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La mémoire à Nantes, l'architecture témoigne... en secret
Par Eric Pincas

Origine : http://www.historia.presse.fr/data/thematique/80/08007401.html

Indigné par l'amnésie qui semble frapper sa ville, Jean Breteau mène avec l'association Les Anneaux de la mémoire une action citoyenne pour faire connaître le passé négrier nantais. Professeur d'histoire, il est l'auteur de plusieurs ouvrages dont Les Passagers de la rue aux éditions Apogée.

Historia - Quelle est la place de Nantes dans l'histoire des ports négriers français ?

Jean Breteau - La première, pendant tout le XVIIIe siècle. En trois quarts de siècle, Nantes a traité un peu plus de 450 000 captifs africains et assuré plus de 45 % de la traite négrière en France. Ce commerce est monté en puissance à partir du début du XVIIIe avec le rachat par les négociants nantais du privilège de la Compagnie des Indes orientales. Les tonnages sont de plus en plus impressionnants, sauf pendant les périodes de guerre avec l'Angleterre, notamment la guerre de Sept Ans. On note alors un ralentissement du trafic, comme pendant le blocus continental sous l'Empire.

H. - Quelle est la spécificité du commerce négrier nantais ?

J. B. - Il n'y a pas de spécificité nantaise qui en ferait la coupable idéale.

Nantes, par son industrie et ses emplois, a profité directement du profit engendré par la traite. Mais toute l'Europe était compromise dans le système. Les marchandises que Nantes expédiait en Afrique pour le troc venaient de toute l'Europe : les perles de Venise, les fusils de Londres, la dinanderie de Gand, etc. La redistribution s'effectuait de la même façon. Nantes se trouvait à l'articulation des deux, et en ce sens, elle peut être considérée comme un symbole.

H. - Qui sont les négriers nantais ?

J. B . - Ils sont issus de la haute bourgeoisie. Sachant que le commerce négrier ne déroge pas, des nobles irlandais et français investissent aussi dans ce négoce. Il s'agit donc d'un patriciat urbain très puissant. On peut dire, par analogie, que cela représente deux cents familles d'armateurs. Il faut préciser qu'on n'est jamais armateur exclusivement négrier. On arme pour le commerce au nord de l'Europe, pour l'Extrême-Orient avec la Chine et le Japon, pour les Antilles. Les Montaudoin, les Grou, les La Villestreux, les Walsh, les O'Clarke sont les familles négrières les plus connues.

H. - Y a-t-il à Nantes des traces de ce passé négrier ?

J. B. - Non. Les seules empreintes qui existent sont d'ordre architectural, avec le néo-classicisme et le baroque nantais. On se réfère souvent à l'hôtel des Montaudoin place Louis-XVI et à celui des Grou sur l'île Feydeau. Mais ces bâtiments ne sont pas rattachés à l'histoire de l'esclavage : les plaques apposées sur leur fronton ne rappellent en rien leur activité négrière.

H. - Nantes assume-t-elle son passé négrier ?

J. B. - Force est de constater que, pendant un temps, Nantes a refusé cette mémoire. La municipalité est même allée jusqu'à se retirer des commémorations du Code noir en 1985. Depuis la grande exposition des Anneaux de la mémoire en 1994, on s'aperçoit que la ville est de plus en plus soucieuse d'assumer son passé et de le traiter dignement, c'est-à-dire le reconnaître scientifiquement.

H. - Votre association, Les Anneaux de la mémoire, est née en 1992. De quels moyens disposez-vous et quelle est votre action ?

J. B . - C'est une association qui, au départ, regroupait des gens qui voulaient surtout parler de la traite négrière. Nous nous battons actuellement pour qu'il y ait un musée de l'histoire de l'esclavage à Nantes. Mais il y des tas d'autres champs d'action : des aides de développement local au Burkina Faso, au Sénégal, en Haïti, etc. ; des expositions comme celle sur l'émigration - à savoir tous les peuplements étrangers dans la ville de Nantes au cours de l'Histoire. Actuellement, nous oeuvrons pour la conception d'un musée national en Haïti. Nous menons aussi une action pédagogique : création d'un CD-Rom, Cahiers des Anneaux de la mémoire , colloques comme ceux organisés à l'initiative de l'Unesco autour du thème « La route de l'esclave ».

H. - Menez-vous des actions communes avec d'autres anciens ports négriers français ?

J. B. - Curieusement, non. Nous entretenons plutôt des relations avec des groupes africains ou antillais. Il reste tout un travail à faire. Certaines villes en sont encore au stade de l'amnésie ou de la censure, d'autres, telle Saint-Malo, se perçoivent comme des villes corsaires et non négrières. Pour ces raisons, l'action globale n'existe pas.

C'est vrai aussi pour les historiens. Je suis toujours étonné du peu de place accordée à l'esclavage et à la traite négrière dans notre histoire nationale.

H. - Qu'exprime précisément votre engagement dans l'association ?

J. B. - Mon indignation de citoyen : que rien à Nantes ne rappelle l'histoire de l'esclavage de manière explicite. Il y a 200 000 touristes tous les étés qui visitent notre ville et qui ne sont pas informés de ce passé négrier. En cela, la création d'un musée me paraît indispensable.


Historia - 01/11/2002 - N° 80 - Rubrique L'esclavage