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POUR UNE ÉCONOMIE SÉMIOTIQUE
Pierre DUMESNIL
Groupe de recherche ETOS, INT, Évry.

Origine :http://www.revue-texto.net/Inedits/Dumesnil_Econ-sem.pdf

SOMMAIRE
1. Le contexte
2. L'ordinateur comme usine sémiotique
3. Entre public et privé, le participable
4. Soutenabilité et sac à dos culturel
5. Conclusion en forme d'annexe et perspectives

Résumé : Depuis deux siècles environ, ce que nous appelons "le développement " s'est construit sur une base énergétique et matérielle massive. Un tel mode de développement n'est pas soutenable. Pour sortir partiellement de cette impasse, nous suggérons qu'à un espace d'action économique lourdement matériel et énergétique puisse se substituer celui d'une légéreté sémiotique où le commerce du signe et du sens soit premier.

Cependant, à lui-seul, " l'usinage du signe " n'assure ni de l'abondance ni de la variété, car offre et demande s'ajustent ici dans un étrange espace où les biens ne s'actualisent et finalement n'existent que s'il sont " participables ". Une réévaluation proprement économique, " utilitaire ", des disciplines et pratiques culturelles sans finalités professionnelles affichées apparaît alors cruciale. La soutenabilité d'un tel espace qui n'est pleinement délié, directement ou par " rebond ", ni du physique ni de l'énergétique reste néanmoins une hypothèse soumise à vérification. Nous en traçons in fine une piste possible en reformulant les indicateurs de soutenabilité proposés par le Wuppertal Institut für Klima, Umwelt und Energie.

1 Le contexte

Pour commencer et situer le contexte de mon intervention, j'affirme et je tiens pour acquis que la planète va mal. L'érosion accélérée et sans retour de la diversité biologique, la persistance sur terre, dans les eaux et dans les airs d'effluents éminemment toxiques pour le vivant en général et pour l'homme en particulier comme aussi le bouleversement et réchauffement climatique qui s'amorce ne sont pas des légendes propagées par quelques " savants orgueilleux " en mal de notoriété ou par quelques prophètes de malheur. Ce sont des réalités objectivement étayées1. Cette dégradation d'état de la planète est un héritage du solde cumulé depuis deux siècles environ des " externalités négatives " liées au fonctionnement de nos sociétés industrielles. Ou, pour dire les choses autrement et plus amplement, durant cette période nous avons agi comme si cette altération du patrimoine naturel n'était pas une dégradation ou encore comme si cette dégradation avait été compensable et plus que compensée par une augmentation du patrimoine artificiel ; du capital. Nous avons en particulier " oublié " d'alourdir nos charges et nos coûts d'une " dotation aux amortissements " qui aurait permis de financer la restauration d'état du patrimoine naturel hérité. Mais, dans le même temps, nous le savons, prise absolument et généralement, une telle restauration est impossible, car elle signifierait, par exemple, que dans le moment même où nous prélevons du pétrole, nous finançons via l'amortissement son remplacement physique à terme, comme nous le faisons dans une saine gestion forestière en plantant maintenant de jeunes arbres pour le futur. Or, chacun voit que, pour le pétrole comme pour d'autres ressources naturelles, le rythme du prélèvement et celui de l'altération de l'environnement qui leur est consécutif se situent dans un temps historique quand l'hypothétique processus de restauration d'état de ce patrimoine ne pourrait se dérouler, à supposer que l'histoire de la terre se répète, que dans une temporalité géologique. Amortir n'a donc ici pas de sens, car financer ce que nous ne savons pas fabriquer ou ce que nous ne savons pas fabriquer dans les délais requis serait d'un coût infini. Ce qui est vrai pour le pétrole et pour les ressources non-renouvelables ou non-recyclables dans un temps historique vaut a fortiori pour l'irréversiblement non-restaurable, pour la diversité du vivant en particulier. Cela veut dire que contrairement à la terminologie qui se propage, le patrimoine naturel n'est généralement pas assimilable à du " capital naturel ". Parler de " capital naturel " n'a de sens que si ce dont nous parlons est amortissable et donc restaurable.

