Origine : http://journal.alternatives.ca/fra/journal-alternatives/publications/archives/2011/journal-des-alternatives-vol-2-no-701/article/entrevue-avec-le-sociologue-eric-6429
Par ses dérives, ses excès et sa violence, le capitalisme
financier semble avoir engendré un mouvement de contestation
d’une ampleur sans précédent. Pour le sociologue
Éric Pineault, c’est une occasion unique d’observer
la nouvelle forme que prend la lutte des classes dans les sociétés
capitalistes contemporaines, mais aussi de commencer à penser
les contours d’une économie postcapitaliste. Le Journal
des Alternatives a rencontré ce spécialiste de sociologie
économique dans son bureau de l’Université du
Québec à Montréal, où il est professeur
et directeur de recherche à la Chaire Mondialisation, citoyenneté
et démocratie. Première partie de cette grande entrevue.
Journal des Alternatives : Dans vos recherches, vous émettez
l’hypothèse que la « révolution financière
» du capitalisme serait en train d’engendrer son «
altérité », c’est-à-dire ces grands
mouvements de contestation anticapitalistes qui remettent radicalement
en question le système socioéconomique dans lequel
on vit. D’abord, qu’entendez-vous exactement par «
révolution financière » ?
Éric Pineault : Je parle d’une révolution financière
par analogie avec celle qui a précédé et préparé
la révolution industrielle et qui a donné lieu à
la création du système bancaire moderne, aux 17e et
18e siècles. Or, je crois que ce schéma peut être
transposé à ce qui s’est passé dans les
30 dernières années.
Depuis les années 80, on a tellement dérèglementé
le secteur financier qu’on lui a permis de se donner un espace
autonome par rapport au reste de la société et de
l’économie. Dans cet espace qu’elle s’est
donné et où elle se déploie sans véritables
règles ou contraintes, la finance a créé un
nouveau régime de transformation et de changement permanents,
un régime qui se caractérise donc essentiellement
par une très forte instabilité.
Journal des Alternatives : Ce qui n’était pas
le cas pour le capitalisme plus classique, antérieur à
cette révolution financière... ?
Éric Pineault : La forme antérieure de capitalisme,
à savoir le capitalisme avancé dans sa phase fordiste,
se caractérisait plutôt par un régime de stabilité
— par des planifications économiques à long
terme, par des cycles d’investissement très prévisibles,
par des cycles économiques que l’on maîtrisait
plus ou moins, etc. Il s’agissait d’une économie
politique axée avant tout sur les mécanismes de stabilisation.
Or, depuis la révolution financière, le capitalisme
carbure au contraire à la déstabilisation —
une déstabilisation et une instabilité que la finance
impose à l’économie et à la société
réelles. C’est là l’hypothèse qu’avançait
déjà Naomi Klein dans La stratégie du choc
[1].
Ce qu’il est important de voir aujourd’hui, c’est
que cette instabilité n’est pas seulement un effet
de la finance. C’est plutôt la manière par laquelle
la finance fonctionne et se reproduit. C’est en instaurant
des cycles de crises, de krachs financiers, que la finance peut
fonctionner et imposer sa puissance... Pour l’élite
financière, un marché en crise, en effondrement, c’est
une occasion en or pour faire de bonnes affaires. Et c’est
là quelque chose de propre au monde financier tel qu’il
s’est déployé dans les 30 dernières années.
Journal des Alternatives : Autrement dit, la crise que l’on
traverse en ce moment ne serait pas un accident de parcours, une
anomalie ou une défaillance du système, mais elle
s’inscrirait selon vous dans la logique même du capitalisme
financier ?
Éric Pineault : Cette crise n’est certainement pas
un accident. Et ce n’est d’ailleurs pas la première
ni la dernière crise que l’on traverse. Certains économistes,
comme Louis Gill [2], font remonter ce régime d’instabilité
à la crise de la dette de 1982. Pour ma part, je préfère
commencer en 1994, avec la crise mexicaine, qui a immédiatement
provoqué la réaction zapatiste. Ensuite, les crises
se sont succédé : crise asiatique en 1997, crise russe
en 1998, dot-com bust en 2001, crise des subprimes en 2007, crise
financière globale en 2008, crise des dettes publiques européennes
en 2010 et jusqu’à aujourd’hui. Toutes ces crises
ont ceci en commun qu’elles ont toutes été construites,
en grande partie, par la finance elle-même.
