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Origine : http://www.freescape.eu.org/eclat/2partie/Barbrook/barbrook2.html
« [...] quand [Ben Slivka] a évoqué l'idée
d'une diffusion gratuite du navigateur de Microsoft, Gates a piqué
une crise et l'a traité de 'communiste' (1).»
1. L'héritage du gauchisme
Le Net est hanté par les espoirs déçus des
années soixante. Étant donné que cette nouvelle
technologie symbolise une nouvelle période de changement
rapide, beaucoup de commentateurs contemporains se tournent vers
la révolution manquée d'il y a trente ans pour expliquer
ce qui se passe aujourd'hui. Le cas le plus visible est celui du
magazine Wired, dont les rédacteurs continuent de rendre
hommage aux valeurs du gauchisme (liberté individuelle et
dissidence culturelle) dans leurs articles sur le Net. Quoi qu'il
en soit, selon leur idéologie californienne, leurs idéaux
de jeunesse sont désormais en passe d'être réalisés
par le biais du déterminisme technologique et de l'économie
de marché. La politique de l'extase a été remplacée
par l'économie de la cupidité (2).
Ironiquement, le gauchisme a pris naissance en réaction
à la «capitulation» de la génération
précédente. Vers la fin des années cinquante,
les héros de la lutte antifasciste étaient devenus
les gardiens des orthodoxies de la Guerre froide. Même dans
les arts, l'expérimentation avant-gardiste était devenue
une palette de styles à la mode pour la société
de consommation. L'adoption de styles novateurs et de nouvelles
techniques n'était plus subversive. Irrités par la
récupération de la génération de leurs
parents, des jeunes gens commencèrent à chercher de
nouvelles méthodes d'activisme culturel et social. Les situationnistes,
surtout, proclamaient que l'ère des avant-gardes politiques
et artistiques était terminée. Au lieu d'être
à la remorque de l'élite intellectuelle, chacun devait
pouvoir décider de son propre destin.
« La situation est [...] faite pour être vécue
par ses constructeurs. Le rôle du "public" sinon
passif, du moins figurant doit y diminuer toujours, tandis qu'augmentera
la part de ceux qui ne peuvent être appelés des acteurs
mais [...] des viveurs (3).»
Ces activistes gauchistes voulaient créer la possibilité,
pour chacun, d'exprimer ses propres espoirs, ses propres rêves
et ses propres désirs. Le «grand récit»
hégélien devait culminer dans le dépassement
de toutes les médiations séparant les individus. Mais,
nonobstant leur modernisme hégélien, les situationnistes
croyaient que le futur utopique était préfiguré
dans le passé tribal. Certaines tribus polynésiennes,
par exemple, étaient organisées sur le principe du
potlatch, c'est-à-dire l'échange des dons. Au sein
de ces sociétés, l'économie du don créait
des liens entre les individus, formant des tribus, et encourageait
la coopération entre les différentes tribus. Contrairement
à l'atomisation et à l'aliénation de la société
bourgeoise, le potlatch supposait le contact intime et l'authenticité
affective (4). D'après les situationnistes, l'économie
tribale du don démontrait que les individus pouvaient vivre
ensemble de façon satisfaisante sans qu'il soit nécessaire
que les circonstances soient idylliques: c'était l'anarcho-communisme
(5).
Mais les situationnistes ne parvinrent pas à s'extraire
de la tradition élitiste de l'avant-garde. Malgré
leurs invocations de Hegel et de Marx, ils restaient hantés
par Nietzsche et par Lénine. Comme pour les générations
antérieures, la rhétorique de la participation des
masses servait aussi à justifier la suprématie de
l'élite intellectuelle. L'anarcho-communisme devint ainsi
le «signe distinctif» de l'avant-garde du gauchisme.
En conséquence, l'économie du don était considérée
comme l'antithèse absolue de l'économie de marché.
Il ne pouvait exister aucun compromis entre l'authenticité
tribale et l'aliénation bourgeoise. Après la révolution
sociale, la marchandise serait totalement abolie par le potlatch
(6).
Au cours des deux décennies qui ont suivi la 'révolution'
de mai 1968, cette vision puriste de l'anarcho-communisme a inspiré
les activistes des médias communautaires. Par exemple, les
«radios libres» radicales créées par des
militants gauchistes en France et en Italie refusaient tout financement
provenant de l'État et de la publicité; elles tentaient
de survivre grâce aux dons en temps et en argent fournis par
leurs sympathisants. Des médias émancipateurs, pensait-on,
ne pouvaient être gérés que dans le cadre de
l'économie du don (7). À la fin des années
soixante-dix, l'attitude «pro-situ» a été
popularisée par le mouvement punk. Bien qu'elle ait été
rapidement commercialisée (8), cette culture alternative
encourageait ses membres à former leurs propres groupes,
à définir eux-mêmes leur mode et à publier
leurs propres fanzines. Cette éthique de la participation
continue d'imprégner la musique innovante et la politique
radicale. Des raves à la protestation écologique,
l'esprit de mai 68 est toujours vivant au sein de la culture du
«faites-le vous-même» des années quatre-vingt-dix.
