|
Date: 14 Avril 2004
Subject: [multitudes-infos] Les bases de la coexistence : Edward W.
Said (1997)
Les bases de la coexistence
Par Edward W. Said
Nous vous proposons ici la traduction d'un article d'Edward W. Said,
paru originellement dans le journal égyptien al-Hayat le 5
novembre 1997 et repris dans le livre The End of the Peace Process;
Oslo and After, publié en 2000. Cet article nous semble pertinent
dans le contexte actuel où l'incompréhension demeure
un obstacle de taille sur le chemin d'une coexistence judéo-arabe
en Israël/Palestine, tout comme dans le reste du monde, et où
des individus opportunistes utilisent la cause palestinienne pour
commettre des actes antisémites (une récente vague d'actes
antisémites violents ont eu lieu à Toronto en mars 2004
et une bibliothèque juive a été incendiée
à Montréal le 4 avril 2004), ce qui vient s'ajouter
à l'expression persistante d'idées révisionnistes,
voire négationnistes, dans certains milieux.
Une des différences les plus importantes entre les Arabes qui
vivent dans le monde arabe et ceux qui vivent en Occident est que
ces derniers sont contraints de faire face, sur une base quasi quotidienne,
à l'expérience juive de l'antisémitisme et du
génocide. Année après année, de nouveaux
livres, films, articles et photographies sont déversés
en quantité sans cesse croissante. L'année dernière
a été l'année de la Liste de Schindler, le film
de Steven Spielberg qui a littéralement placé les horreurs
de l'Holocauste sous les yeux de centaines de millions de gens. Il
y a eu nombre de controverses quant aux raisons de la catastrophe
allemande: comment une nation éminemment civilisée qui
avait produit les plus grands philosophes et musiciens européens,
et parmi ses plus brillants scientifiques, poètes et érudits,
a-t-elle pu non seulement descendre dans la folie du nazisme, mais
aussi dans le plus horrible programme d'extermination humaine de l'Histoire?
Quiconque vit aujourd'hui aux États-Unis, en France ou ailleurs
en Europe ne peut en aucun cas échapper aux images d'Auschwitz
et de Dachau, les rappels constants de la souffrance et des tourments
juifs, l'évidence perpétuelle d'une inhumanité
massive principalement dirigée contre un peuple, les Juifs,
qui, malgré leurs réalisations et contributions à
la culture, ont été réduits au statut de simples
animaux à gazer et incinérer par millions.
Il est indéniable qu'une importante partie de cette histoire
circule aujourd'hui dans toutes les universités, écoles,
musées et dans les discours publics en Occident, mais qu'elle
fait aussi l'objet de controverses, alimentées plus récemment
par le livre Hitler's Willing Executioners de Daniel Goldhagen. L'idée
de Goldhagen est que tous les Allemands, pas seulement le Parti nazi
et les psychopathes de l'entourage de Hitler, étaient préparés
et ont effectivement participé au génocide contre les
Juifs. La plupart des historiens ont affirmé leur désaccord
avec cette vision extrême, mais la question de la culpabilité
européenne et plus particulièrement chrétienne
continue de travailler le monde occidental.
Parmi les Juifs états-uniens, dont la communauté a été
préservée des horreurs de ce qui est arrivé en
Europe, l'Holocauste est étudié et commémoré
avec ferveur; il est à noter, par exemple, que Washington est
le site d'un musée colossal dédié à l'Holocauste
et non le site où l'extermination des Amérindiens ou
de millions d'esclaves africains serait commémorée.
Ainsi, l'Holocauste est d'une certaine façon utilisé
rétrospectivement pour justifier des actualités politiques
contemporaines.
