EMMA GOLDMAN L'ANARCHA-FÉMINISTE ET LE SUFFRAGE DES FEMMES
Marginale par rapport au mouvement féministe de son époque,
qu’elle critique… et figure de proue des féministes
radicales dans les années 70, Emma Goldman (1869-1940) a milité
activement en faveur de la contraception (" étape de la lutte
sociale " à ses yeux), l’" amour libre ",
le droit à la libre maternité, l’homosexualité
ou l’égalité économique hommes-femmes...
Avec Margaret Sanger, rédactrice du mensuel The Women Rebel
en 1914, elle a tenu des conférences sur l’avortement,
la vasectomie, la prostitution... et y a gagné (comme en parlant
d'antimilitarisme, de grèves et de bien d'autres sujets) des
séjours en prison. Elle n’a, dans sa vie privée,
jamais eu peur du qu’en-dira-t-on ; s'est toujours élevée
contre la morale familiale et le puritanisme – et contre l’
" instinct de propriété du mâle ", y compris
chez les révolutionnaires. Elle n'a jamais hésité
à parler du sexe, polémiquant avec le penseur anarchiste
Kropotkine qui lui reprochait ses " débordements ",
ou quittant le congrès international anarchiste de Paris, en
1900, quand on l’empêchait de lire un texte sur ce sujet.
Pour avoir travaillé comme ouvrière puis sage-femme, elle
connaissait bien les problèmes spécifiques des femmes.
Elle a défendu une " morale " anarchiste pour combattre
les rapports de pouvoir, et la nécessité de révolutionner
toutes les relations sociales y compris les plus intimes. L’amour
était pour elle un facteur important dans l’émancipation
féminine, parce que l’élan sexuel et amoureux peut
s’inscrire dans le champ révolutionnaire ; en effet, les
passions féminines étant condamnées dans le système
patriarcal comme perturbatrices de l’ordre social, il est nécessaire
pour devenir une personne sexuellement libre de lutter contre la morale
réactionnaire, mais aussi de vaincre ses inhibitions.
Si E. Goldman n'a pas participé au mouvement féministe
en tant que tel, on peut donc néanmoins la qualifier de féministe
libertaire, ou d'anarcha-féministe, à la fois par sa façon
de vivre et par son combat pour faire avancer certains aspects de la
lutte des femmes – qui étaient rejetés par la grande
majorité de ses contemporaines féministes. Elle avait
peu de rapports, et ils étaient orageux, avec le mouvement suffragiste,
alors en plein essor. Elle considérait en effet le droit de vote
comme réformiste, et critiquait les suffragistes, très
éloignées de la classe ouvrière, et bien trop puritaines.
Dans les clubs de femmes qui l'invitaient pour parler de l’émancipation
des femmes ou du contrôle des naissances, elle provoquait des
réactions houleuses car elle remettait en cause le côté
démagogique et les dangers réformistes du suffragisme,
et choquait en insistant sur l'importance de la mère dans la
reproduction des rôles sociaux de la société patriarcale.
Comme bien d'autres femmes russes engagées dans la lutte antitsariste,
et assoiffées de culture et d’éducation, E. Goldman
avait une conscience sociale très forte. Elle n'a pas cessé
de rappeler aux suffragistes l’importance d’une lutte d’émancipation
globale, car si " le droit au vote, aux capacités civiques
égales, peut constituer une bonne revendication […] l’émancipation
réelle ne commence pas plus à l’urne qu’à
la barre, souligne-t-elle dans " La Tragédie de l’émancipation
féminine " (paru dans le premier numéro de son journal,
Mother Earth, en mai 1906). […] Il est réellement grand
temps que les personnes douées d’un jugement sain et clair
cessent de parler de “ la corruption dans le domaine politique
” sur un ton de salon bien-pensant. La corruption, en politique,
n’a rien à faire avec la morale ou le relâchement
moral de diverses personnalités politiques. Son origine est purement
matérielle. La politique est le reflet du monde commercial et
industriel. […] L’émancipation a fait de la femme
l’égale économique de l’homme, c’est-à-dire
qu’elle peut choisir sa profession ou son métier [mais]
son éducation physique passée et présente "
ne lui donne pas la force nécessaire pour concurrencer l’homme,
" et les préjugés existants font que les patrons
préfèrent toujours employer celui-ci dans certaines professions
". Quant à " la grande masse des ouvrières,
quelle indépendance ont-elles gagnée en échangeant
l’étroitesse de vues et le manque de liberté du
foyer pour l’étroitesse de vues et le manque de liberté
de l’usine, de l’atelier de confection, du magasin ou du
bureau ? Qu’on y ajoute pour nombre de femmes le souci de retrouver
un chez-soi froid, sec, en désordre et inaccueillant, au sortir
de leur rude tâche journalière. Glorieuse indépendance
en vérité […] ", qui pousse certaines à
préférer le mariage à l’usine.