Le don est censé supplanter la marchandise de façon
imminente (9).
2. Le Net, ou l'anarcho-communisme réellement existant
Bien qu'inventé, à l'origine, à l'intention
des militaires américains, le Net a été construit
sur le principe de l'économie du don. Le Pentagone a d'abord
essayé de restreindre les usages non officiels de son réseau
informatique, mais il devint rapidement évident que le Net
ne pouvait être développé avec succès
qu'en laissant ses utilisateurs construire le système pour
leur propre usage. Au sein de la communauté scientifique,
l'économie du don a longtemps constitué la méthode
principale de socialisation du travail. Financés par l'État
ou par des fondations, les scientifiques n'ont pas à transformer
directement leur travail intellectuel en marchandise. Les résultats
de la recherche sont rendus publics par des communications dans
des colloques de spécialistes et par la publication d'articles
dans les revues professionnelles. La collaboration de toutes sortes
d'universitaires est rendue possible par la libre diffusion de l'information
(10).
Au sein des petites sociétés tribales, l'échange
des dons créait des liens personnels étroits entre
les individus. L'économie universitaire du don concerne,
pour sa part, des intellectuels disséminés sur toute
la planète. Malgré le caractère impersonnel
de la version moderne de l'économie du don, les chercheurs
acquièrent une autorité intellectuelle mutuellement
admise grâce à des citations dans des articles et à
d'autres formes de reconnaissance publique. Les scientifiques ne
peuvent donc obtenir la reconnaissance personnelle de leurs efforts
individuels qu'en collaborant ouvertement les uns avec les autres
à travers l'économie universitaire du don. Malgré
la commercialisation de plus en plus grande de la recherche, la
diffusion gratuite des découvertes reste la méthode
la plus efficace pour résoudre les problèmes communs
à l'intérieur d'une discipline scientifique donnée
(11).
Dès le début, le libre échange de l'information
a donc été fermement ancré dans les technologies
et les usages sociaux du cyberespace (12). Lorsque, dans les années
soixante, les militants gauchistes proclamaient que «l'information
veut être libre», ils prêchaient à des
informaticiens qui vivaient déjà dans l'économie
universitaire du don. Et surtout, les fondateurs du Net ne se sont
jamais souciés de protéger la propriété
intellectuelle dans le cadre de la communication informatisée.
Bien au contraire, le développement de ces nouvelles technologies
leur permettait de faire carrière au sein de l'économie
universitaire du don. Loin de vouloir limiter le droit de reproduction,
les pionniers du Net ont essayé de faire sauter toutes les
entraves à la diffusion de la recherche scientifique. Techniquement,
toute action effectuée au sein du cyberespace implique que
quelque chose soit copié d'un ordinateur à l'autre.
Dès que la première copie d'un lot d'informations
est mise sur le Net, le coût de réalisation de chaque
copie supplémentaire devient presque nul. L'architecture
du système suppose que des copies multiples de documents
peuvent être cachées n'importe où dans le réseau.
Comme l'indique Tim Berners-Lee, l'inventeur du Web:
La notion de propriété intellectuelle, essentielle
dans notre culture, n'est pas formulée de façon pertinente
pour tout ce qui touche à l'espace informationnel abstrait.
Dans un espace informationnel, nous pouvons prendre en considération
le fait que les productions ont des auteurs et que ces derniers
doivent percevoir des droits; mais [...] nous avons besoin d'une
infrastructure sous-jacente permettant de réaliser des copies
pour de simples raisons d'efficacité et de fiabilité.
La notion de «copyright», dans ce contexte, n'a plus
guère de sens (13).
Dans les industries créatives commerciales, les avancées
dans le domaine de la reproduction numérique sont redoutées
parce qu'elles rendent encore plus facile le «piratage»
des oeuvres soumises au copyright. Pour les détenteurs de
droits de propriété intellectuelle, le Net ne peut
qu'aggraver la situation. En revanche, l'économie universitaire
du don accueille favorablement les technologies qui améliorent
la disponibilité des données. Les utilisateurs devraient
toujours être à même d'obtenir et de manipuler
l'information avec le minimum de contraintes. La structure du Net
rend donc la propriété intellectuelle techniquement
et socialement obsolète (14).
