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Origine :http://www.revue-texto.net/Inedits/Dumesnil_Econ-sem.pdf
SOMMAIRE
1. Le contexte
2. L'ordinateur comme usine sémiotique
3. Entre public et privé, le participable
4. Soutenabilité et sac à dos culturel
5. Conclusion en forme d'annexe et perspectives
Résumé : Depuis deux siècles environ, ce que
nous appelons "le développement " s'est construit
sur une base énergétique et matérielle massive.
Un tel mode de développement n'est pas soutenable. Pour sortir
partiellement de cette impasse, nous suggérons qu'à
un espace d'action économique lourdement matériel
et énergétique puisse se substituer celui d'une légéreté
sémiotique où le commerce du signe et du sens soit
premier.
Cependant, à lui-seul, " l'usinage du signe "
n'assure ni de l'abondance ni de la variété, car offre
et demande s'ajustent ici dans un étrange espace où
les biens ne s'actualisent et finalement n'existent que s'il sont
" participables ". Une réévaluation proprement
économique, " utilitaire ", des disciplines et
pratiques culturelles sans finalités professionnelles affichées
apparaît alors cruciale. La soutenabilité d'un tel
espace qui n'est pleinement délié, directement ou
par " rebond ", ni du physique ni de l'énergétique
reste néanmoins une hypothèse soumise à vérification.
Nous en traçons in fine une piste possible en reformulant
les indicateurs de soutenabilité proposés par le Wuppertal
Institut für Klima, Umwelt und Energie.
1 Le contexte
Pour commencer et situer le contexte de mon intervention, j'affirme
et je tiens pour acquis que la planète va mal. L'érosion
accélérée et sans retour de la diversité
biologique, la persistance sur terre, dans les eaux et dans les
airs d'effluents éminemment toxiques pour le vivant en général
et pour l'homme en particulier comme aussi le bouleversement et
réchauffement climatique qui s'amorce ne sont pas des légendes
propagées par quelques " savants orgueilleux "
en mal de notoriété ou par quelques prophètes
de malheur. Ce sont des réalités objectivement étayées1.
Cette dégradation d'état de la planète est
un héritage du solde cumulé depuis deux siècles
environ des " externalités négatives " liées
au fonctionnement de nos sociétés industrielles. Ou,
pour dire les choses autrement et plus amplement, durant cette période
nous avons agi comme si cette altération du patrimoine naturel
n'était pas une dégradation ou encore comme si cette
dégradation avait été compensable et plus que
compensée par une augmentation du patrimoine artificiel ;
du capital. Nous avons en particulier " oublié "
d'alourdir nos charges et nos coûts d'une " dotation
aux amortissements " qui aurait permis de financer la restauration
d'état du patrimoine naturel hérité. Mais,
dans le même temps, nous le savons, prise absolument et généralement,
une telle restauration est impossible, car elle signifierait, par
exemple, que dans le moment même où nous prélevons
du pétrole, nous finançons via l'amortissement son
remplacement physique à terme, comme nous le faisons dans
une saine gestion forestière en plantant maintenant de jeunes
arbres pour le futur. Or, chacun voit que, pour le pétrole
comme pour d'autres ressources naturelles, le rythme du prélèvement
et celui de l'altération de l'environnement qui leur est
consécutif se situent dans un temps historique quand l'hypothétique
processus de restauration d'état de ce patrimoine ne pourrait
se dérouler, à supposer que l'histoire de la terre
se répète, que dans une temporalité géologique.
Amortir n'a donc ici pas de sens, car financer ce que nous ne savons
pas fabriquer ou ce que nous ne savons pas fabriquer dans les délais
requis serait d'un coût infini. Ce qui est vrai pour le pétrole
et pour les ressources non-renouvelables ou non-recyclables dans
un temps historique vaut a fortiori pour l'irréversiblement
non-restaurable, pour la diversité du vivant en particulier.
Cela veut dire que contrairement à la terminologie qui se
propage, le patrimoine naturel n'est généralement
pas assimilable à du " capital naturel ". Parler
de " capital naturel " n'a de sens que si ce dont nous
parlons est amortissable et donc restaurable.
À moins de vouloir expressément déshériter
notre descendance, tout devrait donc concourir pour que nous fassions
un usage extrêmement prudent, lent, du patrimoine naturel
que nous détruisons sans savoir le restaurer, en espérant
qu'un jour nous saurons le faire avant d'atteindre les seuils d'irréversibilité
ou que nous saurons nous en passer, en affectant à cette
tâche le maximum de nos efforts scientifiques et techniques.
