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Éric Hazan, éveilleur de lucidité
par Christophe Kantcheff

Origine : http://www.politis.fr/article1368.html


Dans un livre d’entretiens avec Mathieu Potte-Bonneville, l’écrivain et éditeur Éric Hazan revient sur son parcours intellectuel et professionnel jalonné d’engagements, et prolonge son travail de décryptage des mécanismes de domination.

Dans ces lendemains de référendum stupéfiants d’autisme autoritaire de la part de ceux qui détiennent les pouvoirs politique, idéologique et médiatique, la lecture du livre d’entretiens d’Éric Hazan avec Mathieu Potte-Bonneville agit comme un contrepoison. C’est d’ailleurs un mot voisin ­ « Contrepoints » ­ que porte en titre la collection où paraît ce livre, chez un nouvel éditeur, les Prairies ordinaires. Contrepoison à ce qui se nomme un peu grossièrement la propagande, plus justement les représentations imposées de l’histoire, les prétendues évidences consensuelles aux allures de tabous, ou les vessies arrangées en lanternes. Faire mouvement ­ un beau titre qui désigne un camp politique autant qu’une philosophie de la vie ­ dessine d’abord le portrait d’un homme, Éric Hazan, aujourd’hui écrivain et éditeur, directeur des éditions la Fabrique, qui approche de sa soixante-dixième année. Un portrait par définition non figé, c’est-à-dire non pas composé de pied en cap, avec le souci du détail et de l’anecdote, mais saisi à la volée dans les « zigzags » de sa biographie, dans la diversité de ses intérêts et la richesse de sa pensée, avec une ligne de convergence : la politique. Éric Hazan est en effet un animal politique au sens où l’on dit de l’homme qu’il est un animal social : elle le nourrit, en traverse toutes les fibres en même temps qu’elle oriente chacune de ses activités, structure son unité. « Mes rapports avec la politique se sont plutôt établis comme des prises de position sur des points précis », dit-il, qui se traduisent dans la vie même, plutôt que dans la recherche du pouvoir. Voilà la marque d’un esprit indépendant, pour qui l’engagement spécifique (là où on se trouve, devant sa porte et même chez soi) n’est pas un vain mot.

L’engagement... Un mot dont il n’a pas la « passion », avoue Éric Hazan ­ on le comprend, tant il est galvaudé, usé jusqu’à la corde ­, « mais par quoi le remplacer ? » Le soutien direct au FLN a été son premier engagement « marquant », suivi d’une pratique de la médecine, alors qu’il était interne, dans un village algérien lors de l’indépendance. Puis, en 1975, devenu chirurgien, membre fondateur de l’Association médicale franco-palestinienne, il rejoint le Liban en pleine guerre pour servir de médecin « à cette "armée" que l’on appelait à l’époque les "Palestino-progressistes" ». De ce moment date son soutien à « la cause des opprimés de cette région, qui sont pour l’essentiel des Palestiniens », et son sentiment de bien-être dans les villes arabes, lui qui, par ailleurs, est juif.

La quarantaine passée, Éric Hazan change de vie professionnelle, devient éditeur, et, comme toujours, cherche à « appliquer [s]es idées politiques dans son travail ». C’est, aujourd’hui, à travers les éditions la Fabrique, dont il raconte la création en 1998, un pôle de résistance à la concentration de l’édition, en particulier avec André Schiffrin, et la diffusion en France de voix courageuses sur la Palestine, qu’il s’agisse d’Amira Hass, Ilan Pappé, Michel Warschawski, Tanya Reinhart ou Moustapha Barghouti. Mais, auparavant, Éric Hazan a présidé à la destinée des éditions d’art fondées par son père, qu’il a abandonnées quatorze ans plus tard, après le rachat d’Hachette et ses logiques comptables. Là, il a affirmé un autre engagement, sur le plan culturel cette fois, mais dont il explicite la signification politique : « On peut estimer qu’en prenant parti pour le contemporain en sens inverse des croque-morts de l’art, en ouvrant sur la recherche étrangère, en faisant confiance à de jeunes auteurs, une maison d’édition "d’art" montre de quel côté elle se situe. » Des propos que nous pourrions reprendre comme profession de foi.

