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Origine
http://www.conflits.org/article.php3?id_article=342
Quels sont les liens discursifs entre immigration
et ennemi intérieur dans un pays réputé pour être un pays d'immigration
et de tolérance ? Il est vrai que quand à partir des années
quatre-vingts, les pays européens ont vu se développer un discours
de peur et de danger portant sur les immigrés originaires des pays
dits du Sud, tout portait à croire à leur singularité. Or, presque
au même moment se développaient aux Etats-Unis des discours de « démonisation »
de l'immigration, accompagnés de la mise en place d'une série de
technologies de surveillance et de contrôle aux frontières et à
l'intérieur du territoire.
Paradoxalement, c'est en Californie - l'Etat
le plus riche et le plus multiculturel de l'Union où un tiers de
la population est d'origine hispanique et un dixième asiatique -
que la transformation de l'immigration en problème politique et
en enjeu sécuritaire a été la plus perceptible. Ainsi, dans le contexte
d'un référendum local organisé le 8 novembre 1994, les électeurs
californiens ont adopté avec une majorité de 59,1%, la Proposition
187 qui refusait aux clandestins le bénéfice des droits sociaux
(le Welfare) et interdisait à leurs enfants l'accès à l'enseignement
public en prévoyant leur expulsion vers leur pays d'origine. Cette
loi allait même plus loin puisqu'elle obligeait les enseignants,
les médecins et les assistantes sociales à dénoncer aux autorités
policières les personnes suspectes, facilement identifiables au
faciès et à l'accent.
L'adoption de la Proposition 187 a non seulement
provoqué la transformation de l'immigration en un problème politique
et sécuritaire, mais a permis de déplacer l'image de l'ennemi du
« dehors » vers le « dedans » en mettant en
place tout un processus discursif d'énonciation, de désignation,
de dénonciation et de dramatisation. Dorénavant, la figure de l'ennemi
n'était plus représentée par le communisme qui pendant longtemps
avait incarné la menace externe, mais s'était transposée à l'intérieur
où elle avait pris une forme plus complexe et plus diffuse. Ainsi,
non définie clairement, elle pouvait prendre plusieurs visages dont
celui de l'immigré venu du Sud considéré comme potentiellement nuisible
à la sécurité identitaire et à la sécurité intérieure du pays.
En attribuant la responsabilité des problèmes
économiques et sociaux aux immigrés en situation illégale et en
transformant l'immigration en général en un problème politique et
sécuritaire, la Proposition 187 présentait les immigrés comme la
cause de tous les maux du moment, allant des problèmes économiques
comme la crise de l'Etat-providence à la violence urbaine (plus
particulièrement suite aux événements de South Central de 1992)
en passant par la criminalité, le trafic de drogue, les incivilités
et même la décomposition de la cellule familiale traditionnelle.
En nous référant à Murray Edelman [1],
nous dirons que l'« ennemi » est un « fourre-tout »
qui s'inscrit dans un processus de construction équivoque d'un problème
politique dont la principale fonction est la négation des problèmes
structurels comme le chômage qui préoccupent la société. La polarisation
sur un « ennemi » inoffensif permet de transformer une
situation donnée en un problème dont la construction passe par le
langage qui matérialise l'ennemi même si celui-ci est volontairement
flou. Dans cette construction, les problèmes politiques ne sont
pas définis clairement et se caractérisent par l'ambiguïté que créent
leurs dispositifs narratifs et par la non-résolution des controverses
soulevées par leurs significations. Ils justifient les solutions
comme l'adoption des politiques sécuritaires et constituent des
autorités (experts, spécialistes, professionnels, conseillers du
prince, etc). Par ailleurs, tributaires de luttes politiques, les
problèmes créent des bénéfices politiques pour certains acteurs
et augmentent l'influence du groupe bénéficiaire. Enfin ils influencent
les agendas politiques et constituent des opinions publiques [2].
Interprétée à la hâte comme une politique symbolique
sans grand effet réel, la Proposition 187, même si elle a été déclarée
anticonstitutionnelle [3] par
le tribunal fédéral, n'est pourtant pas un épiphénomène mais plutôt
un événement révélateur [4].
En effet, par les débats qu'elle a suscités, les mesures
qu'elle a permis d'adopter, les discours qu'elle a produits, les
pratiques qu'elle a générées, elle a permis de saisir les modifications
importantes survenues dans la conception américaine de l'immigration
et de la menace depuis les années 1980. Plus spécifiquement, elle
a permis de comprendre l'introduction dans les années 1990 d'une
nouvelle figure de l'ennemi (l'immigré) dans les espaces discursifs
politiques et sécuritaires américains.
Dans cet article, nous analyserons l'historicité
de l'idée de l'ennemi intérieur (ou l'ennemi de l'intérieur) en
montrant son lien avec les étrangers arrivés de fraîche date sur
le territoire américain. Ensuite, nous analyserons comment dans
le contexte de l'après-Guerre Froide, la Proposition 187 a transformé
l'immigration en un problème politique et en la nouvelle figure
de l'ennemi. Pour cela nous verrons comment elle s'est inscrite
dans un dispositif complexe et comment elle a crée des effets
de vérité [5]. Nous analyserons
ses régimes d'énoncé et ses procédés argumentatifs. Considérant
que les dispositifs ne sont pas homogènes, nous verrons les discours
de résistance qu'elle a générés. De même, nous nous interrogerons
sur les jeux politiques et bureaucratiques qui ont permis la construction
de cette nouvelle figure de l'ennemi intérieur qu'est l'immigré
à travers un processus de problématisation.
A la recherche d'une nouvelle figure de
l'ennemi
Afin de mieux saisir les caractéristiques de
la Proposition 187, il convient de la situer dans son contexte historique
et socio-politique. Rappelonsqu'elle a émergé après la
chute du Mur de Berlin, dans un moment de restructuration économique
face à la perte de milliers d'emplois, conséquence de la réduction
des effectifs de la défense et des industries qui lui étaient liées.
Ces industries étaient principalement basées en Californie où l'armée
était le principal pourvoyeur. De même, la Proposition 187 a été
forgée dans un contexte où la menace externe (le communisme) ne
structurait plus la politique interne et externe. En effet, pendant
la Guerre Froide, le communisme - et tout ce qui depuis les films
hollywoodiens jusqu'aux mouvements de libération, pouvait être identifié
comme communiste - constituait la figure de l'ennemi à partir de
laquelle se construisait le discours de la menace. C'était une menace
unifiée et identifiable qui engendrait une figure de l'ennemi pouvant
s'articuler avec la notion de cinquième colonne c'est-à-dire ceux
qui comme « les intellectuels déviants » étaient accusés
de soutenir la cause de l'ennemi situé à l'extérieur [6].
Mais dans le contexte international actuel,
les phénomènes de globalisation, de transnationalisation, de déterritorialisation
et de suppression des frontières remettent progressivement en cause
la différence absolue entre l'interne et l'externe, le national
et l'international, le public et le privé. Ce processus s'accompagne
de l'abandon de la dialectique du dehors et du dedans, et l'en-dehors
au sens du réalisme politique et militaire n'a plus de sens. Ainsi,
comme le remarque Michael Hardt [7],
dans le contexte de l'interpénétration croissante de l'interne et
de l'externe, la puissance souveraine n'est plus opposée à son Autre,
elle n'est plus confrontée à son dehors, il n'y a plus de dehors
pour borner le lieu de la souveraineté. Aussi « de nos
jours, il est de plus en plus difficile pour les idéologues des
Etats-Unis de nommer l'ennemi ou plutôt il semble qu'il y ait partout
des ennemis mineurs et insaisissables » [8].
Cette situation affecte non seulement la structuration de la politique
mais aussi la (re)définition de l'identité américaine. Car, comme
le rappelle David Campbell, dans un pays comme les Etats-Unis, où
être américain n'est pas clairement défini, le discours sur la menace
joue un rôle fondamental dans la formation de l'identité politique
ainsi que dans les pratiques d'exclusion et d'inclusion [9].
Il nous faudra rappeler enfin que la recherche
de nouvelles figures de l'ennemi a commencé dès les années 1980,
bien avant la suppression de la menace communiste. Les politiciens
et les agences de sécurité ont évoqué une multiplication de dangers
venant du terrorisme international, de la mafia, du trafic de drogue.
Ils ont même évoqué « l'ennemi japonais » envahissant
Hollywood, l'« ennemi coréen » envahissant l'industrie
automobile, mais ces figures ont vite été oubliées. Elles constituaient
peut-être un danger sectoriel mais non pas une menace susceptible
de structurer une politique et un discours cohérents. Dans ce nouveau
contexte, il fallait trouver un autre visage à l'ennemi, un visage
qui a trait aux nouvelles préoccupations de sécurité, celles qui
reposent sur les questions de culture, d'identité, d'harmonie de
la nation, d'équilibre démographique et sur l'ordre public. En effet,
avec l'élargissement du spectre de la sécurité à de nouveaux secteurs
et objets [10], on se recentrait
davantage sur la sécurité à l'intérieur du pays que sur la menace
externe [11]. Ainsi, il ne
s'agissait plus seulement de contrôler le passage des frontières,
mais de surveiller les possibles menaces culturelles, identitaires,
démographiques, écologiques, etc. Peut-on dire que ces préoccupations
ont fait glisser la notion d'ennemi de l'extérieur vers l'intérieur ?