Or, nous constatons une pratique effective très largement
inverse que facilite précisément l'allégement
de coût et de prix dû à l'absence de dotation
aux amortissements. Que cette pratique soit en train de s'amplifier
sous nos yeux ne laisse pas d'inquiéter. L'émergence
industrielle de la Chine, de l'Inde et d'autres pays encore ne se
fait pas que l'on sache en adoptant de nouvelles normes comptables
qui alourdiraient les charges des entreprises et donc les prix des
marchandises de ces pays de considérations écologiques
ou environnementales supérieures à celles des "
vieux pays " industriels de l'OCDE -- Etats-Unis, Europe, Japon
et quelques autres encore. Même s'il est vrai que s'amorce
une certaine tendance à un allégement de la matérialité
unitaire de la production, ce que traduirait plus ou moins directement
la décroissance de l'indicateur d'intensité énergétique
en TEP/PIB, cet allégement n'est que relatif, car plus que
compensé par l'augmentation en " volume ". Nous
sommes encore très loin, en dépit des discours sur
la dématérialisation de l'économie, d'être
entrés dans une phase de décroissance de l'utilisation
destructive du patrimoine naturel, fallacieusement dénommé
" capital " comme nous l'avons vu. La montée en
puissance au sens plein, physique, du terme, de pays fortement peuplés
concourt à une accélération de cette destruction.
Elle est d'autre part encore amplifiée par 2
l'augmentation de la masse et de la vitesse du commerce à
grande distance, tourisme y compris. C'est ce qu'avec faveur certains
appellent la " mondialisation ".
Or, c'est là assurément une situation très
inquiétante, insoutenable2 au sens du célèbre
rapport Brundtland, " Our common future ",3 et le discret
impératif pour latinistes de l'Agenda 214 risque de se transformer
rétrospectivement en un florilège des promesses non-tenues
inscrites dans un banal agenda de papier à l'aube du XXIe
siècle. Manifestement, l'inertie de fonctionnement de la
société industrielle, de sa pente technique, de ses
hiérarchies et de ses valeurs est très grande dans
les pays où elle est établie de longue date alors
même que, pour des raisons tout à fait compréhensibles,
elle exerce un pouvoir d'attraction sur les sociétés
ou pays qui se situent à sa périphérie. Cependant,
ce processus d'accrétion à un noyau " développé
" minoritaire à l'échelle mondiale est aussi
un processus explosif, sauf à restreindre de manière
considérable pour tous l'emploi des ressources naturelles
disponibles. Ce qui ne peut se concevoir pacifiquement, en raison
de la radicalité requise, par la seule voie de l'optimisation
technique pour des fins inchangées, mais qui exige une modification
considérable des " échelles de préférences
" ou plus amplement de l'imaginaire, au sens fort, instituant
du terme, de la société industrielle et des individus
qui la composent. Mais, comme aimait à le dire Castoriadis5,
que je cite ici implicitement, si la création humaine est
création de formes ex nihilo, comme formes nouvelles logiquement
indérivables comme totalité de ce qui précède,
ces formes ne sont pas cum nihilo (ou in nihilo), sans matériaux
déjà là. Or, il me semble qu'existe au sein
de la société industrielle contemporaine un cum, un
matériau, d'où ces formes nouvelles, cet imaginaire,
peuvent surgir. Ce cum, c'est la capacité de fabrication
et de diffusion industrielles de signes qui est désormais
la nôtre via l'ordinateur et les réseaux. Que ce matériau
sémiotique industrialisé nous offre un point d'appui
pour une sortie possible et certes partielle de l'insoutenabilité,
de l'impasse civilisationnelle dans laquelle nous sommes, c'est
ce que j'aimerais maintenant suggérer.
2. L'ordinateur comme usine sémiotique
[:] Quiconque possède un ordinateur possède une usine
à fabriquer des logiciels, un moyen de manufacturer un logiciel,
autrement dit, de faire de nouvelles copies. Parce qu'il est tellement
facile de copier des logiciels, nous n'employons pas le terme d'"
usiner ", de " fabriquer " ; en général,
on ne le voit même pas sous cet angle, pourtant il s'agit
bien de cela. Robert J. Chassel 6 Que l'ordinateur soit une "
usine à fabriquer des logiciels " comme le dit Robert
J.Chassel, membre fondateur de la Free Software Foundation, me semble
à la fois parfaitement vrai mais incomplet. Car, c'est aussi,
munie des interfaces homme-machine ad hoc, une usine à fabriquer
du signe -- image, son et texte, en attendant mieux7. En outre,
mis en réseau, l'ordinateur est un centre de réception
et d'expédition matérielles de fichiers informatiques
déclencheurs potentiels de fabrication de signes en masse,
sans limites de distance et à très grande vitesse.