Lire la suite dans Politis n° 855

Faire mouvement, Éric Hazan, entretiens avec Mathieu Potte-Bonneville, « Contrepoints », Les Prairies ordinaires, 142 p., 14 euros.



« Chronique de la guerre civile », d’Éric Hazan
par Christophe Kantcheff


http://www.politis.fr/article895.html

Dans « Chronique de la guerre civile », Éric Hazan dévoile sans ménagement l’offensive mondialisée des dominants et des gouvernements contre les peuples et les « classes dangereuses ».

Voilà un livre sur lequel on ne se précipite pas dans les rédactions. Ceux qui pourtant se targuent d’être les champions du débat, les chroniqueurs zélateurs du « politiquement incorrect » ou les journalistes friands de joutes tant que celles-ci obéissent aux règles qu’ils ont eux-mêmes fixées (en cas de transgression ils disent qu’il y a « dérapage »), l’ignorent. Éric Hazan est tenu de toute évidence pour hors la loi, et sa Chronique de la guerre civile pire qu’incorrecte : intolérable. Au contraire, son livre-brûlot est pour nous un acte de courage autant qu’un geste utile pour éveiller la lucidité, un contrepoison aux croyances et à la propagande.

De quelle guerre civile s’agit-il ? Celle qui nous entoure, aux quatre coins du monde, guerre ouverte ou larvée, barbarie classique ou douce. Ceux qui détiennent les pouvoirs, les dominants, les occupants, les gouvernants, l’ont déclarée aux dominés, aux persécutés, aux peuples. Autre chose que le « choc des civilisations », ce concept anti-arabe et anti-Islam. Une guerre civile mondialisée, y compris dans les pays au « vernis démocratique » où « l’état d’exception est devenu la règle », et où elle légitime la restriction des libertés et la chasse aux pauvres. D’août 2002 à août 2003, sous la forme d’un journal, l’auteur en pointe les manifestations et en tire des analyses décapantes. Sans aucune neutralité, avec le regard de celui qui se place dans le camp « des journalistes qui font la grève de la faim au Maroc, [...] des gamins karennis qui s’entraînent à la mitrailleuse dans le nord de la Birmanie, [...] des inconnus qui attaquent les convois américains en Irak, [...] des universitaires américains qu’on chasse de leur poste, [...] de la maman palestinienne qui attend avec son bébé malade que le soldat du check-point décide si elle peut passer ».

De même qu’il ne conçoit pas l’« ennemi » à l’image simpliste du modèle hégélien, « central et rationnel, le sommet de la pyramide étant le salon ovale de la Maison Blanche », et tout en ne niant pas l’existence des groupes commettant des attentats, Éric Hazan voit bien l’exploitation faite du « mythe » d’Al-Qaïda, « internationale structurée », étendant sa toile de l’Uruguay jusqu’à la Tchétchénie en passant par les banlieues des grandes villes européennes. En même temps que cette idée rassure (il suffit d’abattre sa tête pour résoudre le problème), elle permet l’instauration de ce fameux « nouvel ordre mondial », qui n’est autre que l’organisation militarisée du contrôle social. La lutte planétaire contre le terrorisme « rend caduque la notion même de droit, note Éric Hazan, comme le montre l’affaire des "armes de destruction massive" en Irak ».