Un lien est constamment fait par les critiques entre l'histoire de
la souffrance juive et le triomphe de la communauté juive états-unienne,
ou entre l'Holocauste et Israël, l'un menant à l'autre
et y apportant vengeance. De plus, il y a certainement eu suffisamment
de révélations de documents pour démontrer que
le mouvement sioniste dominant a parfois été moins intéressé
par la sauvegarde de tout le peuple juif de l'extermination, que par
la délivrance de quelques-uns pour la colonisation en Palestine;
similairement, des dirigeants sionistes symboliques d'extrême-droite
(par exemple [Yitzhak] Shamir) ont contacté les Allemands pendant
la période nazie pour avoir leur soutien et leur aide.
Quoi qu'il en soit, l'énormité absolue de ce qui s'est
déroulé entre 1933 et 1945 défie nos pouvoirs
de description et de compréhension. Plus on étudie cette
période et ses excès, plus on doit conclure que pour
tout être humain décent, le massacre de tant de millions
d'innocents doit peser lourdement sur les générations
subséquentes, qu'elles soient juives ou non juives. Peu importe
à quel point on peut être d'accord avec, disons, Tom
Segev dans son livre The Seventh Million, à l'effet qu'Israël
a exploité l'Holocauste à des fins politiques, il n'y
a guère de place pour douter que la mémoire collective
de la tragédie et le fardeau de peur qu'elle impose à
tous les Juifs aujourd'hui ne doivent pas être minimisés;
il y a bien sûr eu d'autres massacres collectifs dans l'histoire
humaine (les Amérindiens, Arméniens, Bosniaques, Kurdes,
etc.) et certains n'ont effectivement pas été correctement
reconnus par les auteurs ni adéquatement compensés,
mais il n'y a aucune raison, selon moi, de ne pas s'ouvrir à
l'horreur de la tragédie particulière affectant le peuple
juif et de ne pas la respecter. En tant qu'Arabe, je trouve important
de comprendre cette expérience collective avec autant de ses
détails concrets qu'il est possible: cet acte de compréhension
garantit l'humanité et la résolution de celui qui s'y
attarde, afin qu'une telle catastrophe ne soit pas oubliée
et ne se reproduise jamais. Une telle vision de la souffrance juive
a été fournie aux analystes arabes durant le procès
d'Adolf Eichmann en Israël dans les années soixante, alors
qu'Israël utilisait ce procès pour étaler toutes
les horreurs du génocide nazi. Des analystes de la droite phalangiste
au Liban ont prétendu que toute cette affaire n'était
que propagande sans fondement, mais ailleurs dans la presse arabe
de l'époque (en Égypte et dans les principaux médias
libanais), l'affaire Eichmann a été relatée avec
toute la considération due aux événements épouvantables
qui se sont déroulés en Allemagne au cours de la guerre.
Cela n'a pas empêché, selon une étude de l'époque
par le Dr Oussama Makdissi, un jeune historien libanais de l'Université
Rice à Houston, Texas, les reportages arabes consacrés
au procès de démontrer que, bien que ce qui a été
fait aux Juifs en Allemagne a effectivement été un crime
contre l'humanité, le crime israélien de dépossession
et d'expulsion de tout un peuple n'en constitue pas moins un crime
de la même espèce. Le Dr Makdissi a découvert
qu'il n'y avait aucune tentative pour établir une symétrie
entre l'Holocauste et la catastrophe palestinienne, mais que, jugés
selon les même standards, Israël et l'Allemagne étaient
tous deux coupables de crimes haineux de grande ampleur. Ma propre
perception est que le procès Eichmann a peut-être été
utile aux Arabes au cours des batailles psychologiques des années
soixante comme manière de démontrer l'insensibilité
israélienne envers les Arabes, mais pas comme façon
de renseigner les lecteurs arabes sur l'expérience juive.
Je mentionne tout cela dans un article sur la coexistence puisque
cela souligne l'ironie historique de la présente impasse, que
peut-être seuls les Juifs et les Arabes de la diaspora peuvent
reconnaître pleinement et, d'une certaine façon, transcender.