L'idée de l'ennemi intérieur
A l'heure du brouillage des frontières entre
l'interne et l'externe, parler de l'ennemi intérieur peut paraître
obsolète si l'on prend celui-ci dans un rapport binaire comme opposé
à l'externe. En effet, dans la tradition du réalisme politique,
l'ennemi intérieur est celui qui se lie avec l'ennemi extérieur.
Et on a souvent coutume de le désigner par l'expression « cinquième
colonne »,phénomène politico-social où la trahison
est le fait de la manipulation des esprits par l'ennemi de l'intérieur
magistralement téléguidé par celui de l'extérieur. Mais selon Alexandre
Koyré [12], l'ennemi intérieur
ne dépend pas seulement du rapport à l'externe et ne se réduit pas
uniquement à la « cinquième colonne » [13],
mais résulte également de la perte par l'Etat national de sa structure
monolithique qui lui avait permis d'unifier, de lier et d'absorber
les populations en son sein. Ainsi selon lui « on aurait
tort d'appliquer le terme 'cinquième colonne' d'une manière indiscriminée
à toutes les espèces différentes d''ennemis intérieurs' dont l'activité
constitue un danger actuel ou potentiel pour l'Etat » [14].
Il y a plusieurs espèces d'ennemis intérieurs dont l'existence implique
et indique pour Koyré « la présence au sein de la Cité
de groupes non-intégrés, non embrassés par le lien social ;
de groupes qui refusent de s'identifier avec le Tout de la Cité,
ainsi que de se solidariser - dans ce Tout - avec les autres groupes
qui les composent et le construisent ; de groupes qui s'isolent
ou qui se trouvent isolés - dans ce Tout ; qui s'opposent à
ce Tout ; qui l'opposition s'intensifiant et s'exaspérant,
passent de l'opposition à l'hostilité, de l'hostilité à la haine ;
le cas échéant la lutte sourde se transformera en lutte ouverte,
la sédition fera son entrée dans l'Etat » [15].
Ce sont « les 'Autres', les 'barbares', ceux qui n'ont
pas la même origine, qui ne parlent pas ou parlent mal la langue
nationale, qui ne partagent pas les souvenirs historiques, qui ne
participent pas aux fêtes traditionnelles de la nation et qui par
hasard seulement, hasard de conquête, de migration, de liaison dynastique
- font partie de l'Etat » [16].
Ces citations permettent de voir comment l'ennemi intérieur est
présenté comme étant lié à l'Autre, à l'étranger, au différent et
à l'exclu. Si nous transposons cette construction au cas de la Californie,
elle pourrait nous permettre de voir comment l'idée de l'ennemi
intérieur fonctionne par rapport aux étrangers originaires des pays
du Suden général, et aux Mexicains en particulier. Elle
indique comment virtuellement l'ennemi intérieur est lié aux questions
d'assimilation, de langue, de multiculturalisme et comment il s'articule
avec les idées de l'harmonie de la nation et de la protection des
valeurs américaines.
Par ailleurs, si nous nous situons dans la perspective
d'Edelman, nous verrons que la figure de l'ennemi (intérieur) fait
partie des jeux politiques où les adversaires construisent des ennemis
qui leur permettent de réaffirmer leurs propres engagements et de
mobiliser des alliés. Dans le processus de construction d'un ennemi,
l'attention se focalise moins sur les qualités personnelles et les
tactiques employées par les uns et les autres que sur les traits
caractéristiques intrinsèques de l'ennemi désigné (le juif, le libéral,
l'immigré, etc.). Ainsi, l'étiquetage des ennemis favorise l'oubli
des diversités et des distinctions individuelles en fixant l'attention
sur tel ou tel rôle ou caractéristique symbolisant une menace :
la couleur de la peau, la nationalité, l'ethnicité, les croyances,
les modes de vie, etc. L'ennemi est alors manifestement inactif,
sa passivité devient l'indice de ses menées souterraines pour saper
les fondements de la société [17].
L'immigré et l'ennemi intérieur :
quel(s) lien(s) discursif(s) ?
Aux Etats-Unis le lien discursif entre ennemi
intérieur et immigration est historiquement établi. En effet, l'irruption
de l'idée de l'ennemi intérieur dans les discours politiques et
sécuritaires américains est aussi vieille que la construction des
Etats-Unis par les migrants fuyant l'Europe. Dès la première réglementation
portant sur la question de naturalisation en 1790 et l'adoption
des Alien and Sedition Acts [18],
l'idée de l'ennemi intérieur a fait son chemin. Au moment de l'adoption
de cette législation, l'image de l'ennemi était représentée par
l'étranger (alien) venu en particulier de l'Angleterre
et de l'Irlande, pays ennemis du moment. Ces étrangers étaient soupçonnés
d'importation d'idées subversives et de violation d'allégeance envers
la nouvelle république. En effet,se focalisant sur un éventuel
lien des migrants avec ces pays, les autorités craignaient un sabotage
économique et idéologique dirigé par eux. Cette crainte avait même
entraîné l'interdiction de la double nationalité. Comme l'explique
Jeanne Chase, à cette époque, ce qui préoccupait les dirigeants
américains c'était prioritairement l'intention des aliens.Que
comptaient-ils faire sur le sol américain ? Quelles étaient
leurs vraies intentions ? Comment pouvait-on les discerner
facilement ? [19].
On voit donc que dès ce moment, l'appellation
ennemi de l'intérieur avait revêtu un sens politique et
était associée aux notions d'allégeance, de loyauté, de trahison,
de sabotage, de subversion et d'infiltration. Parmi ces notions,
la question de l'allégeance a constitué une des préoccupations majeures
des autorités américaines pendant la guerre avec la Grande-Bretagne.
Elles ont soupçonné les citoyens naturalisés de continuer à affirmer
leur allégeance au royaume ennemi. En se focalisant sur l'exemple
de l'Américain John Watts qui avait choisi de devenir royaliste,
les autorités ont présenté la trahison comme le pire des crimes
contre l'Etat. Mais si dans leurs énoncés, la notion de trahison
était pourvue d'une définition étroite, la notion de subversion
restait dans le flou. Cette ambiguïté permettait aux autorités de
bénéficier d'une grande marge de liberté dans leurs pratiques d'énonciation
et de désignation. Le subversif n'avait pas de visage ou plutôt
pouvait prendre une multitude de visages. La tâche des autorités
politiques consistait donc à le démasquer, à l'identifier et à le
désigner. Pour cela elles ont mis sur pied toute une technique de
renseignements sur la loyauté et les intentions non seulement des
migrants (plus particulièrement des migrants anglais ) mais aussi
des citoyens naturalisés. Cette tâche a incombé aux douaniers et
aux agents du recensement pendant les recensements de 1812 et 1813
effectués dans un climat de guerre et dont l'objet était le repérage
et la surveillance des migrants britanniques [20].
Après 1880, même si l'apport économique des
migrants était fortement apprécié, une période de méfiance a commencé
avec l'arrivée massive d'étrangers d'origine modeste. Comme en témoignent
les discours de Jefferson et de Washington, on craignait que les
nouveaux arrivants n'introduisent des valeurs contraires aux valeurs
américaines, qu'ils maintiennent leur langue, leurs coutumes et
leurs styles de vie [21].
Cette époque marque ainsi l'introduction d'un des principaux arguments
récurrents des discours politiques et sécuritaires, à savoir, la
question de la protection des valeurs américaines. Qu'entendait-on
par « valeurs américaines » ? Conformément à la Constitution,
celles-ci portaient sur l'accès à la prospérité individuelle, le
bien-être général, la justice et fondait une hiérarchie particulière
de valeurs sociales et d'institutions politiquesà respecter.
La crainte des Américains était (et l'est toujours) de savoir si
les nouveaux arrivants pouvaient s'adapter à ces valeurs, s'ils
pouvaient abandonner leurs propres valeurs considérées comme contraires
aux valeurs américaines. Cette inquiétude marque ainsi le début
de la problématisation de la migration en référence à la question
de l'assimilation. On peut dire qu'à partir de là, la notion d'assimilation
devint un enjeu politique et culturel de premier ordre.
La conséquence directe de cette nouvelle orientation
a été la fixation de normes socioculturelles et l'établissement
de critères pour déterminer qui est « désirable » et qui
est « indésirable ». Ainsi, dès la fin de la guerre de
1812, les autorités commencèrent às'interroger sur la compatibilité
des valeurs des migrants avec les valeurs et les normes américaines
et à développer l'idée d'un seuil au-delà duquel l'assimilation
deviendrait impossible. Ces barrières générèrent un système d'exclusion
sur critères culturels et sociaux. Elles donnèrent lieu à l'établissement
des listes de personnes indésirables et justifièrent le recours
à des lois d'exception. Ainsi la première loi restrictive a été
votée en 1872 interdisant l'entrée des prostituées et des condamnés.