Cette réplication ou duplication ultra-rapide et à
distance conduit à une illusion d'ubiquité et d'immatérialité
du sémiotique. Voilà, outrageusement résumée,
la situation d'interface homme-machine dans laquelle peuvent se
trouver les individus encore très minoritaires à l'échelle
mondiale se situant en deçà de la " fracture
numérique ". Quel est ? et, surtout, quel sera ? l'usage
effectif que feront ces détenteurs d'usines sémiotiques
de leur puissance sont des questions ouvertes. Cependant, nous pouvons
tenter d'examiner les propriétés a priori du fonctionnement
d'une telle industrie et notamment celles relatives à son
éventuelle soutenabilité.
Tout d'abord, une évidence : quelle que soit sa définition,
tout signe, si ténu soit- il, est matériel, ou, dans
une conception originellement interprétative, s'appuie sur
la matérialité d'un signal. En revanche, son éventuelle
ténuité ne dit rien sur la masse ni sur l'innocuité
chimique du " sac à dos écologique "8 amont
comme aval impliqué par sa production physique. En ces domaines,
il n'existe aucune relation fonctionnelle simple, ni croissante,
ni décroissante. La légèreté n'implique
pas nécessairement la légèreté. Ainsi,
l'énorme dévastation et empoisonnement au mercure9
auquel se livrent les orpailleurs pour récupérer quelques
kilos, parfois quelques grammes, d'or loin d'être une anomalie
statistique me semble être une illustration réaliste
de la situation d'ensemble de notre système de production
comme de consommation. Tout doit donc être examiné
en détail selon les techniques et matériaux employés.
Or le travail d'enquête est tout sauf aisé en raison
de la complexité des processus de fabrication mais aussi
en raison de l'opacité volontaire des industries du secteur
quant à leurs propres pratiques10. Obtenir et agréger
une comptabilité-matière précise de bout en
bout, de l'extraction primaire jusqu'à l'élimination
ultime des déchets, dans ce vaste domaine de la " production
sémiotique " comme ailleurs est une gageure. Il est
hors de notre portée de la relever et ce n'est pas ici notre
propos. Nous laisserons donc ces questions en suspens tout en étant
convaincu qu'en ces domaines l'optimisation technique est très
loin d'être atteinte et que les gains à venir peuvent
être considérables si la contrainte environnementale
est vraiment prise au sérieux. Il nous paraît en particulier
que l'optimisation logicielle, telle que proposée par le
mouvement coopératif du Libre, permettrait d'éviter
la surabondante et coûteuse " demande " de puissance
et de rotation matérielles pour des fins identiques. Mais
quelle que soit l'ampleur de l'optimisation matérielle et
logicielle, la matérialité de " l'usinage "
du sémiotique demeure. En reprenant la terminologie du Wuppertal
Institut, celle de Friedrich Schmidt-Bleek11, l'intensité
matérielle, MI, par unité de service, S, (cf. note
8) la MIPS (= MI/S), peut être minimisée, mais elle
ne peut jamais être réduite à zéro.
Cependant, quant à l'usage, le sémiotique jouit de
propriétés singulières que j'aimerais maintenant
développer en les couplant avec l'approche très "
physicienne " du Wuppertal Institut.
3. Entre public et privé, le participable
Une remarque incidente mais non pas anodine de Friedrich Schmidt-Bleek
me servira de point de départ pour l'examen des propriétés
du sémiotique dans une perspective " économique
". Il écrit : Pour atteindre le facteur 10, il est indispensable
d'innover massivement dans la technologie et le domaine social et
de réorienter la consommation. La condition de base d'une
conception écologique est de produire autant d'unités
de service ou d'utilités (et de plaisir) que possible avec
la plus petite quantité possible de ressources naturelles
(Rucksack compris) pour la plus longue durée possible.