La crise de la dette dont on parle en ce moment n’a pas d’autre
origine. Bien sûr, les économies grecque et portugaise
présentaient des problèmes sur le plan structurel,
notamment d’importants déséquilibres budgétaires.
Mais en ce qui concerne les économies comme celles de l’Irlande
et de l’Espagne, elles étaient engagées sur
des trajectoires de croissance forte et elles présentaient
un équilibre budgétaire assez stable, avec une certaine
marge de manœuvre. Or c’est la crise de leur système
financier, auquel elles ont dû porter secours, qui les a fait
couler.
On voit donc cette logique de révolution financière
et de déstabilisation à l’œuvre partout.
Les banques ont fait énormément d’argent avec
ces dettes publiques. Quand le taux d’intérêt
sur une dette publique passe de 2 à 10 %, le rendement des
banques est multiplié par cinq. C’est pourquoi elles
ont travaillé à prolonger et à accroître
le surendettement de ces États, même si elles savaient
très bien que ce n’était pas viable. Pendant
ce temps, ce sont les citoyens des États en crise qui se
font serrer la vis. Ce sont eux qui payent : c’est leur chômage,
leurs sacrifices, leur misère parfois, qui ont permis aux
banques de générer des rendements exceptionnels pendant
plusieurs années.
De plus, il faut bien voir que les mesures d’austérité
imposées actuellement par les institutions financières
ont un impact fortement dépressif sur l’économie.
Et quand le chômage augmente, les revenus de l’État
diminuent aussi, de sorte que l’on entre dans un cercle vicieux
dont les principales victimes sont toujours les citoyens les moins
nantis.
Journal des Alternatives : On dit souvent que la crise de 2008
était le résultat d’une sorte de déconnexion
du monde de la finance par rapport au reste de la société.
C’est d’ailleurs ce que les mouvements de contestation
comme Occupy Wall Street reprochent aux acteurs du système
financier : ils seraient complètement déconnectés
de l’économie et de la société réelles.
Vous refusez cette interprétation et vous dites qu’au
contraire, le système financier est très bien connecté,
très bien branché sur l’économie et la
société. Et c’est cette connexion particulière
qui serait en cause dans la crise.
Éric Pineault : En effet. Toute la puissance de la finance
réside dans sa capacité à se brancher sur l’économie,
de forcer l’économie réelle à prendre
une sorte de « détour » financier.
C’est ce qui se produit par exemple avec la consommation
de masse. Jusque dans les années 90, la consommation des
ménages était fonction de leurs revenus : il y avait
un lien fort, direct, entre les dépenses de consommation
et les salaires. Jusque-là, la finance ne jouait qu’un
rôle mineur.
La révolution, dans les années 90, a consisté
pour la finance à s’interposer entre le salaire et
la consommation, par le biais du crédit. Dès lors,
le salaire ne sert plus acheter directement, mais à payer
la carte de crédit.
La connexion du système financier sur l’économie
réelle est ici évidente : la finance force le processus
économique à passer par le système financier.
Mais cette logique s’applique partout, aussi bien à
l’investissement des entreprises, au monde du travail, aux
finances publiques... Dans tous les cas, la finance est certes extérieure
à l’économie, mais sa puissance vient de sa
capacité à se brancher, à se connecter sur
elle.
Il y a donc non pas déconnexion, mais connexion, et cette
connexion prend la forme d’un rapport de domination : la finance
encadre, emboîte l’économie réelle pour
ensuite la déterminer et la dominer de l’extérieur.
Plusieurs vont même jusqu’à parler d’un
véritable coup d’État : la finance se place
au cœur même de l’économie réelle,
et elle se met à déterminer tous les autres rapports
économiques.
La révolution financière, c’est précisément
ce coup d’État, ce coup de force par lequel elle instaure
son régime de changement perpétuel et de déstabilisation,
puis l’impose à l’ensemble de l’économie.