Plus tard, avec une loi adoptée en 1907 le Congrès a ajouté d'autres
catégories à la liste des indésirables, comme les malades mentaux,
les personnes atteintes de tuberculose, les enfants seuls (appelés
enfants errants), les criminels. En 1917, une loi a porté sur l'interdiction
des personnes reconnues coupables de « crime capital »
comme la polygamie, la prostitution et a créé des zones d'exclusion.
Et en 1918, suite à la révolution russe, la liste des indésirables
a pris une tonalité politique en portant sur les personnes susceptibles
d'importer les idées dites subversives (Anarchism Act).
Plus tard, en 1921 et 1924, pendant la période de restriction, le
Congrès a énuméré d'autres critères qui empêchaient les pauvres,
les prostituées, les analphabètes, les malades, les anarchistes
d'entrer sur le sol américain. C'est également en 1921 que le Congrès
a fixé pour la première fois des quotas d'immigration par nationalité.
Ceux-ci concernaient toutes les nationalités à l'exception des Canadiens,
des Mexicains, des Haïtiens et des Dominicains. Il faut souligner
que les quotas qui avaient été instaurés pour réduire l'immigration
ont eu l'effet inverse, c'est-à-dire, le développement d'une immigration
clandestine.
Parmi les politiques restrictionnistes, celle
qui a le plus marqué le processus de construction de l'ennemi intérieur
est sans doute la loi de 1952, appelée Mc Carren-Walter Act
et préparée par les sénateurs démocrates Patrick Mc Carren et Francis
Walter. Malgré son aspect libéral (elle supprimait la discrimination
basée sur le sexe et la race), cette loi mettait en avant les inquiétudes
sécuritaires liées à la menace communiste et instaurait un système
de contrôle et d'exclusion afin de faire face à des activités dites
« anti-américaines ». Elle établissait un lien entre les
préoccupations de sécurité intérieureet le communisme en
désignant comme ennemis les personnes déclarées ou supposées communistes.
De même, en établissant un lien entre les activités anti-américaines
et l'immigration, elle introduisait un système de préférences pour
la sélection des migrants et mettait en place un dispositif d'exclusion
et d'expulsion des indésirables (appelés les subversifs). Malgré
le veto du président Truman et les critiques émises par les organisations
humanitaires, la loi avait été adoptée à la Chambre avec une majorité
de 278 voix contre 113. S'appuyant sur la thèse de la sécurité intérieure
(au sens de internal security [22]),
ses défenseurs avaient mis en avant l'argument de la préservation
des Etats-Unis comme bastion contre le communisme. Ils avaient argué
que la loi préservait l'homogénéité et permettait la défense des
valeurs américaines. Cette focalisation sur les activités anti-américaines
a donné lieu au développement d'une vaste production littéraire,
artistique, cinématographique et théâtrale
Ainsi, on peut dire que dès les débuts de l'Union,
l'introduction de l'idée de l'ennemi intérieur dans l'espace public
s'est réalisée à travers l'établissement de deux interconnections
discursives. Premièrement le lien alien/subversion (lien
avec une puissance étrangère) mettant l'accent sur la question d'allégeance
et les activités anti-américaines. Deuxièmement, le lien immigrant/assimilation
mettant l'accent sur la protection des valeurs américaines et la
question de l'assimilation [23].
Il est intéressant de noter que depuis cette
date, ces deux interconnexions ont toujours structuré la problématisation
de l'immigration et sa transformation en la figure de l'ennemi.
Mais en fonction des contextes historiques et actuels, elles ont
toutefois été accompagnées d'autres arguments comme la crainte de
voir les migrants pauvres devenir une charge publique, la peur raciale
et ethnique, l'invasion, le déséquilibre démographique, la criminalité,
le trafic de drogue, etc.
Concernant ces derniers, celui qui a le plus
marqué l'histoire de la « démonologie » [24]
américaine est la référence à la race qui a opposé les blancs aux
Amérindiens et aux peuples de couleur. Constituant la division essentielle
de la vie américaine, la question raciale et ethnique a donné lieu
à une longue liste d'exclus : Amérindiens, Africans-Américans,
Chinois, Japonais, Coréens, Philippins, Mexicains…
La problématisation de l'immigration et
l'exclusion en Californie
Parmi les Etats de l'Union, la Californie est
l'un de ceux où l'exclusion raciale est inscrite dans son histoire.
Comme le suggère Annick Foucrier, l'histoire de la Californie s'est
bâtie par la constante affirmation des blancs d'origine européenne
de leur supériorité sur tout autre groupe racial ou ethnique [25].
Ainsi, à l'exclusion des Mexicains de leur terre natale suite au
Traité de Guadalupe de 1848, s'ajouta l'interdiction faite aux Chinois
d'accéder aux mines d'or, véritables ressources de l'économie californienne.
Celle-ci s'est d'abord traduite dans les textes législatifs par
l'article XIX de la constitution de 1879 et a abouti au Chinese
Exclusion Act de 1882 qui constitue la première loi d'exclusion
raciale. Elle fut complétée en 1884 par une loi qui a étendu la
portée de l'exclusion à tous les Chinois et à leurs descendants
quel que soit leur pays de résidence. Il ne faut pas oublier que
pour justifier leur exclusion on accusa les Chinois d'être inassimilables
en raison de leurs pratiques culinaires (« des mangeurs
de riz et non de viande ») alors que tout avait été fait
pour les marginaliser. Après les Chinois ce fut le tour des Japonais.
Un mouvement anti-japonais commencé en 1888 a abouti à la loi de
1907 entérinant leur exclusion et à celle de 1915 (Alien Land
Act) destinée à les empêcher d'acheter des terres en tant qu'étrangers
non susceptibles de devenir citoyens. De 1942 à 1946, le Japon ayant
été désigné comme leur ennemi principal, les autorités américaines
ont interné de les ressortissants japonais vivant sur leur sol.
Ensuite, c'est sur les Philippins venus les remplacer que se focalisèrent
les peurs et les anxiétés du moment.
A partir de 1910, date des troubles révolutionnaires
dans leur pays, les Mexicains entrèrent dans la ligne de mire. Si
pendant la Première Guerre Mondiale leur « côte » s'est
un peu redressée en raison du manque de main d'œuvre (ils ont
été appelés à travailler dans la construction des chemins de fer)
et de l'éloignementdes migrants européens considérés comme
des « fauteurs de trouble », ils n'ont pas tardé à devenir
eux aussi l'objet des pratiques d'exclusion. Ainsi, à partir des
années 1920, victimes de préjugés raciaux et culturels, ils ont
été cantonnés à des travaux subalternes et à des conditions de vie
misérables.
En fait, l'attitude des Américains face aux
Mexicains a toujours été pour le moins ambiguë. Ils ont été tantôt
appelés à traverser la frontière, tantôt montrés du doigt et refoulés
de l'autre côté du Rio Grande. Bienvenue pendant les périodes de
nécessité (par exemple le programme Bracero de 1942), l'immigration
mexicaine a été tributaire de crises économiques donnant lieu à
des renvois massifs comme ce fut le cas en 1929, en 1941 (déportation
de 112.000 personnes dont les deux-tiers étaient des citoyens américains)
et en 1954 (Opération Wetback menée par un général de l'armée
américaine).
Comme pour les autres migrants, la problématisation
de la migration mexicaine et hispanique a été davantage accentuée
à partir du moment où les Mexicains ont endossé la figure de l'étranger
au sens défini par Simmel, c'est-à-dire, au sens d'« une
personne arrivée aujourd'hui et qui restera demain » [26].
Ainsi, quand les Mexicains ont commencé à faire venir leur famille
et à s'installer définitivement, ils ont été considérés comme une
menace pour « l'homogénéité culturelle et raciale Anglo-américaine ».
Ils ont été empêchés de circuler en dehors de leur lieu de travail,
interditsd'envoyer leurs enfants dans les écoles fréquentées
par les enfants des WASP (White Anglo-Saxon Protestant), mis à l'écart
de la société, bref, totalement marginalisés.
La transformation de l'immigration mexicaine
en un problème politique et sécuritaire a été renforcée vers la
fin des années soixante-dix par le discours sur la menace du Sud
et la faiblesse des contrôles aux frontières face aux flux migratoires.
Parmi les arguments rhétoriques, le plus récurrent est le thème
de la perte de la souveraineté face aux flux migratoires et au trafic
de drogue et le renforcement nécessaire des contrôles aux frontières
pour y faire face. DeReagan à Clinton, ce thème est devenu
un des arguments types du discours sécuritaire concernant les Mexicains.