À moins de vouloir expressément déshériter notre descendance, tout devrait donc concourir pour que nous fassions un usage extrêmement prudent, lent, du patrimoine naturel que nous détruisons sans savoir le restaurer, en espérant qu'un jour nous saurons le faire avant d'atteindre les seuils d'irréversibilité ou que nous saurons nous en passer, en affectant à cette tâche le maximum de nos efforts scientifiques et techniques. Or, nous constatons une pratique effective très largement inverse que facilite précisément l'allégement de coût et de prix dû à l'absence de dotation aux amortissements. Que cette pratique soit en train de s'amplifier sous nos yeux ne laisse pas d'inquiéter. L'émergence industrielle de la Chine, de l'Inde et d'autres pays encore ne se fait pas que l'on sache en adoptant de nouvelles normes comptables qui alourdiraient les charges des entreprises et donc les prix des marchandises de ces pays de considérations écologiques ou environnementales supérieures à celles des " vieux pays " industriels de l'OCDE -- Etats-Unis, Europe, Japon et quelques autres encore. Même s'il est vrai que s'amorce une certaine tendance à un allégement de la matérialité unitaire de la production, ce que traduirait plus ou moins directement la décroissance de l'indicateur d'intensité énergétique en TEP/PIB, cet allégement n'est que relatif, car plus que compensé par l'augmentation en " volume ". Nous sommes encore très loin, en dépit des discours sur la dématérialisation de l'économie, d'être entrés dans une phase de décroissance de l'utilisation destructive du patrimoine naturel, fallacieusement dénommé " capital " comme nous l'avons vu. La montée en puissance au sens plein, physique, du terme, de pays fortement peuplés concourt à une accélération de cette destruction. Elle est d'autre part encore amplifiée par 2
l'augmentation de la masse et de la vitesse du commerce à grande distance, tourisme y compris. C'est ce qu'avec faveur certains appellent la " mondialisation ".

Or, c'est là assurément une situation très inquiétante, insoutenable2 au sens du célèbre rapport Brundtland, " Our common future ",3 et le discret impératif pour latinistes de l'Agenda 214 risque de se transformer rétrospectivement en un florilège des promesses non-tenues inscrites dans un banal agenda de papier à l'aube du XXIe siècle. Manifestement, l'inertie de fonctionnement de la société industrielle, de sa pente technique, de ses hiérarchies et de ses valeurs est très grande dans les pays où elle est établie de longue date alors même que, pour des raisons tout à fait compréhensibles, elle exerce un pouvoir d'attraction sur les sociétés ou pays qui se situent à sa périphérie. Cependant, ce processus d'accrétion à un noyau " développé " minoritaire à l'échelle mondiale est aussi un processus explosif, sauf à restreindre de manière considérable pour tous l'emploi des ressources naturelles disponibles. Ce qui ne peut se concevoir pacifiquement, en raison de la radicalité requise, par la seule voie de l'optimisation technique pour des fins inchangées, mais qui exige une modification considérable des " échelles de préférences " ou plus amplement de l'imaginaire, au sens fort, instituant du terme, de la société industrielle et des individus qui la composent. Mais, comme aimait à le dire Castoriadis5, que je cite ici implicitement, si la création humaine est création de formes ex nihilo, comme formes nouvelles logiquement indérivables comme totalité de ce qui précède, ces formes ne sont pas cum nihilo (ou in nihilo), sans matériaux déjà là. Or, il me semble qu'existe au sein de la société industrielle contemporaine un cum, un matériau, d'où ces formes nouvelles, cet imaginaire, peuvent surgir. Ce cum, c'est la capacité de fabrication et de diffusion industrielles de signes qui est désormais la nôtre via l'ordinateur et les réseaux. Que ce matériau sémiotique industrialisé nous offre un point d'appui pour une sortie possible et certes partielle de l'insoutenabilité, de l'impasse civilisationnelle dans laquelle nous sommes, c'est ce que j'aimerais maintenant suggérer.

