ici le droit en revers de la monstruosité juridique dont relève l’institution esclavagiste coloniale ; cela d’autant que le statut colonial de ces territoires ne fait l’objet d’aucune contestation. En d’autres termes, ce qui se voit rangé aux marges du droit pour l’absolutisme, se voit ainsi pleinement saisi par le droit pour la République. Quel statut prend donc le fait colonial, non comme fait de conquête, mais plutôt comme institutionnalisation juridico-politique d’une situation de minorât d’un territoire et de ses populations par rapport à un autre, pour la souveraineté démocratique, explicitement républicaine ? Est-ce à dire que la conception moderne de la souveraineté, telle qu’elle prend sens dans l’histoire de la philosophie politique de Hobbes à Rousseau, porterait en elle le spectre de sa propre dérive colonialiste, voire impérialiste ?

II°/ Instrumentalisation de la souveraineté moderne dans le fait colonial : l’invention d’une « citoyenneté coloniale ».

Le statut juridique de citoyens s’est en effet présenté en 1848 non seulement comme solution au problème de l’esclavage, mais encore comme mesure de réparation à l’esclavage, reconnu comme « crime de lèse-humanité ». Ainsi peut-on lire dans le rapport de la commission chargée des affranchissements adressé au Ministre de la Marine et des Colonies les propos suivants :

« Mais il ne s’agissait pas seulement de proclamer l’affranchissement des noirs ; deux mots auraient suffit ; soyez libres ! Il fallait prendre des mesures pour que ce grand acte de réparation d’un crime de lèse-humanité s’accomplit de la manière la plus profitable à ceux qui en ont été les victimes ; il fallait en prévoir toutes les conséquences… »

La citoyenneté se voit ici dotée d’une fonction de réparation pénale, mais bien sûr elle prend surtout sens à l’intérieur même du républicanisme français . Parce que l’abolition fut l’affaire de républicains, son exécution se trouve marquée à la fois du sceau de l’idéologie républicaine et de l’ancrage du régime démocratique en Europe. Les écrits abondent sur ce qui se décrit souvent comme l’acte d’élargissement de la « famille nationale » aux nouveaux affranchis des colonies ( !). Certes, les acteurs du XIXème siècle ont pu se réclamer à voix haute d’une telle intention, toutefois on ne mesure pas combien ces derniers sont eux-mêmes aussi dépositaires de valeurs ou des idéaux –des idées tout simplement - qui convoquent, dans sa profondeur, une tradition politique et philosophique dans laquelle ils prennent un sens particulier.

A - La citoyenneté dans la souveraineté républicaine.