Journal des Alternatives : Et cette instabilité chronique
ne profite jamais qu’à une petite élite financière
et corporative...
Éric Pineault : Surtout aux PDG des grandes entreprises,
qui se font rémunérer en actions, en outils spéculatifs,
en plus de leur salaire de base. Ce sont eux qui accaparent l’essentiel
des rendements et de la richesse financière, et donc qui
profitent de toute cette instabilité. Mais c’est toujours
nous qui leur fournissons cette richesse. Que ce soit par notre
travail, nos caisses de retraite, nos REER, nos placements ou notre
endettement, nous nourrissons ce système financier. Et eux
attendent à l’autre bout du tuyau pour récolter
les rendements.
Nous, les salariés, n’avons donc pas le même
type de rapport au capital financier que les PDG d’entreprises.
Eux ont un rapport actif au capital : il l’initie, l’encadre,
le régule, le valorise. Quant à notre rapport au capital
financier, il n’est pas actif, mais passif, entièrement
subi : nous subissons les conséquences de leur activité.
Et on voit cette asymétrie de puissance partout où
la finance s’interpose : au niveau des placements et de l’endettement
des ménages, dans l’univers du travail et des entreprises,
mais aussi dans le rapport à l’État... Car nous,
les salariés, nous payons des impôts, alors que l’élite
financière en paye souvent beaucoup moins. Et nos impôts,
faut-il le rappeler, servent à valider et payer une dette
qu’eux détiennent, comme on le voit en ce moment dans
le cas de la Grèce.
Ce sont là trois plans où se joue le nouveau rapport
entre l’élite et la masse qui, selon moi, préfigure
la forme que prendra la lutte des classes dans la société
financiarisée.
Notes
[1] Naomi Klein, La stratégie du choc : la montée
d’un capitalisme du désastre, Actes Sud / Leméac,
2008.
[2] Louis Gill, La crise financière et monétaire
mondiale : endettement, spéculation, austérité,
Montréal : M Éditeur, 2011. L’introduction de
ce livre est disponible gratuitement sur le site Internet des Classiques
des sciences sociales.
http://journal.alternatives.ca/fra/journal-alternatives/publications/archives/2011/journal-des-alternatives-vol-2-no-701/article/entrevue-avec-le-sociologue-eric-6429
Entrevue avec le sociologue Éric Pineault (2e partie)
99/1 : penser la lutte des classes à l'heure du capitalisme
financier
1er novembre 2011
Louis Chaput-Richard
http://journal.alternatives.ca/fra/journal-alternatives/publications/archives/2011/journal-des-alternatives-vol-2-no-701/article/entrevue-avec-le-sociologue-eric
Par ses dérives, ses excès et sa violence, le capitalisme
financier semble avoir engendré un mouvement de contestation
d’une ampleur sans précédent. Pour le sociologue
Éric Pineault, c’est une occasion unique d’observer
la nouvelle forme que prend la lutte des classes dans les sociétés
capitalistes contemporaines, mais aussi de commencer à penser
les contours d’une économie postcapitaliste. Le Journal
des Alternatives a rencontré ce spécialiste de sociologie
économique dans son bureau de l’Université du
Québec à Montréal, où il est professeur
et directeur de recherche à la Chaire Mondialisation, citoyenneté
et démocratie. Deuxième et dernière partie
de cette grande entrevue.
Journal des Alternatives : Le capitalisme financier tel qu’il
se déploie depuis 30 ans donne lieu à de nouveaux
types de rapports entre l’élite et la masse, et donc
à une nouvelle forme de conflit social. Le mouvement de contestation
actuel propose de concevoir ce conflit comme une opposition entre
« nous », les « 99 % », et « eux »,
le « 1 % », c’est-à-dire l’élite
financière. Plusieurs personnes, y compris des sociologues,
ont critiqué ce schéma du « 99/1 », qu’ils
disent trop naïf, voire simpliste, et qui fausserait donc la
réalité que l’on veut transformer. Dans vos
recherches, vous semblez reprendre à votre compte cette polarité
dialectique du « 99/1 ». Vous pensez donc qu’il
s’agit du bon modèle pour penser, critiquer et transformer
la réalité sociale et économique produite par
le capitalisme financier ?