Dans " Le Suffrage des femmes " dont voici un extrait (publié
par L’Anarchie n° 428 de juin 1913, trad. E. Green), E. Goldman
précise sa pensée sur la question du suffragisme et la
nécessité pour les femmes de se libérer (d')elles-mêmes
:
" Nous nous vantons, nous nous glorifions de l’état
d’avancement des sciences et du progrès. N’est-ce
pas étrange alors que nous soyons encore dans l’adoration
des fétiches ? Nos fétiches ont une substance et une forme
différentes, il est vrai ; leur pouvoir sur l’esprit humain
est tout aussi désastreux que celui des dieux d’antan.
Notre fétiche moderne est le suffrage universel. Ceux qui ne
le possèdent pas encore combattent et font des révolutions
sanglantes pour l’obtenir. Ceux qui jouissent de son règne
font de lourds sacrifices à l’autel de sa divinité
omnipotente. Malheur aux hérétiques qui osent douter de
cette divinité !
La femme, plus encore que l’homme, est adoratrice des fétiches,
et quoique ses idoles puissent changer, elle est toujours à genoux,
toujours élevant ses mains, toujours aveugle au fait que son
Dieu a des pieds d’argile. Ainsi elle est le plus grand soutien
de toutes les déités depuis un temps immémorial.
Aussi elle a eu à payer le prix que seuls les dieux peuvent exiger
: sa liberté, le sang de son cœur, sa vie même.
La maxime générale de Nietzsche : “ Quand vous allez
à la femme, prenez le fouet ”, est considérée
comme très brutale. Cependant, Nietzsche exprime dans cette phrase
l’attitude de la femme envers ses dieux. C’est elle qui
recherche le fouet.
La religion, spécialement la religion chrétienne, a condamné
la femme à la vie inférieure de l’esclave. Elle
a contrecarré sa nature et enchaîné son âme.
Malgré cela, cette religion n’a pas de plus grand soutien,
pas de plus dévoué partisan que la femme. En vérité,
on peut dire avec certitude que la religion aurait depuis longtemps
cessé d’être un facteur dans la vie des peuples sans
l’appui qu’elle reçoit de la femme. Les plus ardents
ouvriers de l’Eglise, les plus infatigables missionnaires dans
le monde entier sont femmes, toujours sacrifiant sur l’autel des
dieux qui ont enchaîné leur esprit et asservi leur corps.
Ce monstre insatiable, la guerre, dépouille la femme de tout
ce qui lui est cher et précieux. Il lui prend ses frères,
ses amants et ses fils, et en retour lui donne une vie de désespoir
et de solitude ; pourtant, le plus grand défenseur et adorateur
de la guerre est la femme. C’est elle qui inculque l’amour
de la conquête et du pouvoir à ses enfants ; c’est
elle qui murmure les gloires de la guerre aux oreilles de ses petits,
et qui calme son bébé au son des trompettes et au bruit
des fusils. C’est elle aussi qui couronne le vainqueur au retour
du champ de bataille.
Puis il y a le foyer conjugal. Quel terrible fétiche ! Combien
cette prison moderne avec des barreaux dorés sape l’énergie
vitale de la femme ! Ses aspects brillants l’empêchent de
voir le prix qu’elle a à payer comme épouse, mère
et ménagère. Pourtant, elle se cramponne avec ténacité
au foyer, au pouvoir marital qui la tient en asservissement.