Devant une masse énorme de simples affranchis les institutions républicaines se trouvent confrontées à un problème politique structurel. En cela, Mickaëlla Périna a-t-elle raison de souligner que l’attribution de la citoyenneté vient régler « un problème de cohérence interne » pour le régime. En effet, la république se définit comme un domaine de droits partagés, un domaine de droit public dont sont détenteurs tous ensemble, un certain nombre de sujets de droits en particulier : les citoyens. Ce qui doit attirer l’attention ici c’est la centralisation sur laquelle s’établit le partage des droits et des devoirs : le domaine public constitue un socle sur lequel s’établissent des liens nécessaires, des liens juridiques, entre les individus. Le domaine public de droits est un corps, un corps juridique et moral. Et la citoyenneté figure le principe par lequel se donner l’accès au partageable, c’est-à-dire la sphère de droits et des devoir. En d’autres termes, la prétention aux droits communs passe par la citoyenneté. Comprise ainsi, comme un espace juridique et politique, mais aussi comme un espace moral de solidarité, la sphère de la citoyenneté est l’essence de la république : ce sont les citoyens unis qui font la république. Plus encore, la citoyenneté n’est pas seulement un statut juridique, ni un état de l’individu, elle est aussi une activité par laquelle se manifeste une vie publique ; activité qui s’incarne dans l’exercice des droits politiques en particulier. Les droits et la liberté du citoyen ne relèvent donc pas simplement de l’avantage personnel, mais comportent aussi un enjeu collectif. La citoyenneté se donne comme réponse démocratique à l’esclavage dès lors qu’elle instaure l’égalité en droit entre ancien maître et ancien esclave sous l’autorité de la loi. Mais elle prend encore son contenu proprement républicain en tant qu’elle engage la préservation de la liberté conçue comme un bien public. La citoyenneté est la garantie d’une liberté exposée, publique, d’une liberté de participation (on retrouve ici la libertas romaine définie comme « la garantie de l’égale application de la loi à chacun »). A l’intérieur de l’idée républicaine, la citoyenneté se confond avec la définition d’une liberté individuelle qui consiste à ne pas être libre seul, mais à être libre avec d’autres puisque la vie publique est faite d’activités et de relations avec d’autres. En l’occurrence, la citoyenneté de l’affranchi prend ici valeur de protection juridique et quasi physique, et lui garantit son égalité en droit avec l’ancien maître ; de même elle l’inscrit dans un espace d’exercice public de la liberté qui se préserve en commun. En ce sens, la citoyenneté accordée aux nouveaux affranchis se donne à la fois comme nécessité démocratique et comme exigence incontournable du régime républicain. Pour l’idée républicaine, elle est un impératif politique, mais aussi un impératif moral qui puise sa source dans l’idée de solidarité et de lien social autour d’un Bien commun (res publica) qu’implique la notion de république.

Les fondements philosophiques de la citoyenneté, par suite de l’abolition elle-même, puisent dans une mutation, héritée du conventionnalisme (le contractualisme) des théoriciens du pacte social et penseurs du droit naturel , des représentations de la légitimité du pouvoir politique en Occident : la naissance de l’individu source de droits, l’individu de droits subjectifs dépositaire de l’autorité légitime du pouvoir politique, c’est-à-dire la souveraineté. L’affranchissement suppose donc la libération juridique d’un être caractérisé par sa nudité juridique, voire sa vacuité juridique et anthropologique : l’esclave. Mais il signifie également que ce dernier n’est pas encore juridiquement reconnu comme homme, comme homme doué de liberté et de pouvoir. En clair, l’affranchi n’a aucune subjectivité juridique. Or, c’est la conception d’une telle subjectivité juridique qui se trouve au fondement de la notion d’égalité, notion qui constitue le point d’Archimède du contrat légitime, qui ne s’incarne que dans la loi. L’abolition de l’esclavage ne prend alors sens que pour une époque, pour un univers mental, qui fonde toute légitimité politique dans la souveraineté exprimée par la loi. De même c’est la conception d’une telle subjectivité juridique qui rend intolérable la négation de l’Homme, tenu pour une valeur absolue. Aussi, pour lui restituer ses droits naturels, et par là, le ramener à son humanité, il s’agit de le ramener à la communauté des égaux, des individus égaux. Pour faire barrage à l’esclavage historique, encore faut-il s’assurer de l’impossibilité d’y faire retour, c’est-à-dire de la préservation absolue des droits fondamentaux (la préservation de sa vie, de sa sécurité et de sa liberté) des anciens esclaves.

