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Origine : http://www.outremer44.org/esclavagenantes.html
Deux grandes places portuaires se sont développées
en Bretagne aux Temps modernes, Saint-Malo et Nantes, qui opposaient
"la ville des corsaires et celle des négriers".
Nantes a bien été "ville des négriers",
le grand pôle français de la "traite négrière",
et l'un des principaux pôles du trafic d'exportation des hommes
- des esclaves - depuis les côtes de l'Afrique noire vers
les îles et côtes de l'Amérique tropicale.
L'analyse quantitative du phénomène de la traite,
a été prolongé dans les années 60 et
permet de donner la mesure de ce phénomène avec une
marge d'erreur limitée : de 1703 à 1831 Nantes a armé
au minimum 1 756navires "négriers" (dont 1 336
durant le seul 18ème siècle, de 1703 à 1793),
soit 43% du total des armements négriers français,
près d'un sur deux.
Avec un total vraisemblable de 450 000 Noirs "traités"
- c'est-à-dire achetés et embarqués - à
la côte d'Afrique, soit 7,5% du total des 6 millions de Noirs
acheminés au total par la traite européenne à
travers l'Atlantique au cours du 18ème siècle, Nantes
a été un des grands foyers européens de la
traite atlantique, aux côté de Liverpool et Bristol,
Flessingue et Amsterdam, ou Lisbonne.
Quels étaient les caractères spécifiques de
cette "traite" ?
Quelles en ont été les implications, à court
et à long terme sur le devenir de la place nantaise?
Les raisons d'une vocation
La "vocation négrière" de Nantes a été
assurément une vocation assez tardive. C'est au début
du 18ème siècle - sans doute en 1907, avec l'armement
du vaisseau L'Hercule par la maison Montaudouin - que commence l'histoire
négrière de Nantes. A cette date il y avait déjà
plus de deux siècles et demi que des Européens pratiquaient
la traite des esclaves sur les côtes d'Afrique, et près
de deux siècles que d'autres armateurs et marins français
s'étaient engagés dans la même voie, à
Dieppe ou La Rochelle notamment.
Jusque-là la place nantaise s'était maintenue à
l'écart de ce grand trafic transatlantique, et était
demeuré plus largement, jusqu'au temps de Colbert dans sa
vocation traditionnelle de port à vocation interrégionale
et européenne, avec son trafic de la vieille trilogie médiévale,
blé, vins, sel, et le maintien des liaisons nouées
depuis plusieurs siècles avec la péninsule ibérique,
les Iles britanniques et la mer du Nord.
Or, au début du 18ème siècle, en quelques
années, Nantes s'engage brusquement et résolument
dans le trafic négrier. Après quelques tentatives,
difficiles, pendant la guerre de Succession, le premier "boom"
négrier s'amorce dès 1712-1715, premier temps d'un
vigoureux démarrage qui allait voir Nantes s'imposer comme
le pôle dominant de la traite négrière française
dans la première moitié du 18ème siècle,
avec plus des deux tiers des expéditions françaises.
Depuis un demi-siècle déjà, des navires nantais,
toujours plus nombreux, avaient commencé à traverser
l'Atlantique pour gagner des îles antillaises ouvertes à
la colonisation française, la Martinique et la Guadeloupe
depuis les années 1640, Saint-Domingue depuis les années
1660, avec une intensité qui s'accélère brutalement
après 1674, date de la mise en sommeil de la Compagnie des
Indes Occidentales, avec plus de 60 armements en moyenne dès
les années 1685-1688…
En fait, dès le dernier quart du 17ème siècle,
Nantes est en train de "créer" les Antilles et
leur économie de plantations, investissant déjà
dans les "habitations" produisant du tabac puis du sucre,
implantant ses réseaux commerciaux, et en aval, dès
1700, s'imposant déjà comme une place majeure de denrées
coloniales, un grand marché du sucre, attirant les commissionnaires
de l'Europe du Nord, développant ses premières raffineries
sucrières… Il ne manquait plus qu'un maillon à
cette économie coloniale transatlantique : l'approvisionnement
régulier en main-d'œuvre servile, clé de voûte
du système.
