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Origine : http://www.africamaat.com/article.php3?id_article=676
Aujourd’hui, dans les ports français qui bâtirent
une partie de leur fortune sur la traite des esclaves, vivent des
Noirs. A l’échelle nationale, ces communautés
ont fini par obtenir du président de la République
qu’on « honore le souvenir des esclaves et commémore
l’abolition de l’esclavage » le 10 mai, pour la
première fois cette année. Elles font aussi pression
depuis plus ou moins longtemps et avec plus ou moins d’intensité
sur les maires pour que les villes les plus directement concernées
se penchent officiellement sur cette grosse tache qui marque leur
histoire. Logique.
Certains Antillais y sont particulièrement attentifs en
tant que descendants d’esclaves. Toujours logique. «
Certains Africains, eux, ne savent pas très bien s’ils
ne sont pas descendants de négriers », précise
Denis Tillinac. En effet, quand les navires européens arrivaient
sur les côtes d’Afrique pour échanger leurs marchandises
« de traite », étoffes, fusils anglais, alcools,
métaux, quincaillerie, contre la cargaison humaine qu’ils
iraient vendre aux Antilles ou à la Réunion avant
de revenir en France chargés de sucre ou autres denrées
tropicales, ils troquaient avec des « fournisseurs »
locaux.
Le quatuor de la traite
Si l’écrivain et éditeur Tillinac est savant
sur ce thème, c’est parce qu’il doit remettre
le 10 mai au maire de Bordeaux le rapport de la commission qui travaille
sous sa présidence depuis plusieurs mois. Tillinac n’est
pas bordelais, mais il a d’autres références.
Il a été étudiant dans cette ville où
il se faisait même traiter de « négrier »
par un copain sénégalais, preuve que la mémoire
n’a jamais été totalement enfouie. Et puis il
aime l’Afrique, c’est bien connu, et il aime Chirac
« qui était député de son village, ami
de son père ». Alors quand Hugues Martin, le successeur
d’Alain Juppé à la mairie, a eu besoin d’une
personnalité pour diriger cette commission, il a accepté.
Si l’on s’en tient aux quatre villes qui formèrent,
d’après l’historien Eric Saugera, le «
quatuor majeur de la traite française », c’est
Nantes, premier port négrier et de loin, qui, logiquement,
commença la première à fouiller son passé
sous la pression d’une association dirigée par un Martiniquais,
Octave Cestor, aujourd’hui adjoint au maire à l’occasion
du passage de la ville à gauche en 1989. Point fort symbolique
: une exposition, « Les Anneaux de la mémoire »,
qui fut visitée par 400.000 personnes en 1994.
La réaction fut plus tardive à Bordeaux, où
pourtant la proportion de population noire est, dit-on, particulièrement
importante aujourd’hui à cause notamment des relations
privilégiées de la ville avec l’Afrique pendant
toute la période coloniale. Coup de semonce : les 3,7 % raflés
au premier tour des dernières municipales par la liste de
Karfa Diallo, Français originaire du Sénégal
et activiste en chef de cette revendication mémorielle dans
la ville.
A La Rochelle, où la proportion de Noirs dans la population
semble très inférieure, c’est l’ancien
maire Michel Crépeau, radical de gauche, qui a pris assez
tôt, dit-on aujourd’hui, l’initiative de mettre
en lumière cet aspect du passé de la ville dans le
musée du Nouveau Monde, un des plus visités. Au Havre,
où la pression commence seulement à monter, la mairie,
dirigée par Antoine Rufenacht (UMP), a préféré
pour le moment s’intéresser à l’histoire
de l’immigration qui va bientôt donner lieu à
l’ouverture d’un musée à Paris (voir «
Les Echos week-end » du 27 janvier).
« Malaise mémoriel »
Le bon équilibre n’est évidemment pas facile
à trouver pour les maires entre une minorité «
mal dans sa peau » et une majorité de la population
qui, deux cents ans après, « au mieux s’en fout,
au pire risque d’être agacée », comme le
résume Tillinac avant d’ajouter, pour insister sur
le nombre d’années et de générations
qui nous séparent des évènements : «
si on me disait qu’un de mes ancêtres a été
un grand gangster au XVIIIe siècle cela m’amuserait
plutôt ».