puis, pour illustrer son propos, il ajoute immédiatement
: Ainsi, on pourrait dire qu'un tableau de Picasso est un produit
très écologique.12 La raison d'une telle sélection
est claire : le " Rucksack " correspondant aux intrants
matériels, MI, nécessaires à la production
d'un tableau est de faible masse relativement au " service
rendu ", S, potentiellement infini. Autrement dit, la MIPS
(= MI/S), d'un " Picasso " comme de toute production ou
oeuvre sémiotique durable mondialement célèbre
est, hors MI lié à sa conservation et au déplacement
des " visiteurs-consommateurs "13, tendanciellement nulle
! Ici apparaissent a priori plusieurs propriétés de
la " consommation sémiotique " : - elle est non-destructive
; ce n'est pas une " consumation " 14; - elle est non-rivale
; elle admet autant de consommateurs potentiels que l'on veut sans
dégradation d'usage ; - elle peut être non-exclusive
sous réserve de gratuité ; par exemple, dans le domaine
musical, dans les échanges de pairs à pairs (P2P).
Ces propriétés sont celles qu'attribue la littérature
micro-économique d'obédience " néoclassique
", aujourd'hui institutionnellement dominante, aux biens sémiotiques
qu'elle ne désigne cependant pas ainsi mais qu'elle qualifie
trop rapidement de biens informationnels voire d'informations. Ces
biens se trouvent ainsi classés par ces propriétés
mêmes parmi les biens publics, mais à tort, car cette
esquive inaperçue du palier sémiotique par un illusoire
accès direct à " l'information " fait oublier
une autre propriété de leur consommation qui les exclut
du domaine public. Les biens sémiotiques sont en effet des
biens dont la " consommation " est participable mais non-partageable.
Par participable, j'entends, en sécularisant une terminologie
théologique (quoique utilisée aussi dans un sens économique
par Saint-Thomas d'Aquin), qu'au- delà de la non-rivalité
ou de l'absence d'exclusion, " la consommation sémiotique
" des autres, serais-je seul face à un seul bien, est
une composante nécessaire de la mienne (ce n'est pas simplement
une externalité, car non " facultative "). Ainsi,
la participation à l'admiration ou à la détestation
dans le domaine artistique, à l'interprétation critique,
fait-elle partie du " service " procuré par l'oeuvre
elle-même. Pour Picasso, cela est je crois manifeste. Mais
cette propriété " participative " vaut au-delà
de l'art et de l'oeuvre unique pour l'ensemble des " performances
sémiotiques " (Rastier) qui sont toujours des "
parcours interprétatifs " sous contraintes (en écriture
comme en lecture ; pour la production comme pour la consommation),
où les " autres " sont nécessairement présents,
ne serait-ce qu'idéellement sous la forme du legs d'une tradition.
C'est notre participation commune au " bien sémiotique
" qui le constitue pleinement et (car ?) à notre insu
comme tel, en créant les contraintes et degrés de
liberté de son interprétation. Ainsi en est-il de
la langue comme des autres institutions. On pourrait dire qu'ici
loin d'être une destruction, la consommation est une production
; et, plus encore, que c'est l'absence de consommation qui est destructive.
Au slogan énergétique naguère célèbre,
" ne s'use que si l'on s'en sert, " on pourrait ainsi
opposer le slogan sémiotique, " n e s'use que si l'on
n'en use ". Mais ce " bien commun " n'est pas partageable
-- sécable. Pour imager et justifier mon propos, je dirais
que l'on participe à un repas (de famille, en amoureux, d'anciens,
républicain, etc.), activité insécable et hautement
sémiotique produite par sa " consommation " même15,
mais que pour le manger, le consumer, on partage un gâteau
en morceaux individualisables, attribuables et finalement ingérables.
Je reviendrai sur ce point, car avant cela la question de la réplication
doit être évoquée.
Elle est cruciale dans le domaine de l'art où la copie est
censée ne pas " valoir " l'original ou du moins
où la copie ne vaudrait qu'en nombre limité sous le
contrôle de l'auteur ; d'où, par exemple, l'appellation
quelque peu paradoxale de " lithographie originale ".
Mais, dans le cas où copie et original sont indistincts,
cette règle où la dégradation de la valeur
d'échange impliquerait une dégradation de la valeur
d'usage ne serait qu'une duplicité simplement commerciale
si précisément la participation des autres, leur nombre,
voire leur " qualité ", n'étaient constitutives
de cet " usage " même (ce qui va au-delà
de la non-rivalité). Si duplicité il y a, elle est
socialement et non pas simplement localement ou individuellement
située. Elle est instituée. Or, l'indistinction entre
copie et original est cela même que permet l'industrialisation
de la production sémiotique. L'économie de la duplication
dans sa perfection et sobriété matérielles
concourt à la soutenabilité du sémiotique.