Éric Pineault : Je crois que c’est le schéma
adéquat pour penser la lutte des classes. Bien sûr,
on pourra toujours décrire la société autrement,
par exemple en la découpant en différentes strates,
en fonction des revenus, des formes de propriété,
etc. C’est un certain regard que l’on jette sur la société.
Ce qui est intéressant dans le mouvement de contestation
actuel, c’est qu’il nous invite à jeter ce regard
bipolaire sur la société, ce regard du « nous
» contre « eux ». Et ce schéma de polarité
sociale me semble particulièrement pertinent lorsqu’il
s’agit d’identifier, d’isoler et de contester
une élite dont la domination est illégitime, comme
c’est le cas ici. Sinon, on reste dans une logique de la diversité
qui non seulement divise, mais qui ne permet même pas d’identifier
clairement ce que l’on conteste.
Pendant les trente dernières années, la gauche a
surtout privilégié ce vocabulaire politique de la
diversité — le vocabulaire multiculturaliste, celui
de la différence, etc. Il permet de penser très efficacement
les divers types d’exclusion sociale. Et il y a eu des gains
immenses pendant cette période au Québec et au Canada.
Mais tant qu’on restait dans ce paradigme, on ne pouvait pas
vraiment parler des inégalités économiques,
car ces inégalités sont fondamentalement polaires.
Quand on regarde les données brutes, on voit clairement que
depuis 30 ans, en Amérique du Nord, l’inégalité
socioéconomique a pris cette forme bipolaire : d’un
côté, les « 99 % », la masse, dont les
revenus et la richesse sont stagnants ; de l’autre, le «
1 % », une très petite élite, dont les revenus
ont véritablement explosé. C’est cette élite
que le politologue américain Michael Lind [1] nommait l’overclass,
cette classe qui s’exclut du système de solidarité
sociale, par analogie avec l’underclass [classe la plus défavorisée],
qui, elle, est exclue du système.
Le schéma bipolaire est donc tout à fait validé
par les données empiriques. C’est même un consensus
chez les économistes depuis une dizaine d’années
— et pas seulement chez les plus gauchistes. Pour comprendre
ce que nous voyons actuellement, c’est-à-dire des gens
qui descendent massivement dans la rue pour réclamer, au
nom des « 99 % », des transformations majeures du système
économique, il s’agit certainement du bon modèle
d’analyse.
Journal des Alternatives : Certaines personnes peuvent avoir
l’impression que les mouvements d’indignés et
d’occupants regroupent surtout des militants de l’extrême
gauche anticapitaliste, et qu’ils ne représentent donc
pas vraiment les « 99 % » comme ils le prétendent...
Éric Pineault : Dans certaines villes, cette impression
est peut-être justifiée. Mais la dynamique est vraiment
différente aux États-Unis, et notamment à New
York. Certes, beaucoup de ceux qui occupent Wall Street sont des
jeunes, souvent très scolarisés et exclus du marché
du travail. Mais ce ne sont pas des militants de mouvements sociaux
ou politiques. Il y a toutes sortes de gens et ils sont d’ailleurs
très méfiants des discours politiques organisés,
y compris marxiste ou anarchiste. Pour l’instant, je vois
donc surtout ces espaces d’occupation comme des lieux d’expérimentation
où le mouvement essaie de se donner un vocabulaire, de se
forger une identité.
En même temps, il faut bien voir que le mouvement d’occupation
a une très forte résonnance dans la population américaine,
et notamment dans la classe moyenne. Les sondages témoignent
d’un appui populaire impressionnant, qui atteint les 50 et
même les 60 %...
Journal des Alternatives : Et dressez-vous un portrait similaire
du mouvement « Occupons Montréal » ?
Éric Pineault : Ici, c’est évidemment autre
chose. À l’origine, il s’agissait d’un
mouvement d’appui, de solidarité avec New York. Ensuite,
l’espace a pu être utilisé comme une vitrine
pour l’extrême gauche anticapitaliste — et c’est
tant mieux ! Ce qui est fascinant, c’est que même à
Montréal, où le mouvement prend une tournure plus
politique, les discours sont quand même complètement
éclatés et hétérogènes.