Pour autant Tillinac ne nie pas du tout la nécessité
de cette psychanalyse du passé. Il évoque, en particulier
pour les Antillais, « une vraie difficulté de vivre
» qui mérite qu’on fasse quelque chose. A Nantes,
Octave Cestor lui fait écho en disant que sa motivation c’est
d’« aider ses compatriotes à se libérer
mentalement de cette oppression ». Au Havre, Marc Migraine,
conseilleur municipal UDF, arrive à la même intuition
par d’autres voies. Lui organise le 11 mai - la date est un
hasard - une conférence-débat sur le thème
« Etre noir et français » qu’il a eu envie
de monter après la crise des banlieues. Il a le sentiment
que le « public est le même, que les sujets se rejoignent
et qu’une insuffisante réflexion sur l’histoire
suscite les rancoeurs ».
Si on est d’accord sur l’intérêt de faire
quelque chose, reste à savoir quoi. S’agit-il d’informer
sur un passé occulté ou de manifester une «
repentance ». A force de repentances, la France vit dans un
vrai « malaise mémoriel », estime Tillinac. Oui,
mais si on s’en tient à la connaissance, que ne sait-on
pas et qu’il faudrait encore fouiller ? L’existence
et le principe du « commerce triangulaire », beaucoup
de Français en ont entendu parler à l’école.
Pour ce qui concerne Bordeaux, Tillinac, dont la commission a, entre
autres, passé en revue l’état des connaissances
existantes, conteste l’idée qu’on ne saurait
pas.
A l’appui de sa thèse, on peut renvoyer au livre d’Eric
Saugera qui fait référence. On y trouve, en annexe,
la liste, exhaustive semble-t-il, de toutes les expéditions
négrières bordelaises avec le nom du bateau, celui
des armateurs et celui du capitaine ! Qui veut savoir peut savoir.
Il n’en est sans doute pas de même dans des ports où
l’armement pour la traite a été moins notoire.
Au Havre, Marc Migraine estime que ce n’est pas une évidence.
Elle ne l’est sans doute pas non plus à Honfleur, Saint-Malo
ou dans d’autres ports français où l’on
a, à un moment ou un autre, armé à la traite.
Que découvre-t-on en se plongeant ou en se replongeant dans
les livres sur le sujet ? Le caractère non seulement officiel
mais officiellement encouragé de cette activité pendant
des décennies. Après une première période
où on a tenté d’exploiter les possessions françaises
aux Antilles avec des « engagés » français
sous contrat de trois ans, le développement des grandes cultures
et notamment de celle de la canne à sucre ont rendu «
indispensable » l’apport massif d’une main-d’oeuvre
servile (là où la canne ne s’est pas développée,
par exemple dans l’archipel des Saintes, il n’y a pratiquement
pas eu d’esclaves).
L’Etat édicte en 1685 l’épouvantable
« Code noir » qui fonde juridiquement la traite et l’esclavage
dans les colonies. De plus, il encourage par des primes - âprement
discutées - les armateurs à approvisionner les colons.
Il mettra même un temps certain à réprimer sérieusement
l’activité des négriers quand elle aura cessé
d’être officielle. Il faudra attendre 1848 pour que
l’esclavage soit définitivement et officiellement aboli
partout.
Au titre des curiosités, on conseillera aussi dans le livre
de Saugera la lecture du chapitre sur les Noirs en Guyenne. S’ils
étaient destinés avant tout aux colonies, certains
Noirs ou mulâtres arrivèrent quand même à
Bordeaux : domestiques que des capitaines avaient acquis pour leur
propre usage ou que des colons ramenaient à l’occasion
de leur séjour en France, esclaves envoyés en «
formation », cuisiniers par exemple, ou encore enfants destinés
à amuser les dames quand il ne s’agissait pas des descendants
des colons ou des capitaines. Bien que relativement peu nombreux,
ces Noirs gênaient manifestement.
Ils gênaient d’abord sur le plan juridique puisque,
depuis un édit de 1315, tout esclave entrant sur le territoire
français devenait libre ! Le Code noir ne s’appliquait
que dans les colonies. Mais la gêne allait plus loin, engendrant
tout un dispositif de police heureusement peu respecté qui,
pendant un temps, obligeait le colon arrivant à Bordeaux
à « déposer » son esclave dans une prison
spéciale.