Tout se passe comme si un étrange et semblable (mais non
même -- idem n'est pas similis ; gleich n'est pas selb) gâteau
était distribuable à tous sans être partagé,
indéfiniment consommable sans être consumé,
public donc -- n'était l'obstacle du participable. Toutes
les langues, tous les textes écrits et oraux, toutes les
musiques, toutes les images, toutes les encyclopédies du
monde sont ou peuvent être dans mon assiette, mais comme la
cigogne invitée chez le renard je ne peux et ne veux participer
au repas si je ne suis pas équipé pour le faire. Pour
le texte, on peut nommer, dans le moment précis d'une interprétation
particulière et à la suite de François Rastier16,
entour cet équipement du participable qui comprend principalement
la culture de l'interprète, à commencer par la ou
les langues qu'il maîtrise. Et, même s'il comporte nécessairement
des idiosyncrasies productrices de variations interprétatives,
cet entour n'est jamais une singularité pure, car toujours
massivement saturé d'une culture socialement instituée.
Privé de cette imprégnation culturelle, dont celle
de la langue, acquise par l'éducation, " l'interprète
" ne serait au mieux que ce vieil enfant-loup soigneusement
caché dans le paysage de " l'individualisme méthologique
" -- principe dont on connaît la vogue dans ces "
sciences " que l'on prétend " sociales ".
Cette figure lycanthropique est celle de l'homo economicus, sauvageon
de notoire inculture car a-social, qui par un prodige inouï
accède directement à l'information, qui s'informe
et qui informe, sans interpréter ni produire aucun texte
en langue ni mutatis mutandis sans être apte à aucune
autre " performance sémiotique ".
4. Soutenabilité et sac à dos culturel
Le chemin de la soutenabilité est étroit et ramifié
à la fois, mais il passe très certainement par la
spécification et la diffusion, notamment via l'éducation,
d'une culture explicitement associée à cette production-consommation
du sémiotique. Il ne s'agit pas alors de simplement constater
ou viser la légéreté de son sac à dos
écologique mais aussi de lester les individus d'un "
sac à dos culturel " commun sans lequel la plus grande
part du sémiotique, faute d'être participable, ne resterait
que potentiel ou énigmatique (ce que furent ou sont les hiéroglyphes
avant ou sans Champollion). J'ai proposé ailleurs de nommer
" éducation à l'inutile " ce type d'éducation
en opposition au lancinant " à quoi ça sert?
" des élèves, de leurs parents, des employeurs
et des ministres plus ou moins coalisés autour de la question
de " l'utilité " économique17. Plus récemment,
j'ai retrouvé avec plaisir dans les propos rapportés
de Jacques Lacarrière par le journal Libération du
2 août 2004 une formulation encore plus frappante de ma propre
position : [:] Si la question consiste à se demander à
quoi sert l'enseignement du grec, la réponse est clairement
: à rien. Pas plus que la musique. Mais ce n'est absolument
pas le problème. Cet enseignement sert tout simplement à
posséder un monde plus riche qu'à sa naissance. C'est
la langue ancienne idéale qui réunit philosophie et
mathématiques, stupidement séparées aujourd'hui.
Ce que nous ont légué les Grecs, c'est un système
de pensée transmissible et reproductible. On peut vérifier
le théorème de Thalès. A partir de ce moment-là,
il cesse d'être grec.