Ainsi,les figures de l'ennemi intérieur
en relation à l'immigration sont multiples. Cependant, il convient
de noter que leur fabrication et le système d'exclusion qu'elles
entraînent ne suivent pas une ligne historique continue et ne concernent
pas tous les migrants de façon identique. Elles sont moins le résultat
d'une histoire universelle et homogénéisante, que l'effet de processus
singuliers de construction, d'objectivation et de subjectivation.
Autrement dit, elles se réalisent dans des contextes socio-historiques
particuliers. Ces processus se caractérisent par des discontinuités
et des hétérogénéités. En effet, par exemple, si les Chinois ont
été victimes de l'exclusion raciale au XIXe siècle, après avoir
été désignés comme ennemis intérieurs pendant le Mc Carthysme par
les Démocrates affaiblis, ils sont devenus des « amis »
vers la fin du XXe siècle. De même, les Japonais, les ennemis du
début et de la moitié du XXe siècle sont devenus aujourd'hui des
partenaires incontournables.
La Proposition 187 et la construction de
la figure de l'ennemi intérieur
Lors des élections législatives du mi-mandat
qui ont eu lieu le 8 novembre 1994, les Californiens ont non seulement
renouvelé leurs représentants de la Chambre des Représentants et
du Sénat ainsi que leur gouverneur, mais ont également voté, dans
le cadre d'un référendum local, une proposition portant sur l'immigration
clandestine appelée Proposition 187. Celle-ci était basée sur une
initiative locale appelée Save Our States (S.O.S.) dont
les auteurs les plus connus étaient Alan Nelson et Harold Ezel.
Le premier avait été le directeur de l'INS [27]
sous Reagan, le second, le sous-directeur de la même agence. Pendant
la préparation de l'initiative S.O.S., ils avaient travaillé pour
l'organisation immigrée d'inspiration nativiste [28],
FAIR [29], qui a soutenu
l'initiative et dont Nelson a été le directeur du bureau de Sacramento.
Le groupe S.O.S. comportait également des anciens militaires, des
anciens de la Border Patrol [30],
des hommes d'affaires, des individus appartenant à des associations
locales.
La question qui avait été préparée par ce groupe
et soumise au vote des Californiens était simple et directe :
« Pour faire face aux problèmes économiques et à la criminalité
montante faut-il priver les immigrés clandestins du bénéfice des
services sociaux et éducatifs de la Californie ? ».
Les Californiens ont répondu « oui » avec une grande majorité
de 59,1% des voix.
Cette Proposition avait été préparée dans l'Etat
de Californie pour faire réélire le gouverneur Pete Wilson (Rép)
qui a su exploiter les préoccupations économiques et sécuritaires
du pays touché par la perte de centaines de milliers d'emplois à
la suite de la réduction des effectifs militaires après la fin de
la Guerre Froide. Selon la Proposition 187, la responsabilité de
cette situation incombait aux étrangers en situation irrégulière
dont la majorité était composée de Mexicains qui traversaient, facilement
et sans documents, la frontière du sud de la Californie. Pour le
gouverneur Wilson, les clandestins ne se rendraient en Californie
que pour bénéficier des services publics sociaux et éducatifs gratuits,
ce qui coûtait à l'Etat plus d'un milliard de dollars par an. Pour
y faire face, il fallait non seulement leur refuser l'accès à ces
services mais obliger les enseignants, le personnel hospitalier
et le personnel des services sociaux à vérifier les documents des
demandeurs et dans le cas où ceux-ci seraient dépourvus de papiers,
les dénoncer à l'INS. La loi allait même plus loin en stipulant
l'expulsion des enfants clandestins vers leur pays d'origine.
Une des caractéristiques majeures du processus
de désignation des immigrés clandestins comme cause de tous les
maux et la principale menace contre l'Etat, était sa présentation
en termes d'« urgence sécuritaire » nécessitant le recours
aux lois d'exception et aux mesures administratives et politiques
expéditives. Ce que fît le gouverneur Wilson en déclarant « l'urgence
de trouver une solution au problème de l'immigration ».
Ce qui a entraîné l'adoption d'un ensemble de mesures allant de
la mise hors la loi (« les clandestins commettent un acte
illégal »), à l'expulsion en passant par la perte d'emploi
et du logement, l'exclusion de la scolarité, la dénonciation et
l'inscription dans des fichiers informatiques. En effet, concernant
cette dernière mesure lors de leur expulsion, les immigrés clandestins
étaient fichés dans les bureaux des services sociaux, à l'INS et
à la Border Patrol, et leurs empreintes digitales étaient conservées
par ces mêmes services.
Très vite les discours qui ont été produits
lors de l'adoption de cette loi ont débordé le seul cadre de l'immigration
illégale pour porter sur l'immigration en général. C'est l'immigré
tout court et en particulier celui qui venait des pays du Sud qui
a été l'objet de ces discours. C'est lui qui a été présenté comme
devant faire l'objet d'une préoccupation sécuritaire, c'est-à-dire
comme la nouvelle figure de l'ennemi menaçant la société californienne.
Pour certains, le contexte de « crise de
l'ennemi » apparu avec la fin de la bipolarité explique le
ralliement d'un grand nombre d'acteurs comme les agences de sécurité
et les politiciens de droite et de gauche à la fabrication de la
nouvelle figure de l'ennemi. Ce qui a donné lieu à des débats profonds
sur la définition de l'identité américaine et à la remise en cause
des définitions traditionnellement acquises. Pour la gauche, depuis
les années 1960, l'identité nationale était synonyme d'identité
populaire commune basée sur les droits civiques et la démocratie.
Pour la droite, opposée au mouvement des droits civiques, l'identité
devait au contraire reposer sur les valeurs culturelles et religieuses
et protéger la civilisation américaine de l'invasion des barbares.
Mais avec la fin de la menace communiste, ce
qui pouvait souder et caractériser les Américains ne pouvait être
une nouvelle figure ayant trait à la question des valeurs. Cette
orientation, même si elle était plus défendue par les Républicains
et les ultras de Pat Buchanan que par les Démocrates, ne laissait
pas ces derniers insensibles. Dès les années 1980 de nombreux discours,
venant d'acteurs qui n'étaient pas nécessairement des alliés, avaient
commencé à désigner les immigrés comme cause de problèmes divers.
On peut citer les discours sur la sécurisation de la frontière américano-mexicaine,
les discours sur la criminalité et le trafic de drogue, dont les
énoncés construisaient un lien avec l'immigration. De même, on peut
citer les prévisions démographiques alarmistes, selon lesquelles
en l'an 2005, les Californiens blancs deviendraient une minorité
au détriment des Hispaniques. Dans ce processus discursif, il y
a également des influences nativistes et les nouvelles lectures
de l'ethnicité en termes de division sociale et culturelle qui viennent
souvent en lieu et place d'une analyse de classe. Enfin il faudra
citer le débat sur le Welfare et le coût de l'immigration
qui est parti de San Diego State University et qui s'est poursuivi
par la publication en 1993 du rapport controversé, mais néanmoins
toujours cité de Donald Huddle qui affirmait que les immigrés (légaux
et clandestins) coûtaient à l'Etat plus qu'ils ne lui rapportaient [31].
Pendant que ces discours sur la menace étaient
énoncés, se produisait un autre discours, plus moraliste, reprenant
les idées des valeurs familiales, traditionnelles et religieuses.
Le contrat sur l'Amériqueque proposait Newt Gingritch mettait
en avant l'idée de la responsabilité et des valeurs. Inspiré des
thèses communautaristes de droite, ce discours, critiquant la politique
égalitariste du libéralisme politique, proposait de distinguer entre
les droits et les devoirs et de privilégier ces derniers au détriment
des premiers. Dorénavant, la citoyenneté devait s'articuler sur
l'idée de la responsabilité. Il fallait travailler, protéger les
valeurs familiales et religieuses et être responsable plutôt que
de réclamer des droits. Ceux qui ne respectaient pas ce contrat,
se marginalisaient dans des ghettos où ils ne vivaient que de l'aide
sociale.
Inscrite dans un contexte particulier, la Proposition
187 est également le résultat des jeux politiques et bureaucratiques.
[1] . Murray Edelman, Pièces
et règles du jeu politique, Paris, Editions du Seuil, 1991.
[2] . Ibid, pp. 21-22.
[3] . Elle va à l'encontre d'une
décision de la Cour Suprême rendue en 1982 (Pyler v. Doe) qui garantit
le droit d'accès à l'éducation publique gratuite pour tous les enfants,
même clandestins, se trouvant sur le sol américain.
[4] . Nous empruntons cette
expression à Patrick Champagne, Faire l'opinion, le nouveau jeu
politique, Paris, Editions de Minuit, 1990, p.8.
[5] . Gilles Deleuze, « Qu'est-ce-qu'un
dispositif ?, in Michel Foucault philosophe. Rencontre Internationale,
Paris, 9,10,11 janvier 1989, Paris, Le Seuil, 1989.
[6] . Pour plus de développements,
voir le texte de Yves Viltard dans ce numéro.
