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Origine : http://www.menteur.com/chronik/000531.html
http://www.philo5.com/Meslectures/JouleBeauvois_TraiteDeManipulation.htm
C’est fou le nombre de choses que l’on comprend, lorsqu’on
découvre la théorie de l’engagement. Les techniques
de manipulation qui en découlent sont à la base du
marketing, et les connaître permet d’en déjouer
bien des pièges ; mais les implications de la théorie
de l’engagement se cachent également derrière
chacune de nos décisions.
Que dit au juste cette théorie ? « Seuls les actes
nous engagent. Nous ne sommes donc pas engagés par nos idées,
ou par nos sentiments, mais par nos conduites effectives ».
De fait, si nous tergiversons souvent avant de prendre une décision,
pesant patiemment le pour et le contre, une fois la décision
prise et transformée en une conduite effective, nous aurons
toujours tendance à ne plus la remettre en cause. Et à
rationaliser cet acte, à le justifier même si l’on
a parfois au fond de nous le sentiment diffus de s’être
trompé ou d’avoir été trompé :
« l’individu rationalise ses comportements en adoptant
après coup des idées susceptibles de les justifier.
Nous avons montré, par exemple, qu’une personne amenée
par les circonstances à tenir un discours en contradiction
avec ses opinions modifiait a posteriori celles-ci dans le sens
d’un meilleur accord avec sa conduite (le fait d’avoir
tenu ce discours-là) », écrivent J.L. Beauvois
et R.V. Joule, auteurs d’un remarquable bouquin : Petit traité
de manipulation à l’usage des honnêtes gens.
Le danger, c’est que ce discours en contradiction avec nos
opinions, adopté après coup pour justifier nos actes,
va être progressivement intériorisé : «
la réorganisation de l’univers cognitif autour de la
conduite dans laquelle l’individu est engagé et l’accessibilité
des concepts (a fortiori des informations, savoirs, croyances, etc.
en rapport avec eux), lui permettent de mieux se défendre
contre d’éventuelles attaques (contre-propagandes)
visant à mettre en cause la façon dont il s’est
préalablement conduit. » L’individu finit ainsi
par être intimement persuadé du bien-fondé de
sa nouvelle opinion.
Supposons par exemple qu’un commerçant habile parvienne
à vous fourguer un nouveau gadget inutile (disons, au hasard,
un téléphone mobile de 3ème génération).
Si vous constatez, le mois suivant, qu’il ne vous est effectivement
d’aucune utilité, il y a fort à parier que vous
n’irez pas pour autant avouer à vos amis et collègues
que vous vous êtes une nouvelle fois fait berner. Vous aurez,
au contraire, tendance à justifier votre comportement d’achat.
Vous arguerez ainsi, tel un vendeur inspiré, que grâce
à ce nouvel ustentile vous pouvez désormais écouter
Jean-Pierre Gaillard en Dolby-Stéréo et regarder Jean-Claude
Bourret sur Cyber-Cinq, une nouvelle Web-TV : « on peut à
ce propos se demander si l’une des fonctions essentielles
des images publicitaires, plutôt que d’appâter
le client potentiel, ce que l’on proclame, ne serait pas de
conforter les clients effectifs dans les comportements d’achats
qu’ils ont déjà réalisés, ce qu’on
ne dit pas. » Celui qui a acheté un splendide PC multimédia
qui ne lui sert absolument pas vous expliquera néanmoins
tout ce qu’il PEUT faire avec son magnifique achat.
Ainsi sommes-nous faits : nous n’aimons guère avouer
que nous nous sommes trompés. C’est singulièrement
vrai dans le domaine professionnel : on rechigne ainsi généralement
à avouer à son supérieur hiérarchique
qu’on est un guignol et qu’on a choisi une solution
technique complètement aberrante pour tel ou tel projet.
C’est pourquoi nous préférerons toujours nous
raccrocher à notre première décision et à
la défendre bec et ongles, au besoin par des mensonges éhontés.
On appelle "escalade d’engagement" « cette
tendance que manifestent les gens à s’accrocher à
une décision initiale même lorsqu’elle est clairement
remise en question par les faits. » Et si le monde de l’entreprise
semble souvent fonctionner en dépit du bon sens, c’est
sans doute parce que nul n’osera jamais avouer ouvertement
que telle ou telle directive était une véritable idiotie
: « les persévérations, même les plus
dysfonctionnelles, s’expliqueraient par le souci ou le besoin
qu’aurait l’individu d’affirmer le caractère
rationnel de sa première décision. Ainsi, continuer
à investir sur une filiale qui s’avère être
un canard boîteux aurait pour fonction d’attester du
bien-fondé de la première décision financière.