L'échec dans ce domaine des Compagnies privilégiées,
puis leur éviction en 1716, offrait aux négociants
nantais une occasion que les plus dynamiques allaient saisir avec
opportunisme, tels Montaudouin, Sarrebourse, Laurencin, Joubert,
et avec d'autant plus de détermination qu'ils se voyaient
au même moment exclus de la Compagnie des Indes, au profit
des Malouins puis du groupe financier rassemblé derrière
Law. Ils allaient dès lors donner toute son ampleur à
une traite négrière jusque-là balbutiante et
incapable de satisfaire les besoins croissants de main-d'œuvre
de l'économie coloniale.
Dans ces années 1710-1720 commençait l'heure de la
traite, et l'ère des négriers, qui allait placer pendant
un siècle Nantes et ses négociants-armateurs au cœur
d'une économie transatlantique soulevée par une onde
de croissance sans précédent.
A partir de la seconde décennie du 18ème siècle
la place nantaise, ses négociants et ses marins, s'engagent
donc de manière déterminée dans la "traite",
qui sera leur spécialisation fondamentale pendant un siècle.
Que recouvrait ce terme de "traite" ?
La "traite", mot générique qui s'appliquait
à cette époque aussi bien à la "traite"
des blés ou de l'huile, c'est un commerce, un commerce maritime
de grand ampleur, transocéanique et intercontinental, dont
il faut analyser sur un plan économique les facteurs, les
mécanismes, en décrivant les temps successifs du fameux
circuit triangulaire.
Mais cette "traite" - là n'était pas un
commerce comme les autres, malgré les pudeurs - volontaires
- du vocabulaire qui en masquaient la réalité sous
couvert de mots comme "bois d'ébène" ou
"pièces d'Inde", l'historien ne peut en rester
à une telle analyse aseptisée. Il s'agissait bien,
fondamentalement, d'un commerce d'hommes, d'hommes réduits
par la force de l'esclavage, et cette dimension fondamentale du
problème appelle évidemment une autre analyse, sociale,
globale, si l'on veut vraiment éclairer un phénomène
historique qui a concerné le destin de centaines de milliers
d'êtres humains.
Le Port de Nantes : Le trafic triangulaire
La traite, tout d'abord, prise sous l'angle économique,
a été un commerce, un grand commerce maritime intercontinental,
se caractérisant par la spécificité et la complexité
de son circuit commercial.
S'agissant d'un commerce maritime, le circuit de la traite commençait
par l'opération d'armement d'un navire, effectué à
Nantes, ou au-dessus d'un certain tonnage, dans l'un des ports satellites
de l'estuaire comme Couëron ou Paimboeuf. L'opération
technique d'armement impliquait d'abord la mise en état du
navire, rarement sa construction car les armateurs préféraient
généralement, dans ce trafic à risques, utiliser
des navires d'un certain âge moins coûteux et déjà
amortis. Ces navires étaient d'ailleurs de tonnage moyen
- de 120 à 200 tonneaux en règle générale.
La traite impliquait aussi le recrutement d'un équipage important,
en moyenne de 25 à 30 hommes pour 100 tonneaux, soit le double
de ce qu'emportait un navire armé "en droiture"
pour les îles. Mais l'opération d'armement en rivière
de Nantes impliquait surtout, en sus de l'embarquement de vivres
abondantes, celui d'une première cargaison de marchandises,
une cargaison de "traite", destinée à un
premier échange sur la côte d'Afrique, qui se caractérisait
à la fois par sa variété - des étoffes
de coton de couleurs, les "guinées", la quincaillerie,
la verroterie, les eaux-de-vie, les armes (fusils et poudre) - et
par sa valeur qui représentait environ 60% du coût
total de l'armement (ou "mise-hors").