[7] . Michael Hardt, « La
société mondiale de contrôle », in Eric Alliez (Ed), Gilles
Deleuze une vie philosophique. Rencontres internationales Rio de
Janeiro- Sao Paulo, 10-14 juin 1996, collection Les empêcheurs de
penser rond, 1998, pp. 363-364.
[8] . Ibid., p.364.
[9] . David Campbell, Writing
Security, United States Foreign Policy and the Politics of Identity,
Minneapolis, University of Minnesota Press, 1992.
[10] . Sur ce sujet voir essentiellement
Barry Buzan, Peoples, States and Fear, Brighton, Harvester, 1993
et Ole Waever, Concepts of Security, Copenhagen, Institute of Political
Science, University of Copenhagen, 1997.
[11] . Aux Etats-Unis, l'expression
sécurité intérieure (internal security) n'est pas utilisée dans
le sens où elle est employée en France. En effet, « internal
security » renvoie à la commission sur la « sécurité intérieure »
créée sous le maccarthysme pour réprimer les comportements politiques
anti-américains. Dans ce texte, nous employons l'expression « sécurité
à l'intérieur » pour désigner la notion de sécurité intérieure.
Aux Etats-Unis, cette notion dont les contours ne sont pas bien
précis ne porte pas seulement sur le contrôle de la délinquance
et de la criminalité, mais aussi renvoie à la surveillance des menaces
possibles à la culture, à l'identité, à l'environnement etc. Voir
Amos Jordan, William Jesse Taylor, American National Security Policy
& Processes, Baltimore, John Hopkins University Press, 1989.
[12] . Alexandre Koyré, La
cinquième colonne, paru initialement en 1945 à New York, dans le
numéro II-III de Renaissance, revue publiée par l'Ecole Libre des
Hautes Etudes de New York. Nouvelle édition française, Paris, Editions
Allia, 1997, p.14.
[13] . Koyré écrit :
« C'est au général Franco - dont ce sera, sans doute, la création
la plus populaire et la plus durable - que nous devons (le terme
' cinquième colonne'). C'est lors de la guerre civile espagnole,
ou mieux, lors de la contre-révolution espagnole, lors de la marche
des armées franquistes sur la capitale, que 'la cinquième colonne'
vit le jour. Les quatre colonnes qui s'approchent de Madrid seront,
a dit le général Franco, aidées par une cinquième qui s'y trouve
déjà. L'image frappa la conscience populaire. Le mot fit fortune
et se propagea, en traînée de poudre, dans le monde entier. Le terme
fut adopté par toutes les langues de la terre. Et lorsque les armées
hitlériennes commencèrent leur marche conquérante à travers les
pays de l'Europe, et qu'il apparut que - de même que lors de la
marche des armées du général Franco sur Madrid - elles y étaient
accueillies, soutenues, aidées, par des éléments amis qui y étaient
déjà, c'est tout naturellement et, d'ailleurs avec le bon droit
qu'on a appliqué à ces 'amis de l'ennemi' l'appellation : 'cinquième
colonne' ». Ibid., pp. 8-9.
[14] . Ibid., p. 14.
[15] . Ibid., p.15.
[16] . Ibid., p.17.
[17] . Ibid., p. 130.
[18] . Lois qui visaient à
prévenir contre les idées jugées trop subversives.
[19] . Jeanne Chase, « L'élaboration
de l'immigrant américain », Annales, 49è année 4, juillet-août
1994.
[20] . « Returns of Enemy
Aliens » War of 1812 Papers, 1775-1812, Naval Records Collections
of the Office of Naval Records and Library Recorded Group 45, National
Archives, Washington D.C., édition de microforme no.1637, cité par
J.Chase op. cit.
[21] . Voir Sophie Body-Gendrot,
Les Etats-Unis et leurs immigrés, Les études de la documentation
française, 1991, p.11.
[22] . Voir la note n°11
[23] . Pour une analyse historique
détaillée voir Jeanne Chase, op. cit.
[24] . Nous empruntons ce
terme à Michael Rogin, Les démons de l'Amérique ; Essai sur
l'histoire politique des Etats-Unis, Paris, Le Seuil, 1998.
[25] . Annick Foucrier, « Immigration
et tensions raciales aux Etats-Unis. La Californie : un laboratoire »
in Catherine Collomp (dir), Amérique sans frontière, Presses de
l'Université de Vincennes, 1995.
[26] . Georg Simmel, The Sociology
of Georg Simmel, New York, The Free Press, 1964.
[27] . NS : Immigration
and Naturalization Service, organisme fédéral qui est placé sous
la tutelle du ministre de la justice et qui s'occupe des questions
de naturalisation et d'immigration.
[28] . Le nativisme est un
courant anti-immigration développé depuis le XIXe siècle. Combinant
des thèses protectionnistes et parfois racistes, il propose de préserver
les valeurs anglo-saxonnes et européennes, de recentrer l'identité
américaine sur une identité blanche et européenne de souche, ainsi
que de restreindre, voire arrêter, l'immigration.
[29] . FAIR : Federation
for the American Immigration Reform, organisation anti-immigrée
très influente dans le sud-ouest de la Californie. Elle a été fondée
en 1979 par John Tanton qui a été le directeur de l'organisation
environnementaliste Sierra Club. S'inspirant des thèses nativistes
et culturalistes, elle propose l'arrêt de l'immigration légale en
provenance des pays du Sud dont en particulier le Mexique ainsi
que le renforcement de la lutte contre l'immigration clandestine.
Elle publie de nombreuses études et rapports dont Rethinking Immigration
Policy and Ten Steps to Securing America's Borders.
[30] . Organisme fédéral qui
est en charge du contrôle des frontières.
[31] . Donald Huddle, The
Cost of Immigration, Carrying Capacity Network, Washington, 1993.
Origine http://www.conflits.org/article.php3?id_article=641
Revue Cultures et conflits
Sociologie politique
de l'international http://www.conflits.org/ips_new.php3"??
Construire l'ennemi intérieur
La fin de l'en-dehors : les nouvelles constructions
discursives de l'ennemi intérieur en Californie. Partie 2
Ayse CEYHAN
Les jeux politiques et bureaucratiques
Les jeux politiques et bureaucratiques ont fait émerger comme
légitime cette interconnexion entre différents arguments et ont
permis la polarisation sur une nouvelle figure de l'ennemi.
Quand on analyse les auteurs qui ont préparé la Proposition
187 ainsi que les discours sur la menace qui ont été produits, on
trouve à côté du gouverneur Wilson, le Parti Républicain qui l'a
soutenu, les organisations anti-immigrés qui ont fait du lobbying
en sa faveur et d'autres acteurs comme les agences de sécurité telles
que la Border Patrol, les militaires et les associations locales.
On trouve également des politiciens qui n'appartiennent pas seulement
à la droite mais aussi à la gauche comme Diane Feinstein, sénateur
Démocrate de Californie et ancien maire de San Francisco. Cette
dernière, oubliant ses discours des années 1980 où elle présentait
San Francisco comme « le sanctuaire des réfugiés venus
du Salvador et de l'Irlande », n'a pas hésité à établir
un lien entre immigration, criminalité et trafic de drogue et focalisa
son discours sur le besoin de renforcer les contrôles à la frontière
pour faire face au danger de l'immigration clandestine. Bien que
Diane Feinstein n'eut pas voté « oui » à la Proposition
187, dans les discours qu'elle a tenus, elle a reproduit pratiquement
les mêmes arguments que ses adversaires politiques.
Il faudra aussi citer le revirement au centre du discours
politique du président Clinton qui, après le succès des Républicains
au Congrès a déclaré « l'immigration clandestine comme un problème
majeur » et a insisté sur la nécessité de renforcer les contrôles
à la frontière américano-mexicaine. A peu près tous les politiciens
du parti Démocrate ont suivi cette même voie, légitimant la problématisation
de l'immigration sans toutefois s'interroger sur les présupposés
sur lesquels elle se basait et les arguments rhétoriques qu'elle
déployait. Ainsi aux yeux de toute la classe politique, l'immigration
en tant que telle était devenue un problème. Tous étaient en compétition
pour produire un discours correspondant aux peurs du moment et pour
proposer des remèdes. Remarquons que cette (re)production discursive
n'était pas le résultat d'une désignation collective et consensuelle
de l'immigration comme adversaire commun par tous les acteurs. Elle
constituait plutôt le point focal sur lequel convergeaient les insécurisations
économiques, démographiques, policières, militaires, identitaires
voire même écologiques.
Ainsi, la similitude des discours et des problématisations
de l'immigration ne doit pas être interprétée comme résultant d'un
complot, mais comme des jeux et des tactiques politiques entre acteurs,
générés par des enjeux de positionnement ainsi que de protection
des intérêts dans le contexte de l'après-Guerre Froide. Pendant
qu'ils criminalisaient les immigrés, ces acteurs proposaient une
variété de solutions. Ce qui a provoqué à la fois un jeu de coopération
et de rivalité. Comme exemple, nous pouvons citer les différences
de vue pendant la campagne en faveur de la Proposition 187 entre
l'INS et les autres acteurs qui tout en présentant des solutions
allant dans le sens du renforcement de la frontière et du déploiement
de plus d'agents sur place, se distinguaient dans leur façon de
désigner l'ennemi. Ainsi, en faisant attention de distinguer entre
l'immigré légal et l'immigré clandestin, l'INS s'est focalisé sur
ce dernier et a tenu un discours intégrationniste pour les premiers
en les incitant à se faire naturaliser. Ce qui allait à l'encontre
des discours tenus par la FAIR qui refusait catégoriquement la naturalisation
des non-Européens. L'INS a également remis en cause les chiffres
publiés par le gouverneur Wilson et FAIR sur l'immigration clandestine.
