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Origine : http://www.lexpress.fr/info/societe/dossier/seduction/dossier.asp
?ida=428597
L'Express du 19/07/2004
Enquête sur l'infidélité
par Marie Huret, Delphine Saubaber
Paradoxe ? Alors que les Français plébiscitent le
bonheur familial, jamais la question de la liberté sexuelle
au sein du couple ne s'est tant posée. Homme ou femme, chacun,
aujourd'hui, réinvente à sa manière les règles
du jeu. Entre aventure et déchirure, transparence et secret
Mener deux, trois vies à la fois ? «Un jeu d'enfant
!» souffle Paul. Il avale son petit noir, à la table
d'un café, et s'amuse à l'idée de dévoiler
son odyssée sentimentale. «J'ai toujours été
infidèle, lâche-t-il. J'ai rencontré ma femme
à 22 ans et, avant même qu'on vive sous le même
toit, je l'ai trompée.» Ce butineur hédoniste,
âgé de 48 ans, aux cheveux poivre et sel, a longtemps
pratiqué une «drague de cueillette plutôt que
de culture». Transporté par le désir, il gratifie
ses maîtresses d'un «chérie», pour ne pas
se tromper de prénom, et, s'il peut les cueillir au travail,
il ne s'en prive pas. Son plaisir, c'est la chasse, la conquête.
«Ce moment d'une grâce inouïe, poursuit-il, qui
fait basculer la femme de la réserve à l'abandon.»
Une proie de choix, l'épouse. «La femme mariée,
deux enfants, 35 ans, est intéressante parce qu'elle ne veut
pas d'emmerdes, dit-il, et recherche des frissons qu'elle ne connaît
plus.»
Claustrophobie conjugale
Poussé par une forme d'absolu, de boulimie existentielle,
mâtinée de peur de la solitude, Paul se dit tiraillé
entre la jouissance de la conquête et la conscience de son
non-sens moral. Ce don Juan cherche à prolonger la fête,
mais surfe sur l'abîme. Il confie: «On se dit que ce
n'est pas bien, mais on le fait quand même.» On aime
sa moitié, sa vie, ses enfants, mais on fuit la claustrophobie
conjugale. On rêve d'exclusivité, mais on exalte une
sexualité fraîche et vagabonde. On navigue à
vue entre deux hypocrisies: le tout-interdit et le tout-permis.
La fidélité n'est plus ce tabou qui déchirait
les consciences, flétrissait l'honneur conjugal: 39% des
hommes - contre 24% des femmes - confient avoir déjà
trompé leur conjointe, selon un sondage Ifop réalisé
en 2000. En 1972, elles étaient trois fois moins nombreuses
que les hommes. «Elastiques avec leur engagement initial,
les Français se montrent de plus en plus pragmatiques, notent
Pascale Wattier et Olivier Picard, auteurs de l'ouvrage Mariage,
sexe et tradition (Plon). Ils défendent le droit de chaque
couple à redéfinir sa liberté conjugale dans
un subtil dosage entre secret et transparence.» Prendre un
amant n'est plus un sacrilège ni un scandale. «C'est
devenu une injonction dans les magazines féminins - «Profitez
des vacances sans votre jules !» - relève le psychiatre
Jacques-Antoine Malarewicz, spécialiste du couple. Il y a
une forte pression sociale: soyez mince, séduisant et épanoui
sexuellement. Si leur mari les délaisse, les femmes n'hésitent
plus à tenter l'aventure.»
D'ailleurs, cela fait longtemps qu'on ne dit plus «adultère»
ni «flagrant délit» au sujet des frasques extraconjugales.
«Considéré comme un crime sous l'Ancien Régime,
puis un délit jusqu'en 1975, l'adultère n'est plus
puni, et devient aujourd'hui une affaire strictement privée»,
raconte l'historienne Sabine Melchior-Bonnet, qui a publié
avec Aude de Tocqueville une passionnante Histoire de l'adultère
(La Martinière). Les aventuriers de la double, voire de la
triple, vie préfèrent enguirlander d'expressions bucoliques
le spectre du péché et balayer les peurs religieuses
qui jadis s'y adossaient: ils chantent les louanges du désir
nomade et des escapades voluptueuses. «Bien sûr, la
fidélité demeure pour le couple une valeur sacrée.
On y croit, on s'y attelle, mais on cède plus facilement,
explique la philosophe Patricia Delahaie, qui a recueilli le témoignage
d'une quarantaine de femmes dans son livre Fidèle, pas fidèle
? (Leduc.s). L'une d'elles m'a lancé: «Un amant, c'est
du développement personnel, et cela coûte moins cher
qu'un psy !» Par les émotions, les remaniements personnels
qu'elle entraîne, l'infidélité reste un bouleversement
qui peut causer autant de bonheur que de dégâts irréparables.»
Un CDD amoureux
C'est le paradoxe: les Français rêvent de constance
sentimentale - voir L'Express du 21 juin 2004 sur la nouvelle passion
du mariage - mais l'air du temps flirte avec la frivolité.
En France, 800 000 internautes draguent sur le Web, selon une étude
NetValue. Et les frasques des nymphettes et des mâles testostéronés
lâchés sur L'Ile de la tentation attirent chaque été
sur TF 1 près de 3 millions de téléspectateurs
qui n'attendent qu'une chose: que les couples craquent ! Où
commence et où s'arrête la fidélité ?
Au lit conjugal, érigé en interdit absolu par l'écrivain
Catherine Millet, qui détaille sa vie sexuelle, mais refuse
d'y aligner ses amants ? Au geste érotique - «Boire
un Gini, c'est tromper ?» demande la publicité, ces
jours-ci ? A une philosophie hédoniste - «On est fidèle
quand on tient les engagements que l'on a choisis», déclinée
par Michel Onfray dans sa libertine Théorie du corps amoureux
(Grasset) ?
