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Subject : LE MONDE - Le dénuement des enfants sans papiers,
par Richard Moyon, Armelle Gardien et Fatiha Al Audat
Date: 31 Août 2004
POINT DE VUE
Le dénuement des enfants sans papiers,
par Richard Moyon, Armelle Gardien et Fatiha Al Audat
LE MONDE 31.08.04 ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 01.09.04
Il est inconcevable d'imaginer ces élèves menottés
et scotchés à leurs sièges d'avion pendant
que leurs camarades étudieraient Eluard ou Du Bellay.
Depuis des années, nous apportons en toute illégalité
une aide au séjour d'étrangers sans papiers : nos
élèves. Enseignants du lycée Jean-Jaurès
(Châtenay-Malabry), personnels d'éducation, parents
d'élèves, nous sommes déterminés à
continuer.
Le nombre de jeunes scolarisés privés de titre de
séjour est bien plus élevé qu'on ne le pense.
Sept cas recensés en 2003-2004 sur le seul lycée Jean-Jaurès
(1 200 élèves) : on peut estimer, en extrapolant,
qu'ils sont plusieurs milliers en France.
Rien ne distinguerait ces élèves de leurs camarades
si leurs vies n'étaient gâchées par l'obsession
de l'interpellation, la peur d'une expulsion pratiquée dans
des conditions souvent honteuses, l'angoisse d'un avenir bouché,
privé du droit de poursuivre des études supérieures,
de travailler, d'avoir un logement, de bénéficier
de la Sécurité sociale, etc. Bref, d'être condamnés
au dénuement et aux conditions indignes auxquels sont réduits
les sans-papiers.
Pour la plupart, ces garçons et ces filles vivent dans leurs
familles ou au moins avec un de leurs parents lui-même titulaire
d'un titre de séjour régulier, parfois même
de nationalité française. Mais, peu rompus aux subtilités
du jargon administratif, égarés par la longueur et
la complexité des démarches, mis en demeure de produire
des documents impossibles à obtenir, ils se retrouvent exclus
des circuits normaux de régularisation, sans papiers, temporairement
ou définitivement.
Exemple : nous avons obtenu, en juin 2003, la régularisation
d'une élève comorienne (dont le père est français).
En attendant de lui établir une carte de séjour d'un
an, la préfecture lui a délivré un récépissé
provisoire à renouveler tous les trois mois (deux à
trois heures de queue à chaque fois). Faute de personnel,
son dossier n'a pu être examiné qu'un an plus tard...
l'extrait d'acte de naissance de moins de trois mois qui y figurait
en juin 2003 n'était plus valable ! Il lui a fallu téléphoner
au pays, demander à un ami de faire établir le document
puis, la poste comorienne ne fonctionnant pas, qu'il se rende à
l'aéroport et prie un voyageur de poster la lettre en arrivant
à Paris !
D'autres élèves sans papiers, les plus nombreux,
sont des déboutés du regroupement familial. Le regroupement
doit être demandé alors que la famille se trouve encore
au pays. Mais les conditions (logement, ressources) sont strictes,
difficiles à remplir et, au total, les délais se comptent
souvent en années. Aussi, les raisons pour lesquelles des
parents décident de faire venir leur famille "hors regroupement
familial" sont multiples... et légitimes !
Lassés d'attendre un appartement qui ne vient jamais ou
ne disposant pas des ressources exigées, certains décident
de faire rentrer leurs enfants. La loi française est ainsi
faite qu'elle interdit de fait aux plus pauvres ou aux plus précaires
de vivre avec leurs enfants !
Certaines situations d'urgence ne laissent pas d'autre choix que
de faire venir les enfants en France de façon précipitée,
y compris hors des cadres prévus par les textes. C'est le
cas de ceux que leurs familles arrachent en catastrophe à
des pays ou des régions ravagés par les guerres ou
la misère extrême. Ou de ceux que la disparition du
membre de la famille qui les élevait au pays laisse livrés
à eux-mêmes. Devant l'urgence, les parents font ce
que tout le monde ferait : ils sautent dans le premier avion ou
demandent à un proche de ramener les enfants... quand bien
même ils n'ont pas rempli tous les formulaires et obtenu tous
les tampons.
Entrés en France hors du cadre "normal" du regroupement
familial, ces jeunes se retrouvent à 18 ans dans des situations
dramatiques : scolarisés en France, souvent depuis des années,
ils y ont parfois toute leur famille et toutes leurs attaches qu'ils
sont menacés de perdre au premier contrôle de police.
Ce ne sont pas des vues de l'esprit. Nous avons obtenu la régularisation
de trois élèves cette année. L'une, congolaise,
dont les parents étaient en France, avait été
placée par sa grand-mère dans un avion militaire français
évacuant les ressortissants français en pleine guerre
civile. La seconde, dont la mère est régulièrement
en France (et a des enfants nés en France et appelés
à devenir français), a été exfiltrée
d'Angola, en pleins combats, par un ami de la famille. La troisième,
haïtienne, vit avec son père (en situation régulière).
Sa ssur est réfugiée politique en France. Au pays,
le reste de sa famille est "clandestine", comme elle dit,
et menacée.
Il a fallu des mois de démarches, des pétitions,
des délégations et, pour finir, une campagne médiatique
(France-Info, TF1, France 2) pour faire revenir les autorités
sur leur refus d'accorder un titre de séjour à ces
filles.
On ne peut pas laisser faire. Quand la situation d'un élève
sans papiers est connue dans un établissement, le traumatisme
est profond et atteint toute la communauté scolaire : les
personnels, les élèves et leurs parents. Il est inconcevable
d'imaginer nos élèves, nos camarades, les copains
de nos enfants, menottés, entravés, bâillonnés
et scotchés à leurs sièges d'avion pendant
que leurs camarades étudieraient paisiblement Eluard ("J'écris
ton nom, Liberté") ou Du Bellay ("France, mère
des arts, des armes et des lois") ; et que, sans trembler,
on effacerait des listes les noms et les prénoms des bannis.
Il faut agir avec les jeunes eux-mêmes. Qui, s'ils sont associés
à des combats justes, renoueront avec des traditions de solidarité,
de combat collectif qui leur permettront peut-être, leur vie
durant, de faire en sorte que le monde dans lequel ils sont appelés
à vivre soit plus fraternel et ouvert à tous.
A l'initiative de collectifs d'enseignants et de parents aux prises
avec la situation intolérable de jeunes, de la plupart des
syndicats d'enseignants, d'une fédération de parents
d'élèves et d'un grand nombre d'associations antiracistes
et de défense des droits de l'homme, un réseau baptisé
"Education sans frontières" s'est constitué.
Nous en sommes, évidemment, partie prenante.
Ajoutons, pour tordre le cou à un certain nombre d'âneries,
que ces jeunes sont une vraie richesse pour le pays qui les accueille.
Deux de nos élèves avaient été régularisés
en 1997 et 1998 avec la mobilisation de leurs enseignants et de
leurs camarades allés en délégation en préfecture
puis au tribunal. Le premier, alors mauritanien, est aujourd'hui
français, père de deux enfants, et cadre technico-commercial
dans l'entreprise où il travaille depuis plusieurs années.
Le second, malien d'origine et aujourd'hui français, est
chef d'équipe dans une entreprise d'électricité
et entraîneur d'une équipe de foot de sa ville.
Nous les remercions d'être parmi nous.
Richard Moyon, Armelle Gardien et Fatiha Al Audat sont enseignants
au lycée Jean-Jaurès de Châtenay-Malabry et
animateurs du collectif "Education sans frontières".
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