En France, le monopole étatique du téléphone
a habitué les gens à payer pour obtenir les services
en ligne fournis par le Minitel. Le Net, au contraire, reste avant
tout une économie du don, même si le système
s'étend désormais bien au-delà des universités.
Des scientifiques au grand public en passant par les amateurs, le
cercle enchanté des utilisateurs s'est lentement élargi
grâce à l'adhésion de nombreux réseaux
locaux à un ensemble de protocoles universels. Significativement,
les normes communes du Net comprennent des conventions sociales
aussi bien que des règles techniques. Le fait de donner et
de recevoir des informations sans payer n'est presque jamais remis
en question. Bien que l'échange des dons ne crée pas
nécessairement d'obligations affectives entre individus,
les gens restent disposés à donner les informations
dont ils disposent à tous ceux qui sont sur le Net. Même
des raisons égoïstes encouragent les gens à devenir
anarcho-communistes dans le cyberespace. Par sa simple présence,
chaque utilisateur apporte sa contribution à la connaissance
collective accessible à tous ceux qui sont déjà
en ligne. En retour, chaque individu a potentiellement accès
à toutes les informations que les autres utilisateurs ont
rendues disponibles sur le Net. Chacun retire du Net beaucoup plus
que ce qu'il ne pourra jamais donner en tant qu'individu.
« [...] le Net est loin d'être altruiste, sans quoi
il ne marcherait pas. [...] Parce qu'il faut autant d'efforts pour
diffuser une seule copie d'une création originale que pour
en diffuser un million, [...] on n'est jamais perdant en diffusant
gratuitement ce que l'on produit, [...] dès lors que l'on
reçoit quelque chose en retour. [...] Quel miracle, alors,
quand on ne reçoit pas seulement une chose de valeur en échange
- en effet, il n'y a aucun acte d'échange explicite -, mais
des millions de choses uniques faites par d'autres (15)!
En dépit de la commercialisation du cyberespace, l'intérêt
personnel des utilisateurs du Net garantit que l'économie
du don high tech continuera d'être florissante. Les musiciens,
par exemple, utilisent le Net pour s'échanger leurs enregistrements
numérisés. En diffusant gratuitement leur propre production
dans cette communauté de réseau, les individus obtiennent
en retour un libre accès à une quantité de
musique bien plus grande. Il n'est pas surprenant que l'industrie
musicale soit inquiète de l'accroissement des possibilités
de «piratage» des enregistrements soumis au droit d'auteur
sur le Net. L'échantillonnage (sampling), les DJs et le mixage
ont déjà brouillé les droits de propriété
dans le domaine de la musique techno. Mais la plus grande menace
envers les grandes firmes de musique commerciale vient de la flexibilité
et de la spontanéité de l'économie du don high
tech. Dès qu'il est prêt, un nouveau morceau peut rapidement
être rendu accessible gratuitement à un public global.
Si une personne aime le morceau, elle peut le télécharger
sur son ordinateur pour son écoute personnelle, l'échantillonner
ou le remixer à sa guise. Le libre échange de l'information
peut créer des liens d'amitié entre musiciens, les
faire travailler ensemble et stimuler leur inspiration. «En
faisant tout ça, on travaille pour soi-même. Mieux
que le punk (16)!»
La plupart des politiciens et des chefs de grandes entreprises
du monde développé croient que l'avenir du capitalisme
réside dans la marchandisation de l'information (17). Au
cours des dernières décennies, les droits de propriété
intellectuelle ont été sévèrement étendus
par la promulgation de nouvelles lois nationales et de nouveaux
accords internationaux. Même le patrimoine génétique
humain peut désormais être breveté. Pourtant,
dans les «marges» de la société de l'information
naissante, les relations marchandes jouent un rôle secondaire
par rapport à celles qui résultent de la forme réellement
existante d'anarcho-communisme. Pour la plupart de ses utilisateurs,
le Net est un endroit où l'on peut travailler, jouer, aimer,
apprendre et discuter avec d'autres gens. Sans que l'éloignement
physique constitue un obstacle, ils collaborent les uns avec les
autres sans la médiation directe de l'argent ou de la politique.
Indifférents au droit de reproduction, ils donnent et reçoivent
des informations sans même penser à les payer. En l'absence
d'États ou de marchés servant de médiateurs
des liens sociaux, les communautés de réseau se forment
sur la seule base des obligations mutuelles créées
par le don que font les personnes de leur temps et de leurs idées.
«Ce contrat social informel et non écrit est soutenu
par un mélange de relations fortes et faibles entre des personnes
qui ont des motivations variées et des affiliations éphémères.