A l'heure où le couple s'avère aussi précaire
qu'un CDD amoureux, où l'on papillonne avant de s'installer,
où 1 mariage sur 3 vire au fiasco, chacun insuffle un sens
très personnel à l'infidélité. Est-elle
la violation d'un serment social, religieux, sacré ? Un petit
caprice sans lendemain qui ne fait de mal à personne ou bien
un coup de canif définitif dans le contrat conjugal ? Socialement
toléré, individuellement insupportable, l'adultère
du XXIe siècle incarne désormais l'expression d'une
liberté mais peut entraîner une réaction radicale
chez celui qui le subit (cf l’interview d’Isabelle Adjani
ci-après où elle parle de « tueur émotionnel)
Il reste d'ailleurs le motif n° 1 de divorce. «Celui qui
est trahi ne dort plus, maigrit, rumine ses reproches, explique
la psy Mireille Bonierbale, qui dirige l'enseignement de sexologie
à la faculté de médecine de Montpellier-Marseille.
Personne n'en sort indemne: il y a presque toujours une victime
et peu de conjoints trahissent sans culpabilité. Le «trompé»
se sent foudroyé par une blessure narcissique - «Je
ne suis plus rien, puisque je ne suis rien pour toi»».
En ce moment, François, 40 ans, avocat, jongle entre trois
téléphones portables, un double agenda et... quatre
femmes. Et de préciser: «Epouse non comprise.»
Oui, il est marié. Depuis dix ans. Mais elles aussi le sont
- trois d'entre elles. Elles ne vivent pas à Paris, ça
aide. Il a toujours été infidèle, ça
entraîne: «Mon épouse passe avant les autres,
mais j'ai des sentiments pour toutes.» Il reste, il teste.
Son angoisse, c'est la routine. Un classique. Alors que, autrefois,
les conjoints infidèles invoquaient la fatalité, ils
assument aujourd'hui leur inconstance. Leurs raisons sont multiples:
l'ennui, le coup de foudre, le plaisir de la transgression, le goût
de la vengeance, etc. Leur passage à l'acte se prépare
longtemps à l'avance, sur le terrain inconscient des rêves,
des fantasmes, des frustrations. «On trouve aussi bien les
dons Juans, qui exercent la séduction comme un sport, que
ceux qui font une incartade pour tester la force de leur couple»,
souligne Paule Salomon, psychothérapeute et auteur de Bienheureuse
Infidélité (Albin Michel). Tous les psys le disent,
en matière d'adultère, la nouveauté est que
les femmes sont en train de rattraper les hommes, mais les uns et
les autres ne se lancent pas avec les mêmes besoins dans la
parade. «Les hommes, eux, se rassurent sur leurs performances
sexuelles. C'est le fantasme de la madone et de la putain: d'un
côté, la femme légitime, qu'ils aiment; de l'autre,
la maîtresse, précise le Dr François Parpaix,
sexologue, qui a publié Pour être de meilleurs amants
(Robert Laffont). Les femmes, elles, cherchent autant le plaisir
charnel qu'une écoute, un regard attentif.»
Il lui a plu, elle y est allée
Dans le précipité de son débit perle un sentiment
d'exaltation et de... honte, vite ravalée. Mariée
depuis dix ans, Sophie, jolie blonde employée de banque,
36 ans, trois enfants, a trompé son mari pour la première
fois il y a trois mois. Un soir de plus, un de trop, il est resté
au travail. Elle sort avec des amies. Un type l'invite à
danser la salsa. «Brun, bronzé, élancé,
il dégageait une attraction animale, dit-elle. Il m'a fait
valser toute la nuit. Jusqu'à ce que j'en perde la tête.»
Elle baisse d'un ton. «Quand j'ai senti ses mains sur ma peau,
j'ai su que ni mon mari ni mes enfants ne m'empêcheraient
d'aller jusqu'au bout.» Sophie ajoute que, cette nuit-là,
elle a rajeuni de dix ans. Puis elle a rendossé sa panoplie
d'épouse. «Quand j'y pense, j'ai envie de pleurer,
avoue-t-elle. Je lui ai interdit de me rappeler. Mais je n'ai qu'une
envie, le revoir...»
Jamais la question de la liberté sexuelle au sein du couple,
en particulier le couple marié, ne s'est posée avec
autant de vigueur. En vingt-cinq ans, tous les vieux verrous répressifs
ont été balayés: la réforme du divorce
en 1975, le droit à la contraception, la montée de
l'individualisme ont changé les règles du jeu conjugal.
Désacralisé, le mariage ne corsète plus le
désir, pas plus que l'entrée dans la vie sexuelle
et la procréation - 40% des enfants naissent hors mariage.
«Dès lors que cette institution n'agit plus comme garde-fou,
la satisfaction de nos désirs prime sur cet effort du renoncement,
explique Sylvain Mimoun, andrologue à l'hôpital Cochin,
à Paris. L'infidélité a toujours existé
- il n'y a qu'à voir les pièces de Feydeau: les hommes
avaient une femme et une maîtresse. C'était organisé.
Aujourd'hui, on agit plutôt par impulsion, on consomme de
l'amour, a fortiori du sexe: elle me plaît, j'y vais.»
Il lui a plu, elle y est allée. Dix mois, dix petits mois
après avoir juré fidélité devant M.
le Maire, Cindy, 26 ans, s'est jetée dans les bras d'un ami.
Son chavirement affectif n'est qu'une suite de promesses non tenues,
de digues morales rompues: ne pas succomber, ne pas trahir, ne pas
s'attacher, etc. «J'ai lutté de toutes mes forces,
mais je me sentais si seule ! dit-elle. Mon amant a comblé
mes désirs, mes angoisses. C'est une bouffée d'oxygène.
Mon mari est accaparé par son travail, mais je ne veux pas
le quitter. Alors je le trompe...»
L'amant(e) comme dopant(e) du mariage ? Faire ménage à
trois serait le seul moyen de réveiller sa vie à deux.
Aussi efficace que le Viagra, l'escapade sexuelle aurait des vertus
thérapeutiques sur la libido conjugale. «Le trompeur
a l'impression de rajeunir de vingt ans, mincit, fait des rêves
érotiques, retrouve une dynamique sexuelle, assure le Dr
François Parpaix. Mais l'adultère ne résout
pas les problèmes du couple. Il reste l'indicateur de l'usure
conjugale.» Effrayés par la perspective vertigineuse
d'une vie conjugale extensible, les Français veulent tout:
le piment de l'interdit et le cocon familial, le confort et l'érotisme.