De son côté, la Border Patrol cherchait à attirer l'attention
sur l'urgence d'un renforcement des contrôles de la frontière en
citant des chiffres sur le nombre de passages clandestins, des informations
sur les réseaux de passeurs. Par là son objectif était de montrer
la crédibilité de ses thèses afin de demander l'augmentation de
son budget et de ses effectifs. On peut également évoquer les relations
entre les militaires et la Border Patrol déployés pour la surveillance
et le contrôle de la frontière. Leur lecture de la menace venant
du Sud avait permis de créer une coopération a priori contre nature
entre eux donnant lieu à la constitution de nouvelles alliances
et réseaux. Comme ils travaillaient ensemble au contrôle et à la
surveillance de la zone frontalière, ils avaient plutôt intérêt
à apparaître en position d'autorité pour obtenir les avantages qu'ils
réclamaient du gouvernement.
Il faut également rappeler le rôle des associations locales
(grassroots organisations) dans ces jeux de positionnement
ainsi que dans la sécurisation de l'immigration.
Le mouvement grassroots qui est très actif surtout
au sud de la Californie sensibilise et mobilise l'opinion et influence
la mise sur agenda politique des questions d'immigration. Avec des
membres corrélés aux milieux politiques et sécuritaires, il permet
la constitution d'un lien entre ces derniers et les citoyens. Comme
on peut le voir avec l'exemple de la FAIR, il créé un réseau de
relations très actif et influence les luttes de positionnement entre
acteurs. Ainsi la FAIR, par les discours qu'elle a produits et par
ses réseaux au niveau local et fédéral, est intervenue indirectement
dans les luttes entre la Border Patrol et l'INS. Les premiers réclamant
plus d'autonomie ne voulaient plus rester sous la tutelle des seconds.
Mais ces derniers, voulant conserver leur position d'autorité ont
souvent rappelé à l'ordre la Border Patrol, surtout lorsque celle-ci
voulait mener à la frontière une politique plus indépendante et
plus en phase avec les militaires. Ainsi, tout en défendant l'augmentation
du nombre des agences de sécurité déployées à la frontière, la FAIR
a exprimé une attitude ambiguë vis-à-vis de l'INS. Elle n'a pas
raté une occasion pour le critiquer d'inertie, allant même jusqu'à
demander son démantèlement en proposant la création d'une nouvelle
agence sous la tutelle des ministères de la justice, du travail
et du département d'Etat.
Les procédés communicationnels
Pour faire passer le message de la Proposition 187, d'importants
moyens de communication avaient été mis en œuvre : des
collectes de fonds et de signatures, des campagnes de publicité
et surtout des spots télévisés. Ainsi les Californiens ont vu en
prime-time des images montrant des Mexicains en train de franchir
la frontière à l'aube. Une voix off accompagnait ces images en disant
tout simplement « ils arrivent ». Il y avait
aussi des images montrant des femmes d'origine hispanique descendant
de l'avion et se précipitant dans les hôpitaux pour accoucher d'enfants
qui allaient devenir automatiquement américains grâce à la loi qui
attribue la nationalité américaine à chaque enfant né sur le sol
américain.
Tout avait été ainsi mis en œuvre pour sensibiliser les
électeurs qui avaient été ciblés par classe d'âge et de revenu.
L'une des principales cibles était les retraités riches qui sont
importants en nombre (la Californie reçoit la majorité des retraités
aisés des Etats-Unis) et en influence (ils constituent des réseaux
influents dont le plus connu est l'American Retiree
Association). Auprès de ces derniers, les références argumentaires
relatives aux impôts locaux et au financement de l'école publique
ont eu un impact considérable. Car, les retraités n'ont plus d'enfants
en bas âge et s'ils ont des petits enfants, ceux-ci ne résident
pas nécessairement dans le même Etat qu'eux. Aussi, comme l'école
publique est financée par les impôts locaux et comme les retraités
sont ceux qui payent le plus d'impôts en raison de la valeur élevée
de leurs habitations, ils ont été plus sensibles à la Proposition
187.
On peut dire que l'une des raisons de l'échec de la campagne
des opposants à la Proposition 187 a été son incapacité à cibler
un électorat particulier. Leur campagne était destinée à un public
universel. Elle a déployé des références et des thèmes généraux
comme les droits de l'homme ou la lutte contre la discrimination.
Et si certaines organisations ont voulu faire une campagne ciblée,
leur ciblage a été ethnique en se focalisant uniquement sur la communauté
mexicaine. Ce qui a eu pour conséquence de présenter la Proposition
187 comme une loi qui ne concernait que cette communauté et non
tous les habitants de la Californie.
Les procédés argumentatifs
Pour construire l'immigration comme un problème, les discours
développés ont établi une corrélation entre l'immigration, l'Etat-providence
(welfare), la fraude, la criminalité, la protection des
frontières, le terrorisme, le trafic de drogue, les incivilités
et la violence urbaine donnant lieu à un continuum sécuritaire.
Et c'est d'abord le clandestin, puis l'immigré en tant que tel,
qui ont été désignés comme la figure incarnant l'ennemi. Il nous
faudra noter ici avec Edelman que l'amalgame de problèmes divers
sous les traits d'un ennemi censé les représenter est un phénomène
politique banal et une manière puissante pour rallier les partisans
à une cause. Ces amalgames peuvent servir à édifier toutes sortes
de coalitions politiques. Car « plus le visage de l'ennemi
prête à équivoque, plus la compréhension des situations pernicieuses
est malaisée et plus les alliances politiques dirigées contre cet
ennemi sont étroitement soudées » [1].
On peut dire que cette construction discursive était motivée
par deux préoccupations majeures : premièrement, convaincre
du danger de l'immigration porté par les clandestins prêts à tout
et constituant par leur présence sur le sol américain une charge
publique pour la communauté. Deuxièmement, légitimer la menace faite
par les migrants aux valeurs culturelles américaines en fournissant
comme exemple leur inassimilation et leurs revendications multiculturalistes.
Celles-ci ont été exprimées à travers une procédure rhétorique en
appelant aux rationalisations et aux arguments suivants : la
perte de la souveraineté et la nécessité de renforcer les contrôles
aux frontières, la corrélation entre l'immigration clandestine,
la criminalité et le trafic de drogue, le lien entre l'immigration,
le chômage et la crise de l'Etat-providence, la crainte de l'invasion,
l'absence d'assimilation des migrants, les revendications multiculturalistes
et l'atteinte aux valeurs américaines [2].
Parmi ces arguments, ceux qui ont eu le plus d'impact sur
les électeurs sont le lien établi entre les droits sociaux et la
crise de l'Etat-providence et l'inassimilabilité des migrants et
la peur du multiculturalisme.
Le lien entre les droits sociaux, la crise du welfare
et les impôts locaux
Cette configuration énonciative part du présupposé que les
droits sociaux constituent un attrait pour les migrants originaires
des pays pauvres. Même si cet argument ne repose sur aucune analyse
sérieuse, dans le raisonnement des auteurs de la Proposition 187,
il était devenu la norme. Dans ce raisonnement, l'immigration massive
était l'œuvre de pauvres gens qui ne venaient aux Etats-Unis
que pour bénéficier des droits sociaux « généreusement attribués ».
De plus, outre leur caractère de facteur d'appel, les droits sociaux
permettraient à ceux qui étaient clandestinement « infiltrés »
d'y rester et de survivre au détriment du contribuable américain
qui devrait supporter le coût des dépenses sociales en payant de
sa poche. De même, la scolarité gratuitement fournie était un moyen
de faire rester les clandestins sur le sol californien puisqu'ils
penseraient que leurs enfants ne pourraient pas être expulsés. Ce
qui, en bout de chaîne, causerait le surpeuplement des classes et
la baisse du niveau de l'enseignement.
Expliquer les problèmes économiques en désignant les immigrés
comme responsables est une tendance bien connue en temps de crise.
Mais depuis le début des années 1990, les conséquences économiques
de l'immigration ont été analysées à travers un changement thématique
et sémantique. On est passé d'une analyse en termes de marché de
l'emploi à une analyse de l'Etat-providence et des impacts fiscaux
de l'immigration sur celui-ci. Avec un réseau sémantique désignant
les migrants comme une « charge publique », une « charge
supplémentaire pour les budgets familiaux », un « poids
fiscal inutile », les discours se sont focalisés sur l'impact
fiscal négatif de l'immigration sur les citoyens nationaux.