La guerre en Irak, et son mensonge préalable, est l’un des événements cruciaux de cette année 2002-2003. Éric Hazan décrypte ce qui lui en parvient, notamment par l’intermédiaire de la presse, sa « chronique » constituant en creux une redoutable critique des médias : « Sous le flot de la non-information, la guerre d’Irak cesse peu à peu d’être une aberration. Le réel ou ce qui est présenté comme tel devient rationnel. » Attentif aux mots, sa matière même, dont on sait aussi qu’ils sont la première arme de guerre, Éric Hazan prend soin de les retourner pour voir ce qu’ils cachent. Ainsi « humanitaire » est-il un euphémisme de « mots qui sentent mauvais : la soif, les ordures, les rats, la dysenterie, la faim, les cadavres ». Quant au terme « sécuriser », qui « fait l’économie des mots violents : nettoyer, vider, éliminer, éradiquer », son usage est devenu planétaire, adopté par tous les États qui agressent leurs populations ou l’extérieur.

Le gouvernement israélien en est passé maître. Point de cristallisation de la guerre civile mondiale, la Palestine et les « repris de justice » qui constituent le gouvernement Sharon occupent une bonne place dans cette Chronique. Tout en conservant son esprit critique ­ du côté palestinien, Éric Hazan ne cache pas sa préférence pour « la fraction de la résistance palestinienne qui refuse aussi bien le Hamas et ses attentats que l’Autorité et ses compromissions » ­, il dit ne pas se sentir légitime pour réprouver moralement la démarche des kamikazes. Il relaie aussi beaucoup d’informations en provenance d’Israël, comme « les centaines d’actes anti-juifs » qui y ont eu lieu ces dernières années et l’existence d’un site israélien néo-nazi en langue russe, ou cette déclaration, dans le quotidien Haaretz, de Shulamit Aloni, qui fut notamment ministre de l’Éducation du gouvernement Rabin : « Nous n’avons pas de chambres à gaz ni de fours crématoires, mais il n’y a qu’une seule méthode de génocides. » Et Hazan d’ajouter : « Qu’un tel personnage puisse s’exprimer en ces termes dans l’un des principaux journaux israéliens montre a contrario le degré d’abjection où nous sommes tombés en France, où une telle phrase, si par inadvertance elle n’était pas censurée par la rédaction, déclencherait les pires injures sans parler des poursuites judiciaires. (1) »

Éric Hazan est tout aussi percutant à propos des sociétés occidentales et de l’« apartheid soft » qui y est en vigueur. Passionné de Paris (sur lequel il a écrit un livre magnifique, l’Invention de Paris, le Seuil, 2000), il relève les formes récentes d’un urbanisme qui circonscrit les « classes dangereuses » (notamment dans le XVIIIe arrondissement, au métro Barbès) et favorise le « remodelage social » (qu’il nomme pour sa part « épuration ethnique »). De ce point de vue, Delanoë et Tiberi, à ses yeux, c’est « même combat ». Pour lui, l’« ennemi » est aussi là, qui cherche coûte que coûte à maintenir le « glacis défensif autour de l’illusion social-démocrate et de l’humanisme libéral-réformiste ». Il ne voit pas non plus d’issue avec l’« altermondialisme », cette « entreprise pour la dissémination équitable de la peste libérale-productive dans le monde entier ». Aujourd’hui, « il faut oser sortir de la "légalité républicaine", affirme-t-il, (pourquoi les gouvernements seraient-ils seuls à le faire ?), entreprendre des actions illégales ­ ou tout le moins fortement dissensuelles ­ et les rendre scandaleusement publiques », car « l’efficacité est proportionnelle au risque encouru ». Dans son champ propre des idées et de l’édition, il n’est pas le dernier à appliquer ce qu’il préconise.

Chronique de la guerre civile, Éric Hazan, LaFabrique, 139 p., 12 euros.

(1) Éric Hazan parle d’expérience : non seulement il est en butte à un procès (qui se déroulera le 26 mars) intenté par l’association de William Goldnadel, « Avocats sans frontières », pour avoir publié à La Fabrique l’Industrie de l’holocauste de Norman Finkelstein, mais un ouvrage de Michel Warschawski, dont il est aussi l’éditeur, lui a valu ce commentaire d’Alain Finkielkraut : « Vous avez aimé Faurisson et la Vieille Taupe, vous adorerez Éric Hazan et la Fabrique. »