A quoi sert l'enseignement du grec, de la musique? (et, pourrions-nous
ajouter, du dessin, de la danse, de l'histoire, de la littérature,
des mathématiques pures, etc.) à rien, nous dit Lacarrière,
ajoutant tout aussitôt : " Cet enseignement sert tout
simplement à posséder un monde plus riche qu'à
sa naissance. " Ainsi, contradictoirement pour qui lit platement
la langue comme un langage, ce qui ne sert à rien sert. La
dissimilation des occurrences de servir nous permet cependant, puisque
nous sommes dans la langue et non dans le langage, d'éviter
la contradiction ou le paradoxe. Il y a manifestement servir1 et
servir2. Le servir1 est celui qui permet de dire que l'apprentissage
de tels " traitement de textes " ou " tableur "
, des règles de la comptabilité ou du marketing est
utile à qui veut embrasser un métier commercial, voire
un métier quelconque, quand le latin, l'astronomie ou la
géométrie ne lui serviraient1 généralement
à rien. En revanche, le servir2 est celui qui permet de dire
que l'enseignement du latin, de l'astronomie ou de la géométrie
enrichit une vie entière quand celui de tel " traitement
de textes " ou " tableur ", des règles de
la comptabilité ou du marketing n'est que celui des codes
d'entrée jugés nécessaires quoique plus ou
moins provisoires dans le monde du travail. [De ces derniers enseignements,
je doute que Jacques Lacarrière se soit beaucoup soucié
!] C'est bien entendu ce servir2 qu'ignorent les programmes de formation
professionnelle, notamment continue, mais aussi ce qui est mis en
cause, de plus en plus précocement, dans les programmes scolaires
de formation générale. Ainsi, de manière significative,
l'anglais se voit-il " promu " en France au rang d'enseignement
obligatoire, non pour servir2 comme le grec ou le latin à
posséder une langue donnant accès à "
un monde plus riche ", mais pour simplement servir1 de code
d'accès au commerce et à l'emploi ou pour parler le
langage de la " communication internationale "18. Sans
aucun doute cette conception professionnelle de l'enseignement ou
de la formation a-t-elle sa justification en se plaçant du
côté de l'offre, de l'entreprise, comme le font les
théories du " capital humain " ou maintenant de
la " gestion des connaissances " (du " knowledge
management "), mais il est à tort prétendu que
c'est l'économie comme telle qui en légitimerait la
prééminence. Par contraste, en effet, tout en sachant
qu'en ces domaines rien n'est exclusif ni étanche, on peut
dire que la formation qui ne " sert à rien " ou
" l'éducation à l'inutile ", ou encore les
enseignements culturels sans finalité professionnelle affichée,
forment la demande finale dans un sens tout aussi économique
et " utile ", mais qui n'est jamais défendu comme
tel, notamment par le politique. Ce sens est celui d'une demande
sémiotique qui vaille pour elle-même, qui soit finale
au sens plein, et, simultanément, dont la satisfaction effective,
la consommation, -- qu'elle soit marchande ou non -- en enrichissant
le sac à dos culturel des individus, constitue un intrant
susceptible de rendre participables de futures consommations-productions
sémiotiques. Autrement dit, ce type d'éducation, de
plus en plus reléguée, au mieux, dans l'optionnel
ou le facultatif au fil du temps et de la progression scolaire,
conditionne l'enclenchement d'un cercle où la consommation
sémiotique appelle davantage de demande sémiotique,
où le texte appelle le texte, où l'image appelle l'image,
où la musique appelle la musique, etc. et où toutes
les combinaisons sémiotiques croisées d'une telle
demande sont bien sûr possibles. Or, si l'hypothèse
d'une soutenabilité de " l'usinage du sémiotique
" quelle que soit son abondance matérielle est avérée
et si sa consommation ne déclenche pas d'autres " d'effets
rebonds " qu'à nouveau principalement sémiotiques,
ce cercle ainsi culturellement alimenté serait alors vertueux.
D'une certaine manière, cette stimulation culturelle de la
demande via l'éducation pourrait partiellement contre- balancer
ou infléchir l'effet rebond massivement matériel et
énergétique actuellement visé par la "
performance sémiotique " de la publicité, c'est-à-dire
par le discours explicite de l'offre. Cette vertu postulée,
doit cependant être vérifiée selon des modalités
que j'aimerais maintenant esquisser pour conclure.
5. Conclusion en forme d'annexe et perspectives
La construction méthodique d'indicateurs, assis sur une
comptabilité-matière, sur le modèle de ceux
du Wuppertal Institut, permettrait de juger de la soutenabilité
du sémiotique ainsi conçu, mais je serais tenté
ici de modifier substantiellement celui proposé par F. Schmidt-Bleek.