C’est de la sorte que prend sens, en réponse à l’esclavage, la citoyenneté : elle est le dispositif par lequel non seulement l’égalité en droit des individus est affirmée, mais elle constitue aussi la barrière légale par laquelle la sécurité et la liberté de l’individu sont maintenues à l’intérieur de la sphère des égaux. Car l’assurance de l’égalité entre les individus interdit toute domination, toute entrave despotique à leurs droits fondamentaux. Par conséquent, dans la logique politique qu’impose la nature du régime républicain en sa forme démocratique, la citoyenneté intervient moins pour ouvrir la « famille nationale » dans une sorte d’élan de mansuétude ou de générosité, que pour garantir l’impossibilité absolue, c’est-à-dire politique, de retomber dans l’infériorité servile. Par l’égalisation juridique des statuts accordés aux individus, nulle possibilité, en principe, d’être maître ou esclave de nouveau, mais seulement homme ; puisque être vraiment homme c’est être citoyen. La citoyenneté est ainsi conçue comme moyen efficace de préserver la valeur sacrée qu’est l’homme, mais aussi de rendre impossible la contradiction entre les principes et les conditions actuelles d’existence. C’est l’enracinement de la conception de la citoyenneté héritée des Modernes dans l’individualisme politique, définie par la notion de subjectivité juridique, qui fonde son universalisation ; c’est-à-dire l’élargissement de l’espace de légitimité publique. Elle n’est plus ce qui se distingue du statut d’esclave - comme dans l’Antiquité - , mais plutôt ce qui sauvegarde des droits d’individus universellement égaux. En ce sens, l’application de la citoyenneté française aux Antilles vise moins des habitants de colonies - même si cela a son importance, nous le verrons plus loin - que d’anciens esclaves spécifiquement, d’anciens bien meubles vidés de tout droits substantiels et jusqu’alors séparés des maîtres par le mur de la servitude, laquelle interdit radicalement la jouissance de droits fondamentaux.

B - Une version forte de la citoyenneté comme magistrature : le suffrage universel.

Comme nous l’avons souligné, il faut sortir le régime d’une contradiction structurelle, mais il faut encore s’y prendre en ayant mesuré l’ampleur des rapports de domination, rapports de puissance, qui font le tissus des relations des entre maîtres et esclaves. Pour l’idée républicaine française qui, fidèle à une acception rousseauiste de la souveraineté légitime, met l’essence du pouvoir politique légitime dans la participation législative, l’objet d’esclavage lui-même rend insuffisante la seule formulation juridique de la citoyenneté. Le statut ne suffit pas, il faut encore l’acte par lequel un citoyen est citoyen. À côté d’une « citoyenneté-protection », émerge une « citoyenneté-participation ». En républicain acharné et intransigeant, Schoelcher revendique le caractère de domaine partagé, sans distinction de privilèges, qui définit l’espace politique de délibération commune et égalitaire (le régime est républicain et démocratique), sur la res publica. Ainsi écrit-il :

« Le Gouvernement provisoire a parfaitement su ce qu’il fallait, il a compris que s’il excluait les nouveaux affranchis de la jouissance d’un seul des droits de citoyen, il formerait une caste à part, une classe de parias politiques, et perpétuerait l’inégalité dans les colonies régénérées, au moment même où il y fondait l’égalité. Ce n’est pas sans avoir réfléchi qu’il a pris la résolution de doter immédiatement tous les Français d’outre-mer des mêmes privilèges. »

L’idée républicaine, qui conçoit l’égalité en droit comme un dogme fondateur, fait en effet de la citoyenneté participative, de la citoyenneté de délibération, l’empreinte de l’essence démocratique du régime. Aussi, le suffrage universel loin d’être un cadeau, engage la définition en acte de la nature du régime, alors fondamentale pour les hommes de 1848.

C’est ce caractère exigeant de la citoyenneté, mais surtout son unité, qui se voit encore souligné par ces propos de Schoelcher.

« Le Gouvernement provisoire a été parfaitement logique lorsqu’il appela au suffrage universel les esclaves qu’il affranchissait. En rendant les nègres à la liberté on ne pouvait leur marchander le droit, on ne pouvait en faire des demi-citoyens, des quarts de citoyens, hermaphrodites politiques qui n’auraient eu ni place, ni rang, ni caractère dans la société démocratique qu’a glorieusement fondée la Révolution de février [février 1848]. »

Se montrer à la hauteur de l’idée de pouvoir du peuple, de souveraineté démocratique, prendre une telle idée au sérieux implique de distinguer en chaque citoyen la figure du pouvoir du gouvernant. Pour l’idéologie républicaine, la citoyenneté prend un contenu véritable dans son caractère performatif, c’est-à-dire qu’elle implique un agir direct et immédiat à l’intérieur de la sphère du politique. Elle est un pouvoir de gouvernance de l’Etat conféré à l’ensemble des égaux, à chacun. En ce sens faut-il lire ce lien de nécessité idéologique qu’établit la Deuxième République entre affranchissement par la citoyenneté et affirmation du suffrage universel.