Journal des Alternatives : Vous dites que le mouvement de contestation,
surtout nord-américain, est « conservateur ».
En quel sens exactement ?
Éric Pineault : En ce sens où les indignés
aux États-Unis voudraient pouvoir conserver ou retrouver
leur statut, leur condition de salariés, et non pas s’en
libérer. Ce qu’ils demandent le plus souvent, c’est
du travail. Ils réclament finalement ce que leurs parents
ont eu et qu’eux ont perdu.
Ceux qui occupent Wall Street refusent donc le capitalisme financier
actuel et son régime de déstabilisation permanente,
mais revendiquent pour l’essentiel un retour au capitalisme
avancé classique [fordiste], marqué par une plus grande
stabilité. C’est en ce sens que le mouvement d’occupation
peut être qualifié de « conservateur »
: il revendique le retour à un autre système qui,
même si on peut le juger plus normal ou sensé, n’en
demeure pas moins un système d’exploitation.
C’est sans doute aussi pourquoi, avant l’émergence
d’Occupy Wall Street, le Tea Party a pu canaliser à
droite une bonne partie de la frustration et de la colère
populaires. Les deux mouvements partagent d’ailleurs un certain
vocabulaire, soit celui de la révolution américaine,
qui gravite surtout autour d’une dénonciation de la
corruption. Mais les gens ont vite réalisé que le
Tea Party et la droite populiste ne pouvaient pas répondre
à leurs aspirations. Et c’est peut-être cet échec
du Tea Party qui explique comment le mouvement d’occupation
peut avoir un écho aussi important dans la population américaine.
Journal des Alternatives : Pour les économistes et sociologues
de gauche comme vous, y a-t-il un modèle socioéconomique
alternatif qui devrait être envisagé plus sérieusement
? Y a-t-il des revendications concrètes et précises
qui devraient être mises de l’avant ?
Éric Pineault : Il faut d’abord remarquer qu’aux
États-Unis, à Wall Street, plusieurs revendications
intéressantes commencent à se préciser. La
plupart tournent justement autour de cette dénonciation de
la corruption, celle de ce « 1 % » qui non seulement
est corrompu, mais qui corrompt aussi l’ensemble du processus
politique.
On revendique par exemple une réforme majeure de la fiscalité,
pour contraindre de nouveau le « 1 % » à payer
sa part d’impôts. Il y a aussi la revendication d’une
loi « Glass-Steagall » [2], qui imposerait une séparation
stricte entre le monde financier de la spéculation et le
celui des banques de dépôt qui desservent l’économie
ordinaire, comme c’était le cas entre les années
40 et 60. Enfin, il y a la revendication qui concerne le financement
des activités politiques : Occupy Wall Street réclame
clairement que soient brisés tous les mécanismes par
lesquels les grandes entreprises et corporations en sont venues
à dominer la vie politique américaine. Ces revendications
ne sont certes pas révolutionnaires, mais elles sont tout
de même claires et partagées.
Pour ma part, l’idée que j’essaie d’amener
depuis le début de la crise actuelle [3], c’est que
le capitalisme n’a pas tenu ses promesses au 20e siècle
et qu’il ne faut donc plus essayer de le relancer ou de le
« refonder ». Et ces promesses brisées pourraient
sans doute être le point de départ pour formuler des
revendications anticapitalistes, ou même pour penser un modèle
alternatif crédible.
Je pense d’abord à la promesse du temps, la plus importante.
Depuis deux siècles, la capacité de produire de nos
sociétés a explosé, mais on continue à
consacrer toujours plus de temps au travail. L’économie
capitaliste n’a donc pas été en mesure de se
servir de ses gains de productivité pour libérer l’humanité
du travail. Il y a selon moi un enjeu très important autour
du temps, qui touche directement la vie, le vécu des gens,
et qui peut être un levier pour construire un nouvel anticapitalisme.
Ensuite, il y a la promesse non tenue quant au partage de la richesse.
Le capitalisme avait toujours promis que l’enrichissement
de la société allait se traduire par un enrichissement
de tous, et qu’il était donc inutile de redistribuer
les richesses. C’est la fameuse phrase attribuée au
président Kennedy : « A rising tide lifts all boats
» [une marée montante soulève tous les bateaux].