Il exige que l'on donne quelque chose et permet de recevoir quelque
chose. [...] Je trouve que l'aide que je reçois excède
de loin l'énergie que je consacre à aider les autres
; c'est le mariage de l'altruisme et de l'intérêt personnel
(18) .»
Sur le Net, renforcer les droits de reproduction revient à
imposer la rareté à un système technique conçu
pour maximiser la diffusion de l'information. La protection de la
propriété intellectuelle empêche tous les utilisateurs
d'accéder à toutes les sources de connaissance. Le
secret commercial dissuade les gens de s'entraider pour résoudre
leurs problèmes communs. Le caractère intangible des
marchandises informationnelles réduit les possibilités
de manipuler efficacement les données numériques.
Au contraire, la structure sociale et technique du Net a été
mise au point pour encourager la coopération ouverte entre
ses participants. Dans leur vie de tous les jours, les utilisateurs
construisent ensemble le système. Engagés dans la
«créativité interactive», ils envoient
des e-mails, contribuent à l'élaboration des listes
de diffusion, interviennent dans des forums de discussion, participent
à des conférences en ligne et conçoivent des
sites Web (19). Lorsque le droit d'auteur n'est pas protégé,
l'information peut être librement adaptée par les utilisateurs
en fonction de leurs besoins. Dans l'économie du don high
tech, les gens travaillent ensemble avec succès grâce
à «un processus social ouvert incluant évaluation,
comparaison et collaboration (20)».
L'économie du don high tech est même à la
pointe du développement des logiciels. Bill Gates, par exemple,
admet que le principal concurrent de Microsoft dans la fourniture
de services sur le Web est le programme Apache (www.apache.org).
Ce programme n'a pas été mis sur le marché
par une compagnie commerciale; il est diffusé gratuitement.
Comme d'autres projets similaires, ce logiciel est développé
en continu par ses utilisateurs technophiles. Son code-source étant
protégé (sous licence publique GNU) au lieu d'être
gelé par le copyright, ce programme peut être modifié,
corrigé et amélioré par quiconque possède
les capacités de programmation indispensables. Lorsque quelqu'un
apporte une contribution à un projet en code-source ouvert,
le don qu'il fait de son travail est récompensé par
la reconnaissance qu'il reçoit au sein de la communauté
des utilisateurs-développeur (21).
Le caractère intangible des logiciels mis sur le marché
s'accompagne d'une moindre fiabilité. Même Microsoft
est incapable de mobiliser la quantité de travail que les
adeptes des bons programmes en code-source ouvert consacrent à
ces derniers. Si un programme n'est pas passé au peigne fin
par un grand nombre de technophiles, il est impossible d'en déceler
toutes les erreurs (22). Par sa plus grande efficacité sociale
et technique, l'anarcho-communisme empêche l'invasion du Net
par le commerce. Et les programmes en code-source ouvert commencent
à menacer le produit central de l'empire Microsoft: le système
d'exploitation Windows. À partir du programme original de
logiciel conçu par Linus Torvalds, une communauté
d'utilisateurs-développeurs construit son propre système
d'exploitation, qui n'est la propriété de personne:
Linux. Pour la première fois, Windows est confronté
à un concurrent sérieux. L'anarcho-communisme est
désormais la seule solution alternative à la domination
du capitalisme monopolistique.
«Linux est subversif. Qui aurait pu penser, il y a seulement
cinq ans, qu'un système d'exploitation de classe mondiale
pourrait surgir comme par magie du bidouillage à temps partiel
de plusieurs milliers de développeurs disséminés
sur toute la planète, n'ayant pour tout lien que les fils
ténus d'Internet (23)?»
3. La «nouvelle économie» est une économie
mixte
Après l'implosion de l'Union soviétique, presque
personne ne croit encore à l'inéluctable victoire
du communisme. Beaucoup de gens sont convaincus, au contraire, que
le capitalisme néolibéral américain correspond
à la «fin de l'histoire» hégélienne
(24). Et pourtant, c'est précisément en ce moment
même qu'une forme d'anarcho-communisme réellement existante
est en cours d'élaboration au sein du Net, en particulier
grâce à des Américains. Presque tous ceux qui
se connectent passent le plus clair de leur temps à participer
à l'économie du don au lieu de se livrer à
la concurrence commerciale. Les utilisateurs recevant d'ores et
déjà beaucoup plus d'informations qu'ils ne pourront
jamais en donner, il n'y a aucun mouvement populaire réclamant
que l'économie de marché soit introduite sur le Net.
Une fois de plus, le communisme apparaît comme la «fin
de l'histoire» pour le capitalisme.