Car l'armement était aussi une opération économique,
le moment où s'opérait l'investissement négrier,
effectué par l'armateur et la société qu'il
constituait pour rassembler les capitaux considérables qu'exigeait
la traite, qui constituait un commerce "riche" à
haut niveau d'investissement, au-delà de la centaine de milliers
de Livres.
Ainsi équipé, pourvu de son équipage, de son
ravitaillement et de sa précieuse cargaison de traite, le
navire quittait l'estuaire de la Loire pour entamer son voyage,
qui était en réalité un circuit, se caractérisant
à la fois par sa durée et sa configuration très
particulière.
Il s'agissait en effet tout d'abord d'un circuit au long cours,
d'une durée pratiquement toujours supérieure à
un an, avec une durée "normale" se situant entre
14 et 18 mois. Il s'agissait d'autre part d'un circuit complexe
dont la configuration justifie l'appellation qui lui sera donnée
plus tard de trafic triangulaire. Le circuit négrier n'était
pas seulement une succession de parcours maritimes : il incluait
de longs temps d'escale outre-mer, sur la côte de Guinée
(2 mois et 7 jours) et aux îles (prés de 3 mois), correspondant
à la traite proprement dite, ou plutôt à une
succession d'opérations de traite, en Afrique, aux îles
et, en dernière instance, à Nantes même, après
le déchargement et le désarmement des navires.
Le trafic triangulaire n'était pas seulement le triangle
maritime dessiné dans l'Atlantique par le sillage des navires
: il était aussi l'enchaînement de ces trois négociations
commerciales successives, au terme desquelles s'était opérée
la transmutation des cargaisons, des guinées, fusils et eaux-de-vie
embarqués à Nantes jusqu'aux barriques de sucre ou
balles de café débarquées sur les quais de
la Fosse et vendues à la Bourse de Commerce ; et il allait
peut-être se matérialiser en profit dans les Grands
Livres de compte et les coffres des négociants.
La traite, commerce d'esclaves, telle est réalité
fondamentale qui déterminait sous de multiples aspects les
modalités de ce grand trafic maritime.
C'est elle qui exigeait, dès le départ, l'embarquement
de forts équipages, deux fois plus nombreux proportionnellement
que pour les trafics ordinaires à travers l'Atlantique, composés
d'hommes endurcis peu enclins aux sentiments, dont l'embauche se
justifiait par leur fonction à venir, qui allait être
celle de gardes-chiourme et de "matons" plus que de marins.
C'est cette réalité spécifique qui expliquait
aussi la durée de ce séjour de plusieurs mois sur
une côte d'Afrique pourtant peu hospitalière, où
il fallait parfois faire un véritable circuit de "cueillette"
avec plusieurs escales de traite en différents points de
la côte pour compléter sa cargaison.
Car la traite à la côte d'Afrique était un
commerce, où les capitaines devaient nouer des relations
d'échanges avec des partenaires africains, marchands ou roitelets,
installés à proximité de la côte et qui
recevaient eux-mêmes les captifs capturés parfois fort
loin dans l'intérieur du continent et acheminés ensuite
jusqu'aux comptoirs de la côte. C'est auprès de ces
intermédiaires indigènes que les capitaines devaient
aller acheter les captifs, souvent d'ailleurs en quittant le navire
et remontant des rivières jusqu'à plusieurs kilomètres
dans l'intérieur, en payant en troc contre des lots de pacotilles,
non sans palabres ni délais, ni versement de cadeaux aux
chefs locaux, dont les exigences étaient accrues par la vive
concurrence que se livraient entre eux les Européens de toutes
nations.
Pour les négriers l'objectif, purement économique,
était de conserver durant la traversée le maximum
d'esclaves et de les maintenir dans le meilleur état possible.