En effet, la MIPS (MI/S) n'est calculable que service par service,
lesquels sont exprimables en une infinie variété d'unités
différentes, non additives. Ainsi, la séance de cinéma
n'a-t-elle rien à voir avec un trajet Paris-Bordeaux par
le train. Ce que l'on peut éventuellement comparer par assimilation
des " utilités " ou équivalences postulées
des valeurs d'usage, c'est la séance de cinéma avec
l'émission d'un film télévisé ou un
Paris-Bordeaux par le train vs en voiture. Une manière de
rendre toutes les comparaisons possibles, en évitant l'illusoire
homogénéïsation monétaire du marché,
consisterait à pondérer MI non pas par le service
rendu mais par la durée totale Zs (Zeit = temps -- pour conserver
la terminologie allemande) du service rendu S (ce qui suppose, comme
dans le calcul d'un amortissement, une anticipation de cette durée
totale). Il serait alors possible de construire la MIPZs = MIs /
Zs , définie comme " masse ou quantité de matière
utilisée pour le service S par unité de temps ".
Un tel indicateur aurait l'avantage d'être différentiable
selon les services considérés, mais permettrait aussi
de construire, par sommation, des " profils " temporels,
individuels comme collectifs, d'utilisation de matière par
une série de services qualitativement incomparables.
Ainsi, par exemple, pour une période temporelle T = t1 +
t2 + t3 pendant laquelle sont successivement utilisés les
services S1, S2 et S3, de durées respectives t1, t2 et t3,
on peut écrire : t1 * MIPZ1 + t2 * MIPZ2 + t3 * MIPZ3 = MI1+
MI2 + MI3 = MIT où MI1, MI2 et MI3 représentent les
quantités de matières utilisées pendant les
séquences 1, 2, et 3 pour les services S1, S2 et S3 . MIT
correspond à la quantité totale de matière
utilisée durant la période T. Examiner en particulier
les moments sémiotiques de ces profils19 et tenter de cerner
les " effets rebonds " qu'ils induisent, en amont comme
en aval, pourrait nous permettre de conforter ou d'infirmer notre
hypothèse de soutenabilité d'une économie massivement
sémiotique.
Cette esquisse de proposition fera l'objet d'un travail ultérieur
que j'espère participable, enrichi de toutes les éventuelles
contributions critiques que ce texte aura suscitées.
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* Tous les textes électroniques en ligne cités figuraient
sur les sites indiqués lors de notre ultime consultation
du 5 octobre 2004.
Notes
1 Régulièrement, il se trouve des auteurs pour contester
l'objectivité de cette présentation des faits. Cette
attitude critique ne peut être que salutaire si elle est fondée.
Malheureusement, en ce domaine, il semble que la mauvaise rhétorique
d'une " théorie du complot " écologiste
l'emporte sur la rigueur, comme le montre l'entreprise du statisticien
danois Bjorn Lomborg qui après avoir connu un succès
médiatique complaisant dans la presse " libérale
" lors de la parution de son ouvrage The Skeptical Environmentalist
est maintenant accusé d'imposture.
Dans la même veine, en réplique aux positions d'Yves
Lenoir, auteur de Climat de panique, on pourra lire la " réponse
de Jean Jouzel et Michel Petit aux `dénonciateurs' "
comme aussi les différentes mises-au-point concernant ces
mêmes auteurs " critiques " et d'autres encore de
Jean-Marc Jancovici. LENOIR Y., 2001; LOMBORG B., 2001; JOUZEL J.,
PETIT M., 2003; JANCOVICI J.-M., 2002.
2 Comme souvent, le réemploi de mots d'origine française
ou latine passés par l'anglais créé des difficultés.
Ainsi, sustainable est-il le plus souvent, voire " officiellement
" (arrêté du 7 juillet 1994), traduit par durable
en français pour éviter un anglicisme. Je préfère
quant à moi soutenable, qui est du " français
possible " dans l'emploi proposé, en raison du caractère
dynamique et combattant que le mot évoque, sur le mode d'un
échange soutenu au tennis ou dans la conversation. Si, d'autre
part, une bonne traduction s'éprouve notamment dans la productivité
des occurrences d'un mot dans la langue d'arrivée, soutenable
est alors supérieur à durable. Ainsi peut-on introduire,
outre celle de développement soutenable, la notion de bien
soutenable vs insoutenable en évitant l'équivoque
de bien durable qui désigne traditionnellement un bien de
consommation finale, domestique, non fongible (machine à
laver, réfrigérateur, téléviseur, automobile,
etc.), mais qui peut parfaitement être insoutenable ou encore
celle de croissance soutenable qui peut n'être ni durable,
ni soutenue.