Car l'économie du don high tech n'est pas une possibilité
immanente que l'on retrouve à toutes les époques.
Bien au contraire, le Marché et l'État ne pouvaient
être dépassés dans ce secteur spécifique
qu'en ce moment historique précis. Les gens ont besoin de
médias sophistiqués, d'ordinateurs et de technologies
de télécommunication pour participer à l'économie
du don high tech. La presse à imprimer produisait, à
ses débuts, des exemplaires qui étaient relativement
chers, en nombre limité et impossibles à modifier
sans qu'on les recopie. Après des générations
d'améliorations technologiques, la même quantité
de texte sur le Net circule en ne coûtant presque rien, on
peut la copier quand on en a besoin et on peut la remixer à
volonté (25). En outre, les individus ont besoin à
la fois de temps et d'argent pour participer à l'économie
du don high tech. Tandis qu'une grande partie de la population mondiale
vit encore dans la pauvreté, les habitants des pays industrialisés
ont drastiquement réduit leur nombre d'heures de travail
et se sont enrichis au cours d'une longue période de conflits
sociaux et de réorganisations économiques. En travaillant
pour de l'argent une partie de la semaine, les gens peuvent désormais
jouir, à d'autres moments, du plaisir de donner. Ce n'est
qu'en ce moment historique particulier que les conditions techniques
et sociales des pays développés ont atteint un niveau
de développement suffisant pour que l'anarcho-communisme
informatique puisse voir le jour (26).
«Le Capital oeuvre ainsi à sa propre dissolution
comme forme qui domine la production (27).»
Le gauchisme a anticipé l'émergence de l'économie
du don high tech. Les gens pouvaient collaborer les uns avec les
autres sans avoir besoin de marché ou d'État. Mais
le gauchisme avait une vision puriste de la culture du «faites-le
vous-même»: le don était l'antithèse absolue
de la marchandise. Et pourtant, l'anarcho-communisme sur le Net
n'existe que sous la forme d'un compromis. Contrairement à
la vision éthique et esthétique du gauchisme, l'économie
marchande et le don ne sont pas seulement en conflit mutuel: elles
coexistent en symbiose.
D'un côté, chaque méthode de travail menace
d'en supplanter une autre. L'économie du don high tech annonce
la fin de la propriété privée dans les aires
«marginales» de l'économie. Le capitalisme numérique
veut privatiser les programmes en open source et clôturer
les espaces sociaux qui ont été construits par l'effort
bénévole d'un grand nombre de personnes. Le potlatch
et la marchandise restent irréconciliables (28).
Mais, de l'autre côté, l'économie du don et
le secteur commercial ne peuvent se développer qu'en s'associant
au sein du cyberespace. Le libre échange de l'information
entre les utilisateurs s'appuie sur la production capitaliste d'ordinateurs,
de logiciels et de télécommunications. Les bénéfices
des firmes commerciales sur le Net dépendent de l'augmentation
du nombre de gens qui participent à l'économie du
don high tech. Par exemple, Netscape, depuis sa fondation, tente
de tirer profit des possibilités ouvertes par cette interdépendance.
Menacée par le monopole de Microsoft, cette firme a dû
s'allier à la communauté des hackers pour éviter
d'être balayée. Elle a commencé par diffuser
gratuitement son navigateur Web. Aujourd'hui, le code-source de
ce programme est disponible gratuitement et le développement
de produits pour Linux est devenu la priorité de Netscape.
La survie commerciale de Netscape dépend du succès
de sa collaboration avec les hackers qui vivent dans l'économie
du don high-tech. L'anarcho-communisme est désormais soutenu
par le grand capital (29).
«Bonjour, monsieur le P.D.G. - dites-moi, est-ce que vous
avez, là, maintenant, un plus gros problème stratégique
que la perspective de voir Microsoft vous écrabouiller ou
acheter votre âme dans quelques années? Non? C'est
sûr? Bon, alors, écoutez-moi bien. Vous ne pouvez survivre
contre Bill Gates en jouant le jeu de Bill Gates. Pour prospérer,
et tout simplement pour survivre, vous allez devoir changer les
règles du jeu... (30)»
La pureté de la culture numérique du «faites-le
vous-même» est également compromise par le système
politique. L'État n'est pas seulement le censeur et le régulateur
potentiel du Net. Car en même temps, le secteur public apporte
un soutien essentiel à l'économie du don high tech.
Dans le passé, les fondateurs du Net ne se sont jamais souciés
d'intégrer au système la propriété intellectuelle,
car leur salaire reposait sur les impôts. À l'avenir,
les gouvernements vont devoir imposer aux compagnies commerciales
de télécommunication de financer les services universels
si l'on veut que tous les secteurs de la société puissent
avoir la possibilité d'échanger gratuitement de l'information.