Toutefois, derrière l’exigence et l’intransigeance des principes, se pose un problème important. D’une part la citoyenneté est reçue d’en haut, elle ne fait pas l’objet d’une démarche consciente ni volontariste, pourtant essentielle dans la délibération publique sur la chose commune. Par ailleurs, si la citoyenneté est d’abord - au nom des principes politiques - attribuée à d’anciens esclaves, à de nouveaux affranchis, elle est encore attribuée à des habitants des colonies, considérés comme français par ce seul fait. Par un tel acte d’attribution, l’Etat ne fait que se donner à lui-même et par lui-même les sources de la légitimité de son propre pouvoir. Ce qui invite à considérer le paradoxe selon lequel la conscience et la volonté ne peuvent être reconnue à des objets juridiques –à des non-sujets-, ni même à des affranchis qui, comme non-citoyens ne peuvent légitimement prétendre à participer au pouvoir, mais peuvent l’être à des habitants des colonies qui, en tant que tels, ne peuvent qu’être français. A travers cette confusion entre la nationalité et la citoyenneté se montre l’instrumentalisation des limites conceptuelles propres à la souveraineté moderne.

C - La passion égalisatrice dans la démocratie et l’enjeu de régénération des colonies : l’invention de la « citoyenneté impériale ».

Quand le décret préparatoire à l’abolition de l’esclavage du 4 mars 1848 énonce que « nulle terre française ne peut plus porter d’esclaves », il faut certes en tirer la conséquence suivante : l’égalité entre les hommes exclut que certains soient privés de leur liberté intrinsèque, leur liberté naturelle, et que d’autres, dans le même temps, en aient la peine jouissance. Par ailleurs, puisque le même décret reconnaît citoyens d’anciens esclaves, il faut également en tirer l’autre conséquence selon laquelle la naissance sur le sol français, qui fonde la nationalité, implique la citoyenneté. Mais d’où vient le sens de cette conciliation entre citoyenneté et statut colonial, plus encore entre citoyenneté de pleins droits, égalitairement participative, et enjeu colonial ?

Nous avons vu le prix que représente l’égalité pour la nature démocratique du régime républicain. Pourtant c’est la même égalité qui ne semble pas faire problème dans la considération du rapport de la métropole à ses colonies. Ainsi écrit Schoelcher : « …nous espérons qu’avec le temps, qui efface le passé, les uns et les autres rentreront dans les voies de la vérité et de la justice. La prospérité des colonies exige que chacun se persuade bien que l’égalité est un des dogmes de la République. » L’égalité prend ici une source nouvelle : elle n’est plus simplement de source philosophique et juridico-politique, mais elle est aussi de source économique. Cette source économique prend une tonalité morale ou axiologique. Elle figure ce par quoi des citoyens sont liés vers une fin commune : la prospérité, ici conçue comme une valeur. Or là se situe précisément le déplacement que nous pourrions qualifier d’impérialiste de la notion unitaire de citoyenneté telle que l’implique la souveraineté moderne. Comme nous l’évoquions en effet, l’impérialisme se définit d’abord par sa visée d’expansion économique. Il serait né selon Hannah Arendt « lorsque la classe dirigeante détentrice des instruments de production capitaliste s’insurgea contre les limitations nationalistes imposées à son expansion économique. » Il impliquait de « faire reconnaître l’expansion [à la fois économique et territoriale, mais d’abord économique] comme but final de la politique étrangère » ajoute-t-elle. En d’autres termes l’impérialisme établit une translation entre l’acception unitaire et homogène de la territorialité qui caractérise l’Etat moderne et projet d’expansion économique. Il asservit l’expansion territoriale au projet d’expansion économique.