Cet argument constitue une nouveauté par rapport aux discours
produits au XIXe siècle où l'on évoquait également le thème de « charge
publique » pour les pauvres et les prostituées. Mais avec la
Proposition 187, ce qui est nouveau, c'est la perception que les
migrants constituent une charge pour le contribuable et qu'en conséquence
ils doivent être exclus du bénéfice des droits sociaux ainsi que
de la scolarité gratuite. Il faut dire que l'argument ne s'arrête
pas là, mais va jusqu'à mobiliser le citoyen national pour qu'il
refuse de payer des impôts tant que l'Etat ne résout pas le problème
de l'immigration. Ce type d'argumentation liant droits sociaux,
fiscalité et responsabilité de l'Etat n'avait pas été déployé auparavant
dans les discours nativistes. Entré dans les discours avec la Proposition
187, il s'est accompagné sur le plan sémantique du glissement du
citoyen vers le contribuable, faisant de lui la
référence principale de la vie civique. Dorénavant c'est lui qui
fixe les règles du jeu et menace de rompre le contrat qui le lie
au gouvernement tant que celui-ci ne satisfait pas ses désirs.
On peut dire que cet argument et les glissements sémantiques
qui l'ont accompagné ne se sont pas arrêtés à la Proposition 187.
Ils ont été redéployés et élargis avec l'adoption d'une loi sur
le Welfare qui s'est largement inspirée de la Proposition 187. La
loi intitulée Personal Responsablity and Work Opportunity
Reconciliation Act(PRWOA) a ciblé non seulement les
clandestins mais aussi les migrants légaux qui vivent des droits
sociaux. Par exemple, les migrants pauvres et les migrants âgés
qui perçoivent le SSI (Social Security Income) ont été désignés
comme constituant une « charge publique » pour la communauté
et comme étant des « personnes non méritantes vivant de
la générosité des citoyens qui travaillent et payent des impôts ».
Notons que ces énoncés ont été fabriqués dans le contexte des idées
développées par le Contrat avec l'Amérique que nous avons
évoqué précédemment, qui fixait de nouvelles valeurs morales et
de nouvelles normes sociales. Ainsi, la tendance a été de relier
l'aide sociale aux plus démunis à une surveillance morale stricte
et punitive par exemple en contrôlant la vie familiale, en punissant
l'avortement, en prévoyant l'internement d'office des enfants des
mères célibataires, en responsabilisant les pères, etc.
L'inassimilabilité des migrants et la peur du multiculturalisme
Cet argument a surtout visé les Mexicains et il a été particulièrement
développé par les organisations anti-immigrés, comme la FAIR, qui
ont mené leur action au niveau local. Celles-ci ont construit leur
argumentaire à partir du postulat de la différence culturelle qui
persiste malgré la vie en commun dans la société. Comparant l'immigration
mexicaine aux vagues de migration précédentes, en particulier à
celles des Européens, elles ont accusé les Mexicains de ne pas rompre
avec leurs traditions culturelles et de refuser de s'assimiler à
la société américaine. Comme exemples, elles ont cité l'utilisation
de l'espagnol, la fréquence des voyages vers le pays d'origine,
le faible taux de mariages mixtes, le travail dans les emplois ethniques,
la ghettoïsation, etc. Ce qui à leurs yeux donnerait lieu à la constitution
d'une communauté isolée sans véritable interaction avec le reste
de la société et mènerait à terme à la « balkanisation » [3]
des Etats-Unis. Comme nous l'avons déjà mentionné, le thème
de l'inassimilabilité des Mexicains n'est pas nouveau. Les Mexicains
ont toujours été stigmatisés sous des traits culturels élaborés
dans une approche essentialiste et fixiste en faisant référence
aux traditions, à la religion aux modes de vie qui seraient contraires
à ceux des Américains. Comme le montre le discours prononcé par
un officiel en 1911 devant la Commission Dillingham sur l'immigration,
les Mexicains ont été perçus comme « constituant une bonne
main d'œuvre, mais pas facilement assimilables » et
étant par conséquent « moins acceptables comme citoyens
que comme ouvriers temporaires » [4]
.
Depuis la moitié des années 1980, le multiculturalisme qui
au départ était un débat philosophique, est entré dans les discours
sécuritaires comme constituant une menace à la culture et à l'identité
américaines. Réduit au multilinguisme, à la réécriture des livres
d'histoire, au refus des cours de civilisation européenne dans les
universités, à l'Affirmative Action, il a été accusé de rejeter
les racines européennes de l'identité américaine et d'introduire
des références non-européennes au nom de la diversité culturelle.
Appréhendé dans un sens différentialiste comme l'affirmation de
différences culturelles menant aux revendications de reconnaissance
politique, il a été accusé d'inciter à la constitution de communautés
exclusivistes renfermées sur elles-mêmes et porteuses de cultures
incompatibles avec la culture américaine. C'est ainsi que Samuel
Huntington, le père du paradigme du clash des civilisations,
l'a accusé d'encourager l'infiltration de la civilisation américaine
par des valeurs étrangères et de mener les Etats-Unis à la « balkanisation ».
D'autres comme Michael Lind, défenseur d'un nationalisme de valeurs
communes, ont parlé de la « brésilianisation » du pays [5]
Comme le remarquent Yosef Lapid et Friedrich Kratochwill [6],
nous assistons avec ces discours au retour des arguments culturels
dans l'interprétation de l'identité nationale. Ceci donne lieu à
la perception des migrants comme « l'Autre culturel »
qui, par sa présence, dérange une société culturellement unie, harmonieuse
et homogène. En conséquence, il transforme les interactions entre
les migrants et les nationaux en un conflit culturel et donne lieu
à une représentation de la société en termes antagonistes, en opposant
le « Nous » et les « Autres ». Selon David Campbell,
les thèses de balkanisation ou de désunion ainsi que les discours
sur la menace permettent d'établir une relation entre ce qui est
perçu comme l'élément constitutif et résistant d'une identité sécurisée
à l'intérieur de la nation avec les menaces identifiées et localisées
à l'extérieur de l'Etat. Ce lien permet de se focaliser sur l'idée
de l'étrangeté en tant que situation où l'on se trouve à la fois
à l'intérieur et à l'extérieur [7].
En d'autres termes, le danger est considéré comme étant localisé
simultanément à l'extérieur et à l'intérieur. Ce qui permet de constituer
une relation discursive entre le multiculturalisme et l'immigration
et de la présenter comme une menace portant atteinte à la sécurité
identitaire des nationaux.
Ainsi, pendant la campagne en faveur de la Proposition 187,
un grand nombre de discours s'est focalisé sur ce lien en citant
l'exemple des Mexicains qui en conservant leurs caractéristiques
culturelles et en revendiquant plus de reconnaissance auraient des
visées séparatistes et constitueraient un danger pour la sécurité
nationale et identitaire des Californiens.
Les discours sur le danger multiculturaliste ont permis le
retour de la référence à l'allégeance et à la loyauté et ont réveillé
la vieille crainte de la double nationalité. Profitant de ce contexte,
le gouverneur Wilson, soutenu par la FAIR a même proposé de réformer
la loi sur la nationalité demandant la suppression de la double
nationalité. Il a également suggéré - comme les Français l'ont fait
en 1993 avec les lois Pasqua - d'empêcher l'acquisition automatique
de la nationalité américaine par les enfants d'étrangers nés sur
le sol américain. De même, les nativistes, à l'instar de Peter Brimelow [8]
ont proposé d'instaurer des cartes d'identité nationale à la française,
allant à l'encontre de la tradition américaine selon laquelle l'identité
est une affaire privée qui ne saurait être soumise à l'inspection
de la puissance publique.
Les discours de résistance
Les discours en faveur de la Proposition 187 ont provoqué
de nombreuses réactions et donné lieu à la production de discours
de résistance de la part de différents acteurs tels que les organisations
de défense des droits des Mexicains-Américains, ou des Chinois-Américains,
les juristes experts en immigration, les ONG qui défendent les migrants,
les églises, les milieux d'affaires et même certains think
tanks conservateurs. On peut dire que ces acteurs dont la nature,
la mission et les discours sont différents en temps normal, ont
émis des critiques pratiquement convergentes sur la Proposition
187 et ses conséquences sur l'immigration. Ainsi a-t-on vu les milieux
d'affaires s'exprimant dans les colonnes du quotidien Wall
Street Journal ou le Cato Institute, le think
tank conservateur, s'opposer à la loi et défendre une politique
migratoire libérale.
Lescritiques portées à la loi étaient structurées
autour de trois arguments majeurs. Le premier argument, le plus
cité, était juridique. Défendu par les juristes comme la Lawyers
Committe for Civil Rights, et les organisations de défense des
immigrés comme la Coalition for Immigration Rights and Refugee
Services, celui-ci rappelant la tradition des droits civiques
reprochait à la loi le système d'exclusion qu'elle instaurait et
mettait en avant son caractère anticonstitutionnel.