De plus, quand l'accès est ouvert, un grand nombre de gens
utilisent le Net à des fins politiques, y compris en faisant
de la publicité pour leurs représentants politiques
favoris. Au sein de l'économie mixte numérique, l'anarcho-communisme
vit aussi en symbiose avec l'État.
Ce genre de mariage mixte se produit presque partout dans le cyberespace.
Par exemple, un site de conférence en ligne peut être
élaboré bénévolement, tout en étant
partiellement financé par la publicité et l'argent
public. Cette hybridation des méthodes de travail n'est pas
réservée à des projets particuliers. Lorsqu'ils
sont en ligne, les internautes passent constamment d'une forme d'activité
sociale à une autre. Par exemple, au cours d'une session,
un utilisateur du Net commencera par chercher des vêtements
dans un catalogue de vente en ligne, puis il cherchera des informations
concernant les services éducatifs sur le site de l'administration
locale, et il fera ensuite connaître ses opinions en intervenant
dans une discussion en cours sur un service pour écrivains.
Sans même en prendre conscience, cette personne aura été
successivement un consommateur dans un marché, un citoyen
dans un État et un anarcho-communiste dans une économie
du don. Loin de réaliser la théorie dans toute sa
pureté, les méthodes de travail sur le Net sont inévitablement
des compromis. La «nouvelle économie» est une
forme avancée de démocratie sociale (31).
À la fin du XXe siècle, l'anarcho-communisme ne
se limite plus aux intellectuels d'avant-garde. Ce qui était
autrefois révolutionnaire est aujourd'hui banal. Plus l'accès
au Net est répandu, plus les personnes échangent gratuitement
des informations sur le Net. Leurs potlatchs ne sont pas des tentatives
de retrouver une authenticité affective perdue. Loin de croire
aux idéaux révolutionnaires de mai 68, l'immense majorité
des gens qui participent à l'économie du don high
tech le font pour des raisons entièrement pragmatiques. Il
leur arrive d'acheter des marchandises en ligne et de se connecter
à des sites de l'administration publique. Mais ils préfèrent
habituellement s'échanger des dons. Les utilisateurs du Net
obtiendront toujours beaucoup plus qu'ils ne pourront jamais donner
en retour. En donnant une chose bien faite, ils gagnent la reconnaissance
de ceux qui téléchargent leur travail sur leurs ordinateurs.
Pour la plupart des gens, l'économie du don n'est rien d'autre
que la meilleure façon de collaborer dans le cyberespace.
Dans l'économie mixte du Net, l'anarcho-communisme est devenu
une réalité quotidienne.
«Il faut retrouver le plaisir de donner ; donner par excès
de richesse ; donner parce que l'on possède en surabondance.
Quels beaux potlatchs sans contrepartie la société
de bien-être va, bon gré, mal gré, susciter
quand l'exubérance des jeunes générations découvrira
le don pur (32) !»
Notes
* Cet article [traduit par Jean-Marc Mandosio] est un extrait remixé
du livre Holy fools : a critique of the avant-garde in the age of
the Net, Verso, Londres, 1999.
1. James Wallace, Overdrive : Bill Gates and the race to control
cyberspace, J. Wiley, New York, 1997, p. 266. (R)
2. Pour une critique de la politique néolibérale
de Wired, voir Richard Barbrook et Andy Cameron, «The Californian
ideology», Science as culture, XXVI (1996), 6, 1, p. 44-72
(également sur http://ma.hrc.wmin.ac.uk /ma.theory.4.2.db).
(R)
3. Guy Debord, «Rapport sur la construction des situations
et sur les conditions de l'organisation et de l'action de la tendance
situationniste internationale» (1957), dans Documents relatifs
à la fondation de l'Internationale situationniste, Allia,
Paris, 1985, p. 618. (R)
4. Les situationnistes avaient découvert l'économie
tribale du don en lisant l'Essai sur le don (1923) de Marcel Mauss
(dans Sociologie et anthropologie, PUF, Paris, 1950).