2. L'ordinateur comme usine sémiotique

[:] Quiconque possède un ordinateur possède une usine à fabriquer des logiciels, un moyen de manufacturer un logiciel, autrement dit, de faire de nouvelles copies. Parce qu'il est tellement facile de copier des logiciels, nous n'employons pas le terme d'" usiner ", de " fabriquer " ; en général, on ne le voit même pas sous cet angle, pourtant il s'agit bien de cela. Robert J. Chassel 6 Que l'ordinateur soit une " usine à fabriquer des logiciels " comme le dit Robert J.Chassel, membre fondateur de la Free Software Foundation, me semble à la fois parfaitement vrai mais incomplet. Car, c'est aussi, munie des interfaces homme-machine ad hoc, une usine à fabriquer du signe -- image, son et texte, en attendant mieux7. En outre, mis en réseau, l'ordinateur est un centre de réception et d'expédition matérielles de fichiers informatiques déclencheurs potentiels de fabrication de signes en masse, sans limites de distance et à très grande vitesse. Cette réplication ou duplication ultra-rapide et à distance conduit à une illusion d'ubiquité et d'immatérialité du sémiotique. Voilà, outrageusement résumée, la situation d'interface homme-machine dans laquelle peuvent se trouver les individus encore très minoritaires à l'échelle mondiale se situant en deçà de la " fracture numérique ". Quel est ? et, surtout, quel sera ? l'usage effectif que feront ces détenteurs d'usines sémiotiques de leur puissance sont des questions ouvertes. Cependant, nous pouvons tenter d'examiner les propriétés a priori du fonctionnement d'une telle industrie et notamment celles relatives à son éventuelle soutenabilité.

Tout d'abord, une évidence : quelle que soit sa définition, tout signe, si ténu soit- il, est matériel, ou, dans une conception originellement interprétative, s'appuie sur la matérialité d'un signal. En revanche, son éventuelle ténuité ne dit rien sur la masse ni sur l'innocuité chimique du " sac à dos écologique "8 amont comme aval impliqué par sa production physique. En ces domaines, il n'existe aucune relation fonctionnelle simple, ni croissante, ni décroissante. La légèreté n'implique pas nécessairement la légèreté. Ainsi, l'énorme dévastation et empoisonnement au mercure9 auquel se livrent les orpailleurs pour récupérer quelques kilos, parfois quelques grammes, d'or loin d'être une anomalie statistique me semble être une illustration réaliste de la situation d'ensemble de notre système de production comme de consommation. Tout doit donc être examiné en détail selon les techniques et matériaux employés. Or le travail d'enquête est tout sauf aisé en raison de la complexité des processus de fabrication mais aussi en raison de l'opacité volontaire des industries du secteur quant à leurs propres pratiques10. Obtenir et agréger une comptabilité-matière précise de bout en bout, de l'extraction primaire jusqu'à l'élimination ultime des déchets, dans ce vaste domaine de la " production sémiotique " comme ailleurs est une gageure. Il est hors de notre portée de la relever et ce n'est pas ici notre propos. Nous laisserons donc ces questions en suspens tout en étant convaincu qu'en ces domaines l'optimisation technique est très loin d'être atteinte et que les gains à venir peuvent être considérables si la contrainte environnementale est vraiment prise au sérieux. Il nous paraît en particulier que l'optimisation logicielle, telle que proposée par le mouvement coopératif du Libre, permettrait d'éviter la surabondante et coûteuse " demande " de puissance et de rotation matérielles pour des fins identiques. Mais quelle que soit l'ampleur de l'optimisation matérielle et logicielle, la matérialité de " l'usinage " du sémiotique demeure. En reprenant la terminologie du Wuppertal Institut, celle de Friedrich Schmidt-Bleek11, l'intensité matérielle, MI, par unité de service, S, (cf. note 8) la MIPS (= MI/S), peut être minimisée, mais elle ne peut jamais être réduite à zéro.

Cependant, quant à l'usage, le sémiotique jouit de propriétés singulières que j'aimerais maintenant développer en les couplant avec l'approche très " physicienne " du Wuppertal Institut.

3. Entre public et privé, le participable

Une remarque incidente mais non pas anodine de Friedrich Schmidt-Bleek me servira de point de départ pour l'examen des propriétés du sémiotique dans une perspective " économique ". Il écrit : Pour atteindre le facteur 10, il est indispensable d'innover massivement dans la technologie et le domaine social et de réorienter la consommation. La condition de base d'une conception écologique est de produire autant d'unités de service ou d'utilités (et de plaisir) que possible avec la plus petite quantité possible de ressources naturelles (Rucksack compris) pour la plus longue durée possible.