Les couples qui se marient aujourd'hui passeront en moyenne quarante
ans ensemble, avec l'allongement de l'espérance de vie -
75 ans pour les hommes et 82 pour les femmes. «Le couple des
années 1950 et 1960 était fusionnel et romantique;
celui de demain sera fissionnel, avance Serge Chaumier, sociologue
et maître de conférences à l'université
de Bourgogne. Chacun définit son contrat, ce qui est permis
ou non: danser, flirter, coucher... Délestée du poids
de la morale judéo-chrétienne, la fidélité
n'est plus charnelle, mais se recompose sous une forme plus laïque,
spirituelle. Grâce aux progrès de la contraception,
on dissocie la sexualité de la procréation. Et c'est
une révolution.»
Le sang souillé
Durant des siècles, l'infidélité du mari n'a
pas pesé lourd, alors que la trahison de l'épouse
lui valait l'opprobre. La raison officielle: elle brouillait la
filiation. L'origine du mot «adultère», du latin
adulterium, est d'ailleurs «altération», au sens
où le sang est souillé. «L'histoire de l'adultère
pourrait se confondre avec une histoire de la femme vue à
travers le prisme masculin: lascive, inconstante, dangereuse et
criminelle, relève Sabine Melchior-Bonnet. Jusqu'à
l'époque contemporaine, la bâtardise était un
péché. D'ailleurs, ces enfants n'ont obtenu un statut
égal à celui des enfants légitimes qu'en 1972.»
Mais il y a une raison moins noble: la femme est la propriété
de l'homme. Dans la Grèce antique, le législateur
n'y va pas par quatre chemins, permettant à l'offensé
- père, frère ou mari - qui surprend un adultère
de tuer l'offenseur. Rien de moins. «Puis, avec les Romains,
le droit civil s'empare de la notion d'adultère, poursuit
l'historienne. Et c'est ce droit, remanié par les empereurs
chrétiens, que la France observe jusqu'à la Révolution
de 1789.» Les mœurs sont plus que débridées,
à Rome, quand l'empereur Auguste édicte sa fameuse
Lex Julia de adulteris. Beaucoup de citoyens vivent avec une esclave
qu'ils affranchissent: des brassées d'enfants illégitimes
naissent de ces unions. Divorces et répudiations vont bon
train. Où finit le mariage ? Où commence l'adultère
? On ne sait plus très bien. Auguste décide alors
de restaurer la dignité du mariage: l'adultère tourne
à l'offense criminelle. Et discrimine la femme, coupable
si elle a des relations sexuelles avec un autre, tandis que son
mari l'est seulement si la femme qu'il a débauchée
est mariée. Il est tenu de la traduire devant un tribunal
et de la répudier, sous peine d'être accusé
de proxénétisme. Et à partir du code de l'empereur
Justinien, la peine de mort pour la coupable est remplacée
par le fouet et la réclusion dans un monastère.
Des sérails de favorites
Durant des siècles, en France, l'adultère est sévèrement
corseté par deux discours normatifs: le juridique et le religieux.
«La fidélité a la même racine que foi,
fides (confiance, en français), explique Odon Vallet, historien
des religions. Dans la fidélité, ce qu'il y a de judéo-chrétien,
c'est l'alliance entre un homme et une femme qui reflète
l'alliance entre Dieu et l'humanité. Il y a ainsi une sacralisation
de la fidélité et du mariage.» L'adultère
ne se contente donc plus de saper l'ordre social; il passe aussi
pour un sacrilège. Le message chrétien impose une
vision du mariage, monogame, indissoluble, et condamne les amours
parjures. Un des dix commandements donnés par Dieu à
Moïse stipule: «Tu ne commettras pas d'adultère.»
La pastorale ecclésiastique s'attache peu à peu à
infléchir les mentalités. Lourde tâche, face
aux mœurs exaltées des seigneurs mérovingiens
et carolingiens ! Le roi Dagobert, pas si bon que ça, vit
avec trois reines; Charlemagne, fieffé séducteur,
n'est pas en reste. Pour autant, les pratiques illicites ne s'évanouissent
pas. L'adultère se coule dans le secret des alcôves
et des confessionnaux. Vanité des puissants: les rois entretiennent
des sérails nantis en favorites, d'Henri IV et sa volage
épouse, Margot, à Louis XIV et la Montespan, à
Louis XV et la Pompadour...
Du côté de la justice, les recours diminuent au fil
des siècles, au profit des séparations amiables. Il
n'y a guère que la loi pour ne pas répercuter l'évolution
des esprits et maintenir la supériorité de l'homme
sur la femme. Elaboré pour revaloriser le mariage, malmené
par la Révolution, le Code Napoléon, le fameux Code
civil, affirme en 1804 que les époux se doivent fidélité
mutuelle. L'homme est libre d'assouvir ses caprices tant qu'il est
hors de la maison, sinon il risque une amende. La femme, elle, est
passible de trois mois à deux ans de prison. L'adultère
est donc une infraction punie par le Code pénal, jusqu'en
1975. «Depuis cette date, les femmes n'ont plus peur d'être
répudiées, peur d'être enceintes, peur du qu'en-dira-t-on,
explique le Dr Gérard Leleu, sexologue. Aujourd'hui, elles
ont conquis les mêmes droits que les hommes: le droit de travailler,
de voter et le droit au plaisir. Le sexe a pris le pouvoir, dans
le couple.»
Au point que les duos les plus soudés ne peuvent jurer qu'ils
ne céderont pas un jour à la tentation. Les ami(e)
s, les collègues sont les partenaires extraconjugaux les
plus fréquents, loin devant l'inconnu et les rencontres de
vacances. Mais le danger, c'est d'être reconnu, piégé.
Les athlètes de la gymnastique affective n'ont pas le droit
à l'erreur. Ils sont comme des funambules, toujours sur la
corde raide. Le secret impose un rituel: une RTT tous les quinze
jours, par exemple, pour Mathieu. Cet ingénieur de 36 ans
a entamé une liaison, il y a un an, après la naissance
de son premier enfant. Elle a duré huit mois. Sa maîtresse
choisissait le restaurant, lui l'hôtel. «Chacun écrivait
deux fantasmes sur un papier, dit-il. Nous avions décidé
que lorsque nous les aurions tous réalisés, nous arrêterions.»