En effet, l’Etat moderne comme forme du pouvoir intemporel, désigne à partir des Six livres de la République (1576) de Jean Bodin, un pouvoir unifié, indivisible et suprême à un être impersonnel (l’Etat) qui est structuré, en opposition à la notion romaine d’imperium, dans l’espace homogène étatique que constitue son territoire. La notion moderne de souveraineté (majestas) s’est ainsi forgée contre l’imperium romain au sein duquel se distingue une hiérarchie des compétences juridiques réparties en fonction d’une territorialité organisée selon deux espaces juridiques : les limites de la cité et ses colonies . L’empire définit des provinces qui lui sont subordonnées. En cela, à l’hétérogénéité de l’espace anté-étatique romain s’oppose l’homogénéité de l’espace politique étatique moderne. Aussi, force est de constater que la souveraineté moderne, même si elle n’exclut pas l’idée d’une logique d’extension du pouvoir n’implique pas pour autant originellement l’idée d’empire colonial. C’est sur fond de ce rapport ambigu entre expansion économique et extension territoriale que se joue l’instrumentalisation des notions de nationalité et de citoyenneté. La terre française, avons-nous vu, implique la nationalité à laquelle est adossée la citoyenneté. Mais la terre française comme colonie n’exclut pas la citoyenneté en tant qu’elle est le terrain sur lequel se joue la prospérité nationale.

Hannah Arendt considère que « l’impérialisme doit sa seule grandeur à l’échec qu’il a infligé à la nation. » Pourtant, rien n’est moins sûr si l’on s’en tient à certains textes de Schoelcher. Son colonialisme se veut en effet autrement plus subtil car il est loin de signer l’échec de l’idée de nation. En effet, nous pourrions même dire qu’il est un colonialisme qui fait un usage impérialiste de l’idée de nation : il attribue à la nation un déploiement allocentrique. Il dégage une définition implicite de la nation comme entité métaphysique transplantable, non circonscrite à un Etat ni à un territoire, c’est-à-dire à un sol. Par là, il entérine la conception moderne de la nation comme entité spirituelle, telle que Renan la définira plus tard dans Qu’est-ce qu’une nation ? C’est l’usage que fait Schoelcher du concept de nationalité, s’agissant des colonies antillaises, qui lui permet de considérer comme légitime le fait colonial fondé sur la mise en acte de la mission civilisatrice et du déploiement extranational de la nation. Ce que l’on appelle le principe d’assimilation se définit ainsi par identification du colonial au non-étranger, donc au national. Il écrit :

« C’est une erreur de prétendre que les produits coloniaux sont des produits exotiques (ce mot pris dans le sens d’étrangers) qui doivent être sacrifiés en bonne économie aux produits nationaux. Encore une fois nos colonies sont des provinces françaises d’outre-mer, et leur industrie agricole est aussi nationale que celle de la fabrique de Paris. Le pavillon qui flotte sur les créneaux de Pointe-à-Pitre, de Fort-Royal , de Cayenne ou de Saint-Paul, est le même que celui qui flotte aux tours de Notre-Dame. »

De même, il ajoute « ma politique coloniale a toujours été la même, écrit-il dans la préface de Polémique coloniale, toujours basée sur les principes de la France, qui n’admet pas plus aux Antilles que dans la métropole de distinction entre ses enfants, qui leur reconnaît à tous les mêmes droits et leur impose les mêmes devoirs ». L’élargissement de la citoyenneté par lequel des affranchis devenaient français a ainsi légitimé l’idée d’un bienfait de l’application, non de la citoyenneté française, mais plutôt de la nationalité française aux autres colonies de l’empire en formation. Sous couvert d’expansion coloniale bienfaitrice et civilisatrice pour la nation et les autres, la citoyenneté française s’universalise. En cela faut-il considérer que la passion égalisatrice qui anime l’idéal démocratique s’est trouvée ainsi instrumentalisée au profit du projet d’expansion économique et de la mission morale de civilisation au point de donner naissance à une forme bigarrée d’oxymore d’« une citoyenneté impériale ».