Tous, sauf les observateurs les plus entêtés et naïfs,
concèdent qu'il n'y a présentement aucune paix. Comme
je l'ai écrit dans mon dernier article, le comportement récent
d'Israël, tel que représenté par la brutalité
erratique et non provoquée de Netanyahou, se place dans un
continuum commençant dans les premiers jours du pays, au cours
desquels le mépris, le déploiement de la puissance féroce
et la brutalisation systématique des Palestiniens constituaient
la prémisse centrale. D'autre part, cette politique lamentable
ne justifie en aucun cas les tentatives rétrospectives, par
les Israéliens et les Palestiniens, d'utiliser l'Holocauste
pour justifier la cruauté israélienne, ou de rejeter
l'Holocauste comme étant sans pertinence voire même peu
vraisemblable.
Le cynisme n'aide pas; comme l'a déjà dit Oscar Wilde,
un cynique connaît le prix de tout, mais ne connaît la
valeur de rien. On peut être aussi intolérants envers
la position israélienne au sujet de la «sécurité
psychologique» qu'envers les récents efforts arabes pour
recueillir le soutien de gens avilis comme Roger Garaudy pour remettre
en question les six millions de victimes. Rien de tout cela ne sert
la cause de la paix ou d'une réelle coexistence entre deux
peuples dont la part respective de souffrances historiques les rend
inextricables.
Toutefois, excepté quelques intellectuels juifs ici et là
- par exemple, le rabbin états-unien Marc Ellis ou le professeur
Israël Shahak - les réflexions faites aujourd'hui sur
l'histoire désolante de l'antisémitisme et de la solitude
juive par des intellectuels juifs sont inadéquates. Il y a
un lien à faire entre ce qui est arrivé aux Juifs au
cours de la Seconde Guerre mondiale et la catastrophe du peuple palestinien,
mais il ne peut être fait sur une base exclusivement rhétorique
ni être présenté comme argument pour démolir
ou diminuer le véritable contenu de l'Holocauste autant que
celui de 1948. Il n'y en a pas un qui est égal à l'autre;
similairement, aucun des deux n'excuse la violence actuelle, et finalement
aucun des deux ne doit être minimisé. Il y a suffisamment
de souffrance et d'injustice pour tout le monde. À moins qu'un
lien soit fait, permettant de démontrer que la tragédie
juive a directement provoqué la catastrophe palestinienne,
disons par nécessité (au lieu de volontairement), nous
ne pouvons coexister comme deux communautés marquées
par une souffrance détachée et incommunicable. L'échec
d'Oslo a été de planifier en termes de séparation
une partition clinique de peuples en entités individuelles,
mais inégales, au lieu de comprendre que le seul moyen de s'élever
au-delà de la violence sans fin et de la déshumanisation
est d'admettre l'universalité et l'intégrité
de l'expérience de l'autre et de commencer à planifier
une vie commune ensemble.
Je ne vois pas du tout comment (a) ne pas percevoir les Juifs d'Israël
comme le résultat réel et permanent de l'Holocauste,
et (b) ne pas exiger de leur part la reconnaissance de ce qu'ils ont
fait aux Palestiniens pendant et après 1948. Cela veut dire
qu'en tant que Palestiniens, nous leur demandons la considération
et la réparation, sans pour autant minimiser leur propre histoire
de souffrance et de génocide. C'est là la seule reconnaissance
mutuelle qui vaille, et le fait que les gouvernements et les dirigeants
actuels soient incapables de tels gestes témoigne de la pauvreté
d'esprit et d'imagination qui nous afflige tous. C'est ici que les
Juifs et les Palestiniens vivant hors de la Palestine historique peuvent
jouer un rôle constructif, que ceux qui vivent à l'intérieur
ne peuvent jouer sous la pression quotidienne de l'occupation et de
la confrontation dialectale. Le dialogue doit porter sur ce dont je
viens de parler, et non pas sur des questions dégradées
de stratégie politique et de tactiques. Lorsqu'on observe les
grandes lignes de la philosophie juive de Buber à Levinas et
qu'on y perçoit une absence presque totale de réflexion
sur la question palestinienne, on réalise le chemin qu'il faut
parcourir. Ce qui est donc souhaitable est une notion de coexistence
qui respecte les différences entre les Juifs et les Palestiniens,
mais qui respecte aussi l'histoire commune de luttes différentes
et de survivances inégales qui les lient.