Tout se passe comme si le sujet préférait s’enfoncer
plutôt que de reconnaître une erreur initiale d’analyse,
de jugement ou d’appréciation. »
C’est également, selon Beauvois et Joule, ce qui fait
durer certains couples qui auraient eu toutes les raisons de se
séparer : « les raisons de poursuivre la cohabitation,
sinon l’alliance, furent nombreuses. Il y eut d’abord
les amis communs, puis vinrent l’éducation des enfants
et la maison achetée à crédit, jusqu’à
ce que ne demeure que la plus lourde d’entre elles : l’inaptitude
à vivre autre chose. A ne pas reconnaître cette raison,
ils évitent ainsi de reconnaître que les précédentes
n’étaient en définitive que les éléments
d’un piège abscons ou d’une dramatique escalade
d’engagement. »
La caractéristique principale de ce que l’on nomme
« piège abscons » est que l’individu s’y
retrouve « engagé dans un processus qui se poursuivra
de lui-même jusqu’à ce qu’il décide
activement de l’interrompre, si toutefois il le décide
». C’est la raison pour laquelle les services inutiles
sont toujours vendus sous forme d’abonnements reconductibles
tacitement. Des expériences l’ont montré : «
les joueurs qui perdent le plus sont ceux qui doivent dire "stop"
et qui ne savent pas le dire. A l’inverse, ceux qui doivent
dire "allez" pour signifier qu’ils doivent continuer,
et par conséquent qui sont conduits à décider
à intervalles réguliers de poursuivre ou non le jeu,
sont ceux qui perdent le moins d’argent. »
Le boom de la téléphonie mobile a, par ailleurs,
confirmé un autre phénomène : l’importance
que revêt le sentiment de liberté dans nos comportements
d’achat. Si une économie de type soviétique
avait imposé à chaque "camarade" l’obligation
d’acquérir, pour 100 francs par mois, un forfait Olaïev
qu’il s’engageait à utiliser deux heures par
mois, elle n’en aurait probablement pas vendu plus : «
dans les très nombreuses expériences où les
chercheurs opposent une situation de libre choix (fort sentiment
de liberté) à une situation de contrainte (faible
sentiment de liberté) on constate qu’il n’y a
que très peu de différence - lorsqu’il y en
a - pour ce qui est des comportements réalisés ».
Pourquoi un sujet libre se comporte-t-il exactement comme un sujet
contraint ? Le mystère est presque entier. Le manipulateur
a beau rappeler sans cesse au consommateur qu’il est libre
d’acheter ou non ses merveilleux produits, celui-ci sait très
bien ce que le manipulateur attend de lui. Et, curieusement, il
s’y plie. « Il faut donc admettre qu’il existe
dans de telles situations des déterminants plus puissants,
et ces déterminants sont à rechercher dans la relation
de pouvoir qui lie [le manipulateur] et les sujets. »
Ce sentiment de liberté, notent également Beauvois
et Joule, joue un rôle primordial dans les phénomènes
de persévération des décisions : l’individu
qui a pris sa décision sous la contrainte se sentira nettement
moins engagé par son acte que celui qui l’a prise "librement".
Un phénomène qu’intègrent très
bien les nouvelles formes de management : « on utilise la
technique de décision pour amener les travailleurs à
décider, en toute liberté, d’émettre
des comportements qui de toutes façons étaient requis
». Sachant qu’ils remettront beaucoup plus difficilement
en cause cette décision (qu’ils ont prise "librement")
que si elle leur avait été imposée par leur
hiérarchie.
Si cette théorie et ses multiples implications vous intéressent,
je ne peux que vous conseiller la lecture du "Petit traité",
un bouquin passionnant, et souvent drôle. Vous y découvrirez
aussi les petites manipulations quotidiennes (les techniques d’amorçage,
de pied dans la porte, de porte au nez). Les comprendre, c’est
aussi savoir s’en défendre.
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Ces deux auteurs ont aussi écrit
La soumission librement consentie
par Robert Vincent Joule et Jean-Léon Beauvois
Presses Universitaires de France, PUF 1998
Bref topo ici : http://www.bnains.org/livres/bouquins/joule_01.htm
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