Or, depuis les années 1980, la croissance économique
se traduit par une croissance toujours plus importante des inégalités.
Elle enrichit les plus riches et elle endette tous les autres.
Enfin, troisième grande promesse non tenue du capitalisme
: celle de l’écologie. Depuis 30 ans, on nous fait
croire que l’économie capitaliste est capable de résoudre
la crise écologique, notamment grâce à l’innovation
scientifique et technologique. Or, bien sûr, cette réponse
capitaliste à la crise est un échec complet. Ce que
l’on peut espérer ici, c’est donc que le mouvement
d’indignation actuel s’arrime en quelque sorte au mouvement
écologiste qui, lui, arrive déjà avec un contre-discours
et des propositions solides et concrètes.
À mes yeux, ce sont là trois vecteurs possibles d’une
politique anticapitaliste « ordinaire » [4], trois moyens
de politiser la crise actuelle : l’écologie, l’inégalité
et le temps.
Journal des Alternatives : Serions-nous déjà
engagés dans une phase de transition vers un nouveau système
socioéconomique ?
Éric Pineault : Il est indéniable qu’on assiste
à une reconstruction des formes économiques et des
formes de solidarité humaine. Le modèle de socialisation
étatique du 20e siècle est déjà largement
dépassé. Ce qui ne veut pas dire que le secteur public
n’a plus sa place, au contraire, mais il y a maintenant une
multitude d’autres manières de penser la socialisation.
Je pense aussi que « sortir du capitalisme » peut vouloir
dire plusieurs choses. Par exemple, une économie non capitaliste
pourrait avoir des marchés et des entreprises privées,
mais dont la taille et la capacité d’accumulation seraient
limitées. Je crois que les contours d’une économie
postcapitaliste sont souvent beaucoup plus complexes qu’on
le croit et surtout qu’on l’a cru au 20e siècle.
Une telle économie pourrait finalement prendre une pluralité
de formes dans l’espace et dans le temps.
Ce qui est indéniable, c’est que le capitalisme est
quand même un tout petit point — 150 ou 200 ans —
dans l’histoire de l’humanité civilisée.
On peut donc penser qu’on va passer à autre chose assez
vite, et c’est tant mieux. Mais il est très difficile
de savoir comment et à quel rythme se fera cette transition.
Ce sera toujours une question de lutte et de politisation. Comme
les dix prochaines années seront caractérisées
par une forte stagnation économique propice au conflit social,
il est permis de penser que des transformations importantes pourraient
survenir. Mais c’est la lutte qui va en décider.
Aussi, ce qui va être intéressant politiquement, c’est
quand nous, les salariés, allons réaliser que nous
sommes propriétaires de la plupart des grandes entreprises
et des grandes banques, par l’entremise de nos placements.
Alors peut-être refuserons-nous de nous laisser abuser par
le « 1 % » — qui, au fond, ne fait que gérer
nos placements — et commencerons-nous à exiger un autre
modèle économique, une autre manière de faire.
Le mouvement de contestation actuel marque peut-être le début
de cette prise de conscience collective.
Notes
[1] Michael Lind, The Next American Nation : The New Nationalism
and the Fourth American Revolution, Free Press, 1995.
[2] Du nom donné au Banking Act américain de 1933,
lequel a notamment instauré une séparation entre les
banques de dépôt et les banques d’investissement,
en plus de créer le système d’assurance des
dépôts bancaires (Federal Deposit Insurance Corporation).
L’appellation « Glass-Steagall » provient des
noms du sénateur (Carter Glass) et du représentant
(Henry B. Steagall) qui ont proposé la loi. Déjà
largement contournée par les banques dans les années
70 et 80, la loi a finalement été abrogée en
1999.
[3] Voir l’article d’Éric Pineault, «
L’économie d’abord, oui, mais laquelle ? »,
publié dans Le Devoir du 27 novembre 2008 ; disponible en
ligne sur le site Internet du Devoir.
[4] Ibid.
http://journal.alternatives.ca/fra/journal-alternatives/publications/archives/2011/journal-des-alternatives-vol-2-no-701/article/entrevue-avec-le-sociologue-eric
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