On peut dire que la femme désire le suffrage pour se libérer,
parce qu’elle reconnaît le terrible péage qu’elle
doit verser à l’Eglise, à l’Etat et au foyer.
Ce peut être vrai pour quelques unités, mais la majorité
des suffragistes répudie entièrement un tel blasphème.
Au contraire, elles affirment toujours que c’est le suffrage des
femmes qui fera d’elles de meilleures chrétiennes et femmes
d’intérieur, de dévouées citoyennes de l’Etat.
Ainsi, le suffrage est seulement un moyen de fortifier l’omnipotence
des dieux mêmes que la femme a servis depuis un temps immémorial.
Il ne faut pas s’étonner alors qu’elle soit aussi
dévote, aussi zélée, aussi prosternée devant
la nouvelle idole : le suffrage des femmes. Comme au bon vieux temps,
elle endure persécutions, emprisonnements, tortures et toutes
sortes de condamnations avec le sourire aux lèvres.
Comme autrefois, même les plus éclairées espèrent
en un miracle de la divinité du xxe siècle : le suffrage.
Vie, bonheur, joie, liberté, indépendance, tout cela et
davantage doit naître du suffrage. Dans sa dévotion aveugle,
la femme ne voit pas ce que les gens éclairés aperçurent
il y a cinquante ans. Elle ne se rend pas compte que le suffrage est
un mal, qu’il a seulement aidé à asservir les gens,
qu’il leur a fermé les yeux, afin qu’ils ne voient
pas le subterfuge grâce auquel on obtient leur soumission.
Le désir de la femme pour le suffrage est basé sur le
principe qu’elle doit avoir des droits égaux à ceux
de l’homme dans toutes les affaires de la société.
Personne ne pourrait réfuter cela si le suffrage était
un droit. Hélas ! c’est à cause de l’ignorance
de l’esprit humain que l’on peut voir un droit dans une
imposture. Une partie de la population fait des lois, et l’autre
partie est contrainte par la force à obéir. N’est-ce
pas là la plus brutale tromperie ? Cependant, la femme pousse
des clameurs vers cette ” possibilité dorée ”
qui a créé tant de misères dans le monde et dépouillé
l’homme de son intégrité, de sa confiance en lui-même
et en a fait une proie dans les mains de politiciens sans scrupules.
Libre, le stupide citoyen de la libre Amérique ? Libre de mourir
de faim, de rôder sur les grandes routes de ce grand pays. Il
possède le suffrage universel. Grâce à ce droit,
il a tout juste réussi à forger des chaînes autour
de ses membres. La récompense qu’il reçoit consiste
en lois appelées sociales qui prohibent le droit de boycottage,
de picketing [chasse aux jaunes, aux renards], tous les droits, en un
mot, excepté le droit d’être volé des fruits
de son labeur. Cependant tous ces résultats désastreux
n’ont rien appris à la femme. Même alors, on nous
assure que la femme purifiera la politique.
Il est inutile de dire que je ne m’oppose pas au suffrage des
femmes pour la raison qu’elles n’en sont pas dignes. Je
ne vois pas de raisons physiques, psychiques ou morales interdisant
à la femme de voter. Mais cela ne peut pas me convaincre que
la femme réussira là où l’homme a échoué.
Si elle ne faisait pas les choses plus mal, elle ne pourrait certainement
pas les faire mieux. Donc, c’est la doter de pouvoirs surnaturels
que d’affirmer qu’elle réussirait à purifier
ce qui n’est pas susceptible de purification. Puisque le plus
grand malheur de la femme est d’être considérée
comme un ange ou comme un diable, son véritable salut repose
sur le fait d’être considérée comme un être
humain, c’est-à-dire sujet à toutes les folies et
erreurs des hommes. Devons-nous alors croire que deux erreurs feront
quelque chose de juste ? Pouvons-nous penser que le poison inhérent
à la politique sera diminué, si les femmes entrent dans
l’arène ? Les plus ardentes suffragistes soutiendraient
difficilement telle folie. [...] "
V.
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