Ils se sont pliés aux règles du jeu et ne se voient
plus. «Mon épouse ne sait rien de la double vie que
j'ai menée. Je n'ai pas de regrets, parce qu'elle n'a pas
eu à souffrir de mes écarts.»
Et, pour se décomplexer un peu plus, les stakhanovistes
de la séduction en appellent à la biologie. Docteur
en neurosciences, Lucy Vincent s'est penchée sur l'alchimie
de nos inclinations, ce phénomène irrésistible
qui pousse deux personnes l'une vers l'autre. Elle en a tiré
un ouvrage instructif, Comment devient-on amoureux ? (Odile Jacob).
Le coup de foudre ? Avant tout beaucoup de chimie et un zeste de
cognitif ! Un cocktail de phéromones, d'odeurs et de messages
inconscients ! «Il agirait sur nous comme une sorte de piège
biologique, qui nous mettrait sous pression, explique-t-elle, dans
un état aussi incontrôlable que délicieux pour
nous forcer à accomplir notre destin génétique.»
C'est un organe situé sous le palais qui détecterait
dans l'air les fameuses phéromones. Et nous voici envahis
par une libération d'ocytocine, la fameuse hormone de l'attachement
sécrétée lors des rapports sexuels. En un mot,
irrésistiblement attirés. Mais la passion ne dure
pas. On observe, après un certain nombre de rencontres, un
tassement de l'effet. Après de dix-huit à trente-six
mois - le temps de faire un enfant et de l'élever ! - voici
la routine. Devient-on plus sensible à l'infidélité
passé la période rose ? «Sans doute»,
répond Lucy Vincent. Si près de 40% des divorces sont
prononcés après dix ans de mariage, le premier pic
survient au bout de cinq ans seulement.
Le dire ou le taire ?
Des maris trompés et des femmes éplorées, l'avocate
Sylvie Cohen-Solal en reçoit depuis quinze ans, dans son
cabinet parisien. «L'adultère reste la faute la plus
invoquée, explique-t-elle. Et ce sont les femmes, à
88%, qui demandent le divorce. Il y a deux sortes d'infidélité:
l'accident de parcours et la liaison installée. Ce sont plutôt
des hommes, âgés de 40 à 50 ans, qui mènent
cette double vie. C'est la résidence alternée: la
semaine chez la femme, le week-end chez la maîtresse !»
A 30 ans, Isabelle était abonnée au week-end. C'était
elle, la clandestine. Elle a vécu sept ans en pointillé
avec un homme marié dont la femme vivait en province. Le
jour où elle a voulu un enfant, il a hurlé. Elle l'a
quitté. «J'ai eu droit aux promesses, aux insultes,
aux menaces, dit-elle. Il a tout tenté pour me récupérer.»
Une scène classique, selon le psychiatre Patrick Lemoine,
chef de service à l'hôpital du Vinatier, à Lyon,
auteur de Séduire (Robert Laffont). «Le véritable
Casanova ne désire pas de femme, il veut juste en être
désiré, précise-t-il. Séduire, c'est
ravir, enlever, séquestrer, en aucun cas aimer. Anxieux sur
ses capacités à être aimé, il ne se met
jamais à la place de l'autre.»
A condition que l'incartade soit passagère, ou accidentelle,
on lui survit plutôt mieux qu'auparavant. On sait qu'elle
peut arriver. Mais faut-il le dire ou le taire ? A la longue, les
ruses, la peur de se faire piéger finissent par créer
chez l'époux volage une tension insupportable: l'aveu est
alors précipité. Il sépare plus qu'il ne répare.
Thérapeute de couples, le psychanalyste Robert Neuburger
met en garde contre ce culte de la transparence: «Cette confession
provoque un drame qui laisse des traces indélébiles.
Elle met le doigt sur une transgression du contrat de confiance
que s'est donné le couple. Certains, suivis en thérapie,
arrivent à se remettre en question, pour en tirer une expérience
positive.»
Très tôt, Françoise Simpère, une brune
séduisante, mère de deux ados, a choisi de le dire.
Elle a des aventures. Et son mari le sait. Onze mois après
leur union, il y a trente ans, Françoise a rencontré
un homme avec qui elle entretient toujours des relations. Par la
suite, avec chaque homme de sa vie, cette Parisienne a tissé
des liens «affectifs et amicaux pour certains, confie-t-elle,
passionnels ou seulement sensuels pour d'autres, ou tout cela la
fois, liens qui évoluent au gré des envies: rien n'est
fixé». De ses petits arrangements avec la fidélité
elle a tiré un essai: Il n'est jamais trop tard pour aimer
plusieurs hommes (La Martinière). Persuadée que «l'amour
unique est un mythe», elle organise sa vie entre la maison
familiale et son studio: «Je reste discrète, je n'ai
pas une vie débridée. J'aime mon mari et tous les
hommes de ma vie. Les relations de courte durée ne m'intéressent
pas.» Elle ne se dit pas infidèle, mais polyamoureuse.
S'agit-il encore de fidélité ? Les polyfidélités,
les polyamours et autres polygamies à la chaîne, via
les unions successives, rendent aujourd'hui plus flous les contours
de l'infidélité, et poussent plus que jamais chaque
couple à réinventer ses propres règles du je(u).
Post-scriptum
Finie la discrimination qui frappait les enfants nés d'une
liaison extraconjugale en France: depuis la loi du 3 décembre
2001, relative aux droits du conjoint survivant et aux enfants adultérins,
leur part d'héritage, qui était réduite de
moitié, est désormais égale à celle
des enfants légitimes - naturels ou adoptés.
Le couple, modèle unique ?