puis, pour illustrer son propos, il ajoute immédiatement : Ainsi, on pourrait dire qu'un tableau de Picasso est un produit très écologique.12 La raison d'une telle sélection est claire : le " Rucksack " correspondant aux intrants matériels, MI, nécessaires à la production d'un tableau est de faible masse relativement au " service rendu ", S, potentiellement infini. Autrement dit, la MIPS (= MI/S), d'un " Picasso " comme de toute production ou oeuvre sémiotique durable mondialement célèbre est, hors MI lié à sa conservation et au déplacement des " visiteurs-consommateurs "13, tendanciellement nulle ! Ici apparaissent a priori plusieurs propriétés de la " consommation sémiotique " : - elle est non-destructive ; ce n'est pas une " consumation " 14; - elle est non-rivale ; elle admet autant de consommateurs potentiels que l'on veut sans dégradation d'usage ; - elle peut être non-exclusive sous réserve de gratuité ; par exemple, dans le domaine musical, dans les échanges de pairs à pairs (P2P).

Ces propriétés sont celles qu'attribue la littérature micro-économique d'obédience " néoclassique ", aujourd'hui institutionnellement dominante, aux biens sémiotiques qu'elle ne désigne cependant pas ainsi mais qu'elle qualifie trop rapidement de biens informationnels voire d'informations. Ces biens se trouvent ainsi classés par ces propriétés mêmes parmi les biens publics, mais à tort, car cette esquive inaperçue du palier sémiotique par un illusoire accès direct à " l'information " fait oublier une autre propriété de leur consommation qui les exclut du domaine public. Les biens sémiotiques sont en effet des biens dont la " consommation " est participable mais non-partageable.

Par participable, j'entends, en sécularisant une terminologie théologique (quoique utilisée aussi dans un sens économique par Saint-Thomas d'Aquin), qu'au- delà de la non-rivalité ou de l'absence d'exclusion, " la consommation sémiotique " des autres, serais-je seul face à un seul bien, est une composante nécessaire de la mienne (ce n'est pas simplement une externalité, car non " facultative "). Ainsi, la participation à l'admiration ou à la détestation dans le domaine artistique, à l'interprétation critique, fait-elle partie du " service " procuré par l'oeuvre elle-même. Pour Picasso, cela est je crois manifeste. Mais cette propriété " participative " vaut au-delà de l'art et de l'oeuvre unique pour l'ensemble des " performances sémiotiques " (Rastier) qui sont toujours des " parcours interprétatifs " sous contraintes (en écriture comme en lecture ; pour la production comme pour la consommation), où les " autres " sont nécessairement présents, ne serait-ce qu'idéellement sous la forme du legs d'une tradition. C'est notre participation commune au " bien sémiotique " qui le constitue pleinement et (car ?) à notre insu comme tel, en créant les contraintes et degrés de liberté de son interprétation. Ainsi en est-il de la langue comme des autres institutions. On pourrait dire qu'ici loin d'être une destruction, la consommation est une production ; et, plus encore, que c'est l'absence de consommation qui est destructive. Au slogan énergétique naguère célèbre, " ne s'use que si l'on s'en sert, " on pourrait ainsi opposer le slogan sémiotique, " n e s'use que si l'on n'en use ". Mais ce " bien commun " n'est pas partageable -- sécable. Pour imager et justifier mon propos, je dirais que l'on participe à un repas (de famille, en amoureux, d'anciens, républicain, etc.), activité insécable et hautement sémiotique produite par sa " consommation " même15, mais que pour le manger, le consumer, on partage un gâteau en morceaux individualisables, attribuables et finalement ingérables. Je reviendrai sur ce point, car avant cela la question de la réplication doit être évoquée.