On touche là à un des aspects importants du débat
sur l’esclavage et la colonisation. « C’est l’esclavage
qui a fait basculer l’image du Noir dans celle du nègre,
estime Tillinac. Un complexe de supériorité à
leur égard est né du fait qu’ils étaient
taillables et corvéables à merci. » Autrement
dit, « l’esclavage a nourri le racisme », comme
le disait le président de la République en recevant
le 30 janvier le Comité pour la mémoire de l’esclavage,
et cet effet n’est sans doute pas complètement effacé
dans les têtes des Blancs deux siècles après.
Si une grande thérapie de groupe semble donc nécessaire,
reste à savoir sur quels objets concrets elle peut s’appuyer.
Regardez au musée de la Marine la célèbre vue
du port de Bordeaux par Joseph Vernet, à qui Louis XV avait
commandé de peindre « tous les ports de France ».
Elle fourmille de détails passionnants pour les historiens
de la marine. Mais aucun ne se rapporte évidemment à
la traite, alors qu’en 1758, date du séjour de Vernet,
elle est tout au plus mise en sommeil par la guerre de Sept Ans
avec les Anglais. La ville était certainement pleine de complices,
mais le « crime contre l’humanité » - qualification
de l’esclavage par la France depuis la loi de 2001 - ne s’accomplissait
pas là. C’était à des milliers de kilomètres
de là qu’on anéantissait des individus au profit
d’armateurs français.
Plaques, monuments, mémorial
Alors que faire ? A Nantes, on va aménager quelques salles
sur le sujet dans le musée du Château des Ducs de Bretagne
; à La Rochelle, on peut voir quelques peintures, gravures,
fers de pieds et autres fouets au musée du Nouveau Monde
(une programmation spéciale avec conférences et films
y est prévue le 10 mai) ; à Bordeaux, le musée
d’Aquitaine propose également quelques rares pièces.
Tout cela offre un support minimum, notamment pour les scolaires,
cible évidente de ce genre d’actions. A Bordeaux toujours,
Karfo Diallo et son association « Diverscité »
ont astucieusement relevé le défi en imaginant un
circuit touristique un peu particulier. Il passe notamment par le
grand théâtre dont une partie du plafond du XVIIIe
siècle représente des esclaves noirs, le fort du Hâ
destiné à emprisonner ces fameux Noirs indésirables
et, surtout, une quantité de rues portant des noms qui furent
des noms de négriers.
Faut-il inscrire « négrier » sur toutes ces
plaques ? Denis Tillinac balaie l’idée de stigmatiser
ainsi des familles dont les descendants ne sont pas responsables
de leurs ancêtres et qui comportent certainement des gens
très bien. Ainsi André-Daniel Laffon de Ladébat,
fils de négrier, est-il connu pour son discours du 25 août
1888 « sur la nécessité et les moyens de détruire
l’esclavage dans les colonies ». On s’est également
rendu compte à la Rochelle qu’une rue que l’on
croyait porter le nom d’un armateur négrier rendait
en réalité hommage à l’un de ses descendants
qui avait eu un rôle positif pour la ville.
Reste évidemment l’idée des plaques, monuments
et autre mémorial. A la Rochelle, le 10 mai, l’actuel
maire Maxime Bono va inaugurer une plaque devant le musée
du Nouveau Monde. A Nantes, un considérable mémorial
va être aménagé sur le quai de la Fosse, là
où s’amarraient les bateaux, devant les maisons des
armateurs. Les crédits sont votés et l’artiste
choisi. A Bordeaux, la question est posée.
Mais si au fond la meilleure idée restait celle qui est
déjà appliquée à Nantes ? Chaque année,
depuis 1986, on jette des fleurs dans la Loire parce que, explique
Octave Cestor avec beaucoup de poésie, « elle est le
seul témoin, cette eau qui relie les continents et qui fut
le tombeau de milliers d’Africains ». Mais il faudrait
peut-être qu’il y ait plus de monde. De toutes les couleurs.
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