La notion de fidélité est-elle universelle ? «En
Afrique subsaharienne, le mari a souvent une épouse non officielle
ou une maîtresse appelée le “deuxième
bureau”, explique Odon Vallet, historien des religions. En
Iran, il existe des aventures légalisées: les mariages
temporaires, contractés pour un jour, un an, qui permettent
d'échapper aux lois sur le mariage: dot, indemnité
de répudiation…» La notion de couple n'existe
pas dans toutes les sociétés. Par exemple, en Chine,
l'ethnie des Na est régie par la polyandrie, où une
femme a plusieurs hommes ! «La nuit, des “amants visiteurs”
viennent lui rendre visite et ne jouent aucun rôle dans l'éducation
des enfants. En fait, le sperme n'est pas considéré
comme fécondant. Le bébé est issu de l'esprit
de son oncle, qui se réincarnerait dans le ventre maternel.
On peut considérer qu'il s'agit d'une société
matriarcale, qui fait la part belle au plaisir féminin…»
Ici, pas d' «amour-toujours». On n'en trouve pas plus
chez les Aches (Paraguay) ou les Bari (Venezuela), où la
paternité est divisible et le petit nourri par ses multiples
pères putatifs.
Volages animaux
Les mâles seraient-ils par nature polygames ? Voilà
une idée répandue par certains biologistes et éthologues,
en particulier anglo-saxons, appliquée à l'homme:
les mâles seraient coureurs; les femmes, monogames et sélectives.
Pour répandre ses gènes et multiplier ses descendants,
le géniteur devrait courir le guilledou, tandis que la femelle,
lorsqu'elle a trouvé l'étalon qui pourvoit à
ses besoins, aurait intérêt à le garder. «Chez
les animaux, le couple est une exception, précise André
Langaney, généticien, professeur au Muséum
d'histoire naturelle et à l'université de Genève.
Mais, pour être fidèle, encore faut-il pouvoir identifier
l'autre. Or, chez la plupart des invertébrés, on ne
met pas de nom sur les autres. La fidélité se définit
plutôt par un territoire.»
Il faut donc chercher ailleurs. Chez les oiseaux, les cigognes
et les cygnes seraient fidèles, mais ce sont des exceptions.
Chez les mammifères, les couples sont encore plus rares.
Chez les primates, les gibbons seraient monogames. Chez tous les
autres, un mâle dominant accède pendant des temps variables
à des femelles plus ou moins nombreuses et fidèles.
«Pour l'homme, il peut y avoir un héritage qui expliquerait
son infidélité, souligne le généticien
Pierre-Henri Gouyon, de l'université Paris X. Mais on ne
peut travailler sur la biologie de l'évolution et les causalités
biologiques en pensant que tout cela est inéluctable. Comme
le disait Thomas Huxley: “La nature n'est ni morale ni immorale,
mais amorale.”» Et, pour Langaney, «c'est une
vision inspirée par le machisme occidental, et la dictature
de la génétique chez les Anglo-Saxons».
La notion de tueur émotionnel L'Express
du 19/07/2004
Isabelle Adjani
Pourquoi j'en parle
propos recueillis par Marie Huret et Yves Stavridès
http://www.lexpress.fr/info/societe/dossier/seduction/dossier.asp?ida=428595
Le 24 juin, Isabelle Adjani mettait fin, par voie de presse, à
deux ans de vie commune avec le musicien Jean-Michel Jarre. Dans
Paris Match, elle dira: «J'ai découvert sa liaison
avec une actrice grâce à des preuves sans appel, qui
m'ont absolument sidérée.» Un coup de canon.
Ainsi la comédienne a-t-elle exposé sur la place publique
- à l'américaine ! - une chose dont on ne parle, en
général, qu'à voix basse. Pour L'Express, Isabelle
Adjani commente les raisons d'un tel acte, analyse les ressorts
d'un tabou bien français et dissèque sans concession
le phénomène de la double vie
Vous êtes la première, en France, à
dynamiter le tabou de l'infidélité. Avant vous, aux
Etats-Unis, l'actrice Uma Thurman avait rompu par voie de presse
avec son mari volage. Faut-il y voir une coïncidence ?
Elle a été une inspiration pour moi. Cette
femme que j'aime beaucoup, qui a un rayonnement exceptionnel, était
mariée à Ethan Hawke, acteur et metteur en scène
d'un certain talent, dont elle a deux enfants. Il la trompe avec
un mannequin. Très bien. Cela s'ébruite. Elle ne dit
rien. Elle lui pardonne. Il la retrompe. Et, là, c'est non.
Elle annonce à coups de magazines que c'est fini. Qu'elle
s'en va. Et il en prend acte par la presse. Il s'est alors conduit
comme quelqu'un d'à peu près bien: il a reconnu, demandé
pardon et fait ses excuses. C'est très américain:
on ne verra jamais ça ici. Donc, ce que j'ai fait, ce n'est
absolument pas français. Chez nous, on la joue en hypocrite.
D'ailleurs, si vous demandez aux Anglo-Saxons quel est leur critère
culturel sur les Français, ils répondront: «Chaque
homme a une maîtresse dans ce pays.» Sur nous, leur
équation est simple: Français = baguette + vin rouge
+ maîtresse. Bref, j'ai trouvé que l'acte d'Uma Thurman
était très adulte dans un milieu où l'on ne
peut absolument pas échapper à la médiatisation
de nos vies privées. Qu'il nous faut évidemment garder
privées, mais qui sont publiques parce qu'elles sont les
vies privées de gens publics. Donc, j'ai trouvé ça
tout à fait juste: puisqu'elle n'avait pas obtenu à
partir d'un dialogue la possibilité d'un changement, elle
a pris une décision radicale. Elle a choisi le point de non-retour.
Elle a décidé de se protéger de cette manière-là:
dans l'exposition. Dans ces histoires, le seul mode de défense
qui soit fortifiant, c'est d'être le premier à dire
et à agir selon sa conscience.
Et donc, avec Jean-Michel Jarre, vous avez agi...
Il y a deux ans, j'ai rencontré cet homme et je me suis engagée
dans un amour sincère en vivant auprès de lui. Aujourd'hui,
en découvrant que je faisais fausse route et que le lien
qu'il avait noué avec moi ne tenait qu'à un fil -
assurer la promotion de son image à travers les médias
- il est normal que j'utilise cette même voie pour défaire
sur le plan affectif ce qui n'a plus de raison d'être; et
c'est bien triste à faire. Evidemment, ça surprend.