Elle est cruciale dans le domaine de l'art où la copie est censée ne pas " valoir " l'original ou du moins où la copie ne vaudrait qu'en nombre limité sous le contrôle de l'auteur ; d'où, par exemple, l'appellation quelque peu paradoxale de " lithographie originale ". Mais, dans le cas où copie et original sont indistincts, cette règle où la dégradation de la valeur d'échange impliquerait une dégradation de la valeur d'usage ne serait qu'une duplicité simplement commerciale si précisément la participation des autres, leur nombre, voire leur " qualité ", n'étaient constitutives de cet " usage " même (ce qui va au-delà de la non-rivalité). Si duplicité il y a, elle est socialement et non pas simplement localement ou individuellement située. Elle est instituée. Or, l'indistinction entre copie et original est cela même que permet l'industrialisation de la production sémiotique. L'économie de la duplication dans sa perfection et sobriété matérielles concourt à la soutenabilité du sémiotique. Tout se passe comme si un étrange et semblable (mais non même -- idem n'est pas similis ; gleich n'est pas selb) gâteau était distribuable à tous sans être partagé, indéfiniment consommable sans être consumé, public donc -- n'était l'obstacle du participable. Toutes les langues, tous les textes écrits et oraux, toutes les musiques, toutes les images, toutes les encyclopédies du monde sont ou peuvent être dans mon assiette, mais comme la cigogne invitée chez le renard je ne peux et ne veux participer au repas si je ne suis pas équipé pour le faire. Pour le texte, on peut nommer, dans le moment précis d'une interprétation particulière et à la suite de François Rastier16, entour cet équipement du participable qui comprend principalement la culture de l'interprète, à commencer par la ou les langues qu'il maîtrise. Et, même s'il comporte nécessairement des idiosyncrasies productrices de variations interprétatives, cet entour n'est jamais une singularité pure, car toujours massivement saturé d'une culture socialement instituée. Privé de cette imprégnation culturelle, dont celle de la langue, acquise par l'éducation, " l'interprète " ne serait au mieux que ce vieil enfant-loup soigneusement caché dans le paysage de " l'individualisme méthologique " -- principe dont on connaît la vogue dans ces " sciences " que l'on prétend " sociales ". Cette figure lycanthropique est celle de l'homo economicus, sauvageon de notoire inculture car a-social, qui par un prodige inouï accède directement à l'information, qui s'informe et qui informe, sans interpréter ni produire aucun texte en langue ni mutatis mutandis sans être apte à aucune autre " performance sémiotique ".

4. Soutenabilité et sac à dos culturel

Le chemin de la soutenabilité est étroit et ramifié à la fois, mais il passe très certainement par la spécification et la diffusion, notamment via l'éducation, d'une culture explicitement associée à cette production-consommation du sémiotique. Il ne s'agit pas alors de simplement constater ou viser la légéreté de son sac à dos écologique mais aussi de lester les individus d'un " sac à dos culturel " commun sans lequel la plus grande part du sémiotique, faute d'être participable, ne resterait que potentiel ou énigmatique (ce que furent ou sont les hiéroglyphes avant ou sans Champollion). J'ai proposé ailleurs de nommer " éducation à l'inutile " ce type d'éducation en opposition au lancinant " à quoi ça sert? " des élèves, de leurs parents, des employeurs et des ministres plus ou moins coalisés autour de la question de " l'utilité " économique17. Plus récemment, j'ai retrouvé avec plaisir dans les propos rapportés de Jacques Lacarrière par le journal Libération du 2 août 2004 une formulation encore plus frappante de ma propre position : [:] Si la question consiste à se demander à quoi sert l'enseignement du grec, la réponse est clairement : à rien. Pas plus que la musique. Mais ce n'est absolument pas le problème. Cet enseignement sert tout simplement à posséder un monde plus riche qu'à sa naissance. C'est la langue ancienne idéale qui réunit philosophie et mathématiques, stupidement séparées aujourd'hui. Ce que nous ont légué les Grecs, c'est un système de pensée transmissible et reproductible. On peut vérifier le théorème de Thalès. A partir de ce moment-là, il cesse d'être grec.