Il ne peut y avoir d'impératif éthique et moral plus
élevé que des discussions et des dialogues à
ce propos. Nous devons accepter l'expérience juive avec tout
ce qu'elle implique d'horreurs et de peurs, tout en exigeant que notre
expérience reçoive autant d'attention ou peut-être
un autre niveau d'actualité historique. Qui voudrait moralement
mettre sur un même niveau une extermination de masse avec une
dépossession de masse? Ce serait de la folie que d'essayer.
Mais elles sont liées - ce qui est différent - dans
la lutte pour la Palestine, qui a été si intransigeante,
ses éléments si irréconciliables. Je sais qu'il
peut sembler impertinent de parler d'agonies juives antérieures
à un moment où les terres palestiniennes sont encore
saisies, où nos maisons sont démolies, notre existence
quotidienne étant encore sujette aux humiliations et à
la captivité qui nous sont imposées par Israël
et ses nombreux partisans en Europe et surtout aux États-Unis.
Je n'accepte pas la notion voulant qu'en prenant nos terres, le sionisme
a réalisé la rédemption des Juifs, et on ne pourra
jamais me faire acquiescer au besoin de déposséder le
peuple palestinien. Mais je peux admettre la notion voulant que les
distorsions de l'Holocauste ont créé des distorsions
chez ses victimes, qui sont elles-mêmes reproduites chez les
victimes du sionisme, c'est-à-dire les Palestiniens. Comprendre
ce qui est arrivé aux Juifs en Europe sous le nazisme signifie
comprendre ce qui est universel dans l'expérience humaine dans
des conditions calamiteuses. Cela veut dire la compassion, la sympathie
humaine et la répugnance totale envers l'idée de tuer
des gens pour des raisons ethniques, religieuses ou nationalistes.
Je n'attache aucune condition à une telle compréhension
et compassion: on les exprime pour elles-mêmes, non pas pour
des avantages politiques.
Toutefois, un tel avancement de la conscience de la part des Arabes
doit être accompagné d'une égale volonté
de compassion et de compréhension de la part des Israéliens
et des partisans d'Israël qui se sont engagés dans toutes
sortes de dénis et d'expressions de non responsabilité
défensive lorsqu'on mentionne le rôle central d'Israël
dans notre dépossession historique en tant que peuple. Cela
est déplorable. Il est tout autant inacceptable de dire simplement
(comme le font plusieurs sionistes libéraux) que nous devrions
oublier le passé et accepter deux États séparés.
Cela est une insulte à la mémoire juive de l'Holocauste
autant qu'aux Palestiniens qui continuent d'être dépossédés
aux mains d'Israël. Le fait élémentaire est que
les expériences juive et palestinienne sont historiquement,
en fait physiquement, liées: les séparer l'une de l'autre
équivaut à falsifier ce qu'il y a d'authentique en chacune
d'elle. Nous devons penser nos histoires ensemble, si difficile que
cela puisse être, afin qu'il puisse y avoir un futur commun.
Et ce futur doit comprendre les Arabes et les Juifs ensemble, libres
de tout plan exclusiviste ou basé sur un déni visant
le bannissement de l'un par l'autre, que ce soit théoriquement
ou politiquement. C'est là le réel défi. Le reste
est bien plus simple.
Edward W. Said Traduit de l'anglais par Olivier Roy
(Montréal, Québec)
-- m u l t i t u d e s - i n f o s
Liste transnationale des lecteurs de "Multitudes"
Site Web de la revue multitudes : http://multitudes.samizdat.net
|
|