Mais ce souci "sanitaire" se heurtait aux conditions
concrètes de l'entassement des esclaves dans les cales des
navires, dans des "parcs" aménagés comme
pour du bétail, à raison de deux hommes par tonneau
de jauge au moins (et parfois plus), dans les conditions sanitaires
que l'on imagine, malgré les "promenades" en principe
quotidiennes des esclaves sur le pont, pour les aérer et
les "rafraîchir".
La sanction inéluctable, notamment pour les armateurs les
plus avides entassant les esclaves au-delà du supportable,
était la mortalité par épidémie parmi
les captifs durant la traversée.
On peut estimer que 13 à 15% des esclaves achetés
en Afrique on pu périr avant d'être vendus en Amérique,
mais avec des variations considérables d'un voyage à
l'autre que n'explique pas seulement l'épidémie. Car
la cargaison transportée par les négriers n'était
pas inanimée et encore moins inerte : c'était une
cargaison d'êtres humains susceptibles de réagir, de
résister par des réactions de désespoir comme
les suicides, individuels et parfois collectifs, notamment au départ
des côtes africaines.
Il pouvait s'agir surtout des révoltes qui constituent une
constante de la réalité de la traite. Car la révolte
collective, violente et sans merci, constituait l'un des traits
structurels et l'un des risques majeurs de la traite. Ces révoltes
éclataient à certains moments dangereux du circuit
négrier : à l'embarquement, à la vue des côtes
africaines, lorsqu'il semblait encore possible d'échapper
à l'irrémédiable ; mais aussi en pleine mer,
avec plus de désespoir et de rage, à l'occasion des
"promenades" sur le pont que les capitaines étaient
contraints d'organiser quotidiennement pour "rafraîchir"
les captifs et les conserver dans un état physique acceptable.
C'est cette menace permanente de la révolte qui exigeait
la présence d'un encadrement surabondant, et surarmé,
et l'instauration d'un véritable ordre pénitentiaire,
comme le symbolisait la marque au fer rouge des captifs à
l'embarquement, leur enchaînement deux par deux, et la pratique
d'une répression féroce à la moindre velléité
de révolte.
Un bilan ambigu
En définitif, qu'a apporté la traite à la
cité ?
A court terme, il est certain que la traite a été
un puissant à la croissance nantaise, qui hissa brutalement
le port de la Loire au premier rang des ports coloniaux français
dans la première moitié du 18ème siècle.
Ce sont aussi ses effets indirects sur le trafic de denrées
coloniales, qui constitue désormais, au 18ème siècle,
le grand commerce d'importation de la place nantaise, animant son
activité commerciale (et sa Bourse), attirant les commissionnaires
étrangers de toute l'Europe du Nord, nourrissant son commerce
de redistribution vers la Hollande, Hambourg ou la Baltique. Les
négriers eux-mêmes ramenaient une partie de ces denrées
au terme de leur circuit, mais le produit de la vente des esclaves
aux îles, converti en sucre et café, exigeait que d'autres
navires viennent "en droiture" depuis Nantes pour en charger
le surplus. C'est la traite qui stimulait ainsi l'essor du commerce
"en droiture" entre Nantes et les îles, portant
sur des effectifs encore plus importants (pour 34 négriers
armés par an en 1752-54, partaient 80 navires "en droiture").
Il est certain que les négriers en ont directement tiré
profit.
La rentabilité de la traite semble bien s'être fortement
dégradée dans le dernier tiers du 18ème siècle,
sous l'effet de la montée de la concurrence des autres ports
français, de Bordeaux à Marseille, et de la raréfaction
des ressources du "gisement d'hommes" africain surexploité,
obligeant les négriers à aller chercher toujours plus
loin le précieux "bois d'ébène",
jusqu'en Angola et au Mozambique.
La bourgeoisie nantaise avait lié son sort à un "Ancien
Régime colonial" menacé, et devait ressentir
de plein fouet le choc de son explosion en 1791, lorsque se révolteront
en masse les esclaves de Saint-Domingue, la "perle des Antilles".
Nantes s'engageait ainsi dans le 19ème siècle les
yeux tournés obstinément vers un passé révolu.
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