A quoi sert l'enseignement du grec, de la musique? (et, pourrions-nous ajouter, du dessin, de la danse, de l'histoire, de la littérature, des mathématiques pures, etc.) à rien, nous dit Lacarrière, ajoutant tout aussitôt : " Cet enseignement sert tout simplement à posséder un monde plus riche qu'à sa naissance. " Ainsi, contradictoirement pour qui lit platement la langue comme un langage, ce qui ne sert à rien sert. La dissimilation des occurrences de servir nous permet cependant, puisque nous sommes dans la langue et non dans le langage, d'éviter la contradiction ou le paradoxe. Il y a manifestement servir1 et servir2. Le servir1 est celui qui permet de dire que l'apprentissage de tels " traitement de textes " ou " tableur " , des règles de la comptabilité ou du marketing est utile à qui veut embrasser un métier commercial, voire un métier quelconque, quand le latin, l'astronomie ou la géométrie ne lui serviraient1 généralement à rien. En revanche, le servir2 est celui qui permet de dire que l'enseignement du latin, de l'astronomie ou de la géométrie enrichit une vie entière quand celui de tel " traitement de textes " ou " tableur ", des règles de la comptabilité ou du marketing n'est que celui des codes d'entrée jugés nécessaires quoique plus ou moins provisoires dans le monde du travail. [De ces derniers enseignements, je doute que Jacques Lacarrière se soit beaucoup soucié !] C'est bien entendu ce servir2 qu'ignorent les programmes de formation professionnelle, notamment continue, mais aussi ce qui est mis en cause, de plus en plus précocement, dans les programmes scolaires de formation générale. Ainsi, de manière significative, l'anglais se voit-il " promu " en France au rang d'enseignement obligatoire, non pour servir2 comme le grec ou le latin à posséder une langue donnant accès à " un monde plus riche ", mais pour simplement servir1 de code d'accès au commerce et à l'emploi ou pour parler le langage de la " communication internationale "18. Sans aucun doute cette conception professionnelle de l'enseignement ou de la formation a-t-elle sa justification en se plaçant du côté de l'offre, de l'entreprise, comme le font les théories du " capital humain " ou maintenant de la " gestion des connaissances " (du " knowledge management "), mais il est à tort prétendu que c'est l'économie comme telle qui en légitimerait la prééminence. Par contraste, en effet, tout en sachant qu'en ces domaines rien n'est exclusif ni étanche, on peut dire que la formation qui ne " sert à rien " ou " l'éducation à l'inutile ", ou encore les enseignements culturels sans finalité professionnelle affichée, forment la demande finale dans un sens tout aussi économique et " utile ", mais qui n'est jamais défendu comme tel, notamment par le politique. Ce sens est celui d'une demande sémiotique qui vaille pour elle-même, qui soit finale au sens plein, et, simultanément, dont la satisfaction effective, la consommation, -- qu'elle soit marchande ou non -- en enrichissant le sac à dos culturel des individus, constitue un intrant susceptible de rendre participables de futures consommations-productions sémiotiques. Autrement dit, ce type d'éducation, de plus en plus reléguée, au mieux, dans l'optionnel ou le facultatif au fil du temps et de la progression scolaire, conditionne l'enclenchement d'un cercle où la consommation sémiotique appelle davantage de demande sémiotique, où le texte appelle le texte, où l'image appelle l'image, où la musique appelle la musique, etc. et où toutes les combinaisons sémiotiques croisées d'une telle demande sont bien sûr possibles. Or, si l'hypothèse d'une soutenabilité de " l'usinage du sémiotique " quelle que soit son abondance matérielle est avérée et si sa consommation ne déclenche pas d'autres " d'effets rebonds " qu'à nouveau principalement sémiotiques, ce cercle ainsi culturellement alimenté serait alors vertueux. D'une certaine manière, cette stimulation culturelle de la demande via l'éducation pourrait partiellement contre- balancer ou infléchir l'effet rebond massivement matériel et énergétique actuellement visé par la " performance sémiotique " de la publicité, c'est-à-dire par le discours explicite de l'offre. Cette vertu postulée, doit cependant être vérifiée selon des modalités que j'aimerais maintenant esquisser pour conclure.

5. Conclusion en forme d'annexe et perspectives

La construction méthodique d'indicateurs, assis sur une comptabilité-matière, sur le modèle de ceux du Wuppertal Institut, permettrait de juger de la soutenabilité du sémiotique ainsi conçu, mais je serais tenté ici de modifier substantiellement celui proposé par F. Schmidt-Bleek. En effet, la MIPS (MI/S) n'est calculable que service par service, lesquels sont exprimables en une infinie variété d'unités différentes, non additives. Ainsi, la séance de cinéma n'a-t-elle rien à voir avec un trajet Paris-Bordeaux par le train. Ce que l'on peut éventuellement comparer par assimilation des " utilités " ou équivalences postulées des valeurs d'usage, c'est la séance de cinéma avec l'émission d'un film télévisé ou un Paris-Bordeaux par le train vs en voiture. Une manière de rendre toutes les comparaisons possibles, en évitant l'illusoire homogénéïsation monétaire du marché, consisterait à pondérer MI non pas par le service rendu mais par la durée totale Zs (Zeit = temps -- pour conserver la terminologie allemande) du service rendu S (ce qui suppose, comme dans le calcul d'un amortissement, une anticipation de cette durée totale). Il serait alors possible de construire la MIPZs = MIs / Zs , définie comme " masse ou quantité de matière utilisée pour le service S par unité de temps ". Un tel indicateur aurait l'avantage d'être différentiable selon les services considérés, mais permettrait aussi de construire, par sommation, des " profils " temporels, individuels comme collectifs, d'utilisation de matière par une série de services qualitativement incomparables.