3 BRUNDTLAND G. H., 1987
4 ONU, 1992.
5 CASTORIADIS C., 1975
6 CHASSEL R. J., 2000
7 Une conséquence particulièrement heureuse de cette
industrialisation du signe est la facilité nouvelle avec
laquelle sont produits des textes en Braille ou tout autre graphisme
tactile. Pour la lecture comme pour l'écriture, la fracture
voyant-aveugle pourrait être (est?) ainsi largement effacée.
8 L'image du " sac à dos écologique " (ökologischer
Rucksack) a été proposée par le Wuppertal Institut
für Klima, Umwelt und Energie pour illustrer de manière
pédagogique la notion d'intrant matériel mesuré
en kilos ou en tonnes (Material Input = MI) et celle d'intensité
matérielle par unité de service ou MIPS (Materialintensität
pro Serviceeinheit = MI/S) introduite par Friedrich Schmidt-Bleek
qui est aussi le promoteur du " facteur 10 " (i.e. : le
même service S rendu avec 10 fois moins de masse matérielle
ou 10 fois plus de service avec la même quantité de
matière), ce qui est le cap qu'il nous faudrait approximativement
tenir pour assurer une soutenabilité globale. Il va de soi
que nous sommes loin du compte, comme de sa version affaiblie du
" facteur 4 " (von Weizsäcker). [Il est amusant de
constater, pour ne pas risquer la confusion, que par le hasard des
acronymes, MIPS signifie aussi, outre millions d'instructions par
seconde, Microprocessor without interlocked pipeline stages qui
désigne une architecture de microprocesseur visant l'efficience.].
SCHMIDT-BLEEK F; von WEIZSÄCKER E. U, HUNTER A. B., LOVINS
L. H., 1995
9 Selon les indications fournies par le rapport du sénateur
Gérard Miquel sur Les effets des métaux lourds sur
l'environnement et la santé (séance du Sénat
du 5 avril 2001), " on estime qu'un kilo d'or requiert en moyenne
l'utilisation d'un kilo de mercure (entre 0,5 et 1,3 kg selon les
procédés). Les rejets anthropiques annuels en Amazonie,
liés à l'orpaillage, sont estimés à
300 tonnes ."
10 L'article publié par Volker Türk, Michael Ritthoff
et Justus von Geibler sous le titre le " Le virtuel est-il
respectueux de l'environnement? Le sac à dos écologique
d'Internet " (Virtuell = umweltfreundlich? Der ökologische
Rucksack des Internets) fait le point de manière très
documentée sur les difficultés théoriques comme
pratiques pour conclure à la soutenabilité ou à
l'insoutenabilité de l'Internet. Au-delà de l'incertitude
des résultats, il apparaît néanmoins que le
sac à dos écologique de l'informatique en réseau
est très loin d'être léger en matières
inertes comme dangereusement actives, en métaux lourds notamment.
TÜRK V., RITTHOFF M., von GEIBLER J, 2003.
11 SCHMIDT-BLEEK F., 2000.
12 idem note précédente.
13 Ce point mériterait bien sûr discussion. Il renvoie
à la soutenabilité du tourisme.
14 BATAILLE, G. 1967 (1949), notamment, p. 87-124, " La société
de consumation ".
15 Je crois que l'on peut retrouver ici les propriétés
attribuées à la cène puis à la communion
dans la religion catholique. Ainsi, les hosties matériellement
semblables, mais distinctes, sont- elles pour les participants,
pour les fidèles qui les ingérent, et par le mystère
de la conversion eucharistique, le corps réel du Christ,
à chaque fois identique à lui-même dans sa totalité
en dépit d'une apparente multiplicité et fragmentation.
Dans une terminologie économique et séculière,
hors ironie blasphématoire sinon position agnostique, on
pourrait dire, en inversant le processus créatif, que le
Dieu des catholiques est un bien sémiotique public créé
via sa consommation participative par et pour la communauté
même des croyants.
16 RASTIER F., 2001.
17 DUMESNIL P., 2002.
18 Comme pouvait le dire tel directeur d'une grande école
de ma connaissance à ses enseignants d'anglais qui lui parlaient
culture : " on n'est pas là pour faire du Shakespeare
". Or, il est à craindre que de proche en proche l'esprit
(?) de cette robuste maxime utilitariste d'ingénieur ne gagne
jusqu'à l'enseignement des classes de maternelle.
19 Un couplage avec les enquêtes sur les budgets-temps ou
emplois-du-temps, telles que celles conduites par l'INSEE en France,
serait ici particulièrement pertinent.
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