Mais, si j'ai créé un précédent, tant
mieux. C'est Orwell qui écrivait: «En ces temps d'imposture
universelle, dire la vérité est un acte révolutionnaire.»
La presse n'est pas mon canal de libération d'élection,
mais mon choix à moi, c'est de me débarrasser des
symptômes encombrants: la plupart des femmes se retrouvent
condamnées à un état de silence quand ces symptômes
les empêchent d'être elles-mêmes. Et puis libérer
la parole, c'est attirer l'attention sur un phénomène
non pas pour incriminer une personne en particulier, mais un comportement:
celui du pervers - car le mal, pour moi, n'est pas une personne,
mais bien un comportement.
Pourquoi l'infidélité, en France, est-elle
un sujet tabou ?
Généralement, les gens ont honte d'en parler, d'être
trompés, abandonnés. Parce que c'est traité
sur le mode discriminatoire de la guignolade. L'image des hommes
est plutôt valorisée par ça. L'image des femmes,
elle, est somptueusement dévalorisée, même s'il
existe aussi des hommes bafoués. Mais attention ! aux Etats-Unis,
le système repose sur un puritanisme sexuel, qui n'est pas
ce qu'il y a de mieux. Là-bas, il y a une sanction morale
forcenée: voyez l'affaire Clinton. Il n'avait pas planifié
d'anéantir Hillary, que je sache. Alors vouloir le sortir
de son bureau Ovale sous prétexte qu'il a eu une aventure
avec une stagiaire ! On n'en est heureusement pas là chez
nous. On ne vit pas dans cette hypocrisie sexuelle très américaine,
qui peut faire des ravages. C'est pour ça qu'il est difficile
de s'appuyer sur cette culture pour en faire un exemple. L'hypocrisie
américaine, c'est: tout est grave. L'hypocrisie française,
c'est: rien n'est grave. Le vaudeville a d'ailleurs été
inventé ici, à Paris, et pas ailleurs.
Une expression incarne aussi bien le quotidien du théâtre
et du cinéma que celui de l'infidélité dans
la vraie vie: «jouer la comédie». Dans les deux
cas, les mécanismes sont-ils identiques ?
En jouant la comédie dans un couple, un pervers
fait disparaître son partenaire: il le réduit à
l'état d'objet. Il cherche à faire croire à
ce qu'il veut, lui, même à une chose qui n'existe absolument
pas. En revanche, sur les planches ou sur un plateau de cinéma,
la seule manière de faire croire à une situation pour
la faire exister, c'est de savoir écouter l'autre, de répondre
à ce qu'il dit, à ce qu'il fait. Un acteur tient compte
de son partenaire pour donner le sens le plus plein, le plus juste
à la scène: ces deux-là jouent ensemble. De
plus, il y a un tiers, un arbitre: le metteur en scène. Dans
la vie, un «acteur-menteur» organise lui-même
sa mise en scène. Pour que l'arrangement soit en sa faveur.
Pour parvenir à ses fins. Son but n'est pas de faire une
pièce à succès ni de rendre un film bouleversant:
c'est de vivre son plan, son emprise, son désir, sa pulsion
comme il l'entend. Donc, le manipulé devient à la
merci de l'autre. Il répond à des ordres qu'il ne
peut enregistrer en tant qu'ordre, à des consignes qu'il
ne peut reconnaître en tant que consigne. Il est un instrument.
Il y a là une emprise mystificatrice. La victime ne voit
rien, ne comprend rien, elle est mystifiée... Bref, ces deux-là
ne jouent pas ensemble. C'est la différence majeure.
«On a affaire à des oscarisables. A côté,
moi, je suis une comédienne de patronage»
Dès le début, le scénario vous échappe
complètement ?
Quand on a affaire à un menteur forcené, même
avec un instinct, même avec un esprit de déduction,
même avec une capacité intellectuelle à mettre
les choses en perspective, très vite, on est dépassé
par les événements. Et tout dépend du degré
de confiance que l'on aura placée, au départ, dans
son «partenaire». Tout dépend également
du degré d'indifférence au sort de l'autre dont est
capable le grand manitou de service... Car la capacité verbale
de convaincre repose sur des arguments tout à fait séduisants
pour la victime: c'est le cortège de ce qu'elle a envie d'entendre.
Mon attente à moi était très fragile, très
féminine, très idéalisante. La séduction,
c'est l'arme fatale de la perversion. Si risible que cela puisse
paraître, ça marche chez toutes les femmes qui n'ont
pas tourné le dos à la possibilité d'un véritable
amour. Donc, c'est un marché de dupes. On est rendu complice
des exactions de l'autre, mais, encore une fois, à son propre
insu. Et c'est là où l'abus de confiance est criant.
A quel moment entre-t-on dans un processus où l'on
finit par dire: je ne joue plus ?
Je crois sincèrement qu'il y a une mise en éveil dont
on n'est pas conscient. Ce n'est ni de la pensée ni de la
réflexion: on ressent que quelque chose ne va pas, mais on
s'interroge d'abord soi-même, on ne veut pas agresser l'autre.
De plus, le langage se bloque. Il y a une interdiction non formulée,
mais stricte, de chercher à communiquer sur le problème,
comme si cela constituait un problème supplémentaire.
L'idée, c'est d'anesthésier la capacité d'expression.
Je ne sais pas comment ça se passe quand une femme fait ça
à un homme, mais, quand c'est un homme qui le fait à
une femme, il crée une sorte d'impuissance chez elle, qui
l'amène à se débattre. Et il est alors possible
pour cet homme de faire tomber la femme dans un stéréotype
- par exemple d'hystérique, de dépressive - si elle
se révolte. La femme devient productrice de conflit, donc
est mise en accusation. Nous en avons beaucoup parlé avec
Charlotte Rampling, l'ex-femme de Jean-Michel Jarre.
Phase suivante ?