Ainsi, par exemple, pour une période temporelle T = t1 + t2 + t3 pendant laquelle sont successivement utilisés les services S1, S2 et S3, de durées respectives t1, t2 et t3, on peut écrire : t1 * MIPZ1 + t2 * MIPZ2 + t3 * MIPZ3 = MI1+ MI2 + MI3 = MIT où MI1, MI2 et MI3 représentent les quantités de matières utilisées pendant les séquences 1, 2, et 3 pour les services S1, S2 et S3 . MIT correspond à la quantité totale de matière utilisée durant la période T. Examiner en particulier les moments sémiotiques de ces profils19 et tenter de cerner les " effets rebonds " qu'ils induisent, en amont comme en aval, pourrait nous permettre de conforter ou d'infirmer notre hypothèse de soutenabilité d'une économie massivement sémiotique.

Cette esquisse de proposition fera l'objet d'un travail ultérieur que j'espère participable, enrichi de toutes les éventuelles contributions critiques que ce texte aura suscitées.


Bibliographie *

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", http://www.manicore.com/documentation/serre/ouvrages/skeptical.html

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von WEIZSÄCKER E.U., LOVINS A.B., LOVINS L.H., 1995 -- Faktor vier. Doppelter Wohlstand -- halbierter Naturverbrauch. Der neue Bericht an den Club of Rome, Droemer Knaur Verlag, München.

* Tous les textes électroniques en ligne cités figuraient sur les sites indiqués lors de notre ultime consultation du 5 octobre 2004.


Notes

1 Régulièrement, il se trouve des auteurs pour contester l'objectivité de cette présentation des faits. Cette attitude critique ne peut être que salutaire si elle est fondée. Malheureusement, en ce domaine, il semble que la mauvaise rhétorique d'une " théorie du complot " écologiste l'emporte sur la rigueur, comme le montre l'entreprise du statisticien danois Bjorn Lomborg qui après avoir connu un succès médiatique complaisant dans la presse " libérale " lors de la parution de son ouvrage The Skeptical Environmentalist est maintenant accusé d'imposture.

Dans la même veine, en réplique aux positions d'Yves Lenoir, auteur de Climat de panique, on pourra lire la " réponse de Jean Jouzel et Michel Petit aux `dénonciateurs' " comme aussi les différentes mises-au-point concernant ces mêmes auteurs " critiques " et d'autres encore de Jean-Marc Jancovici. LENOIR Y., 2001; LOMBORG B., 2001; JOUZEL J., PETIT M., 2003; JANCOVICI J.-M., 2002.

2 Comme souvent, le réemploi de mots d'origine française ou latine passés par l'anglais créé des difficultés. Ainsi, sustainable est-il le plus souvent, voire " officiellement " (arrêté du 7 juillet 1994), traduit par durable en français pour éviter un anglicisme. Je préfère quant à moi soutenable, qui est du " français possible " dans l'emploi proposé, en raison du caractère dynamique et combattant que le mot évoque, sur le mode d'un échange soutenu au tennis ou dans la conversation. Si, d'autre part, une bonne traduction s'éprouve notamment dans la productivité des occurrences d'un mot dans la langue d'arrivée, soutenable est alors supérieur à durable. Ainsi peut-on introduire, outre celle de développement soutenable, la notion de bien soutenable vs insoutenable en évitant l'équivoque de bien durable qui désigne traditionnellement un bien de consommation finale, domestique, non fongible (machine à laver, réfrigérateur, téléviseur, automobile, etc.), mais qui peut parfaitement être insoutenable ou encore celle de croissance soutenable qui peut n'être ni durable, ni soutenue.