L’imprégnation morale d’une valeur particulière, également fondatrice de l’idéal républicain, n’est pas sans expliquer cette subtilité de Schoelcher ainsi que le souci de régénération des terres françaises qui porte la trace de l’esclavage à peine aboli : l’idée de fraternité. Parce que la République promeut la liberté, l’égalité et la fraternité, elle peut exporter sa liberté, sa fraternité, et égaliser les peuples qui ignorent les vertus de sa civilisation . La conviction du bien fondé d’une telle entreprise se voit d’ailleurs résumée ainsi : « le souverain et véritable principe des colonies n’est point d’être exclusivement utiles à leur métropole, mais bien d’être utiles et d’offrir un séjour propice à ceux des enfants de la mère-patrie qui vont s’y établir. Voilà leur réelle destination politique et économique… » Et Schoelcher d’affirmer de façon plus éloquente encore à la fin de Des colonies françaises, « Le rôle des colons est beau vraiment s’ils le veulent accepter : c’est celui d’éducateurs pour la race infortunée, que leurs pères leur ont laissé toute abrutie, que la morale délivre, et que la nation les supplie de régénérer. » Ainsi, la République, parce qu’elle sait mieux que les autres ce qui est universellement bon pour les autres nations, se donne pour mission de régénérer tous les peuples démunis ! Loin de considérer avec la politiste réunionnaise F. Vergès, que la synthèse entre affranchissement et citoyenneté trouve sa source dans un sentimentalisme fraternel ou un fraternalisme sentimental d’inspiration chrétienne , nous pensons plutôt que cette synthèse s’enracine dans la visée conjointe d’une unité des nouveaux citoyens avec la métropole et même avec leurs anciens maîtres, celle d’une « unité nationale » nouvelle, mais aussi celle de redressement de la détermination morale impliquée par l’idée de fraternité républicaine. S’exprime là l’héritage de l’acception politique du concept mou de fraternité qui, au nom de l’universalisme, spiritualise le lien de solidarité sociale et politique entre les citoyens, et par là le dépolitise à des fins civilisationnelles et économiques. Derrière l’assimilation d’une catégorie extension religieuse à un concept politique sourd l’imposition d’une vision du monde, d’une norme, d’un projet de civilisation.

L’abolition a retiré l’esclavage comme phénomène antidémocratique de l’Ancien Régime mais pour finalement s’inscrire elle-même (et avec elle les principes de l’Etat démocratique), de façon paradoxale, comme principe de justification d’un état de colonisation, dans l’impérialisme colonial lui-même. S’il faut situer l’esclavage colonial à l’intersection de deux époques, de deux mondes, il faut aussi l’inscrire dans la genèse du phénomène impérialiste moderne. A travers lui, c’est l’émergence processuelle du fait colonial impérialiste qui se met en place. Loin de disparaître avec l’abolition, le fait colonial se complexifie, se perfectionne, se dote même de fondements théoriques plus assurés pour se perpétuer. Dans cette récupération de l’abolition comme source de légitimation d’une mission civilisatrice se donne à voir combien le pouvoir étatique se laisse illusionner par sa propre puissance, se laisse séduire par sa propre efficace, au point d’en dévoyer les principes fondamentaux. Ainsi, loin de signer une dérive intrinsèque à la notion de souveraineté telle qu’elle fut conçue pour l’Occident moderne, la contorsion qu’y opère l’impérialisme, porte plutôt l’indice d’une crise de l’articulation de l’Etat-nation à une conscience commune de la pertinence du vivre ensemble autour d’un projet commun, c’est-à-dire autour du Bien Commun. Au déficit de Bien commun, aura répondu l’excitation du fantasme de l’union derrière la conquête et l’expansion.

Silyane LARCHER, doctorante en philosophie politique

Journée d'études doctorales sur la Caraïbe (2004)
EHESS Mémoire et Histoire

Gens de la Caraïbe 1999-2006