[N.d.e. La référence au Poltach et à l'économie
tribale du don est d'autant plus contestable qu'elle constitue un
véritable contresens théorique. Reprennant les travaux
de Marcel Mauss, Maurice Godelier signale en effet, dans L'énigme
du don (Fayard, Paris 1996, p. 79) que «dans le poltach, on
donne pour 'écraser' l'autre par son don. Pour cela, on lui
donne plus qu'il ne pourra rendre ou on lui donne beaucoup plus
qu'il n'a donné. Comme dans les dons et contre-dons non-agnostiques,
le don-poltach endette et oblige celui qui le reçoit, mais
le but visé est explicitement de rendre difficile, sinon
impossible, le retour d'un don équivalent : il est de mettre
l'autre en dette de façon quasi permanente, de lui faire
perdre publiquement la face, d'affirmer ainsi le plusz longtemps
possible sa supériorité ». (R)
5. Sur les antécédents historiques de l'anarcho-communisme
gauchiste, voir Richard Gombin, Les Origines du gauchisme, Seuil,
Paris, 1971, pp. 99-151. Sur son influence ultérieure sur
les nouveaux mouvements sociaux, voir George Katsiaficas, The Imagination
of the New Left : a global analysis of 1968, South End, Boston,
1987, pp. 204-212. (R)
6. Par exemple, dans leur célèbre analyse des émeutes
de 1965 à Watts (Los Angeles), les situationnistes faisaient
l'éloge du pillage en tant que dépassement révolutionnaire
des relations marchandes : «[...] cette abondance est prise
au mot, rejointe dans l'immédiat, et non plus indéfiniment
poursuivie dans la course du travail aliéné et de
l'augmentation des besoins sociaux différés, les vrais
désirs s'expriment déjà dans la fête,
dans l'affirmation ludique, dans le potlatch de destruction.»
(«Le déclin et la chute de l'économie marchande»,
Internationale situationniste, 10 (1966), p. 5). (R)
7. Voir John Downing, Radical media : the political experience
of alternative communication, South End, Boston, 1984. (R)
8.N.d.e. Avec un léger décalage par rapport à
d'autres pays, cette commercialisation s'est développée
en France depuis quelques années avec un succès dépassant
toutes les désespérances.On ne compte plus les biographies
et albums de souvenirs des situationnistes historiques, qui, pour
la plupart, ne font que flatter la collectionnite nostalgiquede
la champignonnière pro-situ, accédant enfin, faute
de contradicteurs, au statut de garant du patrimoine.L'heure du
«modernariat» a sonné. Les Puces de Clignancourt
t regorgent déjà de fausses nappes en papier griffonnées
par Debord. (R)
9. Le slogan «faites-le vous-même» (do it yourself
- DIY) est employé pour mettre l'accent sur le fait que les
gens doivent régler les problèmes sociaux par l'action
collective directe, sans attendre que quelqu'un d'autre vienne les
résoudre à leur place. Voir Elaine Brass, Sophie Poklewski
Koziell et Denise Searle, Gathering force : DIY culture - radical
action for those tired of waiting, Big Issue, Londres, 1997. (R)
10. Voir Warren O. Hagstrom, «Gift giving as an organisational
principle in science», dans Science in context : readings
in the sociology of science, The Open University, Milton Keynes,
1982, p. 29. (R)
11. C'est pourquoi le rôle croissant des financements privés
peut entraver la recherche au lieu de l'aider. Voir David Noble,
«Digital diploma mills : the automation of higher education»,
First Monday, III, 1(janvier 1998). (R)
12. Voir Mark Geise, «From ARPAnet to the Internet : a cultural
clash and its implications in framing the debate on the information
superhighway», dans Communications and cyberspace : social
interaction in an electronic environment, Hampton, Cresskill (N.J.),
1996, p. 126-132. (R)
13. Tim Berners-Lee, «The World Wide Web : past, present
and future» (1996), http://www.w3.org/People /Berners-Lee/1996/ppf.html,
p. 11. (R)
14. Voir Neil Kleinman, «Don't fence me in : copyright,
property and technology», dans Communications and cyberspace...,
cit. (R)
15. Rishab Aiyer Ghosh, «Cooking pot markets : an economic
model for the trade in free goods and services on the Internet»,
First Monday, II (1997) 3, p. 10. (R)
16. Steve Elliot, du groupe Slug Oven, cité par Karlin
Lillington, «No ! it's not OK, computer», The Guardian
(version en ligne), 6 avril 1998, p. 3. Voir également A.Leonard,
«Mutiny on the net», http://www. salonmagazine.com/21st/feature/1998/03/cov_20feature.html.
(R)
17. Par exemple, l'un des principaux objectifs de l'«Uruguay
Round» du GATT (General agreement on tariffs and trade), en
1993, était d'accroître la protection des brevets et
des copyrights, notamment dans le domaine de l'agriculture et de
la médecine. Voir John Frow, «Information as gift and
commodity», New left review, n°219 (septembre 1996). (R)
18. Howard Rheingold, The Virtual community : finding connection
in a computerised world, Secker & Warburg, Londres, 1994, et
www.rheingold.com/vc/book. (R)
19. Tim Berners-Lee, «Realizing the full potential of the
Web» (1997), http://www.w3.org/1998/02/Potential.html, p.