On peut bénéficier d'une chance très désagréable:
que les autres s'en mêlent. Pas pour vous compliquer la vie,
mais pour vous la décompliquer - ce qui ne vous la simplifie
pas, au passage. L'extérieur fait d'un coup écho à
votre doute intérieur. Cela m'est arrivé comme une
espèce de coup de poing assené en plein plexus. Et
sous la forme de: «Ce qui est en train de se passer n'est
pas ce que tu crois qu'il est en train de se passer; la vie que
tu as n'est pas celle que tu crois avoir; et l'homme avec lequel
tu es n'est pas celui que tu penses qu'il est.» Déjà,
ça, ça vous assoit. A partir de là, tout dépend
du courage qu'on a ou pas de vouloir entendre. Puisque, jusque-là,
on n'a pas voulu voir. Mes amis ne sont pas intervenus à
n'importe quel moment. Ils avaient pu repérer, dans les mois
qui avaient précédé, même si j'allais
bien, qu'une forme d'ombre, un abattement très subtil commençait
à poindre. Mais c'est vrai qu'ils m'auraient parlé
trop tôt, je ne les aurais pas écoutés. La plupart
des proches se taisent pour ne pas vous blesser: «On ne va
pas lui gâcher la belle histoire d'amour qu'elle croit vivre;
peut-être, après tout, que cet homme peut changer.»
Un dissimulateur compte sur cette conspiration du silence, cette
conspiration «bienveillante»...
Et, entre le doute intérieur et l'écho extérieur,
qu'est-ce qu'on fait ?
On interroge évidemment l'autre. Avec la phrase que lâche
n'importe quel homme, n'importe quelle femme à son conjoint:
«Est-ce que tu m'aimes toujours ?» Pour moi, cette relation
signifiait une construction. Donc, s'il ne peut plus y avoir de
construction, il ne peut plus y avoir de relation. On ne peut pas
présenter la chose de façon plus adulte, même
avec toute la peine que peut produire la réponse d'un désamour.
Et la Grande Scène se profile...
Au-delà d'une banale lâcheté, on a affaire au
client type pour qui l'aveu est une chose pathologiquement impossible.
Règle n°1: «N'avoue jamais.» C'est la base.
Ajoutez un monologue vertigineux: «Je ne suis pas un salaud,
moi. Je ne veux pas te perdre, et bla-bla-bla.» Cela passe
par toute une gamme de feintes, cela va des larmes aux formes les
plus renversantes de la séduction. Une séduction sans
scrupule, sans frein, quasi hypnotique. Ces protestations renvoient
au syndrome de Peter Pan: un homme bloqué dans sa toute-puissance
infantile.
En quoi un manipulateur est-il plus fort qu'un acteur ?
En ce qu'il improvise. Il ne suit pas le texte imposé. Et
son don est tout à fait à la mesure de son narcissisme.
En principe, cela devrait être: «Très bien, merci,
au revoir.» Mais non: ce n'est pas fini. «On continue
parce qu'il faut jouer selon mon scénario. Je vais le modifier,
tiens ! Cela peut être plus intéressant. Cela donne
plus de corps à ma jouissance.» Et, là, le «jeu
pervers» bat son plein. L'autre veut se débarrasser
de vous, mais ne veut surtout pas que vous échappiez à
sa possession. Pour ça, il faut qu'il vous garde à
proximité. Pas obligatoirement pour faire quelque chose de
vous, sûrement pas pour vous laisser vivre, encore moins pour
vous aider à vous épanouir. Il n'en est pas question:
«Tu restes à moi, tu vas simplement devenir une possession
inerte, une garantie de mon autorité sur toi.» Comme
un collectionneur. Ces femmes-là, sensibles et vibrantes,
il en fait des choses mortes. Mais on peut réveiller la morte,
la ressusciter quand on en a besoin pour un tour de piste. C'est
à dispo.
Faut-il un vrai don pour tromper ?
Pour tromper l'autre en lui faisant croire que c'est elle qui se
trompe ? Ah ça, oui. «Mais comment peux-tu imaginer
que... ? Mais quelle horreur !» On a affaire à des
oscarisables. A côté, moi, je suis une comédienne
de patronage. Pour manipuler à ce niveau, il faut de l'expérience,
de la maestria. Et une indifférence maîtrisée
et redoutable à l'égard de l'autre.
Si redoutable que ça ?
Il y a un film d'auteur que j'adore, réalisé par une
amie à moi, scénariste américaine de génie,
Erin Dignam, qui ne traite que de ce sujet. Il s'intitule Loved
- avec Robin Wright, Sean Penn et William Hurt - où une femme
fait une tentative de suicide et se retrouve paraplégique.
Un avocat décide de partir à la recherche du pourquoi,
du comment, en considérant que son suicide est un crime.
Il retrouve l'homme qui l'a poussée au suicide, ouvre une
enquête sur ce type, qui est, en fait, un tueur en série
émotionnel: il n'en est pas à son premier coup. L'avocat
tente de déclencher une action en justice. Et c'est absolument
génial. C'est le procès intenté à un
criminel que l'on ne peut pas qualifier de criminel selon la loi.
En somme, on peut faire mourir quelqu'un sans le tuer.
Jusqu'où l'infidélité est-elle pardonnable
?
L'erreur est humaine et, donc, pardonnable. Là où
ça ne va plus, c'est quand l'erreur devient inhumaine.
Et, finalement, qu'est-ce qui déclenche le «baisser
de rideau» ?
En ce qui me concerne, à partir du moment où je découvre
les choses, je les vérifie, les contre-vérifie - pas
besoin de détective privé - et je passe à la
décision: il n'est pas question de rester cinq minutes de
plus dans un cadre de «victimisation». On ne discute
pas, on ne tergiverse pas, on ne dit pas: «Peut-être
que je peux l'aider.» Non. Nous n'avons pas la même
échelle de valeurs. Mais cela reste très difficile
pour les femmes. Certaines ont passé trop d'années
avec un homme dont elles découvrent trop tard la double personnalité
et la double vie. D'autres - excusez-moi: je ne peux parler que
des femmes - ne parviennent pas à s'en désengager.
Parce qu'elles sont liées par leurs enfants, ou par la culpabilité,
ou encore sont dans une codépendance maladive et pensent
à tort que, en dehors de cette relation, elles n'existent
pas. Elles ont été tellement dévalorisées
qu'elles n'osent plus croire en elles-mêmes, sans celui qui
prétend les avoir faites, ou qui a le pouvoir de les défaire.