3 BRUNDTLAND G. H., 1987

4 ONU, 1992.

5 CASTORIADIS C., 1975

6 CHASSEL R. J., 2000

7 Une conséquence particulièrement heureuse de cette industrialisation du signe est la facilité nouvelle avec laquelle sont produits des textes en Braille ou tout autre graphisme tactile. Pour la lecture comme pour l'écriture, la fracture voyant-aveugle pourrait être (est?) ainsi largement effacée.

8 L'image du " sac à dos écologique " (ökologischer Rucksack) a été proposée par le Wuppertal Institut für Klima, Umwelt und Energie pour illustrer de manière pédagogique la notion d'intrant matériel mesuré en kilos ou en tonnes (Material Input = MI) et celle d'intensité matérielle par unité de service ou MIPS (Materialintensität pro Serviceeinheit = MI/S) introduite par Friedrich Schmidt-Bleek qui est aussi le promoteur du " facteur 10 " (i.e. : le même service S rendu avec 10 fois moins de masse matérielle ou 10 fois plus de service avec la même quantité de matière), ce qui est le cap qu'il nous faudrait approximativement tenir pour assurer une soutenabilité globale. Il va de soi que nous sommes loin du compte, comme de sa version affaiblie du " facteur 4 " (von Weizsäcker). [Il est amusant de constater, pour ne pas risquer la confusion, que par le hasard des acronymes, MIPS signifie aussi, outre millions d'instructions par seconde, Microprocessor without interlocked pipeline stages qui désigne une architecture de microprocesseur visant l'efficience.]. SCHMIDT-BLEEK F; von WEIZSÄCKER E. U, HUNTER A. B., LOVINS L. H., 1995

9 Selon les indications fournies par le rapport du sénateur Gérard Miquel sur Les effets des métaux lourds sur l'environnement et la santé (séance du Sénat du 5 avril 2001), " on estime qu'un kilo d'or requiert en moyenne l'utilisation d'un kilo de mercure (entre 0,5 et 1,3 kg selon les procédés). Les rejets anthropiques annuels en Amazonie, liés à l'orpaillage, sont estimés à 300 tonnes ."

10 L'article publié par Volker Türk, Michael Ritthoff et Justus von Geibler sous le titre le " Le virtuel est-il respectueux de l'environnement? Le sac à dos écologique d'Internet " (Virtuell = umweltfreundlich? Der ökologische Rucksack des Internets) fait le point de manière très documentée sur les difficultés théoriques comme pratiques pour conclure à la soutenabilité ou à l'insoutenabilité de l'Internet. Au-delà de l'incertitude des résultats, il apparaît néanmoins que le sac à dos écologique de l'informatique en réseau est très loin d'être léger en matières inertes comme dangereusement actives, en métaux lourds notamment. TÜRK V., RITTHOFF M., von GEIBLER J, 2003.

11 SCHMIDT-BLEEK F., 2000.

12 idem note précédente.

13 Ce point mériterait bien sûr discussion. Il renvoie à la soutenabilité du tourisme.

14 BATAILLE, G. 1967 (1949), notamment, p. 87-124, " La société de consumation ".

15 Je crois que l'on peut retrouver ici les propriétés attribuées à la cène puis à la communion dans la religion catholique. Ainsi, les hosties matériellement semblables, mais distinctes, sont- elles pour les participants, pour les fidèles qui les ingérent, et par le mystère de la conversion eucharistique, le corps réel du Christ, à chaque fois identique à lui-même dans sa totalité en dépit d'une apparente multiplicité et fragmentation. Dans une terminologie économique et séculière, hors ironie blasphématoire sinon position agnostique, on pourrait dire, en inversant le processus créatif, que le Dieu des catholiques est un bien sémiotique public créé via sa consommation participative par et pour la communauté même des croyants.

16 RASTIER F., 2001.

17 DUMESNIL P., 2002.

18 Comme pouvait le dire tel directeur d'une grande école de ma connaissance à ses enseignants d'anglais qui lui parlaient culture : " on n'est pas là pour faire du Shakespeare ". Or, il est à craindre que de proche en proche l'esprit (?) de cette robuste maxime utilitariste d'ingénieur ne gagne jusqu'à l'enseignement des classes de maternelle.

19 Un couplage avec les enquêtes sur les budgets-temps ou emplois-du-temps, telles que celles conduites par l'INSEE en France, serait ici particulièrement pertinent.