Le deuxième argument était le caractère raciste et anti-mexicain
de la loi. Cet argument était défendu par les organisations de défense
des intérêts de la communauté mexicaine et mexicaine-américaine
comme le MALDEF [9]qui joue
également un rôle de groupe de pression et de formation des leaders
communautaires, ou le COPS [10]
qui permet de faire entendre les revendications de cette communauté
auprès des élus. Selon ces organisations, la Proposition 187 était
particulièrement dirigée contre la communauté mexicaine et était
accompagnée de préjugés racistes forgeant des images négatives et
reproduisant des stéréotypes. Pour faire entendre leurs critiques
ils ont organisé des manifestations comme celle qui a eu lieu à
Sacramento au début de l'année 1994 ou des marches comme celle qui
s'est déroulée à Los Angeles avant le vote de la loi. Mais cette
dernière action a été détournée de son objectif et a été transformée
en une marche anti-américaine avec des Mexicains brandissant le
drapeau de leur pays. Ce qui a provoqué une réaction nationaliste
de la part d'électeurs américains blancs.
Le troisième argument était que la loi portait atteinte à
la tradition libérale d'immigration du pays. Défendu par les milieux
d'affaires et les églises cet argument présentait l'immigration
comme un droit naturel pour l'être humain (thèse des églises) et
comme un bien pour l'économie du pays. Les milieux d'affaires qui,
d'habitude expriment leur sympathie envers les Républicains, n'ont
pas hésité à montrer leur désaccord sur cette question arguant les
avantages économiques de la poursuite de l'immigration. Peut-on
toutefois dire que tous les milieux d'affaires ont soutenu cette
thèse ? Il est intéressant d'étudier à cet égard l'attitude
de la Silicon Valley qui emploie un grand nombre de travailleurs
immigrés. Il y eut certes des compagnies qui ont soutenu une politique
restrictive, voire même nativiste. Il y eut même des compagnies
qui ont participé au financement de la Proposition 187, mais en
général, la Silicon Valley est restée sur une position libérale.
Il convient de remarquer que quelques années après l'adoption de
la Proposition 187 et d'une nouvelle loi fédérale plutôt restrictive
sur l'immigration en 1996, c'est à l'initiative des hommes d'affaires
de la Silicon Valley que le gouvernement a adopté une loi autorisant
l'augmentation du nombre de visas attribués à des étrangers hautement
qualifiés travaillant dans cette région (high tech visas).
Comme on peut le constater, leur politique libérale concernait plutôt
les travailleurs qualifiés, mais pendant la campagne de la Proposition
187, ils n'ont pas émis de critiques contre les véritables cibles
de la loi, c'est à dire les Mexicains à revenu faible ou moyen.
Aucun de ces arguments n'a porté sur l'impact de la loi sur
la société californienne en général et sur le type de société dont
les contours se dessinaient à travers elle. Ils ont défendu des
thèses soit universalistes (droits de l'homme, droits civiques,
droit de l'immigration), soit communautaristes (la défense de la
communauté hispanique), mais ne sont pas parvenu à structurer un
discours portant sur les véritables enjeux de la Proposition 187
et de ses impacts sur la Californie. Car au fond, en construisant
des ennemis, en forgeant des trames narratives singulières, en instaurant
un système d'exclusion, on ne faisait que se définir soi-même. Mais
ceci n'a pas donné lieu à une réflexion profonde sur cette question.
De même, ces discours ne sont pas parvenus à organiser une
véritable opposition à la loi. De nombreux facteurs peuvent expliquer
cet échec : la diversité des acteurs et le manque de communication
entre eux, leur mobilisation tardive, le peu de fonds mis à leur
disposition malgré le soutien des milieux d'affaires, la division
au sein des organisations de défense des immigrés et l'absence d'action
au niveau local comme l'ont fait les défenseurs de la loi. Il faut
bien remarquer que les discours de résistance n'ont pas provoqué
une grande participation des communautés hispaniques aux élections
de 1994, car un grand nombre de résidants ne possédait pas la nationalité
américaine. Parmi ceux qui l'avaient, seulement 8 % ont participé
au vote.
La loi a également engendré des divisions au sein des immigrés
et des communautés. Certains d'entre eux ont épousé les thèses des
Républicains et criminalisé les clandestins et ceux qui vivent des
bénéfices du Welfare. Ainsi, 57% d'Asiatiques, 56% d'Africains-Américains
et 37% d'Hispaniques ont voté en faveur de la loi.
Les retournements de situation ne se sont produits que quelques
années plus tard. Sur le plan civique, la loi a eu un impact mobilisateur
auprès des résidants hispaniques qui ne s'étaient pas fait naturaliser
et qui ne s'étaient pas impliqués dans la politique locale. Comme
on a pu le constater avec les élections de 1998, il y a eu une forte
augmentation du nombre d'Hispaniques naturalisés ainsi que de leur
inscription sur les listes électorales. Les élections se sont soldées
par la nomination du Démocrate Gray Davis au poste de gouverneur,
et pour la première fois, d'un latino-américain, Cruz Bustamante
(D) au poste de vice-gouverneur.
Après un moment d'hésitation, le gouverneur Davis a décidé
de ne pas appliquer la Proposition 187. Ce qui a provoqué une forte
réaction de la part des défenseurs de la loi qui au niveau local
n'ont plus d'arguments juridiques suffisants pour la faire appliquer.
Paradoxalement c'est au niveau fédéral que les orientations fixées
par elle, et les dispositifs proposés ont été repris.
Après le passage de la Proposition 187, le juge fédéral a
annulé son application pour cause d'anticonstitutionnalité (la Constitution
prévoit la scolarisation de tous les enfants nés sur le sol américain).
Mais, malgré cette annulation, la loi n'a pas disparu pour autant
du champ politique ainsi que des espaces discursifs et a inspiré
des lois fédérales sur l'immigration et le Welfare. Ainsi,
ses dispositions portant sur l'immigration clandestine, le contrôle
de la légalité du séjour des bénéficiaires des droits sociaux, le
refus de l'aide médicale aux clandestins sauf pour les urgences
ainsi que la suppression de leur bénéfice des droits sociaux ont
servi de modèle aux lois fédérales adoptées en 1996 : la loi
sur l'immigration (Illegal Immigration Reform and Immigrant
Responsability Act) et la loi sur le Welfare (Personal
Responsability and Work Opportunity Act) que nous avons évoqué
précédemment. Par ailleurs, une troisième loi portant sur le terrorisme
(Antiterrorism and Effective Death Penalty Act)
adoptée la même année, s'est inspirée de ces dispositions portant
sur la criminalité, ainsi que des discours qui l'ont accompagné
et qui ont établi un lien entre l'immigration, la criminalité, le
terrorisme et le trafic de drogue. Au fond, on peut dire que ces
trois lois ont reproduit le « continuum sécuritaire » [11]
amalgamant des questions diverses dans les traits d'un ennemi intérieur
censé les représenter. Cet ennemi c'est l'immigré qui est aussi
le pauvre, le marginal, le profiteur des droits sociaux, le fraudeur,
le criminel et celui qui porte atteinte à l'harmonie de la communauté.
Il est présenté comme constituant une menace aux valeurs culturelles,
à l'identité, à l'ordre public, à la sécurité et à l'ordre moral.
[1] . Murray Edelman, op.cit.
pp.130-131.
[2] . Pour une analyse détaillée
des arguments rhétoriques déployés pendant la campagne en faveur
de la Proposition 187, voir Ayse Ceyhan, « Migrants as a Threat.
A Comparative Analysis of Securitarian Rhetoric : The European-Union
(France) and the United-States (California) », in Victoria
Gray (Ed), Immigration, Control and Citizenship, à paraître.
[3] . Samuel Huntington, « If
not Civilization, What ? Paradigm of the Post-Cold War World »,
Foreign Affairs, 725, nov-déc 1993, p. 190.
[4] . The U.S. Congres Senate,
1911, pp. 690-691.
[5] . Michael Lind, The Next
American Nation. The New Nationalism and the Fourth American Revolution,
New York, The Free Press, 1995.
[6] . Y.Lapid, F.Kratochwill,
The Return of Culture and Identity in IR Theory, Boulder, London,
Lynne Reinner, 1996.
[7] . David Campbell, « Violent
Performances. Identity, Sovereignty, Responsability » in Y.Lapid
et F.Kratochwill, The return of…, op. cit., pp.163-181.
[8] . Peter Brimelow, Alien
Nation, Common Sense About America's Immigration Disaster, New York,
Random House, 1995.
[9] . Mexican-American Legal
Defense and Educational Fund. Il a été fondé en 1968 à Los Angeles.
Il est subventionné par la Ford Foundation et les grandes entreprises.
[10] . Committies Organized
for Public Service, fondée en 1972 est une organisation basée à
San Antonio où les deux tiers des habitants est d'origine mexicaine.
[11] . Voir Didier Bigo, Polices
en réseaux, l'expérience européenne, Paris, Presses de Sciences
Po, 1996.
Date de publication : automne 2001
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