Il s'agit là d'une emprise tyrannique. On a affaire à
des autocrates, je ne vais pas dire de l'amour, mais de la possession.
Sur le sujet, il y a une métaphore que j'aime beaucoup: celle
de la légende de Barbe-Bleue.
C'est-à-dire ?
Cet homme donne à sa nouvelle épouse un trousseau
de clefs, en lui disant: «Celle-là, tu n'y touches
pas, car tu ne dois pas ouvrir la partie de moi qui te permettrait
de savoir à qui tu as affaire.» Elle désobéit
- le pressentiment - ouvre le cabinet noir et découvre des
cadavres de femmes. Ils devraient être en décomposition
depuis longtemps puisque ce ne sont pas des meurtres qui remontent
à la semaine dernière. De ces corps, pourtant, coule
du sang frais: quelque chose de permanent est à l'œuvre.
Elle appelle sa sœur, qui veut alors la tuer. C'est la partie
d'elle-même qui se culpabilise sur une situation pareille:
«Comment ai-je pu aimer un type comme celui-là ?»
Heureusement, ses frères arrivent et liquident Barbe-Bleue.
C'est l'autre partie d'elle-même, qui est capable de dire:
«Non. Je ne finirai pas dans le cabinet.»
En prenant la clef des champs, cela vous a quand même
coûté de l'annoncer publiquement ?
De par mon éducation - mère catholique, père
de confession musulmane - on se tait, on ne parle pas, on la ferme.
Toujours la honte qu'on sache un truc sur vous, qu'on raconte un
truc sur vous. Au début de ma carrière, mes parents
étaient bizarrement noyés par des lettres anonymes,
qui accusaient: «C'est la maîtresse de Machin...»
J'avais 17 ans. J'étais innocente et abasourdie. Et l'immeuble
entier en recevait des copies. Mon père est entré
dans ma chambre, et m'a filé une paire de claques: «Qu'est-ce
que tu as fait ?» Si chez soi, déjà, au lieu
de vous protéger, on vous désigne du doigt, vous imaginez
ce qu'une forme de presse, misogyne et déchaînée,
en se substituant à un modèle parental abusif, peut
créer de dégâts chez une fille, qui est conditionnée
à croire que c'est sa faute. J'ai longtemps vécu dans
la présomption de culpabilité pour des raisons qui
me sont totalement inconnues. Se délester de ça, ça
prend du temps. Ces jours-ci, cette espèce d'affichage de
ma vie privée dans les rues ne m'atteint pas. C'est le contraire
de ce que cela aurait pu me faire il y a quelques années.
Parce que, là, j'ai pris les devants avec mon propre dispositif
de protection. Parce que je connais la vérité. Je
me retrouve affichée, exposée, mais j'assume. Je ne
me dis pas: «Mon Dieu, à quoi suis-je mêlée
?» La peur du regard posé sur moi, qui était
une chose organisée et subie depuis l'enfance, n'agit plus.
Si je ne ressens aucun abattement, c'est que le problème
est réglé.
A la Comédie-Française, toute gosse, vous
aviez plusieurs emplois en même temps. Face à ceux
qui jonglent dans la vie avec plusieurs liaisons, cela ne vous a-t-il
pas donné une certaine expérience ?
Dans la même semaine, il m'est arrivé de tenir
trois rôles radicalement différents. Le mythe de la
féminité amoureuse: Ondine. L'incarnation d'une ingénue
absolue: L'Ecole des femmes. Et la lutte pour l'idéal à
travers la perte de la foi: Port-Royal. Quand je débarquais
au théâtre, je disais: «C'est quoi, mon costume
? Ah oui, je joue ça, ce soir, d'accord...» Et j'y
allais. Mais, dans la vie, je suis une très mauvaise comédienne.
Même si je n'ai pas reçu une éducation catholique,
j'ai beaucoup de mal à mentir. Même un petit mensonge
- et ça peut m'arriver comme à tout le monde - je
ne m'en accommode pas. Pour moi, il y a une frontière absolue
entre jouer la comédie dans l'existence et être comédienne.
Et ma profession ne m'apporte aucun secours: il m'est très
difficile de repérer un mythomane de compétition -
en effet, quand le mensonge est poussé à la perfection,
on peut parler cliniquement de mythomanie. Devant ce type de phénomène,
honnêtement, je ne fais pas le poids et je ne peux qu'aller
me rhabiller. En ce domaine, il y a de véritables artistes.
Une connaissance me racontait qu'un jour son mari lui avait sorti
que, pour Noël, il allait faire une retraite dans une abbaye
cistercienne. Pour tromper sa femme, tout est bon: la naissance
du Christ, le Bon Dieu et ses saints. C'est exemplaire.
Pourquoi est-ce toujours l'homme qui a le beau rôle
dans ces histoires-là ?
C'est tout le problème de l'éducation des fils. Les
mères en font des coqs de basse-cour: «Ah, quel séducteur
! Regardez, elles sont toutes folles de lui ! Tu vas en faire, toi,
des ravages quand tu seras plus grand !» Vous en entendez
beaucoup, vous, des mères qui lâchent à leur
fille: «Dis-donc, tu vas en avoir, toi, des mecs ! Plus tard,
ça va y aller !» A l'arrivée, une femme est
encore et toujours là pour être la compagne, l'accompagnatrice,
celle qui est présente à tout, pour tout, envers et
contre tout... Si elle va «prendre l'air ailleurs»,
c'est obligatoirement une salope. Alors que l'homme bénéficie
de cette tradition très française du libertinage.
A la scène, on dit: sortir d'un rôle. Et,
à la ville, comment cela se passe-t-il ?
Tout dépend du nettoyage qu'on aura fait auparavant. Pour
moi, c'est très facile. J'ai fait dix ans d'analyse et ma
personnalité est désencombrée. En clair, je
ne sors pas d'une promenade en gondole, mais d'un réel péril.
Pour autant, aujourd'hui, je n'éprouve aucune méfiance
à l'égard des hommes. Je ne fais aucun amalgame. Je
suis à nouveau libre !
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