5. (R)
20. Bernard Lang, «Des logiciels libres pour tous»,
Le Monde diplomatique, janvier 1998, p. 26. (R)
21.Voir E.S.Raymond, «A la conquête de la noosphère»,
§§ 6, 7 9. (R)
22. Voir Andrew Leonard, «Let my software go !», http://www.salonmagazine.com/21st/feature/1998/04/cov_14feature.html.
(R)
23. Eric S. Raymond, «The Cathedral and the Bazaar»,
First Monday, III (1998), 3, p. 1. (R)
24. Voir Francis Fukuyama, La Fin de l'histoire et le dernier
homme, Fayard, Paris, 1992.
[N.d.e.Pour une critique du concept de «fin de l'histoire»,
voir (entre autres) P.Virno, Le Souvenir du présent, Essai
sur le temps historique. tr.fr.M.Valensi, l'éclat, Paris,
1999.] (R)
25.N.d.e. D'où l'absurdité que constitue le principe
de l'éditeur «en ligne», qui vend une marchandise
ne lui coûtant pratiquement rien (saisie faite par l'auteur,
pas de stocks, pas de distribution, etc.) et prétend encore
se substituer au livre à moyen terme. Maladie du modernisme
qui croit que toujours un clou chasse l'autre. Le livre reste irremplaçable
comme tel, et comme tel continuera de se commercialiser pour ce
qu'il coûte à l'éditeur. Le livre en ligne doit
être gratuit, parce qu'il s'inscrit dans une autre économie,
en attendant que la question se repose avec le e-book.De même
que la reproduction sur cassette de la musique sur vinyle ou CD
renvoie vers des supports «originels», le livre en ligne
renverra vers les objets de papier et d'encre, vers cette 'imperfection'
technologique qu'est le livre. C'est donc aux éditeurs de
livres d'encre et de papier d'entrer simultanément dans l'espace
collectif du Net, débarrassés de leur seul appétit
du gain, avant que cet espace ne soit saturé d'éditeurs-en-ligne
qui commercialisent aussi le domaine public, et qui, à ce
jour, ne méritent le nom d'éditeur qu'à la
condition de leur accoler le suffixe cher à Zazie : éditeur-mon-cul!
(R)
26. «Les cultures du don ne sont pas des réponses
à une pénurie, mais à une abondance. Elles
surviennent dans des populations qui ne souffrent pas de carences
significatives en biens de première nécessité»,
Eric S. Raymond, «À la conquête de la noosphère»,
p.297. (R)
27. Karl Marx, Principes d'une critique de l'économie politique,
dans Oeuvres: économie, tr. fr.M.Rubel, Bibliothèque
de la Pléiade, Paris, 1968, t. II, p.301. (R)
28.N.d.e. L'Association française des utilisateurs de Linux
(Aful), par exemple, s'oppose à la brevetabilité des
logiciels et met en garde les gouvernements contre ses effets pervers:
http://aful.org/presse/cp-patents.html.Voir aussi Philippe Rivière,
«Le piège des brevets informatiques», Le Monde
diplomatique, mars 1999, www.monde-diplomatique.fr/1999/03/riviere/11769.html.
(R)
29. Voir Netscape Communications Corporation, «Netscape
annonce qu'il compte rendre le code-source de la prochaine génération
de communicateurs disponible gratuitement sur le Net», communiqué
de presse (1998), http://www.netscape.com /newsref/pr/newsrelease558.html.
(R)
30. C'est le boniment d'Eric Raymond aux producteurs de logiciels
commerciaux en faveur des logiciels libres, tel qu'il le raconte
dans Andrew Leonard, «Let my software go !», cit., p.
8. Pour Bill Gates, le communisme ne consiste pas seulement à
diffuser gratuitement des logiciels : permettre à d'autres
firmes d'avoir accès aux produits Microsoft avant leur date
de sortie est déjà du communisme ! Voir James Wallace,
Overdrive..., cit., p. 57. (R)
31. Wired utilise l'expression «nouvelle économie»
comme un synonyme de ses fantasmes néolibéraux à
propos du Net. Voir Kevin Kelly, «New rules for the new economy
: twelve dependable principles for thriving in a turbulent world»,
Wired, V (1997), 9, pp. 140-144, 186-197. (R)
32. Raoul Vaneigem, Traité de savoir-vivre à l'usage
des jeunes générations, Paris, Gallimard, 1967, VIII,
2. (R)
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